VII. Conclusion
p. 125-136
Texte intégral
1. La transmission dans l’espace scolaire
1Au fil des entretiens que nous avons réalisés, il nous est clairement apparu que ce thème de la destruction des Juifs d’Europe n’était pas un sujet comme les autres dans le champ scolaire. Un fait révélateur à souligner est d’ailleurs l’absence de tout étonnement de la part de nos interlocuteurs en Suisse romande et italienne par rapport à un questionnement portant précisément sur cette thématique. Que l’on interroge sur le fond la singularité de la Shoah, la difficulté d’en transmettre la connaissance ou encore l’hypothèse d’incidents qui seraient survenus en classe avec des élèves interpellés par cette thématique, cela n’a surpris aucun de nos interlocuteurs. Comme nous l’avons souligné, des enquêtes effectuées en Suède ou en Grande-Bretagne ont abouti à des constats analogues.
2Le dépouillement des entretiens nous a permis de mettre en évidence une série de postures adoptées par ces enseignants lorsqu’ils enseignent la destruction des Juifs d’Europe. La première posture à nous avoir interpellés, bien présente dans notre corpus, est celle qui mène l’enseignant à s’identifier aux victimes juives du national-socialisme, et par conséquent à privilégier les points de vue de ces nombreuses victimes dans sa construction des apprentissages. Cette posture part de la primauté de la mémoire des victimes et ne peut que se comprendre face à l’horreur des faits qu’il s’agit d’évoquer, et que ces victimes ont subis. Par contre, elle ne permet pas forcément à elle seule de donner accès à une reconstruction historique fine des mécanismes qui ont rendus ces crimes possibles. Nous avons identifié deux autres postures qui correspondent à des manières d’aborder la destruction des Juifs d’Europe ; l’une en passant par le phénomène génocidaire en général, ou celui des totalitarismes, l’autre en privilégiant les leçons à tirer de l’histoire pour aujourd’hui, quitte à ne pas mettre la reconstruction historique des faits du passé au premier plan.
3Nous avons cherché autant que possible à mettre à jour des incidents critiques survenus en classe ou lors d’activités reliées à l’histoire et à la mémoire de la destruction des Juifs d’Europe. Certains d’entre eux nous ont bien été racontés, et nous en rendons largement compte en analysant ces incidents, mais les cas rencontrés restent fort peu nombreux, limités dans leur gravité et bien loin de pouvoir justifier l’affirmation d’une impossibilité, ou de grandes difficultés, à enseigner la Shoah dans le contexte de notre enquête. D’ailleurs, il s’agit plutôt d’une résistance à l’évocation du thème avant même d’en parler, qui, selon les dires des enseignants, s’efface lorsque les faits historiques sont abordés avec précision et sur la base de documents d’époque.
4Cependant, d’une façon générale et conformément à ce que d’autres enquêtes ont montré ailleurs, ces problèmes qui sont souvent mentionnés dans la presse ou dans l’espace public n’apparaissent pas de façon semblable à travers les différents témoignages des enseignants. L’expression d’un sentiment de saturation à l’égard de la Shoah nous est apparue reliée pour une grande part aux circonstances ponctuelles des commémorations de 2005 et à leurs effets, dont le souvenir restait présent dans l’esprit de nos interlocuteurs au moment de l’enquête. D’une manière plus générale, la possibilité de tels incidents est bien réelle, même si elle reste le plus souvent sans gravité. Et elle concerne effectivement le conflit israélo-palestinien. En revanche, rien ne nous permet d’affirmer à partir de cette recherche qu’il serait impossible, voire même seulement très difficile, d’enseigner la Shoah. Les enseignants témoignent au contraire de l’intérêt évident que suscite cet objet auprès des élèves.
5Un autre aspect du problème nous a par contre intrigués en cherchant à relier nos différents constats. Nous avons en effet mis à jour certaines tendances qui marquaient les approches des enseignants pour aborder la destruction des Juifs d’Europe. Aux uns ou aux autres, il arrive ainsi de mettre en exergue d’autres politiques génocidaires, le concept de totalitarisme ou l’ensemble des formes d’oppression ou de discrimination qui ont marqué l’histoire humaine. L’une des raisons communes à l’ensemble de ces postures consiste à éviter de présenter aux élèves une image trop exclusive ou trop sacralisée de la mémoire de la Shoah ; et peut-être aussi d’anticiper, afin de prévenir certaines réactions hostiles et critiques de la part d’élèves ou de leurs parents. Ces différents cas de figure ne sont toutefois pas complètement analogues. L’entrée par la mention de toutes les formes d’oppression, de tout ce que l’homme a pu faire et peut faire à l’homme, se rapproche plutôt de l’idée de prétendues leçons qui pourraient être tirées de l’histoire, selon un processus dont il nous faut bien admettre qu’il se présente comme potentiellement prescriptif, avec de très bonnes chances de déboucher sur des pratiques de classe au caractère moralisateur. Les deux autres postures ont trait davantage à des formes d’interprétation du passé, sans doute discutables dans le meilleur sens du terme, mais quand même marquées idéologiquement en ce qui concerne le totalitarisme. Elles sont également tout à fait justifiées dans la perspective d’une histoire comparatiste, qui est aujourd’hui reconnue comme indispensable par tous les historiens du génocide des Juifs un tant soit peu rigoureux.
6Nous avons toutefois relevé que certaines attitudes adoptées par les adultes que sont les enseignants pouvaient peut-être expliquer en partie les problèmes survenus en classe et évoqués dans les entretiens, ou au moins certains d’entre eux. En surinvestissant la dimension morale et affective de la problématique de la Shoah, ils peuvent en effet, sans le vouloir, suggérer des dynamiques partielles de sacralisation ou provoquer des réactions affectives chez leurs élèves, y compris sous la forme de comportements irrationnels et apparemment peu compréhensibles. Ce type de phénomène est en outre potentiellement plus fréquent dans les situations de voyage vers des lieux de mémoire authentiques. Dans ces situations, les phénomènes observés jouent un rôle d’écran et constituent un obstacle à la transmission des faits de la Shoah.
7C’est aussi pour anticiper ce genre de difficultés, les contourner ou les éviter que les enseignants donnent volontiers de l’importance aux entrées théoriques susmentionnées (par les génocides, les totalitarismes, tous les cas d’oppression, etc.).
8Compte tenu des défis particuliers qu’engendre cette thématique dans l’enseignement de l’histoire, il est frappant de constater combien nos interlocuteurs ont recours à des éléments déclencheurs et à des outils de transmission. Ils utilisent notamment beaucoup de documents audiovisuels (films documentaires ou de fiction, romans, témoignages écrits, etc.). Ceux-ci ne sont pas forcément des documents historiques ; et certains risquent, encore une fois, de privilégier de la part des élèves une mobilisation des affects plutôt qu’une attention prioritaire aux connaissances et à leur construction.
9Au cours de nos entretiens, à une exception près, les enseignants nous ont très peu parlé spontanément de leurs références théoriques, des œuvres historiographiques sur lesquelles ils s’appuyaient pour élaborer leurs cours. Nous ne pouvons toutefois pas en tirer de conclusions significatives dans la mesure où nous ne les avons pas interrogés spécifiquement sur cette question. Nous aurions également dû les interroger davantage sur les raisons les plus profondes qui les poussaient à enseigner la Shoah.
10Au terme de notre travail, nous restons avec des questions ouvertes qui ne sont pas sans importance. Par exemple, quel est le sens de cet usage très répandu de documents filmés de toute nature pour amorcer ou pour développer un enseignement du génocide des Juifs ? Pourquoi des films de fiction paraissent-ils davantage utilisés que des documentaires, y compris si ces derniers ont été conçus au format scolaire ? Est-ce une manière, de la part de ces enseignants qui cherchent tous à réaliser cette transmission dans les meilleures conditions possibles, de se rassurer et de s’en remettre à un mode d’expression dont ils perçoivent toute l’efficacité, quitte à remettre ensuite de l’histoire dans les perceptions de leurs élèves ? Par ailleurs, est-il vraiment indispensable de faire débuter ce récit des crimes nazis par l’entre-deux-guerres et la genèse du régime hitlérien ? C’est là une question où les sensibilités respectives des deux auteurs de cette enquête peuvent se compléter, l’historien se montrant naturellement attaché à un tel procédé, y compris et surtout pour réfléchir au présent. Mais nous sommes en réalité tous les deux également sensibles aux distorsions consécutives à un enseignement des crimes nazis de nature trop téléologiques, c’est-à-dire prioritairement centré sur l’aboutissement criminel du régime nazi, au détriment peut-être d’un examen des mécanismes qui l’ont rendu possible.
2. La transmission dans le travail social : initiatives récentes en Europe et en Suisse
11Comment transposer ces résultats et ces réflexions à propos du travail d’histoire et de mémoire du domaine scolaire au domaine extrascolaire ? Cette question nous est apparue importante pour une recherche menée dans le cadre d’une Haute école de travail social. Notre démarche visait à apporter des connaissances sur les liens entre identités, mémoires et pédagogie, à mieux cerner la gestion du « dialogue des mémoires » et à mettre à profit ces connaissances pour formuler des outils de « pédagogie de la mémoire » (Eckmann, 2004). Elle voulait contribuer par là à ériger les bases conceptuelles d’initiatives sociales, notamment dans le domaine de l’animation socioculturelle, dans le domaine scolaire ou extrascolaire, qui pourraient trouver une place en coopération avec des écoles, mais aussi dans des maisons de quartier, des musées ou théâtres, des lieux de mémoire au sens large ou dans d’autres lieux culturels, de santé ou sociaux.
12Car le travail sur la mémoire a fait son entrée dans le champ du travail social depuis quelque temps déjà, un peu partout en Europe. Toute une série d’initiatives de travail social ont émergé en lien avec l’histoire et la mémoire, qui portent sur l’histoire et la mémoire du territoire sur lequel les habitants vivent leur quotidien, mais aussi sur la mémoire de migrants qui sont venus d’ailleurs, ou sur le lien entre souffrances et crimes du passé et ceux du présent. Ces initiatives montrent l’intérêt grandissant pour le développement d’interventions autour de ces questions qui ouvrent des perspectives novatrices pour le travail social. Il s’agit d’initiatives dans des maisons de quartier, des clubs et associations de migrants, des musées, théâtres ou encore établissements pour personnes âgées.
13Ainsi, dans plusieurs enseignements à la Haute école de travail social, nous avons mené des projets d’interventions théâtrales autour de question de mémoire, par exemple en collaboration avec le Musée de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Aussi, une étudiante a-t-elle conduit un projet, durant son stage, visant à intégrer des publics minoritaires ou marginalisés dans des lieux culturels paraissant inaccessibles pour ces derniers, tel le Musée d’histoire. Le Théâtre Saint-Gervais à Genève organise depuis plusieurs années un cycle de manifestations qui offre un espace impliquant activement des publics migrants ou minoritaires les encourageant à une réflexion sur leur propre mémoire tout en invitant à un dialogue avec les mémoires locales ou suisses.
14En Allemagne, nombreuses sont les initiatives évoquant la période du national-socialisme, la guerre, la mémoire difficile de la Shoah. On y trouve de nombreuses activités avec des témoins du passé, qu’il s’agisse des sites mémoriaux des musées ou autres lieux de mémoire fréquentés au quotidien par la population telle une statue, une sculpture ou une plaque de mémoire. Ainsi, dans plusieurs villes d’Allemagne, des associations ou maisons de quartier ont mis sur pied depuis les années 1980 des Erzählcafés ; le concept veut que des habitants de tous âges d’un quartier se réunissent pour entendre le récit d’un ou plusieurs aînés dans un cadre peu formel, en buvant du café avec des gâteaux. Aujourd’hui, on trouve également en Suisse alémanique de tels Erzählcafés.
15En France aussi, des pratiques d’animation autour de la mémoire ont vu le jour, ces dernières années. A Paris, une association a créé une « maison de l’Algérie », où des animateurs socioculturels mènent des activités extrascolaires avec des jeunes issus de l’immigration maghrébine autour de la mémoire coloniale et de la mémoire de la décolonisation, et les initient à une histoire qu’ils ne connaissent en réalité guère, malgré leurs revendications identitaires. Dans plusieurs municipalités ou quartiers, se développent des projets qui croisent la mémoire des établis avec celle des immigrants, toujours autour du territoire d’une citoyenneté partagée.
16S’il y a un domaine qui semble privilégié pour développer de telles initiatives, ce sont assurément les établissements pour personnes âgées. Françoise Herquel, animatrice socio-culturelle spécialisée dans ce domaine, a entrepris une série de projets depuis une quinzaine d’années dans les divers EMS à Genève et en France voisine1, menés en coopération avec des élèves d’écoles secondaires et leurs professeurs.
17Ce travail de mémoire repose à la fois sur un intérêt pour l’histoire, notamment de la période du national-socialisme et de la Shoah, et procède d’un souci de redonner sens à la vie, aussi bien pour les aînés lorsqu’ils racontent leur vie passée que pour les jeunes qui les écoutent en se projetant dans leur propre avenir. Ensemble avec un enseignant du secondaire, une méthode de recueil de récits de vie a été conçue : durant une rencontre de deux jours, élèves et personnes âgées font connaissance et nouent des liens, tous informés sur la méthode de travail. Ensuite, les élèves recueillent le récit de vie de « leur » personne âgée dans la chambre du ou de la résident-e. Centré sur la restitution orale, ce travail de mémoire est d’abord un acte interpersonnel et créateur de sens, plutôt qu’acte public ou à publier.
Il s’agit, à travers le récit de vie, d’incorporer les histoires du passé pour puiser des possibilités pour le présent. C’est-à-dire que le passé devient vivant et dynamique. Il ne s’agit pas de sacraliser la mémoire d’un passé mortifère en le figeant, par exemple par un monument aux morts, mais d’une mémoire qui me fait prendre conscience de ma responsabilité pour que l’humanité grandisse à travers, par exemple, la chaîne générationnelle. (Herquel, op. cit.).
18Or, il s’avère que ce type de méthode d’animation ne repose pas seulement sur des paramètres psychosociaux. Elle nécessite également un intérêt pour l’histoire et des connaissances historiques suffisamment précises pour être en mesure d’« entendre » les récits contés et de les resituer dans un contexte historique et social adéquat. Comment, sinon, entendre que dans une même maison, en France, cohabitent déportés, résistants, collaborateurs et activistes du régime de Vichy ?
19Aujourd’hui, les personnes âgées immigrées commencent à peupler les maisons de retraite, ce qui signifie une diversité croissante d’origines géographiques, nationales et ethniques. Cela signifie aussi une diversification croissante des expériences historiques auxquelles ces personnes ont été exposées au courant de leur longue vie. Les animateurs sont donc obligés de trouver des moyens de se renseigner sur les contextes historiques et les conflits ayant pris place dans les lieux d’origine et de départ de ces migrants. Comme le montre cet exemple, l’histoire est souvent bien plus présente dans l’actualité du travail social que cela n’apparaît au premier coup d’œil. Or, l’animation autour de la mémoire nécessite non seulement un intérêt humain, mais aussi une posture professionnelle : Il faut savoir créer des opportunités de rencontre où la parole puisse être prise en toute confiance, sans la livrer aux institutions ; mais il faut aussi savoir entendre ce qui est amené et le remettre dans son contexte historique.
20Pour cette animatrice, la destruction des Juifs d’Europe est un événement majeur de la société moderne, dont les derniers témoins se trouvent en grand nombre dans les maisons pour personnes âgées ; mais au-delà, cet événement interpelle fondamentalement sur l’humanité et la question de l’humanisme. Cette histoire est ainsi une interrogation sur nos capacités de résistance à l’injustice, une interrogation pour le présent, notamment par rapport aux dispositifs institutionnels et aux politiques sociales actuelles. En effet, le travailleur social est amené à se positionner par rapport à l’instauration de dispositifs de plus en plus normatifs, par rapport à des politiques sociales visant à l’exclusion des « inutiles au monde », des surnuméraires, de ceux qui ne sont pas, ou qui ne sont plus, productifs. Ainsi la question des capacités de résistance des travailleurs sociaux est régulièrement posée.
3. Des implications en matière de formation des enseignants et autres passeurs d’histoire
21La question de la formation se pose donc avec force pour les enseignants, mais aussi pour tous les passeurs d’histoire et de mémoire.
22Partons d’un rappel important. Les enseignants que nous avons interrogés sont tous d’accord pour souligner l’importance d’une transmission de l’histoire et de la mémoire de la destruction des Juifs d’Europe. Ils insistent tous sur le caractère incontournable de cette thématique. Toutefois, ils éprouvent une certaine difficulté à expliquer pourquoi.
23Les démarches entreprises nous ont menés à constater à la fois l’engagement considérable des enseignants que nous avons interrogés dans cette transmission de l’histoire et de la mémoire de la destruction des Juifs d’Europe et l’incertitude qui marque leurs projets et leurs actions. Cette thématique apparaît décidément comme une question d’histoire socialement vive et comme une question de société potentiellement difficile à aborder.
24Les postures que nous avons mises en évidence – empathie envers les victimes, entrée par les génocides et leçons à tirer du passé – sont sans doute naturelles et en partie inévitables ; mais il serait tout de même intéressant de les faire mieux connaître et d’inciter les enseignants à se rendre compte de leur réalité et de leur influence, tant il est vrai que les problèmes qu’elles peuvent engendrer seraient bien plus gérables dès lors qu’elles seraient adoptées en pleine conscience.
25Ces constats interrogent donc forcément la formation initiale et continue des enseignants, mais aussi des travailleurs sociaux. En effet, chacune de ces postures dépend d’une connaissance ou d’une absence de connaissance d’aspects particuliers de l’épistémologie de l’histoire et de l’historiographie de la destruction des Juifs d’Europe et des crimes contre l’humanité. Par exemple, pour ne pas se confiner dans une identification aux victimes, la trilogie de Raul Hilberg, exécuteurs, victimes et témoins, nous incite à examiner séparément ces trois points de vue et à les croiser. La question des génocides, de leur définition, de leur temporalité et de l’intérêt de leur comparaison est l’objet d’une littérature solide et documentée. Quant à la question des leçons à tirer du passé, qui exige de mettre à distance toute ingénuité, elle interroge la dimension de comparaison en histoire : un fait du passé peut-il se répéter et, le cas échéant, s’agit-il vraiment d’une répétition ? N’y a-t-il pas lieu de bien reconstruire les présents du passé avec toute leur incertitude quant à l’avenir, plutôt que de se complaire dans une approche surdéterminée par la téléologie, c’est-à-dire par ce que nous savons de la suite des événements ? Par exemple, s’agissant de la destruction des Juifs d’Europe, on pointera là l’intérêt de travailler en profondeur sur les premières années du national-socialisme, sur la mise en place du régime et son écho dans la population, sans évoquer tout de suite ce à quoi, et seulement ce à quoi, tout cela va aboutir.
26De même, l’existence de milieux mémoriels dont sont issus celles et ceux qui s’efforcent de transmettre cette histoire et cette mémoire, et leur influence possible et potentielle sur les pratiques pédagogiques autour de la thématique des crimes nazis, mériteraient sans doute d’être mieux connues par les enseignants et par tous les passeurs d’histoire.
27Alors même que le statut mémoriel de la destruction des Juifs d’Europe s’est transformé dans l’espace public et continuera forcément par la suite de se transformer, alors que la disparition des derniers témoins est désormais inéluctable, il nous semble donc qu’un effort de formation et de réflexion collective à l’intention de celles et ceux qui ont pour tâche de transmettre cette histoire et cette mémoire paraît tout à fait indispensable.
28Nous ne pouvons qu’insister fortement sur l’importance d’une solide formation des enseignants, autant sur les faits historiques que sur leurs interprétations possibles. Il en va de même d’un développement de ressources pédagogiques qui puissent aider autant que possible les enseignants dans leurs démarches et mettre en particulier à leur disposition des sources historiques pertinentes et utiles.
29Il s’agit d’éviter à la fois la banalisation et la sacralisation des faits traumatiques du passé. Mais comment faire valoir sans prescrire dans le contexte scolaire ? Comment aider les enseignants à affronter tous ces écueils potentiels ? La piste de leur formation initiale et continue nous paraît vraiment essentielle, à la fois pour leur faire connaître les travaux des chercheurs, pour clarifier et expliciter les concepts qui peuvent leur être utiles, pour susciter des espaces de travail autour des témoignages et de la mémoire biographique, mais aussi pour les sensibiliser à l’intérêt d’une prise en compte de la mémoire familiale et sociétale des enseignants et des passeurs d’histoire.
4. La dimension citoyenne de la transmission dans l’espace sociétal
30En comparaison avec d’autres pays européens, la Suisse propose très peu d’espaces muséaux, de lieux de mémoire authentiques ou centres d’interprétation de l’histoire et de la mémoire des faits tragiques du XXe siècle. Cela tient probablement autant au manque d’initiative de la part d’autorités qu’au manque d’initiatives de milieux concernés de la société civile. Et pourtant, la pauvreté du débat précédant le vote sur l’interdiction des minarets, en automne 2009, a montré à la fois le manque et le besoin de développement d’une culture de l’histoire et de lieux de débats citoyens.
31Ces lieux offrent en effet non seulement une réflexion critique sur le passé, mais peuvent aussi constituer des espaces d’introspection sur le présent, à travers des expositions, des colloques, des débats ou des ateliers de formation, non seulement pour les élèves, mais aussi et surtout pour la formation professionnelle de base et continue de travailleurs sociaux et d’enseignants, du personnel de la santé, des administrations et de la police, par exemple. Et là, il ne s’agirait pas seulement de prendre en compte l’histoire des victimes, mais également celle des bourreaux et des collaborateurs, l’installation de régimes dictatoriaux, la mise à l’écart d’opposants, les mécanismes et instruments servant à l’exclusion des populations persécutées, etc.
32Il y a donc un lien important entre ces questions et les débats à propos de la citoyenneté. La question des mémoires et de leur transmission dépasse largement le cadre scolaire et touche aux relations entre les groupes et entre les générations. Elle fait intrinsèquement partie de la construction d’une citoyenneté démocratique, dans le sens d’un examen critique du passé et des représentations véhiculées au sujet de ce passé.
33A cela s’ajoute le besoin de chacun-e – aussi bien membre de majorités que de minorités – de pouvoir s’identifier au discours mémorial signifié dans ces espaces de mémoire. Or, s’il y a un problème de la visibilité générale des mémoires dans l’espace public, il est encore renforcé pour les minorités.
34Dans la conclusion d’un article sur la transmission de l’histoire et de la mémoire des crimes et génocides nazis, Yannis Thanassekos constate que le procès d’Auschwitz nous ramène ipso facto à une critique sociale du présent. Il nous pose alors la question fondamentale suivante :
L’enseignant doit-il assumer, auprès de ses élèves, l’immense responsabilité de cette mise en question radicale du présent exposé à la critique d’Auschwitz ? Il serait imprudent de répondre à sa place. Mais a-t-il vraiment le choix sachant que ni l’histoire, ni la mémoire ne constituent d’office des « vaccins » prophylactiques ? Une chose semble certaine en tout cas : si ce détour par Auschwitz aboutit à restaurer une critique vivante de notre société, alors peut-être sa leçon aura servi à quelque chose. (Thanassekos, 2008, p. 125).
35Le problème qui est posé par cet auteur est évidemment fondamental dans la mesure où il oblige en quelque sorte tous les acteurs mémoriels à repenser les finalités de leurs initiatives et à examiner de manière critique dans quelle mesure elles y répondent. L’actualité nous fournit par ailleurs suffisamment d’événements inquiétants, parfois effrayants, dans le domaine du rapport à l’autre, des politiques migratoires et de la mémoire collective, pour qu’une démarche de recherche comme la nôtre apparaisse intrinsèquement liée à ces problématiques et à ces questions cruciales. A quoi bon, en effet, développer des initiatives et assurer des apprentissages sur les crimes génocidaires nazis si tout ce travail n’a aucune incidence sur le réel ? Il s’agit là pleinement d’une question de recherche, même si elle concernerait alors une autre recherche à faire, davantage centrée, celle-là, sur l’espace sociétal, tout en prenant en compte nos diverses observations, nos constats et nos hypothèses. Cette exigence de ne pas laisser la mémoire confinée dans sa propre sphère nous paraît fondamentale pour tous ceux qui réfléchissent au travail de mémoire, ou le pratiquent, car elle engage l’avenir de nos sociétés.
Notes de bas de page
1 Sources : Entretien du 14 décembre 2009 avec Françoise Herquel ; Site de l’EMS de Val Fleuri ; http://www.valfleuri.ch/socioculturel/animations-novatrices/recits-de-vie (consulté le 14 décembre 2009) ; Documentaire « Récits de vie », avec extraits de Val Fleuri et de l’émission télévisée « Lumières et ombres sur l’âge d’or » Zig Zag Café, TSR, 17-21 mars 2003.
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