I. Introduction
p. 11-20
Texte intégral
1. Contexte de la recherche et questionnement général
a) L’enseignement de la Shoah1 en Suisse : sortir de la discrétion
1Crime génocidaire d’une nature et d’une ampleur de masse jamais vue au cours de l’histoire de l’humanité, surgie en plein XXe siècle et au cœur de la modernité occidentale, au cœur de l’Europe des Lumières, la destruction des Juifs d’Europe constitue un thème d’histoire et de mémoire dont la transmission est aussi indispensable que difficile. Notre époque est tenue de se demander ce qu’il adviendra de cette histoire et de cette mémoire lorsque les derniers témoins survivants auront disparu. Les injonctions sont donc fortes, et à juste titre, pour que cette transmission ait bien lieu dans les institutions publiques, en particulier scolaires. Mais qu’en est-il des expériences vécues et des pratiques effectives des passeurs d’histoire qui en ont la responsabilité ?
2Dans le champ scolaire suisse, sans doute plus encore qu’ailleurs, l’enseignement de la Shoah a été tendanciellement marqué par une certaine discrétion et des formes de réticences. Dans un premier temps, cela correspondait à la manière dont la destruction des Juifs d’Europe était encore assez peu présente dans la conscience collective des sociétés européennes ; ainsi qu’à la domination d’une vision mythifiée de l’attitude des autorités suisses face au national-socialisme.
3Par la suite, après la fin de la guerre froide et la crise des fonds en déshérence qui a mené la Suisse à revisiter son passé d’une manière plus critique, l’enseignement public a été clairement encouragé à aborder le thème de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Un certain nombre d’initiatives ont en outre été prises ces dernières années dans le même sens par les autorités, dont notamment la mise en application, en 2004, d’une décision du Conseil de l’Europe relative à une Journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité, fixée au 27 janvier pour la Suisse, ou encore l’adhésion de la Suisse à la Task Force for International Cooperation on Holocaust Education, Remembrance and Research, en 2004. Ces initiatives ont procuré une certaine visibilité à cette thématique et ont donné de nouvelles impulsions, suscitant une série de projets pédagogiques au niveau des cantons. A Genève, en particulier, le Département de l’instruction publique a créé une Commission maison de la mémoire et met sur pied chaque année, depuis 2004, une Journée de la mémoire qui s’adresse aux écoles, mais prévoit aussi des moments d’ouverture sur la cité.
4Cette gêne helvétique à l’égard des crimes de masse du national-socialisme a-t-elle perduré sous d’autres formes ? Il nous est par exemple arrivé, dans nos milieux professionnels, d’entendre s’exprimer de la gêne ou de la lassitude à l’égard de cet enseignement : « Encore la Shoah ! » « Encore les Juifs ! » Le conflit israélo-palestinien est également convoqué pour montrer que les victimes auraient changé de camp au fil de l’histoire. D’autres personnes expriment leur gêne de devoir aborder ces sujets sanglants avec de jeunes adolescents. Certes, des initiatives sont prises ici et là pour promouvoir cet enseignement. On peut identifier dans les écoles un certain nombre de professionnels qui sont très actifs sur ce terrain, spécialement autour de la Journée de la mémoire. Toutefois, faute d’enquêtes substantielles, l’impact réel de ces initiatives reste mal connu. Et nous n’en savons pas davantage sur les pratiques quotidiennes effectives au sein du corps enseignant dans son ensemble, sur les engagements ou les réserves des uns et des autres sur le terrain. Ainsi, qu’en est-il réellement de cette possible réticence ? Existe-t-elle effectivement ? Comment s’exprime-t-elle ? Est-ce le reflet d’un sentiment mitigé à l’égard du monde juif ? Une forme larvée d’antisémitisme ? Le problème se situe-t-il plutôt au niveau de la pédagogie, parce qu’on ne saurait pas bien comment aborder ce thème avec les élèves ? Est-il dû à l’horreur de la réalité qui est forcément évoquée lorsqu’on aborde la Shoah ? Ou alors, les enseignants manquent-ils de ressources pédagogiques adéquates qui soient susceptibles de les aider à aborder cette thématique fondamentale avec leurs élèves ?
5Les attentes sociales vis-à-vis de cet enseignement sont énormes. L’enseignement de la Shoah est souvent proposé comme un outil pour aborder des problèmes d’actualité, par exemple pour répondre à des incidents tels que ceux signalés par des enseignants et des travailleurs sociaux, relatant des épisodes de négationnisme ou des manifestations d’idées d’extrême droite dans des salles de classe, des établissements scolaires ou des espaces extrascolaires (Eckmann et al., 2009). Ou plus largement, l’enseignement sur la Shoah est supposé prévenir les stéréotypes, les préjugés ou le racisme. Cependant, l’effet préventif de l’enseignement sur la Shoah, pourtant tant prôné, ne semble pas fonctionner comme tel dans ces cas-là, mais même rejaillir parfois sur des conflits intergroupes, voire interculturels, contemporains.
b) Le contexte suisse : de la « Mob » à la commission bergier
6La question de l’attitude de la Suisse, de ses autorités et de ses élites à l’égard du national-socialisme (Commission indépendante, 2002 ; Boschetti, 2004 ; Heimberg, 2006 et 2008) s’est posée dès le lendemain de la guerre. Les pays alliés ont d’emblée demandé des comptes à l’économie et aux autorités suisses pour les profits réalisés durant la guerre avec le camp des fascismes. Les Accords de Washington établis dès 1946 ont certes mis rapidement fin aux plus gros contentieux avec les Alliés, la guerre froide ayant aussi rapidement contribué à geler le problème pour une Suisse neutre en apparence, mais appartenant de fait clairement au camp atlantique. Cependant, la question douloureuse de l’accueil et/ou du refoulement des réfugiés, juifs en particulier, ne s’est jamais complètement refroidie dans le pays. Les rapports Ludwig, dans les années 1950 à propos des réfugiés, et Bonjour, dans les années 1960 à propos de la neutralité de la Suisse, ont bien été le signe, si ce n’est d’une crise latente, tout au moins d’un certain malaise. Dans les deux cas, des doutes se sont exprimés dans l’espace public, et des accusations ont été proférées, obligeant les autorités à demander un nouvel examen de la question par un chercheur renommé. Dans les deux cas, la question de l’attitude morale du pays et de ses élites a dû être posée, en particulier autour de la question du renvoi de réfugiés victimes du national-socialisme. Pourtant, dans les pratiques scolaires, et plus généralement dans la culture dominante, c’est bien l’image d’une Suisse unifiée contre les dangers extérieurs, hostile aux régimes fascistes qui l’entouraient et prête, grâce à la « Mob », c’est-à-dire grâce à la mobilisation de son armée de milice tout au long de la frontière, à résister à l’ennemi extérieur qui s’est imposée durablement. La figure idéalisée du général Guisan ou le mythe du Réduit national, selon lequel les autorités se seraient cachées au cœur des montagnes, laissant l’ennemi envahisseur libre d’occuper l’essentiel du territoire mais désespéré de ne pas pouvoir mettre la main sur la direction stratégique du pays, ont entretenu l’idée d’une dissuasion efficace qui n’aurait rien eu à voir avec la collaboration économique de la Suisse et de ses voisins directs. Malgré les contestations du mythe suisse à la fin des années 1960, cette vision dominante résiste durablement et s’impose comme une véritable chape de plomb.
7Au cours des années 1990, la Suisse a cette fois traversé une crise plus profonde à propos de ce qu’avait été l’attitude de ses autorités et de ses milieux économiques à l’égard du national-socialisme. Ce retour de mémoire, portant sur une période vieille d’un demi-siècle, fut une conséquence de la chute du mur de Berlin. En effet, pendant les décennies de la guerre froide, la Suisse avait pu entretenir un récit mythique et illusoire autour de sa politique de défense militaire et spirituelle. Ainsi, une sorte de repli sur soi à caractère identitaire, entretenu par le souvenir rituel de la « Mob », la mobilisation des soldats suisses, et par des mythes comme le Réduit national érigé au cœur des Alpes, avait pu constituer dans la conscience collective l’explication essentielle du fait que le territoire helvétique ait été épargné par une invasion allemande.
8Cette crise a été provoquée en 1995 par des dénonciations extérieures, notamment depuis les Etats-Unis par le Congrès juif mondial, à propos des « fonds en déshérence », c’est-à-dire de ces dépôts bancaires effectués par des victimes juives du national-socialisme qui n’avaient jamais été restitués aux survivants de la Shoah qui les avaient placés là avant la guerre, ou à leurs héritiers. Elle a finalement obligé les autorités suisses à se résoudre à constituer en 1996 une Commission indépendante d’experts, sous la responsabilité du professeur Bergier, dotée de moyens substantiels et jouissant par décret officiel du droit de consulter les archives privées issues des milieux économiques et financiers. Cela n’a toutefois pas manqué de susciter la polémique, et même un certain regain d’antisémitisme, perceptible par exemple dans le courrier des lecteurs de la presse, au sein de la population.
9Quelles ont été, pour l’essentiel, les conclusions de cette commission ? Ses travaux ont été présentés dans vingt-cinq volumes et un ouvrage de synthèse (Commission indépendante, 2002). Sa conclusion évoquait notamment :
Le tampon « J » de 1938 ; le refoulement de réfugiés en danger de mort ; le refus d’accorder une protection diplomatique à ses propres citoyens ; les crédits considérables de la Confédération consentis à l’Axe dans le cadre des accords de clearing ; la trop longue tolérance d’un transit énorme et suspect à travers les Alpes ; les livraisons d’armes à l’Allemagne ; les facilités financières accordées aux Italiens comme aux Allemands ; les polices d’assurance versées à l’Etat nazi et non à leurs détenteurs légitimes ; les trafics douteux d’or et de biens volés ; l’emploi de quelque 11 000 travailleurs forcés par des filiales d’entreprises suisses ; la mauvaise volonté et les négligences manifestes en matière de restitution ; l’asile accordé au lendemain de la guerre à des dignitaires du régime déchu qualifiés d’« honorables Allemands » ; tout cela n’a pas seulement été autant d’infractions au droit formel et à la notion d’ordre public si souvent invoqués. Ce furent autant de manquements au sens de la responsabilité – parfois dénoncés, mais en vain, au cours du dernier demi-siècle – qui retombent aujourd’hui sur la Suisse ; elle doit l’assumer.
10La question de l’accueil ou du refoulement des réfugiés se distingue de toutes les autres, qui relèvent des relations économiques entre pays directement voisins. Elle concerne l’acte qui, sur le plan moral, fut sans doute le plus grave de la part des autorités helvétiques. Elle avait donné lieu à des controverses et à une enquête officielle, le rapport Ludwig, publié en 1957. Mais ce thème n’a pas pu être évité au cours de la dernière crise, tant et si bien que la commission a dû refaire le point sur la situation dans un rapport intermédiaire de 1999, qui fut le plus discuté dans l’espace public. A ce propos, la polémique a surtout porté sur les chiffres, les protagonistes du débat se renvoyant respectivement les chiffres des personnes accueillies ou refoulées.
11Quels qu’aient été les chiffres de la politique d’asile, il y a eu de toute façon des personnes accueillies et des personnes refoulées, ces dernières ayant été renvoyées malgré le fait qu’elles risquaient la déportation et la mort dans les camps d’extermination. Aussi cette controverse chiffrée ne peut-elle que susciter un certain malaise. Mais les vives réactions que l’on a pu observer s’expliquent aussi par ces longues années d’occultation des faits par la mémoire officielle. Pendant des années, des discours mythiques et illusoires ont en effet baigné la conscience collective des Suisses à peu de frais. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de s’étonner que le rapport Bergier ait été très mal accueilli par certains et fasse aujourd’hui encore l’objet d’une campagne de dénonciation de la part des milieux les plus conservateurs du pays, qui cherchent en particulier à faire pression sur les écoles.
12Ces aléas montrent toutefois que même en Suisse, qui pourtant n’a pas à faire face à une responsabilité comparable à celle de l’Allemagne, un regard critique sur son propre passé et une mise en question des mythes de cette période est difficile et douloureux pour une grande partie de la population, pour qui les souvenirs de la guerre et de la mobilisation – la « Mob » – constituent un des fondements de l’identité suisse.
13Entre 1998 et 2001, une autre démarche a consisté à récolter plusieurs centaines de témoignages audiovisuels auprès de témoins ayant vécu en Suisse au cours de la Seconde Guerre mondiale, en tout près de mille heures d’archives filmées. Une partie de la génération concernée avait l’impression de ne pas avoir été entendue, d’avoir été accusée à tort. Certains de ceux qui avaient vécu cette époque se sont sentis personnellement attaqués quand les banques suisses ou les entreprises étaient montrées du doigt. Il valait donc la peine de permettre à tous ceux qui le voulaient d’exprimer leur point de vue sur cette période, de dire ce qu’ils avaient vécu, et comment ils l’avaient vécu. Ce qui a été fait par une équipe de cinéastes et d’historiens dans le cadre de l’association Archimob : cinq cent cinquante-cinq personnes ont ainsi été sollicitées, la plupart ayant répondu à une annonce.
14Une fois les témoignages recueillis, il a paru souhaitable de les rendre disponibles dans l’espace public. Mais la question s’est posée de savoir sous quelle forme. C’est ainsi qu’une exposition interactive, intitulée quelque peu ironiquement L’Histoire c’est moi. 555 versions de l’histoire suisse. 1939-1945, a été mise sur pied pour circuler dans toute la Suisse. L’exposition a été saluée par la presse, mais aussi par les opposants au rapport Bergier qui ont voulu y voir une réponse à ses prétendus mensonges : les témoins semblaient avoir enfin remis l’église au milieu du village. Mais il s’agissait encore une fois d’une instrumentalisation. L’opération Archimob et ses animateurs étaient en effet fort éloignés de ces objectifs mystificateurs. Le succès médiatique de l’exposition a par contre irrité certains des historiens qui avaient travaillé longuement dans les archives et qui voyaient d’un mauvais œil ces « vérités » vite dites prendre tellement d’importance. Il est vrai aussi que le caractère hasardeux de la visite pouvait poser problème. Certains des témoins étaient connus des historiens. Mais le public et les élèves qui les écoutaient ne le savaient pas forcément.
c) Contexte de globalisation de la mémoire de la destruction des juifs d’Europe
15Plus généralement, notre recherche se place dans un contexte de transformation des mémoires collectives, de transformation des cultures de la mémoire et d’un mouvement de globalisation de la mémoire de la destruction des Juifs d’Europe. La mémoire constitue un volet central de l’identité d’un collectif, qu’il soit national, ethnique ou social, qui est ainsi fondée sur la mémoire de mythes fondateurs, d’ancêtres communs ou de conquêtes historiques. Or, la mémoire dont il est ici question est une mémoire de destruction et de pertes.
16Avec l’intensification des mouvements de globalisation, après avoir été enfermée dans l’espace de l’Etat-nation et instrumentalisée par ce dernier, la mémoire se déterritorialise. Pour Levy et Sznaider (2001), cela signifie que nous assistons au passage d’une culture nationale de la mémoire à une nouvelle culture transnationale de la mémoire. Tout comme l’Holocaust constituait une entreprise transnationale, les nazis transportant des êtres humains à travers toute l’Europe dans le but de les assassiner, la mémoire de cet évènement se transnationalise également. Ainsi, à la mémoire d’autrefois aux fonctions de glorification des victoires de l’Etat-nation s’est substituée une mémoire plus critique et – espérons-le – plus autocritique, qui se centre sur les victimes et les vaincus de la politique nazie. Levy et Sznaider considèrent ainsi que la mémoire de l’Holocaust, devenue le paradigme même de la distinction entre le bien et le mal, fonctionne comme levier pour la création d’un espace transnational de mémoire, et que cette mémoire fonctionne par extension comme modèle de la mémoire de toutes les victimes de crimes contre l’humanité. Pour ces deux auteurs, la mémoire dans l’ère de la globalisation repose donc sur le modèle de la mémoire de la destruction des Juifs d’Europe.
17De plus, la mémoire du national-socialisme et de ses crimes de masse forme un aspect central de l’identité européenne, marquée par la volonté de rompre avec cette époque de l’histoire ; elle fonctionne comme levier d’un projet politique commun permettant aux Européens de se réconcilier avec leur histoire et avec eux-mêmes (Thiesse, 2001). La mémoire de la Shoah joue en effet un rôle de ciment identitaire pour l’Europe, par la volonté partagée de surmonter ce passé douloureux et d’en assumer la responsabilité.
18Ce mouvement s’inscrit également dans un moment de transformation de la mémoire, soit par le passage de la mémoire communicative à la mémoire culturelle (Assmann, 1992), soit par la lente disparition des témoins directs et, parallèlement, par l’instauration officielle de lieux de mémoire tels que musées, mémoriaux et journées de commémoration. C’est dans ce contexte qu’il faut placer la création en 1998, sur initiative du gouvernement suédois, de la Task Force for International Cooperation on Holocaust Education, Remembrance and Research, une organisation intergouvernementale à laquelle la Suisse adhéra en 2004 ; de même que la décision déjà mentionnée des ministres de l’éducation des membres du Conseil de l’Europe de 2003, suivie également par la Suisse en 2004, d’adopter le 27 janvier comme Journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité, ou encore la décision prise en 2005 par l’Assemblée générale de l’ONU d’instaurer le 27 janvier comme Journée de la mémoire de l’Holocauste. Nous assistons donc là à une globalisation de la mémoire de la destruction des Juifs d’Europe et à une institutionnalisation de cette dernière sous la forme d’un concept transnational.
19Ce mouvement de globalisation est par ailleurs saisi de plusieurs enjeux. En premier lieu par l’appropriation de ce volet de l’histoire, ce qui conduit John K. Roth à se demander à qui appartient l’Holocauste ?, selon le titre d’un essai qu’il a publié en 2001. Appartient-il aux descendants des victimes juives ? Aux descendants des bourreaux nazis ? Aux Européens ? A personne ? A tout le monde ? La réponse n’est pas si simple à donner, et même si le risque existe que la mémoire de la destruction des Juifs d’Europe soit l’objet d’appropriations ou d’instrumentalisations, il serait faux de céder aux négationnismes ou aux banalisations de toutes sortes en omettant de donner une place importante à la réflexion sur cet évènement majeur du XXe siècle.
20Or, tel n’est pas toujours le cas. S’il nous faut souligner combien l’histoire, la philosophie et la psychologie sociale ont, dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, donné une place éminente aux tentatives de description et de compréhension des mécanismes qui ont permis à ces événements de prendre place, ce ne fut pas le cas d’autres interrogations scientifiques sur la société moderne, comme le note Zygmunt Bauman, qui n’a lui-même abordé ce sujet qu’après des décennies d’occultation, en s’interrogeant sur ce que peut être la sociologie après l’Holocaust. Il s’élève en particulier contre la tendance à en faire un problème exclusivement juif ou exclusivement allemand.
L’holocauste, [écrit-il avec cette orthographe], ne fut pas simplement un problème juif et pas un évènement dans la seule histoire juive. L’holocauste a vu le jour et a été mis en œuvre dans une société moderne et rationnelle, la nôtre, parvenue à un haut degré de civilisation et au sommet de la culture humaine, et c’est pourquoi c’est un problème de cette société, de cette civilisation, de cette culture (Bauman, 2002 : 14).
21Mais ce n’est pas ce que reflète l’état actuel des débats dans les sciences sociales, ce qui conduit Bauman à affirmer que
l’holocauste a davantage à dire sur l’état de la sociologie que la sociologie, dans son état actuel, n’est capable d’enrichir notre connaissance de l’holocauste. Les sociologues n’ont pas encore affronté (encore moins analysé) ce fait alarmant (ibid. : 24).
22Enfin, Bauman propose de considérer l’Holocaust comme l’un des objets de recherche du laboratoire sociologique et « de traiter l’holocauste comme un test exceptionnel, mais significatif et fiable des possibilités cachées de la société moderne » (ibid : 38).
23On se trouve dès lors devant une situation marquée par un paradoxe : d’une part on assiste à une globalisation et à une institutionnalisation de la mémoire du génocide des Juifs, et de l’autre, cet évènement manque, du moins dans certaines disciplines, de légitimité ou d’intérêt pour constituer un objet d’étude scientifique. La globalisation, dès lors, ne devrait pas se limiter à une globalisation de la commémoration, mais devenir globalisation de l’étude et de la transmission de l’histoire, de la mémoire et des effets de la destruction des Juifs d’Europe comme faits de société et de civilisation.
24Cela vaut pour la Suisse également, malgré sa position et son expérience particulières durant la Seconde Guerre mondiale. Car ce mouvement de globalisation représente un défi aussi bien sur le plan pédagogique que sur le plan mémoriel : pour certains, ses effets apparaissent comme des injonctions venues d’en haut en relation avec des politiques mémorielles « loin du terrain », alors que, pour d’autres, elles correspondent à une logique de partage de l’expérience européenne du XXe siècle et à une question universelle.
Notes de bas de page
1 L’évolution des termes désignant la destruction des Juifs d’Europe et leur utilisation en fonction du contexte historique et linguistique sera discutée aux pages 25 et suivantes.
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