Conclusion
p. 195-199
Texte intégral
1Les résultats de la recherche montrent la complexité du processus d’apprentissage des étudiants d’Afrique subsaharienne en HES. Ce processus se fait dans une interaction de plusieurs paramètres comme le contexte socio-éducatif aussi bien du pays d’origine que de celui du pays d’accueil des étudiants, le système de formation HES, les contextes d’apprentissage des lieux de pratique, le processus d’acculturation des étudiants, leur encadrement pédagogique. Ces éléments permettent de ne pas réduire les difficultés d’apprentissage de certains étudiants à une logique centrée uniquement sur des « différences culturelles » ou des lacunes linguistiques.
2Cette recherche a mis en évidence l’influence déterminante du contexte de l’acculturation des étudiants sur le processus d’apprentissage. L’acculturation concerne aussi bien l’environnement social de l’étudiant, son contexte scolaire et son histoire personnelle que les conditions d’intégration et d’insertion dans le pays d’accueil.
3La recherche a aussi révélé les difficultés auxquelles les étudiants d’Afrique subsaharienne se trouvent confrontés. Parmi celles relatives à l’apprentissage, il y a lieu de citer ce qui a trait à la communication verbale et non verbale, à la différence des représentations de ce qu’est et ce que signifie le rapport au savoir de l’étudiant, dans les deux systèmes de formation, africain et suisse, et de la méconnaissance de ce fait pour les différents acteurs en présence.
4Les problèmes de communication sont plus particulièrement dus au fait qu’il y a une confrontation entre deux manières d’interpréter et de construire la réalité se reflétant à travers la manière de penser et par le langage ; La langue est bien un indicateur et un véhicule important de tensions éventuelles, mais elle n’en est qu’un constituant parmi d’autres. (Lüdi et Py, 2003, p. 62)
5L’étudiant migrant doit mettre en relation deux visions du Monde, deux cultures et est censé les articuler. Ce n’est pas simple dans une situation sociale souvent délicate. Cela nécessite du temps, des espaces pédagogiques adéquats. La structure de la formation en HES ne les propose pas, peut-être parce qu’elle ne les a probablement jamais pensés ainsi dans la construction de ses programmes.
6Entreprendre une réflexion en commun – au sein des équipes de professionnels, entre enseignants et étudiants d’ici et d’ailleurs – autour des difficultés concernant la compétence de communication (habileté à utiliser et à interpréter les expériences vécues ainsi que les objets culturels) permettrait de mettre des mots sur ce qui se passe, comprendre ce qui se joue et encourager la recherche de solutions collectives. Toutefois, cela n’est possible que lorsqu’il y a une volonté de changer les choses ; c’est à dire une résolution institutionnelle, soutenue par les directions, partagée par les enseignants et/ou les professionnels ainsi qu’une détermination de la part des étudiants.
7Pour dépasser des incompréhensions et des tensions dans la communication interculturelle, le protocole de discussion de cas proposé par Gisèle Legault (2000) pourrait être un modèle de référence pour l’analyse et une codéfinition du « problème » rencontré par les acteurs en présence. Le protocole permet d’aller de l’avant face à des divergences de représentations. Il s’inspire des travaux de la psychologue française Margalit Cohen Emerique relatifs
à l’observation de signaux culturels différenciateurs, de filtres et d’écrans sociaux, de distorsions dans l’attribution de sens lors du processus d’évaluation, ainsi que de zones de fragilisation porteuses d’éléments déclencheurs de crises. (Legault, 2000, p. 149)
8Par processus d’évaluation, il faut comprendre comment interpréter une situation socio-sanitaire selon les décodages culturels des personnes en présence, soit en fonction de leurs filtres-écrans issus de leur endoculturation, de leurs diverses expériences de vie et professionnelles, de leurs valeurs. Ainsi, y a-t-il forcément des divergences dans l’interprétation d’éléments fondateurs de toute existence humaine – comme par exemple la naissance, le mariage, l’éducation, la maladie, la mort – et des réponses à y apporter. Tous ces éléments pouvant être porteurs de profondes divergences et considérés par Legault comme des « zones de fragilisation ».
9Cohen Emerique (1985) parle de « chocs culturels » pouvant être ainsi vécus entre des partenaires de cultures différentes, socialisés dans des univers forts divers.
10Nous pensons qu’il ne faut pas occulter la hiérarchisation existant entre les individus issus de « cultures » différentes. Les exemples de « chocs culturels » cités par les acteurs de notre recherche sont probants et illustrent particulièrement ce que peuvent vivre les étudiants de notre public cible lors de leur arrivée en Suisse.
11Le dispositif proposé par Legault introduit la complexité traversant toute communication interculturelle. Il s’agit de pouvoir repérer ce qu’elle nomme les « zones de fragilisation ou zones sensibles ». En prolongement de nos exemples précités, énonçons le rôle de la mère et du père dans l’éducation des enfants/la place des aînés dans une société/la maladie et les soins dans un hôpital/les rapports de genre, etc. ; puis les filtres agissant chez chaque partenaire. Par filtres, il faut entendre les visions du Monde, les valeurs porteuses, les représentations des rôles et des interactions dans différents contextes, les modes de communications, etc., sans omettre de préciser également les cadres de référence, les « éléments structurels » des personnes en présence (origine, sexe, âge, profession, statut social, contexte sociopolitique, cause de l’émigration, etc.).
12Après le repérage des « zones sensibles » et la mise en exergue des filtres et des éléments structurels, une co-définition, un rapprochement, une vision provisoirement partagée, devraient pouvoir émerger entre les acteurs en présence, aboutissant à une résolution de la situation posant problème.
13Cette manière de procéder pourrait être appliquée aux confrontations de représentations pouvant apparaître entre nos différents acteurs. Elle a l’intérêt d’expliciter clairement non seulement les contextes d’action où se retrouvent les problèmes rencontrés, dites « zones de fragilisation », mais aussi les statuts des personnes en présence et les valeurs mises en jeu, l’un des filtres cognitifs et affectifs importants dans toute relation interculturelle.
14Cela permettrait ainsi, non seulement à l’étudiant d’appréhender le contexte de la société d’accueil dans sa complexité, mais également de « dire » les perceptions des différents acteurs, de développer la décentration chez chacun.
15Quant aux questions touchant aux apprentissages des étudiants d’Afrique subsaharienne, il convient encore de mentionner leurs représentations antinomiques du rôle professionnel et de ses exigences dans le positionnement face à l’autorité, à la prise de décision, à la place du professionnel envers les patients/usagers et des autres professionnels. Cette équivoque s’avère être plus fortement ressentie au niveau des écoles de la santé qu’au niveau des écoles du travail social. Cela pouvant induire non pas des comportements de professionnels autonomes tels qu’attendus, mais des attitudes de soumission.
16Certains étudiants africains ont parfois des problèmes à établir des liens théorie-pratique, c’est-à-dire à mettre la théorie en pratique ou à théoriser les expériences pratiques issues des actions professionnelles. Cela s’expliquerait en partie par le fait que la formation et l’apprentissage dans les écoles d’Afrique subsaharienne sont plus théoriques que pratiques pour des raisons diverses liées au manque de moyens pédagogiques, aux méthodes pédagogiques, à un grand nombre d’élèves dans la classe, à l’inadaptation des contenus au contexte socioculturel du pays.
17Les étudiants interviewés font parallèlement état de propos et d’attitudes subies liées à des stéréotypes, à des préjugés voire à des discriminations exercées à leur encontre de la part de certains acteurs (enseignants, étudiants, praticiens-formateurs, usagers et patients). Ces propos et/ou attitudes peuvent être dues à un manque de décentration d’enseignants qui ne connaissent pas les cultures africaines, aux images véhiculées par les médias européens sur l’Afrique. Face à ces faits, des étudiants disposent cependant de ressources individuelles plus que sociales (qualités personnelles, valorisation de l’identité africaine, stratégie d’intégration…) pour les surmonter.
18Dans cette conclusion, il convient de relever que, selon les positions occupées, les points de vue divergent fortement. Ainsi, ce qui est considéré comme un refus d’intégration par certains enseignants peut être apprécié comme une tentative d’insertion, d’appartenance à la communauté africaine et un souhait de valorisation par les étudiants, voire les chercheurs. Il nous est délicat de préconiser une quelconque résolution de ces contradictions inhérentes aux statuts et postures diverses des acteurs rencontrés. Cela ne peut que nous encourager à dépasser une vision centrée sur l’essentialisation de l’appartenance culturelle des uns et des autres en étant attentifs aux diverses appartenances de chacun, aux possibilités de s’auto-définir et aux rapports de pouvoir inhérents aux statuts des uns et des autres.
19Nous estimons que l’interculturalisation de la formation dans la HES est l’une des réponses au processus d’intégration scolaire et sociale des étudiants venant d’autres cultures. Comme nous l’avons indiqué, l’interculturalisation concerne de nombreux paramètres touchant tant l’institution (admission et accueil des étudiants étrangers, mixité des équipes, formation aux compétences interculturelles pour tous les acteurs, diversités d’approches conceptuelles, contenus, etc.) que la situation personnelle et sociale des étudiants étrangers se trouvant dans une position minoritaire. Afin de pouvoir développer une institutionnalisation de l’interculturel à tous les niveaux, une volonté institutionnelle est indispensable. Elle devrait susciter et encourager de véritables changements en intégrant, dans le processus réflexif, tous les acteurs du processus pédagogique. La parole des étudiants étrangers serait également un atout précieux afin de promouvoir des solutions innovantes.
20Cette recherche aborde quelques aspects des contextes d’apprentissage des étudiants « étrangers ». D’autres pistes d’explorations se dégagent, notamment la mise en pratique effective de l’interculturalisation dans les Hautes Ecoles Spécialisées ; les politiques d’admission et d’intégration des étudiants venant d’ailleurs, les dynamiques identitaires et les stratégies d’intégration, l’encadrement pédagogique des étudiants en position minoritaire restent encore à étudier.
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