La recherche anthropologique dans l’enseignement en travail social
p. 111-129
Texte intégral
A Sabine Voélin et Gaëlle Aeby, qui ont enseigné en même temps que moi la sociologie et l’anthropologie dans le module C4, ainsi qu’à Milena Chimienti et Anne Lavanchy, qui ont repris et développé avec brio ces enseignements lorsque j’ai dû les abandonner pour d’autres responsabilités.
Introduction
1Des projets de recherche ont toujours été menés depuis la création du CERES (Centre de recherche sociale) en 1968. Toutefois, depuis que l’Institut d’études sociales (IES) s’est transformé en 2004 en Haute école de travail social (HETS) liée à la HES-SO Genève et aux autres HES de Suisse occidentale, la recherche s’est affirmée comme une des missions de la HETS et constitue une part entière de l’enseignement. Ainsi, au moment où le Rectorat et les directrices ou directeurs d’établissement souhaitent apporter la preuve que la recherche est bien incluse dans les cours en HES, il semble nécessaire de rappeler comment apport théorique général, description de recherches spécifiques et posture d’enseignement peuvent s’articuler. A partir d’un exemple précis, le module Relations à l’autre, individuelles et collectives, qui laisse place aussi à la psychologie et à des séances plus spécifiques sur la pratique de l’entretien individuel et collectif, je montrerai comment j’ai élaboré cet enseignement dans le cadre du module, en tenant notamment compte de ce qui était déjà développé en cours de psychologie, une série de cours davantage centrés sur la relation à l’autre dans le cadre du couple parental et des relations individuelles. Pour ce faire, j’ai choisi certains concepts qui m’apparaissaient importants en anthropologie et particulièrement adaptés pour favoriser la réflexivité en travail social, et présenté plusieurs recherches – y compris les miennes – comme exemples ou bases d’exercices. Le choix de chaque concept sera expliqué et décrit, puis fera l’objet d’un commentaire sur les réactions des étudiant•e•s appelé•e•s à s’en saisir. En conclusion, je soulignerai le nécessaire lien entre enseignement et recherche et me demanderai comment en améliorer les conditions de transmission et de discussion.
Identité et altérité
2Quand j’ai commencé à préparer mon enseignement dans la partie anthropologie et sociologie du module Relations à l’autre, individuelles et collectives (dont j’étais aussi la responsable), alors que je venais d’être fraichement nommée à la HETS après des années d’enseignement en anthropologie à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel, je me suis demandé comment faire pour transmettre aux étudiant•e•s un cadre théorique fondé sur cette discipline qui m’apparaissait être au cœur de la question de l’identité et de l’altérité1 et comment déployer un enseignement qui suscite la réflexion et la réflexivité. Me souvenant des concepts qui avaient été très importants dans mes propres études en anthropologie, dans le cadre d’un poste à l’Hospice général (l’institution qui gère l’aide sociale à Genève) et dans les recherches que j’avais menées, j’ai pensé qu’il ferait sens de fonder le cours sur quatre grands thèmes : « l’échange et la réciprocité » ; « la distinction par l’habitus » ; « la culture » et « les rites ».
3J’ai d’abord cherché à traiter du thème des échanges et de la réciprocité, qui sont au cœur du lien social. Ce thème me semblait d’autant plus important que les discussions, autant à l’Hospice général qu’à la HETS, sur l’effritement du lien social étaient nombreuses. Il était donc intéressant de comprendre comment ces liens se construisent avant de, peut-être, se déliter… Même si la question des échanges thématisait déjà celle des enjeux de pouvoir, il m’apparut qu’il fallait aussi initier les étudiant•e•s aux processus de distinction et de domination liés aux classes sociales. C’est ainsi que je choisis de me concentrer sur la notion de socialisation par le biais de celle de l’habitus. Ce choix avait notamment pour objectif de contrebalancer la vision très psychologisante que les étudiant•e•s semblaient avoir des relations sociales, ainsi que me l’affirmait une collègue qui avait déjà enseigné dans ledit module. Echange, réciprocité, habitus et distinction de classes, voilà des bases pour comprendre certains processus sociaux, mais quid de la culture ? Cette notion phare en anthropologie constitue aussi une problématique importante pour les travailleuses et travailleurs sociaux en lien avec la migration. La notion de culture permit alors de reprendre l’analyse de l’espace social sous un angle plus interactionniste que le point de vue emprunté par Pierre Bourdieu. Enfin, la thématique des rites s’imposait, non seulement parce que les rites font et défont les liens sociaux, mais aussi parce qu’il était intéressant de montrer aux étudiant•e•s que les rites existent ici aussi, et non pas seulement dans les sociétés dites exotiques. Par ailleurs, le thème des rites permettait de reprendre d’une autre façon une bonne partie des auteur•e•s classiques abordé•e•s précédemment au cours des autres séances thématiques, donc de revenir sur leur approche théorique, mais sous un autre angle.
Les thèmes abordés
L’échange et la réciprocité
4« Refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre équivaut à déclarer la guerre, c’est refuser l’alliance et la communion » (Mauss, 2001 [1950 :] 162-163). Pour travailler sur la question de l’échange, il fallait bien sûr renvoyer aux travaux de Marcel Mauss (2001 [1950]), repris et commentés par de nombreux chercheur•e•s, notamment Claude Lévi-Strauss (1967 [1949] ; 2001 [1950]), qui cherchait à montrer que les sociétés (les hommes) « échangent des femmes »2, non pas pour éviter un éventuel risque d’inceste au sein d’un même groupe de parenté, mais pour mettre en évidence que ces échanges créent des alliances, gages de communication, de paix et de collaboration plutôt que de guerres intestines. La présentation des théories de Marcel Mauss, elles-mêmes fondées sur les enquêtes de terrain de Franz Boas et Bronislaw Malinowski (voir plus loin, infra), avait aussi pour objectif de montrer que l’échange marchand n’était pas à la base de toutes les relations comme si l’être humain n’était qu’un homo economicus. Ne serait-ce que pour obliger les étudiant•e•s à décentrer leur regard, je choisis de présenter en détails les exemples célèbres et très exotiques du kula et du potlatch à travers textes et films. Le potlatch, terme issu du sabir chinook (une langue de traite datant de la fin du 18e siècle, apparue sur la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, notamment chez les Kwakiutl), étudié par Franz Boas, anthropologue américain d’origine allemande, signifie « don » ou « donner », « nourrir » et « consommer » dans un contexte cérémoniel. Il définit un ensemble de manifestations (fête, danse, alliance, discours, distribution ostentatoire de biens de prestige) autrefois pratiquées pendant l’hiver par les peuples pêcheurs-chasseurs-cueilleurs de la côte nord-ouest pour acquérir et maintenir une influence politique et une position sociale au sein d’un système politique de rangs (Mauzé, 1986)3. Le potlatch ratifie à la fois le statut de donateur et celui de donataire. S’il ne veut pas être déshonoré, le donataire doit rendre au moins l’équivalent de ce qui a été reçu au cours d’un potlatch qu’il organisera ultérieurement. Le kula, décrit, en 1922, par le célèbre anthropologue anglais Bronislaw Malinowski (1963 [1922]) pour le Pacifique et la Micronésie, pourrait paraître comme une notion encore plus déstabilisante que celle du potlatch dans la mesure où le cycle d’échanges qui le caractérise repose sur le transfert alterné de bracelets et colliers de coquillages dont la valeur n’est ni utilitaire ni décorative, mais strictement cérémonielle (Jeudy-Ballini, 2004). Le kula peut être considéré, pour reprendre l’expression de Marcel Mauss, comme un « phénomène social total » parce qu’il met en branle toutes les institutions et tous les domaines d’une société (échanges économiques et symboliques, liens affectifs, techniques matérielles, art, religion, convivialité, etc.). Les étudiant•e•s ne furent qu’à moitié étonné•e•s par ces échanges quasi inutiles en apparence et trouvèrent des exemples quelque peu comparables dans nos sociétés occidentales, par exemple les trophées de football qui passent d’un joueur à l’autre pour revenir à la buvette du club ou les petits cadeaux, parfois des broutilles, qu’échangent des ami•e•s juste pour maintenir un lien. D’autres auteur•e•s permirent de prolonger la réflexion sur l’échange en montrant les différentes formes de réciprocité qui pouvaient s’établir entre groupes et sociétés (Sahlins, 1976) ou entre individus. Je décidai aussi de m’arrêter en particulier sur un texte d’Alain Testart (2001), qui opère une distinction entre don, échange non marchand et échange marchand. Je pensais utile d’expliquer cette différence aux étudiant•e•s car, dans la recherche que nous étions parallèlement en train de mener sur l’aide sociale octroyée par l’Hospice général (Ossipow, Lambelet & Csupor, 2008), elle se révélait très utile. La distinction conceptualisée par Testart permettait en effet de faire comprendre à la fois les cadeaux qui s’échangeaient parfois entre actrices et acteurs de l’aide sociale et le « contrat » – dénommé le CASI4 au moment de sa mise sur pied – passé, vers la fin de notre enquête en 2007, entre l’Hospice général et les bénéficiaires. En référence à la théorisation de Testart, nous avons qualifié ce CASI d’« échange contractuel » (Ossipow, Lambelet & Csupor, 2008). Les cadeaux que nous avons recensés dans cinq centres d’action sociale (CASS) à Genève étaient des dons initiés par les assistant•e•s sociales et sociaux ou les bénéficiaires et ne servaient à rien ou presque rien, si ce n’est à maintenir la relation autrement que dans son strict côté utilitaire ou hiérarchique, tandis que le contrat, lui, constituait un échange, mais un échange non marchand, dans la mesure où, même si ce contrat pouvait déboucher sur une sanction qui diminuerait le montant de l’« entretien » mensuel touché comme aide sociale, il ne s’agissait pas d’argent investi sur le marché économique ni d’une relation avant tout déterminée par l’achat et la vente, ce qui est le cas de l’échange marchand au sens strict du terme. En examinant nos données de terrain de recherche avec les collègues et en discutant en cours avec les étudiant•e•s, qui me donnaient beaucoup d’exemples rencontrés sur leurs propres terrains d’intervention ou de stage, nous nous sommes rendu compte que toutes les formes de cadeaux offerts ou reçus dans le cadre de l’aide sociale ressemblaient aux dons que les anthropologues recensent dans les processus de kula ou potlatch (des dons avant tout collectifs et non individuels). Leur caractéristique commune était la notion de défi : montrer que l’on n’était pas une personne pauvre, qui serait incapable du moindre don, remercier pour le travail « en plus » ou le temps « en plus » offert par le ou la professionnel•le, offrir un objet qui dit quelque chose de son origine (une bouteille de porto, de l’artisanat d’Amérique latine…) ou de ses compétences (un cadre avec une photographie d’auteur•e, des biscuits faits maison, etc.). Comme le souligne Marcel Hénaff (2002), revisitant notamment les théories de Marcel Mauss, donner et accepter de recevoir, c’est accepter de s’engager dans un processus de reconnaissance mutuelle. Pour clore la partie de ce cours, nous avons choisi de faire travailler les étudiant•e•s sur la question de la reconnaissance. Nous avons alors emprunté tant aux travaux d’Axel Honneth (2000) qu’à ceux de Nancy Fraser (2005), qui associe plus directement qu’Honneth la question de la reconnaissance à celle de la justice sociale.
La distinction par l’habitus
5Pour traiter de l’habitus et de l’espace des classes sociales, j’ai eu recours aux concepts développés par Pierre Bourdieu dans La Distinction. Critique sociale du jugement (1979). J’avais lu par le menu ce livre pour discuter dans ma thèse (Ossipow, 1997) les changements de style de vie (et peut-être conséquemment d’habitus) des personnes quittant un régime omnivore pour adopter une diète végétarienne, végétalienne, crudivore ou macrobiotique. Le modèle théorique de l’habitus construit par Bourdieu peut se définir comme un système plus ou moins durable de dispositions incorporées au cours d’une biographie socialement et historiquement située. Ces dispositions informent les perceptions et les pratiques des personnes dans des situations et contextes variés. Dans La Distinction (1979), Bourdieu met en correspondance l’espace des conditions sociales et l’espace des styles de vie par l’intermédiaire de l’habitus. Chaque individu et classe ou fraction de classe se définit par une certaine structure de ses capitaux : le « capital économique », le « capital culturel » (de formation) et le « capital social » (de relations), les trois étant susceptibles d’être convertis en « capital symbolique ». La classe à laquelle appartient une personne est alors définie, non seulement à travers des indices comme la profession, le revenu ou le capital scolaire, mais aussi par un ensemble de caractéristiques liées aux autres capitaux et aux relations entre ceux-ci. Comme on peut le voir sur le tableau, Bourdieu (1979 : 191) montre bien aussi comment un habitus et un style de vie sont en contraste avec d’autres habitus et styles de vie. A ces deux notions doit s’ajouter celle de champ, si l’on veut comprendre la force des propositions bourdieusiennes. La structure d’un champ est un état du rapport de forces entre les agent•e•s ou les institutions engagées dans la lutte avec leurs capitaux spécifiques. Ainsi, chaque champ (le champ de la culture, des luttes ouvrières…) a ses spécificités, son histoire, ses espaces physiques et symboliques, ses acteurs et ses actrices,5 ses rapports de force, ses stratégies et ses transformations. Même si certaines frontières se craquellent et certains comportements s’homogénéisent en deçà ou au-delà des classes sociales, les hiérarchies et les dominations se maintiennent dans le temps. Ainsi, les dominant•e•s vont tout mettre en œuvre pour se maintenir à leur place tandis que les dominé•e•s, sauf exception, acceptent cet état de fait sans forcément s’en rendre compte. Cette reproduction des inégalités réduit la mobilité sociale, autrement dit le mouvement vers le haut des classes dites dominées. En démontant et démontrant ce jeu social, Bourdieu a, en quelque sorte, libéré de nombreuses personnes qui pensaient que leurs difficultés de progression sociale étaient dues à leurs incompétences individuelles, à leur absence de charisme, et qui ont découvert que ce dont elles souffraient était soit un manque d’informations, de stratégies, soit l’absence d’un réseau social susceptible de leur permettre certains accès, notamment sur le marché du travail. La question de la détermination des biographies par l’habitus a été relativisée, notamment grâce aux travaux de Bernard Lahire (1998) et à ceux, bien plus anciens, de Peter Berger et Thomas Luckmann (1986 [1961]), qui permettaient de montrer comment des expériences « totalisantes »6 pouvaient ouvrir sur une resocialisation et laisser place à des conversions ou retournements (des alternations) propres, non pas forcément à changer d’habitus, mais en tout cas à s’en distancier.
La culture
6La notion de culture offrait une autre façon de considérer les rapports de force dans l’espace social et l’occasion de parcourir l’histoire de l’anthropologie à partir d’un seul concept. C’est pourquoi La notion de culture dans les sciences sociales, le petit livre (mais constamment réédité) de Denys Cuche (1996), fut donné en lecture obligatoire pour l’ensemble du cours. La visite de l’exposition « Nous autres », mise sur pied en 2005 au Musée d’ethnographie de Genève, fut aussi l’occasion de traiter du thème de l’identité et de l’altérité à travers une autre pédagogie, celle de l’exposition muséographique. L’objectif du cours sur la culture consistait à montrer que la notion – même si elle renvoyait à celle, considérée comme très positive, de diversité – était discutable, presque une manière politiquement correcte de remettre la notion de race au goût du jour, ainsi que l’avait montré Colette Guillaumin (1981 ; 1992) dans plusieurs articles, y compris dans celui republié dans le classeur pédagogique édité par Monique Eckmann et Michèle Fleury (2005) sur une approche de la question du racisme et de la citoyenneté dans une perspective théorique, mais aussi orientée vers l’action pour les professionnel•le•s (pour d’autres exemples, voir aussi Eckmann, Sebeledi, Bouhadouza & Wicht, 2009).
7Après avoir montré comment la culture pouvait référer à des attachements « primordiaux » et à des « besoins » émotionnels (liens de parenté, force de la solidarité), à un sentiment d’affinité naturelle, à l’importance des loyautés familiales ou locales (liens du sang, traits phénotypiques, religion, langue, appartenance régionale) et à l’indicible de l’entre-soi, incommunicable aux outsiders (Poutignat & Streiff-Fenart, 1995 : 93-132), je m’efforçai de convaincre les étudiant•e•s que les liens familiaux et/ou régionaux, même s’ils sont incontournables, ne devaient pas être sur-considérés, au risque de figer les personnes dans leurs appartenances premières. Autrement dit, l’identité « culturelle » ne devrait pas être considérée comme supplantant toutes les autres formes d’identité et, surtout, elle se fonde sur des processus d’identification (ou auto-attribution) et d’assignation (exoattribution) variant selon les contextes, les rapports de force et de pouvoir ainsi que les individus ou groupes en présence. C’est d’ailleurs ce que montrait le texte de Fredrick Barth (1969), traduit par Poutignat et Streiff-Fenart en 1995. Comme l’ont rappelé par la suite Anne Lavanchy, Anahy Gajardo et Fred Dervin (2011 : 19-20), les différences culturelles n’ont pas « le caractère de données tangibles et réelles » et elles n’existent pas dans l’absolu ni « en dehors de tout système social et cognitif ».
8Pour tenter d’expliquer au mieux l’importance du contexte et de la saillance des interactions, je fis lire l’exemple d’Anatole, relaté dans l’ouvrage de Poutignat et Streiff-Fenart (1995 : 185). Cet extrait raconte comment un étudiant de nationalité burkinabè circulant dans un bus niçois se voit donner l’ordre de présenter sa carte de réduction demi-tarif en sus du ticket qu’il a composté. Le contrôleur, apparemment excédé que des usagères et usagers présumé•e•s fraudeur•e•s, le prennent de haut, associe cet étudiant aux « clandestin•e•s cap-verdien•ne•s » (comme le rapportent les deux auteur•e•s) ayant immigré à Nice et victimes de nombreux préjugés. Il menace ensuite l’étudiant de devoir payer une amende. Ce dernier conteste le fait d’être amendable puisqu’il a simplement oublié l’étui qui contient à la fois son permis de résidence et sa carte de réduction. Devant ce refus d’obtempérer, le contrôleur prétend pouvoir appeler la police, ce que l’étudiant accepte posément. En fait, expliquent les auteur•e•s du récit, le contrôleur tente de définir la situation à sa façon en s’appuyant sur les stéréotypes liés aux migrant•e•s critiqué•e•s à Nice. Comme le font remarquer Poutignat et Streiff-Fenart (1995), le contrôleur sait probablement que l’étudiant n’est pas cap-verdien ou migrant récemment arrivé (notamment par sa parfaite maitrise du français), mais il utilise le stéréotype. De son côté, l’étudiant, sûr de son bon droit, n’accepte pas d’être accusé, ni assimilé aux Cap-Verdien•ne•s du simple fait de sa couleur de peau. Il maintient une ligne de défense que n’importe quelle usagère ou usager utiliserait dans pareil cas. Les réactions des autres passagères et passagers du bus ne sont pas décrites, mais on peut facilement les imaginer, prenant parti pour l’un ou l’autre des protagonistes. Cet exemple laisse comprendre comment les assignations et les identifications se font en contexte, dans un jeu de pouvoir et de résistance, en lien avec des stéréotypes reliés à des rapports de domination et de prétendue légitimité sur un sol national.
Les rites
9Avec la quatrième et dernière notion, celle de rite, je voulais montrer aux étudiant•e•s comment les processus rituels renouvelaient de diverses façons le lien social, même s’ils avaient aussi pour objectif de critiquer la société, voire de s’inscrire en rupture avec les structures conventionnelles. Les ouvrages classiques traitant du rite ont donc été présentés : des premiers travaux d’Arnold van Gennep sur les rites de passage (1981 [1909]) aux écrits d’Emile Durkheim sur les structures du religieux (2003 [1912]), en passant par ceux de Victor Turner sur la place des rites dans et hors des structures sociales habituelles (1969). Je revins aussi sur les travaux de Pierre Bourdieu, notamment sur un de ses textes, « Les rites comme actes d’institution » (1982), qui soutient que les rites marquent moins un passage qu’une ligne de démarcation arbitraire qui permet de séparer « ceux qui ont subi [le rite] non de ceux qui ne l’ont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon et d’instituer ainsi une différence durable entre ceux que ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne pas » (1982 : 206). Par exemple, le rite d’institution sépare celles et ceux qui peuvent « subir » le rite de naturalisation de celles et ceux qui ne le subiront pas car ne comptant pas encore le nombre d’années de résidence légale leur permettant de déposer une demande d’acquisition de la nationalité suisse. La diversité des rites contemporains et occidentaux fut aussi déployée à l’aide de différents exemples : par exemple, celui de Claude Lévi-Strauss (1952) décrivant la fête de Noël à Dijon en 1951, lorsqu’une effigie du père Noël est brûlée devant la cathédrale par des catholiques pour dénoncer un rite laïc en train de devenir à la mode après-guerre sous l’influence des Américain•e•s. Par exemple aussi, celui du mariage expliqué par Martine Segalen (2005), qui, en référence au folkloriste et ethnologue van Gennep, montre les différentes phases du rite, du moment de la séparation du monde antérieur par les fiançailles jusqu’à la réintégration des fiancé•e•s dans leur nouveau statut de personnes mariées. Des exemples furent également donnés sur les rites politiques contemporains expliqués par Claude Rivière (1995, 1998) et Marc Abélès (voir notamment 2007), ou encore sur les rites d’adolescence décrits par Michel Bozon (2002) comme des « rites de première fois ».
Réactions et retours
10L’ensemble de notions et concepts décrits ci-dessus ont fait l’objet de présentations théoriques ex cathedra, de séminaires de lecture et d’exercices d’analyse de données de recherche. Dans les séminaires, c’était aux étudiant•e•s (et non plus à l’enseignant•e) de présenter des textes et de les expliquer à leurs camarades.
11Les étudiant•e•s semblèrent apprécier la première thématique, celle de l’échange, des dons et des contre-dons, même si, ou peut-être parce que les exemples y étaient d’abord tirés de contextes exotiques (voir le potlatch et le kula évoqués plus haut), mais qu’ils leur apparaissaient malgré tout assez faciles à ramener à leur propres expériences pour comprendre comment le système de la réciprocité fonctionnait dans nos sociétés occidentales. Maint•e•s étudiant•e•s référèrent à des exemples qu’ils tiraient de leurs pratiques passées ou actuelles dans différents lieux du travail social : maisons de quartier, lieux de distribution de l’aide sociale, suivi d’adolescent•e•s et jeunes adultes en travail social hors murs ou dans des foyers éducatifs, centres de jour ou établissements pour personnes âgées, etc. Un étudiant a, par exemple, longuement expliqué, en plein auditorium et gestes à l’appui, comment, travaillant dans un EMS avec des personnes souffrant de troubles cognitifs, une résidente lui avait donné une pièce de deux francs suisses « sans la lui donner vraiment » (elle n’en avait pas dans la main), mais en lui faisant comprendre le don par un signe qui indiquait de la mettre dans sa poche sans la montrer aux autres. Une belle façon de souligner, à la fois le lien qu’elle entretenait avec l’étudiant et le défi que représentait un don d’argent, bien sûr interdit dans le cadre des relations professionnelles et du travail social en particulier. Et comme il s’agissait d’un don imaginaire (ce qui ne veut pas dire inexistant), ce fut aussi l’occasion de revenir sur l’importance du symbolique dans les relations sociales. Cependant, c’est probablement mes collègues Milena Chimienti et Anne Lavanchy qui ont su le mieux faire comprendre aux étudiant•e•s la part de défi qu’il y a dans tout don en présentant à leur tour les notions de potlatch et de kula évoquées au point « L’échange et la réciprocité » (voir supra). Les étudiant•e•s, organisant une fête à la HETS pour leur association, élaborèrent en effet une affichette imitant un masque de danse potlatch suivi de l’incitation « Ramène ton don ! », une incitation à donner qui n’est pas ainsi dite explicitement dans les cérémonies de potlatch, mais fait intimement partie du processus d’échange et de réciprocité dans lequel les participant•e•s mettent en jeu leur honneur. Ne rien « ramener » ou offrir correspondrait ainsi au déshonneur des étudiant•e•s vis-à-vis de leurs pairs et de l’association organisatrice. Peut-être même au refus de la convivialité, dont on sait qu’elle est une forme particulièrement importante des échanges sociaux.
12Pour le concept d’habitus, les textes furent plus difficiles à trouver, car souvent intégrés à des recherches dont la lecture se révélait difficile, probablement en raison du cadre théorique complexe mobilisé autour des travaux de Pierre Bourdieu. Le roman autobiographique d’Annie Ernaux La place permit en revanche de montrer d’une autre façon, en faisant davantage appel aux émotions qu’aux raisonnements, comment on peut avoir le sentiment de ne pas être à sa place dans un monde d’enseignant•e•s et d’écrivain•e•s lorsqu’on est issu de classes dites populaires. Il n’en restait pas moins que les étudiant•e•s trouvaient la notion d’habitus « déterministe », en raison de la liberté de choix qu’ils croyaient avoir pour leur propre vie, une vie qui ne leur apparaissait pas tant contrainte ni par leurs conditions de naissance ni d’éducation au sein d’un certain milieu social. Autour de la notion d’habitus et de reproduction sociale, les réactions donnèrent également lieu à des échanges passionnés pour montrer comment leurs propres histoires de vie montraient aussi leur émancipation, voire leur évolution vers le haut de l’échelle sociale, par rapport à leurs parents qui n’avaient pas fait d’études, par exemple. Cependant, les étudiant•e•s sont globalement fasciné•e•s par ces notions, qui leur permettent une nouvelle lecture du monde social, tant à titre personnel – avec une prise de conscience du poids de leur famille et de leur éducation – qu’à titre professionnel, par rapport notamment à la violence symbolique potentielle que le travail social peut exercer sur des publics vulnérables, contraints, par exemple, de devoir demander une aide financière soumise à un examen approfondi de leurs conditions de vie et de leur revenu ainsi qu’à un contrôle serré des actions menées pour « sortir » au plus vite de l’assistance publique.
13Sur la notion de culture et en réaction à diverses études de cas, les étudiant•e•s étaient partagé•e•s. D’une part, ils avaient beaucoup de peine à admettre que les « cultures » n’étaient pas des blocs homogènes déterminés par des traits recensables un à un, et les exemples affluaient pour montrer les différences entre cultures de différentes sociétés marquées par des traits nationaux ou religieux. Si les étudiant•e•s pouvaient entrevoir et comprendre les exemples tirés de sociétés autres (non occidentales), les concernant de loin, ils peinaient à rapporter leurs raisonnements à des territoires proches, comme si les personnes de nationalité suisse étaient toutes différentes et que l’on ne pouvait pas parler d’elles globalement, à la différence des « Africain•e•s ». Ce n’est que quand je proposai de considérer ce que les Genevois•e•s disaient des Vaudois•e•s ou des Valaisan•ne•s et vice-versa que les stéréotypes furent exprimés et purent être replacés en situation. Par ailleurs, les exemples liés à la naturalisation, travaillés dans plusieurs de mes recherches, permirent de nombreux échanges sur la diversité des références et firent écho au sentiment d’appartenance que maint•e•s étudiant•e•s expérimentaient – étant eux-mêmes en train de passer ou ayant passé par des procédures de naturalisation – se sentant, par exemple, à la fois de « leur » quartier ou de « leur » commune en Suisse et d’origine nationale italienne, espagnole, portugaise ou kosovare. De même, la recherche sur les « couples mixtes » (Ossipow & Waldis, 2002) permettait d’interroger la « différence de culture », à l’intérieur des couples formés soit par des étudiant•e•s, soit par leurs parents. Des exemples liés à des travaux de Bachelor furent aussi pris en compte (et même présentés par leurs auteur•e•s comme témoignages à l’occasion d’un cours ex cathedra). Il fut notamment fait référence à l’expérience d’une jeune femme d’origine juive, travailleuse sociale, ayant épousé un jeune homme ouvrier, d’origine musulmane. Ce mariage, d’abord très mal considéré par la famille de la jeune femme, puisqu’il enfreignait deux règles non dites (celle de la différence de confession et celle de la différence de milieux sociaux), fut, petit à petit accepté. Mais la jeune femme avait aussi raconté une anecdote étonnante qui montrait les difficultés, voire les préjugés que doivent affronter les partenaires d’un couple binational : en train d’allaiter son premier enfant lors d’une visite à la synagogue, elle entendit une femme, non loin d’elle, s’interroger à haute voix sur le tableau formé par la mère allaitante (blanche) et son bébé (noir) : « Tiens, je ne savais pas qu’on pouvait allaiter quand on avait adopté. » Ce propos surprenant avait aussi une connotation ethnicisante, voire racialisante ou carrément raciste qui n’échappa pas aux étudiant•e•s, qui se demandèrent comment on pouvait imaginer que le bébé allaité pouvait ne pas être celui de sa mère, puisque noir.7
14Le danger de coller une étiquette en fonction du faciès ou de ramener indéfiniment les personnes à leurs origines, quand elles ne le réclament pas ou qu’elles ne veulent pas en faire stratégiquement usage, fut expliqué de diverses manières, y compris par le témoignage direct d’étudiant•e•s « de couleur » présent•e•s dans la salle. Mais c’est probablement la vidéo Where are you from8 qui eut le plus d’effet pédagogique, certain•e•s étudiant•e•s la diffusant à leur tour. Cette vidéo relate un dialogue entre une joggeuse et un joggeur se rencontrant dans un parc aux Etats-Unis. Le premier, blanc et blond, demande à la seconde d’où elle vient en raison de son air « asiatique ». Malgré sa très claire réponse, qui réfère par deux fois au fait qu’elle vient de San Francisco, le jeune homme cherche à lui faire énoncer une autre origine, qu’il définit finalement comme coréenne. La jeune femme lui demande alors à son tour d’où il vient, une question qu’il ne semble pas comprendre puisqu’il ne se voit que comme Américain. La jeune femme s’amuse toutefois à imiter une danse anglaise pour renvoyer aux migrations venues d’Angleterre dès le 17e siècle, montrant ainsi l’absurdité qu’il y a à vouloir remonter aux origines en toutes circonstances, surtout lorsque les protagonistes n’y tiennent pas.
15La question des rites, qui est peut-être celle qui intéresse le plus les étudiant•e•s et les professionnel•le•s du travail social, pensant que les « rites ont disparu dans nos sociétés occidentales » et donc soucieuses et soucieux d’en (ré)injecter dans leurs pratiques, surprit l’assemblée à plusieurs reprises. Le public du cours semblait aussi satisfait de voir que le travail social était facile à ritualiser (s’il ne l’était pas déjà). Alors que nous étions encore en cours de recherche sur le placement juvénile (Ossipow, Berthod & Aeby, 2014), les étudiant•e•s furent invité•e•s à analyser certaines de nos données sur les rites en foyer d’éducation. Analysant le récit d’une fête d’anniversaire durant laquelle les membres de l’équipe éducative et les résident•e•s offrent des cadeaux aux adolescents placés en foyer (il s’agissait ici d’un foyer de garçons), un étudiant fut choqué de remarquer qu’un éducateur avait offert à son « référé » (le jeune dont il est plus particulièrement responsable) une « banane » (un sac qui se porte autour de la taille) pour remplacer celle qu’il avait perdue lors d’une fugue. Cela lui paraissait incompatible avec la position du référent et avec ce qu’il avait déjà compris du travail éducatif sur la base de ses stages et de ses cours. A son avis, offrir un objet perdu lors d’une fugue revenait à la cautionner et à accepter une forme de rébellion. Si la réunion de foyer envisagée comme un rite de régulation de la vie quotidienne dans une institution de placement fut immédiatement comprise dans toutes ses dimensions de normalisation, celle de la fête de Noël, célébrée de façon laïque dans un des foyers (toujours le foyer de garçons), en étonna plus d’un•e, surtout quand les étudiant•e•s s’aperçurent que, durant le repas, c’étaient les éducatrices et les éducateurs qui servaient les adolescent•e•s placé•e•s (Ossipow, 2014). Le recours à la théorie de Victor Turner (1990), qui explique que certaines phases du rite (celle de liminalité, entre deux moments ou statuts) permettent de vivre les choses « à l’envers » ou d’inverser les hiérarchies, pour critiquer des dimensions de pouvoir, pour permettre de tisser des liens différents et inhabituels l’espace d’un moment, pour « retourner » des situations, sembla alors validé. Les étudiant•e•s furent étonné•e•s du fait que des équipes éducatives semblaient avoir inventé un bout de rituel sans apparemment connaître les théories des rites.
16En somme, les réactions des étudiant•e•s furent diverses et variées, certain•e•s déplorant le cadre trop théorique, et donc compliqué, des concepts à comprendre, mais faisant contre mauvaise fortune bon cœur puisqu’ils pouvaient aussi tisser des liens avec leurs expériences personnelles du travail social. Si je fais le bilan de ce cours (sans savoir autrement que par les corrections d’examens si les notions avaient été réellement comprises par toutes et tous et utilisées dans d’autres exercices pratiques ou travaux par la suite), je constate que, bien que fondés sur des concepts de base développés par des anthropologues « classiques » n’ayant pas enquêté dans le champ du travail social, ces outils permettent néanmoins d’analyser ledit travail social et de s’interroger en retour sur ses propres pratiques. Décentration et réflexivité pouvaient donc faire bon ménage, même si la transmission (à l’exception des exemples personnels livrés en cours et des analyses menées en séminaires) était par trop unidirectionnelle (de l’enseignant•e à l’étudiant•e). Toutefois, les analyses des étudiant•e•s sur certains matériaux de recherches ont été très utiles aux chercheur•e•s : les étudiant•e•s constituent en effet un public extrêmement observateur et critique, détectant parfois immédiatement ce qui ne fonctionne pas dans la démonstration et forçant – par conséquent – les enseignant•e•s chercheur•e•s à réviser leur copie.
Conclusion
17Ce module et l’enseignement spécifique d’anthropologie et sociologie qui y prenait place, dont l’objectif était d’étudier comment des personnes font société – à la fois par les alliances qu’elles créent et par les relations hiérarchisées et ritualisées qui organisent leur vie –, présente à mon avis un bon exemple d’articulation entre transmission de théories générales, souvent disciplinaires, et résultats spécifiques de recherche. La question de l’échange et de la réciprocité pourrait, par exemple, inciter les futur•e•s professionnel•le•s à renouveler leur regard sur la thématique du lien social, une notion beaucoup utilisée par les étudiant•e•s et les professionnel•le•s, mais peu sujette à une intense réflexivité, comme si l’effritement du lien social était d’emblée une donnée avérée qui ne prêtait plus à discussion et la cohésion sociale (une notion qui lui est liée), un idéal à maintenir. Comme on l’a vu, la thématique de la distinction replace le travail social au cœur des inégalités de classe, dont les étudiants•e•s pourraient davantage tenir compte pour éviter de considérer en premier lieu les usagères et usagers de divers dispositifs comme affaiblis ou vulnérables, du fait des ruptures personnelles ou familiales rencontrées dans leurs parcours de vie.9 Les développements liés à la notion de culture ont pour avantage de faire réfléchir les futur•e•s travailleuses et travailleurs sociaux sur des notions souvent peu déconstruites. Ces développements devraient d’ailleurs être poursuivis et débattus au fil de l’apparition de nouvelles notions dans le lexique du travail social, dans les discours des politiques et dans les recherches en sciences sociales. On constate, par exemple, que le terme de culture a peut-être évincé celui de race ou d’ethnie (voir supra), mais qu’il tend lui-même à être remplacé par celui de « communauté », dont les frontières et l’homogénéité ne sont, pour l’instant, que rarement questionnées. La thématique des rites, quant à elle, offre un angle d’approche qui, si elle ne se suffit pas à elle-même, peut déboucher sur l’analyse du fonctionnement des institutions. Elle permet de retravailler certains dispositifs en modifiant les rituels observés en divers lieux du travail social, qui cachent autant qu’ils révèlent les intentions et objectifs des professionnel•le•s (échanger, réguler, favoriser des apprentissages, laisser s’exprimer des tensions, proposer des renversements temporaires des hiérarchies).
18Si l’on reprend maintenant la question de la présence de la recherche dans l’enseignement abordée en introduction, il est intéressant de faire référence à un débat ayant émergé en France, notamment après que des journalistes de Libération10 ont relaté l’avis de deux étudiant•e•s qui pensaient que l’enseignement de niveau bachelor devrait être donné uniquement par des enseignant•e•s non chercheur•e•s, comme c’est en général le cas au niveau du secondaire, donc en séparant clairement l’enseignement de la recherche. Les étudiant•e•s justifiaient leur demande en expliquant que les enseignant•e•s chercheur•e•s consacraient trop de temps à leur recherche et pas assez à leur cours ou à leur pédagogie. Ils faisaient évidemment l’impasse, soulignent les journalistes, sur le fait que ces chercheur•e•s étaient obligé•e•s d’agir ainsi pour faire face à la concurrence acharnée qui s’installait entre eux en vue d’obtenir un poste académique (le nombre d’articles publiés, le nombre de citations dont on fait l’objet, la hauteur des fonds décrochés étant considérés pour l’obtention d’un tel poste, et non les enseignements délivrés).
19Le fait que la HES-SO soit obligée de considérer la recherche comme une de ses missions pour être considérée comme une haute école est une chance ! Pouvoir susciter la réflexion et la réflexivité à partir d’un programme (multi) disciplinaire qui ne poursuit pas d’impératif utilitaire immédiat est également d’une grande opportunité, même si les chercheur•e•s doivent effectivement avoir du temps pour articuler au mieux recherche et enseignement. Mais c’est surtout aux étudiant•e•s qu’il faudrait laisser du temps au lieu de leur imposer un horaire digne du secondaire (ce qu’on appelle notamment à Genève le cycle d’orientation). Il faudrait qu’eux-mêmes puissent se nourrir des enseignements reçus en lisant d’autres textes, en suivant d’autres cours « qui ne servent à rien directement », comme les conférences organisées par les Midis de la recherche,11 permettant de débattre dans d’autres arènes que celles des cours, en présence de professionnel•le•s du travail social ou de membres du grand public. On pourrait aussi imaginer que les étudiant•e•s choisissent de tenir un journal de bord lié à certains cours et que ce journal, une fois retranscrit et synthétisé, puisse faire l’objet d’un bout de validation ou encore, comme c’est le cas dans le module autour de la pensée critique, qu’ils puissent rédiger des textes sur leur expérience, qui seraient ensuite publiés sans censure dans le cadre d’un essai lié à certaines thématiques philosophiques (Junod, Romagnoli & Denervaud, 2017). En outre, faire participer activement des étudiant•e•s à des activités de recherche, même pendant leur bachelor (c’est déjà le cas en master) pourrait aussi, même si l’accompagnement risque d’être chronophage et parfois dangereux,12 apparaître comme extrêmement fructueux, ne serait-ce que parce que cela habitue les futur•e•s professionnel•le•s à saisir l’utilité de la recherche autant fondamentale qu’immédiatement appliquée, une utilité à laquelle ils pourront être sensibles au moment de leur entrée sur le terrain professionnel. Pour ce faire, il faut évidemment que le nouveau Programme d’enseignement cadre (PEC), en train d’être établi, laisse de la vacance et de l’espace aux étudiant•e•s pour encore favoriser davantage leur réflexivité.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Pour une anthropologue, le titre du module faisait en effet référence directe à la notion d’identité, qui ne peut pas être conçue isolément, l’identité (ou l’autodéfinition) d’une personne ou d’un groupe se définissant d’emblée dans les relations entretenues avec d’autres personnes ou groupes qui imposent ou tentent d’imposer leurs propres définitions dans un contexte historique et social spécifique et dans la saillance des interactions (voir infra le troisième point, « La culture »).
2 Le fait que Lévi-Strauss explique que ce sont « des hommes qui échangent des femmes » a été longuement discuté dès les années 1960. Sur ce point, lire notamment Collard (2000), qui s’efforce de décrire un petit nombre de sociétés dans lesquelles ce sont les femmes qui organisent les alliances.
3 Pour une discussion de ces pratiques, dont on a pu dire que leur côté extrêmement ostentatoire tenait au fait que les sociétés qui les organisaient étaient en crise, lire également Mauzé (1986).
4 L’acronyme désigne un contrat d’aide sociale individuel. La notion même de contrat était discutée au moment de sa mise sur pied puisque celui-ci ne résultait pas vraiment d’un engagement volontaire et d’un accord assumé entre deux personnes disposant du même pouvoir, mais concernait des bénéficiaires quasiment obligé•e•s de s’y soumettre.
5 Ou « agent•e•s », dit Bourdieu, puisqu’ils et elles sont potentiellement moins libres que des « acteurs » et « actrices ».
6 Par exemple, une conversion religieuse ou le choix d’une pratique alimentaire qui entraîne petit à petit d’autres changements. Sur ce dernier point, voir Ossipow (1997).
7 On notera toutefois que cela pourrait être possible, car la mère pourrait allaiter un autre bébé en sus du sien.
8 Consulté le 18.04.2018 sur https://www.youtube.com/watch?v=crAv5ttax2I
9 Sur ce point, voir, par exemple, le mandat de recherche effectué pour l’Hospice général (Mabillard, Ossipow, Delfortrie & Peradotto, 2016).
10 Suivre le lien suivant : http://www.liberation.fr/societe/2015/06/29/recherche-et-enseignement-freres-ennemis_1339593
11 Voir, par exemple, celui qu’Eva Nada et moi-même avons organisé en 2016-2017, sur https://www.hesge.ch/hets/actualites/2016/midis-recherche-2016-2017-precarites
12 Si, par exemple, des étudiant•e•s encore très peu formé•e•s à l’enquête se comportent inadéquatement sur les terrains qu’investiguent les chercheur•e•s.
Auteur
Docteure ès Lettres et anthropologue, elle est professeure ordinaire à la Haute école de travail social (HES-SO/Genève). Après avoir travaillé sur la thématique de l’alimentation dite alternative ainsi que sur celles de l’immigration et de la citoyenneté, elle concentre ses recherches sur l’aide sociale, le placement juvénile et l’aide alimentaire dans les pays dits riches.
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