Chapitre V. L’interprétariat communautaire
p. 149-167
Texte intégral
Un maillon essentiel
1Un des éléments les plus significatifs du modèle théorico-pratique construit à Appartenances est la présence d’interprètes communautaires dans les activités thérapeutiques. Ainsi, le dispositif psychothérapeutique comprend souvent un patient ou un groupe de patients, un thérapeute et un interprète communautaire. Ce dernier parle la langue maternelle du patient et le français, mais il appartient aussi à la même culture, au sens large, que lui. La désignation des personnes jouant ce rôle d’intermédiaires par le terme « interprètes communautaires » est récente. Auparavant, ils étaient nommés « médiateurs interculturels ». En même temps que la dénomination changeait, une définition de leur pratique et sa normalisation par un code de pratique ont été adoptées en Suisse aux niveaux régional et fédéral. Cette codification semble avoir contribué à la reconnaissance de cette activité en tant que métier.
2La clinique psychiatrique des migrants est nouvelle en Suisse romande. Sa pratique incluant l’interprète communautaire est encore plus nouvelle et ne peut s’appuyer ni sur une tradition, ni sur des théories établies, ni sur des recherches. L’institution dans laquelle s’effectue cette recherche est pionnière dans cette pratique développée depuis plus de quinze ans, mais elle n’a encore produit que peu d’élaborations théoriques à propos de l’interprétariat.
3La fonction et l’activité de l’interprète ne sont pas sans conséquences sur le déroulement et le contenu d’une psychothérapie lorsque les échanges verbaux entre patient et thérapeute passent par l’intermédiaire de l’interprète. Depuis l’étude de Wadensjö (1998), il est devenu incontournable de prendre en compte l’influence de l’interprète en tant que partie prenante des interactions, des échanges et des contenus. En ce qui concerne l’interprétariat en psychothérapie, il s’agit dès lors d’adopter le paradigme d’une « psychologie à trois personnes ».
4Dans l’institution qui nous occupe, l’interprète communautaire a pour rôle de traduire les propos des patients migrants afin qu’ils soient intelligibles pour les thérapeutes et aussi de traduire les propos des thérapeutes de telle manière que les migrants les comprennent. De plus, ils devraient être capables de permettre et de favoriser la relation entre les migrants et les institutions du domaine social, médical et éducatif du pays d’accueil en leur permettant de surmonter les barrières linguistiques et culturelles et de fournir des services adaptés. Dès lors, ils doivent remplir quatre missions : comprendre et connaître les besoins et les ressources des migrants, permettre tout simplement la médiation linguistique, interpréter et traduire, permettre la médiation interculturelle : c’est-à-dire être culturellement compétents, orienter et influencer les relations entre les migrants et les services et professionnels auxquels ils s’adressent.
5Les interprètes communautaires travaillant à Appartenances sont souvent aussi employés dans d’autres institutions médicales, sociales, juridiques. Ce qui est attendu d’eux dans l’institution qui nous occupe, que l’on peut qualifier de participation active au processus thérapeutique, peut leur être interdit ailleurs. Dans certaines institutions, il leur est juste demandé de traduire le plus correctement et mécaniquement possible les propos des usagers-migrants tenus dans leur langue d’origine en langue française et inversement. Seule la non-ambiguïté de la traduction compte et le discours traduit ne doit pas pouvoir être soumis à des interprétations concurrentes. Il leur est parfois difficile de s’adapter à ces exigences différentes, voire opposées.
6Dans les autoconfrontations avec les interprètes, nous avons constaté qu’ils évaluaient leur activité en référence à deux pôles : la traduction et l’information culturelle. Plusieurs interprètes manifestaient leur souci d’avoir « bien » traduit les propos des patients afin qu’ils soient intelligibles par les thérapeutes et, de même, ceux des thérapeutes en direction des patients. Pour eux, il est important que chacun comprenne bien la signification langagière ou lexicale des propos de son interlocuteur. Ils prennent à leur compte la figure habituelle de l’interprète, qui est la personne qui traduit oralement et immédiatement les paroles de quelqu’un dans la langue d’une autre personne avec laquelle la première veut communiquer et réciproquement. Traduire, c’est faire passer, faire que ce qui était énoncé dans une langue le soit dans une autre, partir de la langue « source » pour arriver à la langue « cible ». La tâche de cet interprète-là est de rendre le message verbal aussi fidèlement que possible dans l’autre langue.
7Pour d’autres interprètes, la « justesse » lexicale de la traduction semble moins importante. Ils s’attachent plutôt à ce que les interlocuteurs comprennent bien le sens que les événements narrés ont dans l’existence, la culture ou l’environnement géopolitique des narrateurs. En fonction de leur interprétation des propos des patients, ils introduisent des informations culturelles, notamment sur la signification que les troubles ont dans la culture d’origine des patients et sur les pratiques traditionnelles de soins. Si les premiers cherchent à bien traduire, les seconds n’hésitent pas à introduire dans l’échange verbal l’incertitude de l’interprétation. Les propos du patient sont ainsi soumis à une double interprétation. La première est produite par l’interprète culturel, en fonction de sa connaissance et de son expérience de la culture du patient, et la deuxième par le thérapeute, en référence à ses connaissances en matière de fonctionnement du psychisme ainsi qu’en référence à sa connaissance. Sur les faits bruts narrés par le patient se superposent au moins deux couches d’interprétation.
8Le collectif des interprètes communautaires, comme chacun d’entre eux, semble traversé par l’histoire de l’interprétariat, allant de la recherche de la traduction donnant la signification « juste » des termes à l’insertion d’informations valides sur la culture et la situation géopolitique des patients dans le processus thérapeutique.
9Cependant, un autre rôle semble aussi être dévolu aux interprètes. Il s’agit du rôle de médiateur. La notion de médiation peut avoir trois acceptions. Il peut s’agir d’une intervention entre deux parties en conflit de points de vue divergents afin de favoriser leur réconciliation, l’apparition d’un compromis ou tout au moins l’intercompréhension. Dans une autre acception, qui en découle, la médiation est définie en référence au droit international, en ce sens qu’elle est entendue comme l’intercession d’une puissance entre deux autres puissances, avec leur consentement, afin de favoriser la production d’un accord entre ces deux dernières. La troisième acception est la seule à ne pas inclure la notion de conflit et se réfère, plutôt vaguement, à la fonction et à l’activité d’un intermédiaire favorisant la transmission et la communication entre deux parties.
10A Appartenances, l’interprétariat communautaire est aussi conçu comme médiation. Celle-ci implique la présence concrète et physique d’un tiers entre les deux interlocuteurs que sont le thérapeute et le patient ou la famille, ou le groupe de patients. Cependant, la médiation ne se produit pas uniquement entre des personnes ayant des positions asymétriques, elle se produit entre deux langues, et en ce sens elle est une médiation « linguistique » ou « interlinguistique ». Le terme « interprétariat communautaire » laisse entendre que la médiation se déroule aussi entre des communautés culturelles. Il s’agit alors de construire des ponts entre la communauté d’accueil et celle du migrant. L’interprète-médiateur devient alors un « diplomate », qui représente les intérêts des migrants en des lieux dont ces derniers ne connaissent pas toujours les manières de penser et d’agir.
11Les pratiques d’Appartenances se réfèrent à l’ethnopsychiatrie, qui a intégré la figure et les activités de l’interprète. Ce dernier prend une part plus grande et plus autonome dans la situation et dans les interactions. « Il lui est demandé non plus seulement de rendre compte des contenus verbaux par sa traduction, mais aussi de conceptualiser des contenus verbaux, interactionnels, sociaux et culturels ; de reproduire le dit et le non-dit, dépassant en cela la conception la plus large du rôle du traducteur. Alors que le traducteur redit, ici l’interprète dit » (De Pury, 1998, p. 28).
12Interpréter la langue d’autrui revient aussi à interpréter sa culture. Une culture peut être comprise comme pouvant contenir diverses langues et une langue commune peut référer à des cultures diverses. Dès lors, la signification d’un terme ou d’une expression peut être traduite différemment en raison de la culture qui enveloppe la langue dans laquelle ce terme ou cette expression est exposé. La langue et la culture qui leur est commune, ou en partie commune, unissent patients et interprètes et laissent en dehors le thérapeute. Il n’est pas rare que, s’adressant à un thérapeute, un interprète déclare : Dans notre culture, cela se passe de telle manière. L’expression « notre culture » fabrique un objet commun qui exclut le thérapeute et il faudra que l’interprète commente ce en quoi cet objet commun est culturel pour que le thérapeute puisse le reconnaître également comme son objet. En fait, l’interprète œuvre pour qu’un objet commun aux trois protagonistes puisse émerger dans le processus thérapeutique. Nous avons cependant remarqué que parfois l’objet restait commun au patient et à l’interprète et que le thérapeute assistait, sans la comprendre, à une longue conversation sur la signification qu’un trouble ou un rituel pouvait revêtir dans la culture commune au patient et à l’interprète. Certains thérapeutes n’y voient aucun inconvénient et laissent l’échange se poursuivre sans eux, alors que d’autres réclament une traduction.
13L’interprète joue un rôle important dans le processus thérapeutique en tant qu’interprétant la langue et la culture des migrants afin qu’elles soient intelligibles pour les thérapeutes, mais aussi en tant que médiateur actif dans le processus thérapeutique. La construction des troubles des migrants dans ce que nous avons appelé la « conversation thérapeutique » est en fait une co-construction dans laquelle l’interprète est actif. Cette activité se caractérise par les choix que l’interprète opère. Il ne traduit pas tout, mais seulement des parties plus ou moins importantes du discours du migrant. Ainsi, de longues tirades sont parfois traduites en de courtes phrases. Les interprètes expliquent cette sélection en disant qu’ils ne traduisent pas ce qui leur semble être déjà connu des thérapeutes, ou encore qu’ils choisissent ce qui leur semble être le plus important. Ces choix renvoient donc à ce que, subjectivement, ils considèrent comme non connu ou important. Ils renvoient à ce qui est important dans leur propre culture et dans leur propre expérience, mais aussi à ce qu’ils considèrent comme étant utile pour les thérapeutes. Ces choix intègrent donc la connaissance qu’ils ont de la manière dont les thérapeutes travaillent. Les interprètes semblent également avoir une idée précise de ce qui est bien pour le patient ; ils ont des opinions sur la thérapie ou sur le thérapeute. Nous pouvons penser que ces idées interviennent dans leur manière d’opérer des choix à propos de ce qu’il est nécessaire ou non de traduire et de comment traduire des expressions polysémiques en sélectionnant la signification la plus appropriée. Parfois, ils interviennent aussi dans le cours de la thérapie en disant au thérapeute ce qu’il convient de faire ou de dire.
14La manière de sélectionner l’utile ou l’important dans le flux du discours est donc une contribution essentielle au développement du processus thérapeutique, de même que la manière de produire des interprétations des propos des migrants en présupposant qu’elles seront intelligibles pour le thérapeute.
15Cependant, certains thérapeutes préfèrent que les propos des patients soient intégralement traduits, phrase après phrase, sans sélection ou synthèse des propos. Selon que les interprètes traduisent mot à mot ou sélectionnent et synthétisent les propos des patients, la dynamique de l’entretien thérapeutique, la distribution de la parole, la centration ou non sur les thérapeutes sont différentes. Plus l’interprète synthétise des pans entiers de discours, plus le patient a tendance à s’adresser à lui.
16Les interprètes communautaires l’affirment, ils ne travaillent bien qu’avec des thérapeutes qui font confiance à leur manière d’interpréter. Réciproquement, les thérapeutes font confiance aux interprètes s’ils constatent que leur manière de traduire ne va pas bloquer un processus thérapeutique dont ils estiment être les garants. Cette confiance requise a pour effet que des couples thérapeute-interprète ont tendance à se former. Les interprètes nous disent qu’ils préfèrent travailler avec tel thérapeute et s’arrangent pour que cela se produise. Réciproquement, les thérapeutes tiennent des propos semblables et œuvrent pour former des collaborations complices avec les interprètes.
17Les interprètes sont un maillon essentiel du processus thérapeutique, au point que certains thérapeutes aimeraient les considérer comme des cothérapeutes. Pourtant, les conditions sociales et les niveaux de formation professionnelle des interprètes communautaires n’ont pas encore pour effet que ces derniers puissent être considérés comme des partenaires égaux, assumant une responsabilité reconnue dans les soins de santé mentale. Si, de fait, ils font partie intégrante du dispositif thérapeutique et exercent une influence certaine dans le déroulement de la thérapie, ils ne peuvent pas être considérés comme de véritables cothérapeutes. Par ailleurs, s’ils veulent développer leurs compétences professionnelles et être reconnus par un statut officiel, ils ne revendiquent nullement un statut de cothérapeutes.
Résonances dans l’interprétation
18Dans les pratiques thérapeutiques à l’égard des migrants, la question de la neutralité idéale de l’interprète ne se pose pas. La traduction n’est pas fidèle au discours d’origine et l’interprète n’est pas neutre dans le sens où il ne donnerait jamais son appréciation à l’égard des propos tenus. Les exigences de la situation thérapeutique, marquée par une asymétrie linguistique et culturelle, semblent imposer aux interprètes de prendre position sur ce qui est dit, notamment sur le contenu référant à leur propre culture. C’est ce qui est attendu d’eux.
19L’efficacité de l’interprétation dans le processus thérapeutique tient en partie aux « résonances » qui affectent les interprètes. Ces résonances, exprimées verbalement ou corporellement, qui pourrait être comprises comme des obstacles au développement de la thérapie sont, au contraire, comprises comme éléments s’intégrant au processus. Les résonances exprimées sont notamment culturelles, mais elles se réfèrent plus largement à l’expérience des interprètes. Ainsi, un interprète peut dire comment, dans sa culture, sont réglés les conflits entre familles ou comment certains rituels sont pratiqués.
20Les récits produits par les patients sont souvent traversés d’épouvantes, d’effroi, de violences, de souffrances. Il y est question de torture, de mort, d’enfermement, de fuite, de pauvreté. Ces récits affectent les thérapeutes, mais en seconde ligne. Ils ont déjà été filtrés et humanisés par la traduction. D’autre part, d’une certaine manière, ils peuvent agir sur ces affects en agissant en direction des patients. Par exemple, ils fournissent des commentaires ou des interprétations, proposent des pistes d’action ou des rituels à accomplir. Par contre, les interprètes reçoivent ces récits exprimés dans leur propre langue directement, en première ligne, sans le filtre de la traduction et sans la possibilité de proposer des pistes d’action qui agiraient sur leurs affects. Ceux qui narrent ces événements sont, de plus, leurs proches, leurs « frères » ou « sœurs » linguistiques et culturels. Parfois encore, les interprètes ont vécu les mêmes événements que ceux qu’ils entendent et, dans tous les cas, ils ont vécu la migration. Pour les patients, l’expression par l’interprète des affects produits par leur récit permet de construire avec lui une proximité certaine qui est, la plupart du temps, rassurante.
21Pour ne pas être envahis par des affects qui les laisseraient souffrants et impuissants, les interprètes usent de ressources ou de ruses. Ils disent que, parfois, ils se concentrent sur la justesse de la traduction, ce qui a pour effet de les mettre à distance de ce qu’ils sentent. Ils se constituent en quelque sorte en tant que « machine à traduire ». Parfois, ils oublient de traduire, laissant ainsi les propos des patients s’envoler. A d’autres moments, ils expriment ce qu’ils ressentent dans la séance même, introduisant leurs propres émotions dans le processus thérapeutique. A d’autres moments encore, ils usent d’un style indirect dans la traduction. Ils ne parlent pas comme s’ils étaient le patient, à la première personne, ils disent : Le patient a dit…
22Pourtant, la plupart d’entre eux considèrent qu’ils ne doivent pas exprimer ce qui résonne en eux, du fait que seul le patient compte et qu’il ne s’agit pas de lui voler sa place en superposant à ses affects les leurs propres. Cependant, les interprètes se disent affectés non seulement par les récits des patients, mais aussi par la lourdeur et la complexité des problématiques que ces derniers apportent. La plupart reconnaissent qu’ils se sentent obligés, par solidarité le plus souvent, quelquefois suite à l’insistance du patient, de s’impliquer dans une aide concrète apportée aux patients : conseils, traductions de courrier administratif, accompagnement bénévole lors de leurs démarches, etc.
23Les thérapeutes considèrent qu’en raison de leur proximité avec les patients, il faut prendre soin des interprètes. Ils leur offrent parfois un espace de parole après les séances, une forme de « débriefing » par ailleurs utile autant à eux-mêmes qu’à leurs collaborateurs.
Interprétation et conversation
24Nous l’avons souligné, les séances thérapeutiques à Appartenances peuvent être comprises en référence à un modèle conversationnel. Le rôle de l’interprète communautaire et son importance dans le processus nous imposent de considérer qu’il s’agit d’une conversation à trois ou d’un « trialogue ». Les significations des événements narrés par les patients ne préexistent pas aux protagonistes, mais se trouvent sans cesse construites par eux, par leurs interactions. L’entretien thérapeutique est une situation sociale à trois éléments ayant des perspectives et des intérêts différents.
25L’exercice de l’interprétariat en psychothérapie se trouve immanquablement déterminé par l’approche et le modèle thérapeutique représentés et garantis autant que possible par l’institution ainsi que par le thérapeute que cette dernière mandate. Cependant, la psychothérapie elle-même se trouve prise dans une conception, le plus souvent non écrite, voire inconsciente, de ce qui constitue la relation d’aide en santé mentale et de ce que l’activité psychothérapeutique peut et doit être. Ces conceptions renvoient à des formes idéologico-scientifiques trouvant leurs racines, à un pôle, dans le modèle bio-médical le plus biologique, mais aussi dans le modèle de la cure de type psychanalytique et, à l’autre pôle, dans les conceptions et les approches constructionnistes. Nous pouvons ainsi parler premièrement d’une « psychologie à une personne », dans laquelle seul le psychisme du patient s’exprimerait dans la séance de psychothérapie et où lui seul devrait être pris en compte. Vient ensuite une « psychologie à deux personnes », pour laquelle l’interaction entre le psychisme du patient et celui du thérapeute est aussi à prendre en compte. Quant à la troisième conception, celle de la « psychologie à trois personnes », elle prend en compte non seulement les effets de l’interaction du psychisme des protagonistes, dont l’interprète, mais aussi les effets du cadre et de l’environnement plus large.
26L’interprète se trouve partie prenante d’un « pas de trois » (Wadensjo, 1998), par exemple en prenant en charge une partie de la gestion des échanges et de la gestion des tours de parole, mais aussi des contenus des échanges, dans la mesure où il en est le véhicule, du fait qu’il les traduit puis les transmet, et qu’il lui est loisible, voire nécessaire ou inéluctable, d’en omettre ou d’en produire de son propre chef. L’interprète se trouve aussi immanquablement pris dans la construction et l’évolution des « alliances », voire des transferts au sens psychanalytique, entre les protagonistes d’une rencontre à laquelle, par définition, il participe tant par sa présence visible que par ses productions verbales et leurs effets sémantiques et pragmatiques. Le psychisme de l’interprète est actif dans la manière dont il comprend et traduit les propos du thérapeute comme ceux du patient. Il n’y a plus, comme dans la cure psychanalytique à deux protagonistes, un jeu de transferts et de contre-transferts, mais des transferts multiples s’agençant les uns avec les autres et produisant l’objet de la conversation.
27Le modèle conversationnel à trois personnes donne de plein droit une place à l’interprète comme coconstructeur de ce qui est dit et expérimenté dans l’interaction. Ce modèle introduit aussi l’environnement humain et non humain en tant que composé d’éléments actifs dans la construction. Ainsi, les modes de pensée valides dans l’institution, les règles et contraintes, de même que les espaces architecturaux et les objets participent activement à la construction des significations partagées.
28La psychothérapie discursive est basée, entre autres, sur les interactions verbales dans lesquelles des savoirs sont exposés, des problèmes identifiés, des modalités de résolution proposées et parfois appliquées, et cela à partir de positions, savoirs, intérêts divergents. Ainsi, dans ces rapports de coopération est coconstruite une nouvelle réalité sociale constituant l’objet commun de la thérapie. En cas d’hétéronomie linguistique, cette coopération ne peut avoir lieu sans la médiation d’un intermédiaire linguistique. Cependant, la coopération entre thérapeutes et interprètes se heurte parfois à des écueils. En effet, comme nous l’avons montré, les références théoriques de thérapeutes sont multiples et leurs modes d’action variés. Ainsi, les problèmes et les solutions seront construits très différemment selon les thérapeutes. Les modes de pensée et d’action adoptés par les thérapeutes influenceront leur style de pensée, leurs manières d’entrer en relation, leurs attentes à l’égard du patient et à l’égard de l’interprète, leur vocabulaire, la quantité de leurs productions verbales, leur langage non verbal, leurs productions gestuelles et posturales, etc. Il devient, dès lors, difficile pour les interprètes travaillant avec des thérapeutes différents de suivre la « logique » de chacun d’eux et d’intervenir dans la coconstruction à trois des problèmes et des solutions. Ils doivent souvent interpréter, c’est-à-dire participer à la construction d’un objet commun « à l’aveugle », sans toujours saisir où le thérapeute veut aller, sans toujours comprendre quel objet est en train de se construire peut-être à leur insu.
29Dans tous les cas, la recherche d’une alliance de travail, dite aussi thérapeutique, sera recherchée par le thérapeute d’abord et surtout auprès du patient. Le rôle de l’interprète sera alors de favoriser, ou du moins de ne pas entraver, son émergence. Une recherche récente menée dans l’institution qui nous occupe a montré l’existence d’une alliance tripartite (Elghezouani et al., 2007 ; Boss et al., 2009) liant patient, thérapeute et interprète.
Affiliation à la communauté
30Pour Nathan (1995), le processus thérapeutique traditionnel est un véritable processus d’affiliation du patient à sa communauté. Nul doute que la présence d’un interprète communautaire contribue largement à ce processus d’affiliation, non seulement à la communauté d’origine, mais également à la communauté d’accueil. L’interprète est originaire d’une communauté qui est souvent celle du patient et les informations qu’il peut donner sur cette communauté, les objets communs culturels qu’il construit avec le patient peuvent le réaffilier à cette communauté d’origine. D’autre part, il est intégré à la communauté d’accueil et y exerce notamment un métier, celui d’interprète. En expliquant aux patients comment fonctionnent les institutions de la communauté d’accueil, il favorise également leur affiliation à cette dernière.
31Nous pouvons penser que le vecteur de l’affiliation est plus l’interprète que le thérapeute, lequel ne provient que très rarement de la culture de son patient.
32Un autre aspect de la fonction affiliatrice du patient assurée par l’interprète provient probablement du fait que ce dernier fait transiter par lui, avec ses propres termes, les émotions et les vécus exprimés par le premier. L’interprète est le premier récipiendaire des paroles du patient. Ce dernier établira à l’égard du premier ses premiers attachements à la situation psychothérapeutique, ainsi que ses premières affiliations dans la société d’accueil.
33La recherche mentionnée plus haut, effectuée sur le thème de l’alliance triadique, entre le patient, l’interprète et le thérapeute (Elghezouani et al., 2007 ; Boss et al., 2009) avait déjà montré que l’interprète et le patient partageaient plus d’opinions et de perceptions communes que ne le faisait le thérapeute avec l’un ou l’autre d’entre eux. Leur proximité linguistique et culturelle, le fait qu’ils aient parfois connu les mêmes expériences favorisent une même perception des objectifs et des enjeux de la rencontre psychothérapeutique. Ainsi, le patient construit d’abord une alliance thérapeutique avec l’interprète avant que cette alliance puisse se construire avec le thérapeute. En séance, le patient a largement plus de contacts visuels avec l’interprète qu’avec le thérapeute. C’est avec le premier que le patient recherche d’abord un sentiment de confiance et une bonne intercompréhension.
34On peut admettre qu’il s’agit, au-delà d’une activité d’intermédiation, d’une activité propre s’effectuant le long d’un continuum allant d’un engagement, d’une implication active, d’une intervention en son nom propre, à un engagement minimal, par exemple en tant que porteur de messages dont on n’est pas l’auteur. La manière dont l’activité de l’interprète se développe en situation tient à son autorité et au pouvoir qu’il s’accorde et qui lui est accordé tant par les patients que par les thérapeutes. Elle tient aussi à la conception de son rôle et à ses idées, et les théories auxquelles il se réfère plus ou moins explicitement « préfigurent » et influencent particulièrement ses actions. Les idées qui préfigurent son activité renvoient à ce qu’il considère comme étant attendu de lui, mais aussi à ses conceptions, construites par ses formations, ses expériences professionnelles et ses expériences des migrants, ainsi que, plus généralement, par sa conception de l’humain et du monde.
Professionnalisation de l’interprétariat communautaire
35La question de la professionnalité et, par conséquent, celle de la professionnalisation de la fonction d’interprète communautaire en soins de santé mentale pose, avant la fonction ou avant le statut juridique et ses conséquences financières et sociales, la question de la définition de cette pratique dans cette situation particulière. Par conséquent, une éventuelle professionnalisation devrait alors être basée sur une réalité, une effectivité, une efficacité et une efficience attendues. Elle devrait aussi être fondée sur l’analyse des fonctions sociales, interpersonnelles et linguistiques des interprètes ainsi que de leur statut et de leur part de responsabilité dans l’activité que représente la prise en charge d’un migrant en santé mentale.
36Deux écoles se dégagent au sein des différentes institutions de santé mentale ; celle qui considère que le rôle de l’interprète est une traduction stricte, précise, sans commentaires, additions ou explications, et que, si l’usager a besoin d’une aide pour une démarche, il doit alors s’adresser aux services sociaux et non à l’interprète. La deuxième estime qu’en raison de sa connaissance de la culture des migrants et de l’inégalité existant entre le patient et le thérapeute, l’interprète ne peut se limiter à traduire ce qui est dit mais peut ajouter des explications, voire remplir d’autres fonctions que celles strictement inhérentes à la traduction.
37Cette recherche nous a amenés à nous poser la question de l’émergence de la professionnalité des interprètes en soins de santé mentale. Nous relions cette professionnalité à des fonctions spécifiques, linguistiques et non linguistiques et, par conséquent, au contenu de leur activité réelle, à l’identité que les interprètes s’attribuent et à celle qui leur est assignée, ainsi qu’aux rôles et fonctions qu’ils assument, à ceux qui leur sont assignés et à ceux, effectifs, qu’ils jouent et produisent en les jouant.
38A partir des autoconfrontations effectuées, il est apparu que les acteurs eux-mêmes vont redéfinir leur activité et tenter de valoriser leur métier. Pour eux, c’est un métier qui leur donne une fonction sociale et il est donc vécu comme une promotion. Ils travaillent aux côtés des travailleurs sociaux, des médecins, des juges, des enseignants. Cette diversité constitue une richesse, mais représente également autant d’occasions de recueillir de la reconnaissance de la part de professionnels socialement bien établis. C’est aussi un métier qui favorise la poursuite d’objectifs « nobles » comme aider les défavorisés, aider à l’intégration, faire de la médiation, avoir des qualités d’écoute, être une personne-ressource connaissant bien la culture du migrant et celle du pays d’accueil. Les interprètes reconnaissent cependant qu’ils doivent sans cesse négocier leur statut avec ces autres acteurs.
39La reconnaissance de l’activité des interprètes communautaires en tant que profession semble s’imposer. En effet, de plus en plus, les services d’accueil des demandeurs d’asile, les écoles et les tribunaux éprouvent le besoin d’interprètes ou d’intermédiaires pour favoriser la communication entre les migrants et la société d’accueil. L’égalité d’accès des usagers à l’ensemble des services offerts par la collectivité fait partie, en principe, du modèle démocratique occidental. Les interprètes ont un rôle à jouer dans les différentes situations de contacts interculturels, situations dans lesquelles se rencontrent et interagissent des individus et des groupes, voire des institutions, issus d’univers culturels et linguistiques différents.
40L’observation de situations d’entretiens psychothérapeutiques nous a permis de voir comment l’interprète accède, forge et fait émerger son rôle et comment les interactions s’organisent. L’analyse qualitative suivant les autoconfrontations permettra de révéler ou de vérifier notre hypothèse de départ : celle de l’émergence d’une « professionnalité » en même temps que celle d’une clinique.
41Tous les interprètes reconnaissent la traduction orale comme une fonction incontournable, voire une fonction première, susceptible ou non de s’accompagner d’autres fonctions selon, précisent-ils, les circonstances et les besoins du moment. Les autres fonctions, ou activités, sont pour les uns incluses dans la fonction plus large de médiation linguistique ; et pour les autres, relèvent de ce que précisément ni la littérature ni même la formation qui leur est donnée n’arrive à définir, préciser, reconnaître ou légitimer. Il s’agit ici de la fonction ou des activités d’intermédiation ou de médiation au sens quasi juridique, c’est-à-dire de mettre en relation des mondes hétérogènes en commentant, en amenant des connaissances, en questionnant patients et thérapeutes, voire en faisant des propositions d’actions. A notre sens, nous nous trouvons dans ce qui peut être le « genre », imposé par les circonstances et les besoins de l’un ou des deux protagonistes. « C’est notre travail », disent les uns, alors que d’autres leur répondent qu’il s’agit d’être prudent et circonspect dans ce domaine ; d’y être autorisé, voire d’éviter ce type d’activités.
42En général, il apparaît que les interprètes combinent plusieurs dimensions, très souvent en fonction de « préfigurations » qu’ils ont formées de leur métier. Ces dernières ne sont que rarement liées à des prescriptions reçues lors de leur formation et, en tous les cas, ne proviennent jamais des professionnels avec lesquels ils sont en train de travailler. Ces derniers, du reste, n’ont jamais reçu de formation sur la manière de travailler avec un interprète et se contentent d’être considérés comme des sources et des cibles de messages verbaux, sauf dans de rares cas.
43La méthode des autoconfrontations nous a permis d’aller au-delà des discours sur l’activité d’interprétation dans la mesure où elle a fait apparaître l’importance capitale des préfigurations face à la rareté des prescriptions portant sur autre chose que la recherche de la fidélité de la traduction et certaines règles déontologiques.
44Ces prescriptions semblent jouer un rôle emblématique dans la définition de la profession et de la professionnalité des interprètes, mais ne représentent que le premier terme de leur dénomination officielle : interprètes communautaires. Le terme communautaire signifie au sens étroit : provenant de la même communauté que celle des clients, mais pas de celle des professionnels.
45Les prescriptions et les préfigurations proviennent des définitions, des représentations, voire des prescriptions attachées aux représentations sociales et aux représentations communes au sujet de l’interprète et de l’interprétariat de conférence. Cependant, l’interprétariat communautaire, du moins au niveau des spécialistes, a introduit la figure de l’interprète médiateur sans pour autant y attacher de prescriptions spécifiques différentes de celles qui régissent l’activité de l’interprétariat de conférence.
46Par conséquent, cette pratique et les représentations qu’elle a suscitées ont introduit un nouveau modèle, celui de la coopération interactive, plus ou moins souple et libéral, donnant un « haut statut » à l’interprète (Elghezouani, 2006) et opposé au modèle strict de la traduction, rigide et restrictif, lui attribuant un « bas statut » et le limitant à n’être qu’une « machine à traduire ». Dans le modèle coopératif interactif, l’interprète est présent, visible, actif, relativement autonome, quelquefois appartenant au même groupe d’origine que l’une des deux parties. Dans ce cas, il s’agit plus précisément de l’interprète communautaire.
47De plus, dans la pratique sur le terrain, les interprètes se trouvent effectivement confrontés à diverses demandes, prescriptions et contraintes allant dans le sens d’un modèle ou de l’autre, ou plutôt se situant sur un continuum allant de l’un à l’autre de ces modèles. En particulier, la médecine somatique semble réclamer une stricte application du modèle du traducteur au sens étroit. A l’inverse, le cadre scolaire, par exemple, mettra plus l’accent sur la dimension interactive, interpersonnelle, voire sur l’intermédiation par l’interprète entre l’école et les familles.
48La professionnalisation de l’interprétariat communautaire semble devoir passer par l’adoption de codes déontologiques ou de codes de conduite qui prédéfinissent ce qu’est la bonne pratique d’un interprète. Ces codes existants mettent l’accent sur la neutralité de l’interprète et la fidélité de la traduction. A cet égard, leur applicabilité, sinon leur pertinence, semble limitée. Par conséquent, face aux contraintes du terrain, l’interprète se voit obligé d’inventer son propre mode d’action. Cela d’autant plus, probablement, que son mandant ou son protagoniste ne connaît pas ces codes de conduite ou préfére négocier avec l’interprète la conduite qu’il attend de ce dernier. Néanmoins, certaines règles centrales des codes de conduite, tels que la neutralité, le secret professionnel, la fidélité au message-source, restent compatibles avec n’importe quel modèle situé sur le continuum allant du traducteur-machine vers le coresponsable de l’entretien. En effet, ces règles générales s’attachent plutôt au respect des personnes et de l’institution mandante, sans pour autant énoncer de règles concernant l’activité de traduction orale elle-même. Dès lors, dans l’activité thérapeutique à trois partenaires, les modes d’action sont à inventer sans cesse.
49Une pratique mise en œuvre à Appartenances semble pourtant violer les codes de conduite généralement admis dans l’interprétariat. En effet, il est accepté que les interprètes aient des contacts avec les patients hors des séances thérapeutiques, voire même hors de l’institution. Appartenant à la même communauté culturelle, patients et interprètes sont insérés dans les mêmes réseaux, ont des connaissances ou amis communs, participent ensemble à des fêtes ou des manifestations, en d’autres termes, font partie d’un même tissu social. Dès lors, ils se voient et se parlent hors du cadre thérapeutique et hors de l’institution et ne peuvent produire un simulacre de neutralité. Le viol de la règle de neutralité est en quelque sorte voulu par le modèle même de l’interprétariat qualifié de communautaire.
50Cependant, le viol de la règle de la neutralité n’est pas aisément accepté et tend à être compensé par une autre règle. Les contacts entre interprètes et patients hors séance font l’objet d’une règle qui est transmise aux patients, au moins à la première séance, et au besoin rappelée. L’interprète est tenu de rapporter en séance les propos qui lui auraient été tenus par le patient et qui auraient un rapport avec des sujets abordés en psychothérapie. Toutefois, l’application de cette règle semble poser quelques problèmes, au moins en raison de la difficulté à définir ce qu’est un thème en rapport avec des sujets abordés en psychothérapie.
51Les dimensions constructionnistes et conversationnelles, géopolitiques et ethnoculturelles dans les prises en charge psychothérapeutiques des patients migrants constituent autant de facteurs inscrivant l’activité de l’interprète communautaire dans un modèle coopératif et interactif. En outre, certaines caractéristiques sociologiques des interprètes communautaires favorisent aussi une conception de leur activité en termes de partenaire, d’informateur socioculturel et du thérapeute, et de véritable travailleur social bilingue au service du patient.
52La formation des interprètes communautaires met, de son côté, l’accent sur la connaissance des institutions du pays d’accueil auxquelles, précisément, le patient migrant aura affaire et qui détermineront pour une large part sa destinée. Notons cependant qu’aucune formation commune aux thérapeutes et aux interprètes communautaires n’existe ; même si les premiers participent comme formateurs dans le cursus des seconds. La formation des interprètes communautaires mise en place par Appartenances est aujourd’hui reconnue par les instances fédérales. Nous y voyons la preuve de la naissance d’une profession en devenir, elle-même inscrite dans une approche originale des besoins des migrants dans le domaine de la santé mentale.
53Les interprètes se définissent eux-mêmes comme émotionnellement et personnellement engagés dans les thérapies auxquelles ils collaborent, ainsi qu’auprès des patients. En général, ils définissent leurs fonctions et leur rôle comme indispensables et utiles non seulement aux professionnels qui les engagent, mais aussi aux communautés auxquels les patients, et eux-mêmes d’une certaine façon, appartiennent. Ils se considèrent comme des professionnels de l’interprétariat à part entière, tout en s’attribuant une mission et des compétences de médiateurs relationnels, voire de travailleurs sociaux. Ces fonctions additives à l’idéal type de l’interprète ne sont pas forcément et également appréciées, et parfois même inconnues des professionnels avec lesquels ils collaborent. En outre, il n’y aurait pas de consensus à ce sujet parmi les interprètes ayant collaboré à cette recherche.
54Les propos des thérapeutes indiquent qu’ils sont globalement satisfaits du travail des interprètes et unanimes quant à la nécessité de faire intervenir ces derniers dans les prises en charge psychothérapeutiques des patients migrants. Cependant, les thérapeutes se montrent beaucoup plus nuancés dans leurs attentes de ce que devrait être l’activité in situ de l’interprète. Ces attentes se situent sur le continuum allant de la stricte et seule traduction orale à une plus grande implication au service du patient. Toutefois, ils sont plusieurs à préciser et à reconnaître que la charge émotionnelle de ces prises en charge se trouve heureusement partagée avec l’interprète. Ils reconnaissent aisément que celui-ci se trouve en « première ligne » et reçoit de ce fait, de plein fouet, la description des expériences, souvent extrêmes, vécues par les patients. De plus, ils reconnaissent que les interprètes ont parfois traversé des expériences analogues à celles des patients. Pour les thérapeutes, cependant, le travail avec les interprètes oblige à certains réaménagements, voire à des renoncements.
55Plus rarement, ils font état d’une certaine appréhension, en particulier pour les débutants ou lors d’une première séance avec un interprète inconnu, d’être jugés, évalués ou comparés à d’autres thérapeutes. Ils déclarent aussi craindre les erreurs de traduction ou les intrusions de la part de l’interprète. Ils s’efforcent ainsi d’ajuster leur diction, leur syntaxe et leur vocabulaire et ne rechignent pas à reformuler leurs propos, à les décomposer en phrases simples ou à avoir recours à des questions fermées.
56Au sujet des liens qui se tissent entre interprètes et patients, certains thérapeutes les favorisent presque prioritairement, les reconnaissent et les légitiment. Pour d’autres, cela peut être frustrant de constater que le courant passe entre l’interprète et le patient et que, en tant que thérapeutes, ils ne sont même pas regardés.
57Les attentes des thérapeutes ne semblent pas se rattacher un modèle type. Un même thérapeute se montrera satisfait de plusieurs interprètes ayant chacun un style différent. Les thérapeutes mettent ainsi l’accent sur une certaine justesse, une certaine adéquation de l’interprète à la situation. Une définition aussi vague que souple et subjective de l’activité des interprètes laisse cependant toute latitude à la constitution de véritables couples interprète-thérapeute fonctionnant avec la plus grande efficacité et une réelle satisfaction, sans qu’il soit pour autant nécessaire d’en connaître les constituants objectifs. L’interprète sera ainsi apprécié pour son investissement. Comme le dit un thérapeute à propos d’une interprète : Elle fait beaucoup pour les personnes. Cette dernière est aussi appréciée pour la fidélité de sa traduction : C’est une interprète très consciencieuse, je pense qu’elle traduit presque mot à mot.
58Les thérapeutes s’accordent à déclarer qu’il ne s’agit pas d’escamoter ou de nier l’impact émotionnel vécu par un interprète. Une conséquence de cette prise en compte pourrait être la relative latitude laissée à l’interprète d’agir, pour ainsi dire, pour lui-même, dans sa manière de traduire et de se comporter avec l’un ou l’autre de ses deux protagonistes. L’inverse, à notre sens, menant au risque que ces résonances « agissent » l’interprète à son insu et à l’insu des autres protagonistes.
59Or, l’approche psychothérapeutique avec les migrants, allophones ou non, dépend de postulats tant théoriques et épistémologiques que purement politiques et idéologiques. Elle n’est en tout cas ni formalisée ni réglementée. Elle relève plutôt d’un « bricolage » et est laissée à la discrétion des institutions de soins et de celle des thérapeutes. En l’occurrence, se joue dans ces approches et ces conceptions le statut de l’interprète, mais aussi celui des déterminants sociaux et culturels pouvant être pris en compte dans la définition des problématiques rencontrées et dans celle des modalités d’accueil et de réponses à ces problématiques et aux patients qui les rencontrent.
60L’analyse des discours émis par les interprètes communautaires à propos de leur propre activité amène à la conclusion que le modèle coopératif est celui auquel ils se rattachent majoritairement pour décrire tant leurs propres activités que leurs relations avec les thérapeutes et avec les patients. Les interprètes communautaires se rattachent à ce modèle de coopération parce que les besoins des patients l’exigent, parce qu’ils considèrent que leur formation préconise ce modèle, parce que le genre de l’institution s’y prête beaucoup plus que celui d’autres institutions, y compris en matière de santé mentale. Ils se réclament de ce modèle parce qu’ils se distinguent ainsi de l’interprète de conférence, dont ils n’ont pas la formation et dont ils estiment que le modèle serait inadéquat sur le terrain social, médical, scolaire ou psychiatrique. On pourrait même voir leur adhésion au « modèle interactif libéral » (Bot, 2005) comme liée à leur autodéfinition identitaire en tant que migrants, experts dans les représentations culturelles et sociales de leur communauté d’origine, experts dans la définition des besoins de leurs compatriotes, voire promoteurs de ces représentations dans les rapports que celles-ci entretiennent avec celles de la société d’accueil et de ses représentants institutionnels que sont les divers professionnels amenés à travailler avec les populations migrantes.
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