4. Analyse des vignettes sous l’angle juridique
p. 199-206
Texte intégral
4.1 Commentaires sur le scénario : « après le repas »
1Ce scénario et les variantes proposées posent la question de l’obligation du travail, ou du moins de l’obligation de participer aux tâches quotidiennes de l’institution. Il est curieux de constater que tant en droit international qu’en droit suisse, tous les efforts ont été mis sur l’intégration des personnes handicapées dans le monde du travail, puis dans les textes plus récents sur le droit à un travail librement choisi par la personne handicapée. Il n’est par contre rien dit sur le droit de la personne handicapée de ne pas travailler ou de ne pas participer à des tâches obligatoires.
4.1.1 Au niveau du droit international
2La Cour européenne des droits de l’homme interdit le travail forcé ou obligatoire (art. 4 al. 2 CEDH), mais exclut de cette interdiction tout travail ou service formant partie des obligations civiques normales (art. 4 al. 3 let. d) CEDH). Comme l’a rappelé la CEDH dans son arrêt Karl Heinz Schmidt contre Allemagne1, cette exclusion repose sur les idées maîtresses d’intérêt général, de solidarité sociale et de normalité. Vu sous cet angle, la participation des résidants aux tâches quotidiennes d’une institution subventionnée fait partie de ces obligations civiques normales, pour autant qu’elle tienne compte du handicap et qu’elle ne se fasse pas par une contrainte disproportionnée. Or, dans le scénario principal, la contrainte exercée par l’éducatrice peut paraître disproportionnée. Cette violation du principe de la proportionnalité est développée dans le chapitre suivant, relatif au droit constitutionnel.
4.1.2. Au niveau du droit constitutionnel
3L’obligation de travailler ou de participer aux tâches quotidiennes de l’institution constitue une atteinte à la liberté personnelle consacrée à l’art. 10 Cst. féd. Cette atteinte peut être admise aux conditions prévues à l’art. 36 Cst. féd. Il faut premièrement qu’elle soit consacrée dans une base légale. On a vu dans l’introduction relative au droit constitutionnel que l’exigence de la base légale peut être interprétée de manière assez large lorsque l’atteinte est de peu de gravité et que le justiciable se trouve dans un rapport spécial avec l’Etat, ce qui est le cas entre un résidant et son institution lorsque celle-ci est de droit public. Toutefois, on peut raisonnablement penser que le principe de la participation des résidants aux tâches quotidiennes doit au moins figurer dans le projet institutionnel qui sert de base à l’autorisation d’exploiter pour pouvoir constituer une atteinte à la liberté personnelle. Il faut deuxièmement que l’atteinte soit dictée par un motif d’intérêt public ou par la protection d’intérêts privés de tiers. Or, la bonne marche de l’institution qui place la participation des résidants aux tâches quotidiennes comme principe éducatif est un intérêt public qui peut justifier une atteinte à la liberté personnelle de ces derniers. Il faut troisièmement que l’atteinte soit proportionnée au but visé. Autrement dit, il s’agit de comparer, qualitativement et quantitativement, l’intérêt personnel de Monique (la résidante) à « traîner » après le repas avec l’intérêt de l’institution de faire participer tous les résidants aux tâches quotidiennes. On examine également le fait de savoir si, tout en poursuivant le même intérêt public, on aurait pu limiter, voire éviter l’atteinte. Dans l’histoire principale, la proportionnalité ne semble pas respectée : il suffit de regarder la variante 5 pour comprendre qu’une autre manière de faire, plus respectueuse de la personne, permet également d’atteindre le but visé. A noter pour finir que le principe de l’inviolabilité de l’essence des droits fondamentaux contenue à l’art. 36 al. 4 Cst. féd. n’est pas en cause ici : ce principe se pose lors d’atteintes tellement graves aux droits fondamentaux que s’y référer dans le contexte des vignettes viderait ces droits de leur sens. Dans cette perspective, on pourrait cependant se demander si la contention régulière et prolongée n’atteint pas l’essence même de la liberté personnelle, et serait donc interdite quand bien même les autres conditions justifiant l’atteinte (base légale, intérêt public et respect de la proportionnalité) seraient remplies.
4.1.3 Au niveau du droit pénal
4Au niveau du droit pénal, le comportement de l’éducatrice dans l’histoire principale est constitutif d’une contrainte au sens de l’art. 181 CP. Dans la variante 1, l’éducatrice tente la contrainte, puis se désiste et fait preuve de repentir actif en s’excusant auprès de Monique : l’acte sera donc impunissable en vertu de l’art. 23 al. 1 CP. Les autres variantes ne sont pas pertinentes au niveau pénal. Reste à savoir si l’infraction de contrainte peut être justifiée par les circonstances ou par un devoir impérieux d’agir. Comme on l’a relevé à la note n° 9, le devoir de fonction ou de profession pouvait autrefois justifier une infraction pénale (ancien art. 32 CP). La modification de la partie générale du Code pénal exclut désormais ce genre de devoir comme fait justificatif. Désormais, seule la loi peut justifier une infraction pénale, hormis les cas de nécessité et de légitime défense (art. 14 à 18 nouveau CP). Or, aucune loi fédérale ou cantonale n’autorise une éducatrice à tirer de force une personne handicapée, excepté dans les cas d’urgence (par exemple, le feu dans l’institution) déjà couverts par l’art. 17 CP.
4.1.4 Au niveau du droit civil
5Dans l’histoire principale, il y a atteinte à la personnalité de Monique (la résidante) au sens de l’art. 28 CC. Cette atteinte est illicite car aucune loi ni aucun intérêt prépondérant public ou privé ne peut la justifier, comme on l’a vu dans l’analyse des aspects constitutionnels et pénaux de l’affaire. Elle peut donc agir pour faire cesser l’atteinte, si celle-ci se produit de manière régulière (art. 28a al. 1 ch. 2 CC), mais n’aura probablement pas d’autres prétentions civiles (dommage financier, réparation du tort moral…) à faire valoir. Le fait de savoir si Monique peut agir seule ou avec l’accord de son représentant légal dépend de sa capacité de discernement. S’agissant d’un droit strictement personnel, Monique pourrait agir seule pour la protection de sa personnalité si elle est considérée comme capable de discernement pour cet acte, même si elle est sous tutelle ou sous autorité parentale prolongée (art. 19 al. 2 CC). Elle pourrait également demander à son représentant légal d’agir pour elle, et même contester légalement l’éventuel refus de son tuteur d’entrer en matière (art. 420 al. 1 CC). Si Monique est considérée comme incapable de discernement pour agir en protection de sa personnalité, son représentant légal doit la représenter dans cette action. Si celui-ci refuse d’agir, un tiers intéressé (parenté, encadrant) peut contester ce refus. Ajoutons, pour finir, que la capacité de discernement est une notion juridique, et non médicale, et qu’il appartient donc au juge et non au médecin de la déterminer, même si le premier fait souvent appel à l’expertise du dernier pour rendre sa décision.
4.1.5 Au niveau du droit des contrats
6Le représentant légal de Monique peut demander des explications à l’institution et/ou à l’éducatrice si il estime que le contrat de mandat qui a pour objet la prise en charge de Monique n’est pas correctement exécuté. Une action fondée sur le droit des contrats ne pourra toutefois être intentée que s’il découle un dommage des suites de la mauvaise exécution du contrat (art. 97 CO), ce qui n’est pas le cas ici. Toutefois, le représentant légal de Monique pourra choisir de mettre fin au contrat et lui trouver une autre institution.
4.1.6 Au niveau du droit public cantonal
7Une plainte peut être en principe déposée auprès du département chargé de délivrer (et de retirer) aux établissements accueillant des personnes handicapées leur autorisation d’exploiter. Cette plainte ne peut avoir qu’un effet indirect, dans la mesure où le département concerné peut l’entendre et la prendre en considération dans le cadre de sa mission de surveillance, mais il peut également l’ignorer. Dans le canton de Vaud toutefois, Monique et/ou sa représentante légale pourront saisir le CEDIS, qui pourra émettre un avis sur la situation, entendre les parties et émettre un avis à l’attention du Département et de l’institution. Bien que les avis du CEDIS n’aient pas de force obligatoire, cette procédure garantit une entrée administrative à la plainte, ce qui n’est pas le cas dans le canton de Genève.
4.2 Commentaire sur le scénario : « au moment de la douche »
8L’analyse de l’histoire peut s’appliquer dans beaucoup de domaines à l’histoire précédente, si bien que nous renverrons souvent à l’analyse de la première histoire dans cette partie.
4.2.1 Au niveau du droit international
9Ce scénario pose le problème de la protection de la sphère privée et de l’intimité. Une personne handicapée vivant en institution n’a pas droit à un domicile personnel, mais elle doit pouvoir disposer de lieux privatifs et de moments d’intimité pour se consacrer à sa toilette.
10En droit international, cette protection est consacrée à l’art. 8 de la CEDH ainsi que par l’art. 17 du Pacte II. Comme le dit l’art. 8 al. 2 CEDH et à l’instar du droit constitutionnel interne, cette protection n’est pas absolue, et l’ingérence par une autorité publique dans la sphère privée des citoyens est possible
pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
11En l’espèce, on ne peut pas dire que d’entrer dans une salle de bains sans prévenir parce qu’on y a mis la pharmacie est une ingérence nécessaire dans une société démocratique. La sphère privée d’Alain est donc restreinte sans motif au regard du droit international.
4.2.2 Au niveau du droit constitutionnel
12En droit interne, la protection de la sphère privée est garantie par l’art. 13 Cst. féd. Comme on l’a dit à propos de l’histoire précédente, une atteinte à la sphère privée est possible aux conditions prévues à l’art. 36 Cst. féd. Or, on voit assez vite que si l’on peut se passer d’une base légale formelle en raison du rapport spécial qui existe entre le résidant et l’institution, et si l’intérêt public de pouvoir soigner un autre résidant avec le contenu de la pharmacie est assez évident, le comportement de l’éducateur ne résiste pas à l’analyse de la proportionnalité : il suffirait de mettre la pharmacie ailleurs pour éviter toute atteinte à la sphère privée des résidants. L’atteinte à la sphère privée d’Alain est manifeste.
4.2.3 Au niveau du droit pénal
13Le comportement de l’éducateur n’est constitutif d’aucune infraction pénale. Il en serait autrement si l’éducateur profitait de la situation pour se livrer à du voyeurisme (art. 179quater CP), mais cela ne semble pas du tout être le cas dans cette histoire.
4.2.4 Au niveau du droit civil et du droit des contrats
14Ce qui a été dit à propos de l’histoire précédente s’applique intégralement à cette histoire.
4.2.5 Au niveau du droit public cantonal
15Ce qui a été dit à propos de l’histoire précédente s’applique intégralement à cette histoire.
4.3 Plaidoyer pour un catalogue de comportements
16Si l’analyse juridique des deux scénarios imaginés par Manon Masse et Geneviève Petitpierre s’est peu intéressée aux procédures qui permettraient à la personne handicapée et à son représentant légal d’agir contre les éducateurs, l’institution et l’Etat, c’est parce que l’on se rend bien compte de la faible portée qu’auraient de telles actions : entamer une procédure pour des cas qui, pris isolément, sont des « bagatelles » au regard des affaires traitées d’ordinaire par la justice, coûterait très cher et ne produirait probablement pas le résultat escompté. Mais si l’acte de tirer par le bras une personne pour l’amener au travail ou d’entrer dans la salle de bains sans respecter son intimité peuvent être considérés comme des situations « bagatelles », il en va tout autrement de la répétition de ces actes, qui peuvent interférer sur le projet institutionnel, affecter de manière durable le développement des résidants et créer un véritable climat de maltraitance.
17Cette situation n’est pas sans rappeler le problème du mobbing sur le lieu de travail et les mécanismes juridiques que l’on a mis en place pour lutter contre ce fléau. On s’est en effet rendu compte, à la faveur des mutations dans l’organisation du travail opérées à la fin du siècle dernier, que la maltraitance au travail avait quelque peu changé de forme : les actes démonstratifs certes graves, mais facilement réglés par le droit pénal (abus sexuels sur des travailleuses, chantage au salaire, voies de fait…) étaient remplacés par des comportements qui, pris isolément, étaient pénalement indifférents, mais qui, par leur répétition, engendraient de véritables souffrances au travail. On peut citer parmi ces comportements le fait d’ignorer le travailleur, de ne jamais lui adresser la parole ou de le couper dès qu’il s’exprime, de ne lui confier aucune tâche ou ne lui transmettre aucune information… C’est ainsi que l’on a commencé à parler de mobbing en Suisse, et le droit a su s’adapter à cette mutation en reconnaissant les catalogues de comportements constitutifs de mobbing dressés par les spécialistes, pour autant que ces comportements soient perpétrés de manière régulière sur une certaine durée2.
18La même démarche pourrait être reproduite dans le domaine qui nous préoccupe : la recherche-action de Manon Masse et Geneviève Petitpierre a pu mettre en évidence des comportements vécus comme maltraitants par les personnes handicapées, leurs représentants légaux, de même que par les personnels encadrants. D’autres recherches en ont probablement identifié d’autres, de même que les chartes éthiques qui sont de plus en plus courantes dans les institutions. On pourrait ainsi, à l’instar du droit du travail, dresser un catalogue des comportements qui, pris sur une certaine durée et avec une certaine fréquence, sont constitutifs de maltraitance. Cette démarche aurait l’avantage de mieux lutter contre ces petits gestes et comportements anodins si bien décrits dans ces scénarios. Elle devrait s’accompagner d’une procédure simple qui pourrait être étendue à d’autres secteurs comme celui des EMS. Elle aurait par contre le désavantage de s’inscrire dans la durée, ce qui n’est pas évident pour l’administration des preuves de la part de personnes présentant des déficiences intellectuelles. L’aide d’un organe extérieur comme le CEDIS vaudois pourrait s’avérer très utile.
Notes de bas de page
1 Arrêt du 18 juillet 1994. Voir également l’arrêt Van der Mussele contre Belgique du 23 novembre 1983.
2 Le plus connu de ces catalogues est sans doute « Les 45 agissements constitutifs de mobbing » de Heinz Leymann, Mobbing, la persécution au travail, Paris : Seuil, 1996. Selon cet auteur, il y a mobbing lorsque l’un au moins de ces comportements est perpétré au moins une fois par semaine pendant au moins six mois.
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