Chapitre VII. Rapport au savoir et processus d’apprentissage
p. 109-173
Texte intégral
1En 1982, selon Bernard Charlot le rapport au savoir est défini ainsi : c’est l’ensemble d’images, d’attentes et de jugements qui portent à la fois sur le sens et la fonction sociale du savoir et de l’école, sur la discipline enseignée, sur la situation d’apprentissage et sur soi-même. (Charlot, 2002, p. 93)
2Ce qui nous intéresse dans cette définition, par rapport à notre recherche, c’est qu’elle intègre dans le terme de rapport au savoir, non seulement les notions de rapport au savoir proprement dit mais aussi de rapport à l’école. Le rapport au savoir est un rapport épistémique à des processus d’apprentissage, à l’acte d’apprendre, apprendre des savoirs, savoir utiliser des objets ou apprendre à maîtriser une relation par exemple, relation à soi, relation aux autres. C’est aussi un rapport identitaire, une relation de sens et de valeur car
l’individu valorise ce qui fait sens pour lui ou, inversément, confère du sens à ce qui pour lui présente une valeur. Le fait que le savoir prenne ou non sens et valeur pour un individu dépend de l’identité de cet individu. (Charlot, 2002, p. 29)
3Apprendre fait sens pour un sujet par rapport à son histoire, ses attentes, ses projets, ses repères, sa conception de la vie, ses rapports aux autres. A l’image qu’il a de lui-même et à l’image qu’il veut donner aux autres. C’est cette identité qui permet une cohérence n’excluant ni transformations, ni contradictions, ce sont des repères, des représentations qui permettent d’organiser le monde.
4Dans le rapport au savoir, c’est l’identité de l’individu qui s’exprime, identité mise en jeu car confrontée à l’apprentissage, à un savoir ; cette mise en jeu est en même temps, un engagement et une mise à l’épreuve de son identité.
5Finalement, l’autre forme du rapport au savoir est le rapport social, le sujet se trouvant dans une certaine position sociale par rapport à sa culture d’origine, le niveau d’études de ses parents, la place du savoir dans la famille, le rapport à la culture, sa trajectoire personnelle, son parcours de formation, ses expériences professionnelles. C’est le rapport au savoir de tout sujet qui s’inscrit dans un espace social avec ses idéologies politiques, culturelles, économiques.
6Au niveau de l’apprentissage selon Charlot, il y a deux mouvements complémentaires, la connexion entre le sujet et le savoir, et réciproquement. Comment la notion de sens et d’efficacité de l’apprenant, comment ce que l’étudiant a appris, raisonne-t-il en lui ? Quel sens y confère-t-il ? Car c’est bien ce sens qui lui permettra de s’engager dans une activité et qui contribuera à ce qu’il s’approprie le savoir. Le sujet apprenant s’approprie des mots, des idées, des théories mais aussi des techniques du corps, des pratiques quotidiennes, des gestes techniques, des formes d’interactivité, des dispositifs relationnels… (Charlot, 2002, p. 13). Quand Charlot parle de rapport au savoir, il parle également des représentations comme contenus de pensée… des systèmes d’interprétation (Ibid, pp. 96-97). Toutefois, nous avons choisi de traiter des représentations dans le chapitre de la communication interculturelle.
7Ce sont les rapports précités dont nous parlons lorsque nous employons le terme de rapport au savoir dans cette recherche, tout en étant conscient que nous n’avons pu aborder que les items principaux car il est impossible de tout développer.
8Cette théorie va nous permettre d’interpréter, d’analyser ce que disent les groupes d’acteurs à l’étude dans notre recherche, sur la façon de vivre la formation et l’accompagnement pédagogique y compris dans l’apprentissage de la pratique professionnelle. Elle va contribuer à cerner et à comprendre quel sens a la formation en HES, en Suisse romande pour les étudiants africains ; quel sens a cet apprentissage et comment ce processus est vécu, comment l’étudiant se mobilise, se met en activité, et comment il intègre des connaissances et leur donne sens ou non.
1. Rapport social
9Le rapport social est, entre autre, ce rapport du sujet au monde, dans une certaine position sociale. Les activités des lieux, les situations auxquelles il se rapporte lorsqu’il apprend sont aussi inscrites dans des rapports de savoir. (Charlot, 1997, p. 100)
10Nous développons dans les parties suivantes la question des lieux d’apprentissages que sont les HES en Suisse romande d’une part, et les systèmes éducatifs des pays d’origines des étudiants de notre public-cible, d’autre part.
Système de formation HES : l’entrée par les compétences à acquérir
11Dès la rentrée 2002, pour ce qui concerne la HES romande Santé-Sociale (dite alors HES-S2), les programmes ont été construits en tenant compte des compétences à atteindre dans nos formations professionnelles. Cette notion de compétence a été largement débattue et travaillée par les constructeurs des différents sites. Il n’est pas dans notre propos de faire ici état des visions critiques qui ont émergé mais de rappeler que nous avons dû organiser nos nouveaux programmes avec cette nouvelle donne.
12Les exigences en termes de compétences à développer et à atteindre dans les HES selon le Best Practice régissant la mise en œuvre du processus européen de Bologne pour les Universités et les Hautes Ecoles sont regroupées en compétences spécialisées et systémiques, compétences méthodologiques et compétences sociales.
13Nous n’en relèverons que quelques unes qui semblent poser des difficultés aux étudiants selon les enseignants et praticiens formateurs.
Compétences spécialisées :
Aptitude à travailler de manière autonome et à s’adapter à des situations nouvelles
Compétences méthodologiques :
Aptitude pratiques : ordinateur, gestion de l’information, utilisation d’instruments et de matériel
Compétences cognitives : capacité d’analyse et de synthèse, aptitudes à comprendre des idées et des pensées et à les influencer
Compétences instrumentales : gestion du temps, stratégies d’apprentissage, résolution de problèmes
Compétences sociales :
Aptitudes à penser de manière critique et autocritique
14Les différentes aptitudes, capacités et compétences ci-dessus posent donc, pour la majorité des enseignants et des praticiens formateurs, problème et question.
15Effectivement, il est relevé globalement que ces étudiants ont appris à « apprendre par cœur », « restituer les connaissances sans intégration », « respecter à la lettre les consignes », « qu’ils attendent les questions des enseignants et praticiens » pour prendre la parole, « qu’ils ne font pas état de la complexité des situations », qu’ils « restent essentiellement descriptifs sans prises de distance et analyse », qu’ils ont de la « peine à se positionner et à développer recul, esprit critique et une posture réflexive », qu’ils « manquent de conceptualisation, restent essentiellement dans le concret sans faire des liens entre la théorie et la pratique, sont dans l’immédiateté », et qu’ils « manquent d’autonomie », etc.
16De plus, toujours selon les enseignants et les praticiens formateurs, mais également selon les dire des étudiants interrogés, ce public d’origine d’Afrique subsaharienne a un grand respect face à l’autorité de l’enseignant, parait soumis au pouvoir et à l’autorité que représentent le médecin, le chef, l’aîné, l’enseignant, le praticien formateur. Le lecteur trouvera dans différentes parties de cet ouvrage, un développement plus conséquent de ce qui est survolé ici.
17En contre-balancement, les étudiants interviewés font état de préjugés voire de discriminations de certains enseignants et pairs (« les blacks sont tous inférieurs »/« si on est une noire et deux blanches, ce que les blanches disent est bien réel mais toi ce que tu dis n’est pas vraiment accepté »), de dévalorisation ressentie, d’incompréhensions réciproques, des cadres de références culturels différents, d’une manière autre de considérer les situations,… tout en sachant « qu’ici la parole, il faudrait la prendre », que « l’interactivité on ne l’a pas apprise », que leurs collègues n’ont pas forcément confiance en eux, « que ce n’est pas en six mois qu’on va changer les habitudes de quelqu’un quand on vit depuis 20 ans avec ça […] c’est aussi à nous de faire ce travail », un problème d’intégration pour certains. Le fait d’être « entre deux mondes, et pour pouvoir avancer, il faut maîtriser le français, mais pour rester aux yeux des parents comme quelqu’un d’assez traditionnel, familial, la langue maternelle c’est aussi quelque chose qu’il faut maîtriser », qu’en tant que migrants, ils sont censés faire plus que leurs camarades (« J’ai répondu de la même façon que les autres, ma camarade a donné les mêmes réponses mais à la fin je n’ai pas les mêmes notes »). Avec toutes les attentes des proches restés au pays : « Tu te rends compte quand tu viens dans un pays et que tu rentres tu n’as même pas de diplôme, c’est l’horreur, c’est l’échec, c’est la honte même, pour toute la famille ». (NO2GR2)
18Ajoutés à ces remarques, des pressions face au renouvellement du permis d’étudiant, face à la nécessité de trouver un travail, un logement, face à l’absence de réseaux de soutien.
19Que se passe-t-il donc pour que nous obtenions une vision quasiment homogène et critique des aptitudes de ces étudiants ? Quelles incidences ont les représentations de ce qu’est un « bon étudiant » HES sur les activités des personnes encadrantes ?
20Car dans le référentiel de compétences évoqué précédemment d’autres compétences sociales sont mentionnées :
Aptitude à travailler en équipe et à échanger avec les autres
Aptitude à établir des liens sociaux et éthiques
Valorisation de la diversité et de la multiculturalité
Aptitude à travailler dans un environnement
Compréhension des autres cultures et des traditions prévalant dans d’autres pays
21Nous tenons à soulever que ces compétences-là ne sont que très rarement énoncées par les enseignants, les praticiens formateurs, voire les étudiants interrogés. Et pourtant… Ce sont là des points forts relevés par certains mais qui ne semblent pas contrebalancer les « manques » évoqués ci-dessus.
22Des entretiens des enseignants, il se dégage deux tendances face à ce que nous pourrions nommer « l’inter-adaptation » du système HES et des étudiants de notre public cible. De manière synthétique nous pouvons mettre en avant la position de certains enseignants qui estiment qu’il faut pouvoir tenir compte de ces étudiants dans nos programmes de formation :
En adaptant son comportement envers le public accueilli :
Par respect et pour l’être humain que j’ai en face de moi […] et moralement je me dis que je peux offrir naturellement, sans grandes conséquences pour moi, ces moyens différents et j’adapte mes comportements envers des personnes qui sont voilées. Nous avons des personnes qui viennent d’Asie, c’est donc des cultures différentes qui fonctionnement un peu différemment alors il faut connaître le mode de fonctionnement de toutes ces cultures hétéroclites. Si on les accepte chez nous il faut faire un minimum de choses. (NO2E1, 496)
En adaptant le programme, voire les stratégies pédagogiques, et en tenant mieux compte des difficultés potentielles des étudiants :
Ici, on situe plus l’enseignement dans le niveau conceptuel, et ce passage-là, justement ça leur pose d’énormes problèmes et il s’agirait de voir, dans le programme, comment cette distance-là, comment ce moment de passage […] comment un programme de formation pourrait éventuellement être construit et élaboré afin justement de pallier à cet obstacle. (NO1E1, 38)
Si on prend des étudiants pour les former pour retourner dans leur pays, qu’est-ce qu’on attend d’eux ? Il est exclu qu’on attende qu’ils se forment comme les nôtres, en trois ans, avec le même rythme, le même cadre. Je pense que si on prend cette option là, cela implique des stratégies pédagogiques, en tout cas en 1ère année, différentes. (NO4E1, 542)
23A l’autre extrême bien que les enseignants soient conscients de la provenance de divers pays des étudiants, il s’agit que les étudiants s’adaptent au programme :
Finalement, l’essence c’est de se former dans ce programme-là. (NO4E1, 587)
Nous sommes dans un système avec des valeurs, avec des niveaux de compétences, exigences qui sont définies à l’extérieur de l’école, malheureusement pour ces personnes africaines, ce n’est pas parce qu’elles viennent d’ailleurs qu’on mettra un niveau différent, donc le résultat c’est qu’elles n’y arrivent pas. (NO2E1, 520)
24Et, il est de la responsabilité des enseignants de mettre sur le marché « des gens qui répondent de manière minimale aux critères HES » (NO4E2, 481). Il ne nous appartient pas de trancher ici mais de relever la complexité entourant l’apprentissage des étudiants de notre public-cible. Il nous semble effectivement pertinent de soulever les questions des attentes réciproques des acteurs en présence face à la formation HES, d’autant plus si le projet est le retour dans leur pays d’origine pour les étudiants.
25En regard du référentiel de compétences évoqué ci-dessus, ne devrions-nous pas rendre attentif tout un chacun dans les HES que les compétences à atteindre ne sont pas que « scientifiques », pour reprendre un terme largement évoqué dans tout texte « officiel », mais également de l’ordre du relationnel et particulièrement dans un contexte multiculturel tel que celui de la Suisse Romande ? Les étudiants de notre public que nous formons peuvent être une force de créativité et d’ouverture face aux patients et « usagers » d’origines diverses avec lesquels ils vont être appelés à travailler pour ceux qui resteront travailler dans le pays d’accueil.
Systèmes éducatifs en Afrique
26Les étudiants africains interviewés ont fréquenté les systèmes éducatifs de leur pays d’origine avant de poursuivre leurs études en Suisse. Pour comprendre leur processus d’apprentissage dans le pays d’accueil il est important de présenter de manière générale les systèmes éducatifs africains. Ces derniers se ressemblent non seulement parce qu’ils ont été mis en place par les mêmes pays colonisateurs (dans la plupart des cas par la France et l’Angleterre) mais aussi parce que le système socio-économique et culturel dans lequel ils s’insèrent est presque identique dans la majorité des pays africains.
27Comme dans d’autres pays, les systèmes éducatifs en Afrique font référence à trois types d’éducation interdépendants : l’éducation informelle, l’éducation formelle et l’éducation non formelle souvent considérée comme formation professionnelle.
28L’éducation informelle concerne les aspects systématiques et cumulatifs de l’apprentissage liés à l’expérience quotidienne. Elle n’est pas dispensée par les institutions d’éducation formelle (école, universités) et s’enracine dans le milieu socioculturel de l’enfant. En Afrique, l’éducation informelle est associée à l’éducation traditionnelle qualifiée d’éducation originelle1 par Ngakoutou (2004) qui met en évidence certaines caractéristiques de cette éducation à savoir son cachet fondamental collectif et social, son lien intime avec la vie sociale, son caractère pragmatique et pratique (Ngakoutou, 2004, pp. 56-76)
29Le cachet fondamental collectif et social de l’éducation originelle se justifie par le fait que la cellule fondamentale de toute société africaine n’est pas l’individu mais le groupe ; l’éducation n’est donc pas l’action d’un individu sur un autre, mais l’action globale que la société exerce sur ses membres qu’elle a charge d’intégrer en son sein. L’éducation originelle africaine a des liens étroits avec le milieu social. C’est à travers les actes sociaux et les rapports sociaux que se fait l’éducation de l’enfant.
30Au niveau de la famille restreinte, la première éducation de l’enfant revient en général à la mère, le rôle du père devient important au fur et à mesure que l’enfant grandit surtout s’il s’agit d’un garçon. Le père intervient souvent pour punir les manquements aux règles et aux coutumes, les désobéissances des enfants. Le groupe familial élargi, composé essentiellement des oncles maternels et paternels ainsi que des grands-parents, joue un rôle important dans la socialisation de l’enfant. Dans la plupart des sociétés africaines, les grands-parents apparaissent comme des agents irremplaçables dans la transmission de la culture ; c’est souvent chez eux que va habiter le jeune enfant à l’âge de 4 ou 5 ans, quand il commence à poser les questions sur les objets. Il sera par exemple initié de manière préférentielle aux contes, mythes et croyances ainsi qu’au folklore littéraire et historique.
31Sur le plan communautaire, c’est par la constitution de groupes d’âge que le village initie progressivement les enfants à la vie sociale. L’enfant reçoit sa formation dans des groupes de plus en plus grands, dont les participants sont la famille, la classe d’âge, la communauté. Les actions de la communauté, de la famille, de la classe d’âge, ont lieu en même temps et aboutissent à renforcer chez l’enfant, le sentiment d’appartenir à ces ensembles.
32L’aspect pragmatique et pratique de l’éducation originelle se caractérise par la participation précoce de l’enfant aux activités de production. L’éducation l’initie aux tâches quotidiennes et lui donne le goût du travail. Elle combine constamment les activités manuelles, pratiques, aux activités intellectuelles, dans le but de former des hommes complets. Elle embrasse aussi bien la formation du caractère, le développement des aptitudes physiques, l’acquisition des qualités morales, l’acquisition des connaissances et des techniques nécessaires à la vie sous tous ses aspects. L’éducation originelle se présente sous cet angle comme une formation professionnelle. Dans une société agricole par exemple, l’enfant apprendra tout ce qui a rapport avec les travaux des champs.
33L’éducation originelle a, sans doute, plusieurs qualités dans la mesure où elle permet à l’enfant de mieux s’intégrer dans sa société. Cependant, l’une des critiques adressées à cette éducation est qu’elle manque d’ouverture sur le monde. En effet,
visant à conserver les traditions d’un clan fermé sur lui-même, l’éducation originelle, par sa fonction même, restait limitée à ce groupe, gardant jalousement ses règles et ses coutumes de vie, parfois sous la loi du secret le plus rigoureux. Il n’est donc pas étonnant que cette éducation se soit montrée incapable de s’ouvrir sur d’autres groupes puisqu’elle reste conservatrice et particulariste par nature. C’est évidemment sa grande faiblesse dans un monde en mutation, où les communications deviennent de plus en plus faciles et nombreuses. (Ngakoutou, 2004, 94)
34Certaines valeurs transmises aux enfants par l’éducation originelle comme le rapport à l’adulte, la prise de parole en groupe, avoir des responsabilités ont encore leur place dans les sociétés africaines modernes. Elles peuvent expliquer certaines difficultés ou facilités d’adaptation rencontrées par certains étudiants d’Afrique subsaharienne au cours de leur formation en Haute Ecole Spécialisée. D’aucuns s’expriment en ces termes :
C’est une question de culture, même à la maison tu ne peux pas te permettre de parler à tes parents comme ça. Il faut vraiment attendre à ce qu’on te donne la parole, il faut mettre des limites entre la personne adulte ou les parents, donc il faut qu’on prenne du temps à apprendre à le faire (faire comme les gens d’ici) parce qu’un c’est un changement d’une culture à l’autre. (NO2GR1, 516-520)
Je pense aussi qu’on nous confie souvent pas mal de responsabilités au sein déjà de nos familles en Afrique parce que même en tant qu’enfant si on a des petits frères en général en fonction de ce que les parents ont à faire celui qui est le plus aîné reste souvent garant des autres, des petits, donc je ne suis pas en train de dire que nous on a plus par rapport aux européens par exemple mais je vais dire qu’on se sent très vite stressé d’avoir quelqu’un qui nous est collé derrière et qui vérifie tout ce qu’on fait parce que on n’a pas cette habitude dès le jeune âge du moment qu’on se débrouille nous mêmes, qu’on est autonome, qu’on va nous laisser […] on acquiert l’autonomie qui fait que même si on a besoin de supervision […] je ferai jamais quelque chose que je sais pertinemment que je n’arriverai pas à faire, soit parce que je ne suis pas encore assez à l’aise, je sais reconnaître mes limites et à ce moment là je préfère demander de l’aide ponctuelle par rapport au problème qui est le mien mais je me sens très vite étouffé d’avoir quelqu’un mais je ne supporte pas ça même dans ma propre cuisine. (NO2GR1, 861-876)
35Concernant l’éducation formelle, elle est définie comme
l’enseignement dispensé dans le système des écoles, lycées, collèges, universités et autres établissements d’enseignement organisé qui constitue normalement une « échelle » continue d’éducation à temps complet pour les enfants et les jeunes et débute en général à l’âge de cinq, six ou sept ans et se poursuit jusqu’à 20 ou 25 ans. (Unesco, 1997, p. 6)
36Dans la plupart des pays africains, l’éducation formelle connaît une situation problématique pour différentes raisons, comme le transfert des systèmes éducatifs des pays colonisateurs, le manque d’infrastructures et de ressources humaines. En dépit des efforts remarquables accomplis par plusieurs pays d’Afrique subsaharienne pour que chaque enfant ait accès à une éducation de base de qualité,
l’accès à l’éducation est toujours limité, la qualité de l’enseignement reste médiocre et les programmes scolaires sont souvent éloignés des besoins des apprenants et impropres à contribuer au développement social, culturel et économique. Alors que les secteurs de l’industrie et des services émergents ont besoin, pour être concurrentiels, d’entrepreneurs, de gestionnaires, d’une main d’œuvre qualifiée et de spécialistes, les systèmes éducatifs africains continuent à produire des diplômés dépourvus des connaissances et des compétences requises pour le développement de l’emploi et de l’entreprise. (Unesco, 2000, p. 26)
37Les systèmes éducatifs d’Afrique subsaharienne sont par ailleurs confrontés aux défis de l’accélération de la demande d’éducation secondaire, liée d’abord à une véritable explosion constatée dans les taux d’achèvement de l’enseignement primaire (Keith, 2003). Sur le plan architectural et relationnel, certains spécialistes de l’éducation en Afrique (Ngakoutou, 2004) notent un déséquilibre entre le milieu urbain et le milieu rural en ce qui concerne l’implantation des établissements. Ou bien les établissements sont concentrés en milieu urbain, en dehors des circuits productifs, ou bien ils sont en dehors des villages. L’architecture des classes reflète également une relation « dominateurs » (estrade, bureau, tableau, maître) et dominés (élèves). Dans la classe, l’élève est en effet seul face aux modèles et au savoir-vérité. Au niveau pédagogique, les enseignants ne sont souvent pas qualifiés et doivent faire face à des classes pléthoriques, ce qui pose un problème d’encadrement pédagogique. Dans ces conditions, il est par exemple difficile de favoriser le travail en groupe et l’esprit critique des élèves comme le confirment certains interviewés :
Je ne pourrais pas parler au nom de l’Afrique, en tout cas au Bénin c’est ex cathedra, l’élève écoute le professeur, c’est comme ça, et là on t’interroge si le professeur veut bien et c’est à ce moment là que tu pourras répondre. On n’interrompt pas le prof, on nous a enseigné des choses jusqu’à présent, c’est vrai qu’on a du mal à aller contre le prof, et d’autre part à avoir l’esprit critique, c’est vrai qu’on l’a mais c’est comme aller en opposition au donneur du savoir quelque part. (NO3GR1, 384-392)
Oui, on m’a reproché ça, la mémorisation, parce qu’en Afrique, c’est comme ça qu’on a appris, […] quand j’étais en dernière année de l’école primaire CM2, système français, c’était comme ça, c’est-à-dire vous avez des petits résumés à la fin de chaque leçon, et ces résumés là il fallait les connaître, et le seul moyen de connaître était d’apprendre par cœur […]. A la fin de chaque cours il fallait appeler deux ou trois élèves qui passaient devant la classe pour réciter la leçon précédente, c’était comme ça... Peut-être cette pédagogie, elle n’est pas adaptée à ici […], avec le temps je comprends qu’il faut sortir vraiment l’essentiel parce que c’est ça qu’on va te demander, […] moi j’ai été victime de ça durant mon parcours ici. Peut-être que ma pédagogie, ma méthodologie n’était pas adaptée mais je suis tombé dans le même piège, parce que pour moi la seule manière d’apprendre ou de comprendre les choses c’était ça, mais ce n’est qu’après qu’on a eu des cours de méthodologie, comment apprendre, des trucs comme ça, j’ai compris qu’il y avait des gens qui avaient des mémoires visuelles et d’autres qui avaient des mémoires auditives. (NO5GR, 260-276)
38L’éducation formelle dans la plupart des pays africains n’est pas très développée dans le domaine de l’enseignement technique et professionnel. L’enseignement du second degré est principalement un enseignement de type général. Certains systèmes éducatifs africains n’ont pas beaucoup changé depuis leur mise en place durant la période coloniale et ils sont jugés très théoriques puisqu’ils avaient pour but de former les cadres de l’administration. Cette situation pourrait expliquer le manque de certaines compétences techniques chez les étudiants d’Afrique qui ont évolué dans les systèmes éducatifs souvent orientés vers une formation trop générale.
39Pour ce qui est de l’éducation non formelle, elle offre la possibilité à la vaste majorité d’enfants, de jeunes et d’adultes qui ne sont pas atteints par le système éducatif formel d’accéder à l’apprentissage. L’Unesco souligne que l’enseignement non formel peut être dispensé tant à l’intérieur qu’à l’extérieur d’établissements éducatifs et s’adresser à des personnes de tout âge. Selon les spécificités du pays concerné, cet enseignement peut englober des programmes d’alphabétisation des adultes, d’éducation de base d’enfants non scolarisés, d’acquisition de compétences utiles à la vie courantes et professionnelles, et de culture générale. Les programmes d’éducation non formelle ne suivent pas nécessairement le système d’échelle, ils peuvent être de durée variable et être ou ne pas être sanctionnés par un certificat des acquis de l’apprentissage effectué. En Afrique, ces programmes d’éducation non formelle en direction des jeunes et des adultes représentent une réponse importante aux conditions économiques et sociales difficiles dues à la pauvreté, à la mauvaise gouvernance, aux conflits politiques et civils, aux problèmes de santé et à la dégradation de l’environnement. Dans ce contexte, les projets d’éducation non formelle sont à présent intégrés dans des programmes plus larges de réponse socio-économique tels que le développement des moyens de subsistance, l’éducation à la paix et à la citoyenneté, la santé, l’éducation environnementale.
2. Rapport épistémique
Le rapport au savoir est rapport du sujet au monde. A soi-même et aux autres. Il est rapport au monde comme ensemble de significations mais aussi comme espace d’activités et il s’inscrit dans le temps. (Charlot, 1997, p. 90)
40Aussi nous avons choisi d’intégrer dans le rapport épistémique tant la « pensée africaine » que ce qui touche aux rapports entre les acteurs de notre public cible : étudiants et enseignants / étudiants et praticiens formateurs à travers le rôle professionnel / relations entre pairs étudiants. Une dernière partie abordera le rapport au temps.
La « pensée africaine »
41Plusieurs étudiants nous ont fait part lors des entretiens de groupes, qu’entre eux, ils se comprenaient souvent à demi-mots, que l’utilisation de proverbes était importante dans plusieurs de leurs pays ; de même certains enseignants ont mis en avant le fait que la pensée des étudiants de notre public-cible leur paraissait autre. Aussi, afin de compléter nos propres représentations de cette question, tout en restant prudent sur la notion d’une « pensée africaine », nous avons ressenti le besoin de consulter quelques auteurs africains.
42Ainsi, parler de la pensée africaine peut se réaliser au travers des écrits de certains philosophes (Ndaw, 1983 ; Elungu, 1987) d’Afrique subsaharienne qui ont abordé la spécificité de cette pensée.
43Il ne s’agit pas ici d’approfondir ce thème complexe mais de montrer comment la conception de la pensée africaine, dans la société dite traditionnelle, peut permettre de comprendre la vision du monde telle qu’elle est exprimée dans les entretiens avec les étudiants. Même si l’Afrique noire est grande et diverse sur le plan culturel, le philosophe sénégalais Ndaw définit la pensée négro-africaine comme
celle d’individus qui ont leurs attaches dans les sociétés au sud du Sahara et qui se sentent unis, quelles que soient leurs origines, par un même passé commun. (Ndaw, 1983, p. 44)
44Pour cet auteur, la plupart des pays d’Afrique subsaharienne ont des faits communs qui autorisent à parler de pensée africaine. Ces faits communs sont les modes d’une prise de conscience de la réalité. En effet, Il y a des manières africaines de prendre position devant la vie, la mort, l’art, la politique, la religion, la société de manière générale, la nature, la science. Ndaw précise que
La pensée africaine n’est pas une philosophie au sens occidental, mais une manière de penser, une vision complète de l’individu au sein de sa société et dans le monde. Cette pensée s’exprime dans la vie sociale, dans la vie religieuse, dans les différentes techniques par une série de symboles polyvalents dont le déchiffrement est du plus haut intérêt pour la connaissance de l’homme africain et de l’homme tout court. […] La pensée africaine n’est pas une première ébauche de science au sens où l’entendent les Occidentaux, mais une connaissance et une authentique prise sur le réel obtenue par des voies différentes. Elle n’est pas « irraison » mais « science du concret. (p. 69)
45Le philosophe congolais (ex-Zaïre), le professeur Elungu indique que, contrairement à la pensée africaine,
La pensée occidentale est profondément marquée par la science. Elle part toujours de la distinction sujet-objet avec la conscience que cette distinction implique la spécificité de l’humain, le pouvoir qu’a l’homme de conquérir, connaître et même comprendre à partir du sujet qu’il est, et le sujet lui-même et l’objet. Par contre, dans les cultures traditionnelles africaines, il n’y a pas de place pour la science ainsi comprise, encore moins pour l’esprit scientifique, la division homme-nature, sujet-objet, est inexistante. L’homme par son expérience sensible, par son expérience vécue s’affirme et se distingue de ce qui l’entoure. (Elungu, 1987, p. 123)
46Ces différences entre la pensée africaine et la pensée occidentale, surtout en ce qui concerne la vision du monde, sont évoquées par les enseignants et les professionnels, comme on peut le constater dans les extraits d’entretiens suivants :
Pour que chacun puisse parler de sa vision sur le moment parce que moi, j’ai déjà discuté avec deux personnes qui se sont un peu mal comprises, mais cela se passe un peu partout. Et je vois très bien que les visions sont différentes, les deux veulent bien faire mais ils ne se sont pas compris. (NO3PF1, 312)
[…] une situation ils ne la voient pas de la même façon que nous. […] La langue oui, mais est-ce que dans les mots qu’on dit, on comprend la même chose que nous on veut exprimer. Vous voyez ce que je veux dire ? Et ça c’est dans le mode de pensées, des fois des sensations comme ça… des fois ce n’est pas seulement savoir écrire ou parler la même langue, c’est avoir les mêmes références, derrière les mots il n’y a pas la même référence, donc là, la compréhension même si on discutait comme ça, si on n’a pas la même référence, on ne met pas le même sens aux choses. (NO5PF, 200)
47Ndaw explicite les différences entre la pensée africaine et la pensée occidentale en ces termes :
La pensée africaine juxtapose, amalgame et enchaîne les idées sans les relier ou en les unissant par des liens d’analogie, de ressemblance qui, aux yeux de l’Occidental leur sont purement extérieurs, en ce sens aussi qu’elle utilise par bribes des matériaux déjà élaborés ailleurs. Cette pensée présente souvent, au moins en apparence, un caractère divagant. (Ndaw, 1983, p. 90)
48Cette pensée s’exprime plus au travers de symboles et relève peu de la rationalité, le rôle du symbole étant de transformer quelque chose en autre chose. La pensée occidentale est, quant à elle, plus rationnelle et de plus en plus éloignée des modèles visuels, des images ; elle oublie quelque peu le symbolique et s’exprime dans le domaine des signes.
49Les composantes suivantes peuvent rendre compliqué l’intercompréhension entre un système d’explication africain et occidental. Selon Ndaw dans les cultures traditionnelles, les choix sont plus limités car le système des croyances est établi. Ce sont des cultures plus fermées où les alternatives sont souvent exclues favorisant ainsi l’acceptation des croyances, d’une part parce que les possibilités de remise en question ne sont pas évidentes et d’autre part parce qu’il y a une sacralité des connaissances placées sous la responsabilité de la société entière et en référence à la tradition. Les cultures scientifiques occidentales sont, quant à elles plus ouvertes, les alternatives sont en général envisagées, le système de connaissance est relativisé et admis à une époque donnée ce qui induit que les connaissances perdent ainsi de leur valeur et leur sacralité. La pensée occidentale est plutôt systémique selon l’auteur. Cependant il affirme également le lien non-conquérant de l’homme africain vis-à-vis de la nature :
L’Africain sent qu’il fait lui-même partie de la nature et qu’il est pris dans un réseau de relations avec le Cosmos et le social, avec l’animal, avec la plante, avec la terre nourricière, avec la pluie d’orage et la lente germination des graines. Lorsque les choses vont mal, c’est parce que les relations ont été faussées, qu’elles ont perdu leur harmonie et leur accord. (Ibidem, p. 85)
50Selon nous, cette vision de l’articulation des liens entre le Cosmos, la Nature, les être humains est bien précursive du courant systémique apparu peu après le milieu du XXe siècle en Occident.
51Ces distinctions entre les deux logiques nous permettent de mettre en mots certains tiraillements que peuvent vivre les étudiants lorsqu’ils viennent se former en Occident. Cependant cette vision dualiste est en partie dépassée et il s’agit de ne pas négliger les changements des sociétés africaines, particulièrement dans les zones industrialisées ou les villes. Selon Elungu (1987, p. 117 et suivantes), la science et l’esprit scientifique, importés par les missionnaires, les colons et l’introduction de l’école en Afrique ont eu un effet sur les cultures et modes de pensée. L’intrusion de la technique occidentale a provoqué un changement dans la valeur travail. La vision du Monde précédemment décrite s’est ainsi vue modifiée principalement dans l’existence citadine.
52Comme le précise encore Elungu (1987, p. 124), l’individu instruit se dégage de plus en plus du groupe d’origine. Se retrouvent ainsi deux entités différentes et opposées,
deux genres de société, deux types de mode d’existence, de culture, et par conséquent d’homme. D’un côté, le village, le milieu rural, dans lequel la société est engendrée en même temps que les individus qui la composent. […] De l’autre côté, la ville, le milieu urbain, dans laquelle la société est faite par des membres qui se sentent unis, non pas des liens naturels de parenté, mais par des liens artificiels de travail. (Ibidem, p. 147)
53Les manières de concevoir et d’appréhender les choses de façon différente entre la pensée africaine et la pensée occidentale sont parfois à l’origine d’incompréhensions, que ce soit au niveau du discours, au niveau de l’appréhension de situations personnelles mais aussi professionnelles, au niveau des explications construites, ce qui peut poser des problèmes au niveau de la pratique professionnelle mais qui peut également apporter une richesse d’interprétation.
54Réfléchir tant à ses propres cadres de référence culturels qu’à d’autres manières de penser et interpréter la réalité contribue à prendre conscience d’explicitations divergentes comme le dit cette enseignante :
Je suis attentive en groupe pour essayer de saisir le registre et de me référer à mes données culturelles. Et j’y suis complètement, c’est, cela fait partie de mon travail individuel. Là, en individuel, j’y vais, je confronte, je dis aussi ma vision des choses. J’ose dire mais vous voyez, cela je pense que c’est ancré dans votre scolarité, dans votre langue, dans votre culture. Mais en groupe je le fais moins.
Quand vous dites c’est ancré dans la scolarité, dans la culture…
Ben oui, pour quelqu’un qui… a sa manière de voir les problèmes, sa manière de formuler ses phrases, sa manière de créer les liens avec les choses… Pour moi il y a des choses qui sont ancrées culturellement. (NO4E1, 70)
55Oser poser la question des différentes manières de penser, sans rigidifier les systèmes en présence, mais en tenant compte de toute leur complexité, pourrait nous conduire à partager les visions et interprétations parfois divergentes dont la visée serait la « synthèse culturelle » comme le dirait Paulo Freire (1969).
56La solidarité est nécessaire pour créer ensemble, savoir inventer et apprendre. Dans les lieux de la pratique professionnelle, envisager de construire des problématiques de situation de patients ou d’usagers, ensemble, y réfléchir et trouver des solutions communes pourrait être une manière d’offrir des pratiques plus riches.
Rôle professionnel
57Les représentations différentes de ce qu’est le rapport au savoir de l’étudiant pose des difficultés au niveau de la formation et également au niveau de la profession. Une soumission à l’autorité, par exemple soumission au médecin pour une infirmière, va induire un comportement de la part de la professionnelle qui reste au niveau de l’application de ce qu’il ordonne alors qu’une infirmière, selon le rôle professionnel attendu, doit se positionner, s’affirmer, étayer ses idées, ses points de vue, défendre les intérêts du patient. Un travail conséquent devrait être élaboré durant la formation avec les étudiants afin de leur permettre de développer ces attitudes en lien avec leur rapport au savoir et avec le rôle professionnel attendu. Considérons la citation d’un enseignant :
[…] c’est le médecin qui ordonne et on fait ce qu’il a dit ni plus ni moins mais jamais plus. […] probablement même le rapport au patient est différent parce que moi ce que j’ai rencontré là-bas, je n’ai pas travaillé à l’hôpital mais j’ai beaucoup côtoyé des infirmières, c’est que l’infirmière elle ne s’occupe pas du patient, elle s’occupe de sa maladie, elle ne fait pas les toilettes, elle ne donne pas à manger autant et puis elle n’a pas ce rapport de proximité assez maternelle qu’on peut rencontrer ici mais un rapport aussi hiérarchique avec les patients. Tout est pris dans une sorte de hiérarchie que se soit familiale ou professionnelle et je pense que pour elle (l’étudiante) le rapport au patient est très dur. (NO2E2, 701)
58Il est probable que ces visions différentes du rôle professionnel constituent quelque chose d’important et peut être de problématique au sein de la pratique quotidienne ; cela pouvant parfois induire un manque de positionnement professionnel, une confusion des rôles (infirmier/patient, infirmier/aide soignant ou assistante en soin de santé).
59Construire du sens peut s’avérer dès lors difficile si nous partons du principe qu’il s’agit comme le dit Barbier (2000, p. 69) de la mise en place chez un sujet donné d’associations entre les représentations liées à des expériences en cours… et des représentations issues d’expériences antérieures. Le sens se construit donc lorsqu’un sujet fait une expérience et peut faire un rapprochement entre cette expérience et les expériences vécues antérieurement. C’est tout un travail de transformation des représentations. Ceci nécessite une prise de conscience de la différence dont les rôles professionnels sont vécus en Afrique ou en Suisse. Comme le sujet construit ses représentations en fonction de ce qu’il considère souhaitable par rapport à ses expériences antérieures, le sens n’est donc pas directement lié à la question de l’erreur mais plutôt à la question de la rationalité ou l’irrationalité. Et comme l’affirme toujours Barbier, l’irrationalité est présente lorsqu’on ne perçoit pas le sens que prend pour un individu son propre comportement. Ceci nous explique comment des confusions peuvent s’installer dans la pratique professionnelle, dans des prises de position attendues, dans des travaux écrits par exemple.
60Dans les extraits ci-après, d’un praticien formateur et d’un enseignant, nous pouvons remarquer ce même questionnement :
[…] pour moi c’est vraiment l’histoire de se positionner en tant que professionnel qui n’arrivait pas à se mettre en place. Je relisais […] je me souviens qu’on a essayé de discuter, dès le début j’ai vu que cela ne serait pas évident de se positionner en tant que professionnel, il était là auprès des personnes âgées mais comme le petit-fils de tout le monde ou comme le fils de tout le monde etc., et je me disais cela va être compliqué du coup de lui demander un positionnement juste professionnel dans sa démarche. (NO3PF2, 277)
Un étudiant qui faisait un stage à mi-temps dans un lieu avec des adolescents, et on voyait ces étudiants en groupe toutes les semaines, il venait en disant que c’était incompréhensible ce qu’il observait à savoir que des jeunes parfois contestaient ou n’étaient pas d’accord avec ce que disaient des maîtres d’ateliers […] et pour lui ça le décontenançait complètement. (NO3E4, 11)
61Le fait d’être dans une position inférieure, au niveau hiérarchique ou au niveau d’une personne plus âgée, induit des comportements qui peuvent parfois être problématiques car certains étudiants africains auront de la peine à s’affirmer, à se positionner dans un rôle professionnel. Ce qui est spécifiquement relaté par des enseignants de la santé :
Oui, pour eux, ils savent bien faire, ils sont même excellents dans ce qu’ils font, seulement ça ne correspond pas à ce que nous attendons d’un étudiant d’HES. […] Mais vous voyez le rôle professionnel, cette étudiante qui vous exprime, pour elle c’était incroyable, qu’on pouvait prendre des initiatives en tant qu’infirmière. (NO2E2, 3 et 694).
62Il est difficile pour certains étudiants venant d’Afrique subsaharienne de comprendre certains comportements et de savoir comment y réagir. Ils se sentent tiraillés entre leurs valeurs – respect du maître, du praticien formateur – et les valeurs du pays d’accueil. Chez eux, des jeunes qui contestent ce que disent les maîtres seraient probablement sanctionnés. Ces divergences d’attitudes attendues pourraient faire partie de l’apprentissage du rôle professionnel de base. Pour cela, il est nécessaire que les enseignants, les praticiens formateurs y soient sensibilisés et qu’il y ait une volonté institutionnelle car cette problématique est attenante à la vision du rôle professionnel. Un enseignant nous dit :
Ensuite, il a commencé son stage avec des ados filles et garçons ; certains venaient de son pays d’autres pas du tout et il a été extrêmement bouleversé de découvrir que les éducateurs ne faisaient pas comme lui il pensait qu’il devait faire ; et puis […] on a eu deux, trois réunions, car la praticienne formatrice nous a demandé de revenir sur le terrain pour essayer de trouver une solution pour que cet étudiant puisse avancer en fait, et ne soit pas tout le temps en retrait. Il restait dans le bureau car il avait tellement peur, pas des jeunes, mais il savait pas quoi faire car il disait mais chez moi, c’est deux claques avec certains jeunes qui débordent donc il savait bien que c’était pas ça, il savait bien que c’était pas la morale mais il n’arrivait pas à trouver une compréhension, une manière de faire qui était décalée par rapport à lui-même, c’était pas lui et il ne savait pas comment mettre en vie et là avec la PF on revenait toujours sur sa différence culturelle et cet étudiant il cherchait plutôt à changer totalement et à oublier sa culture et c’était pas entendable je ne sais pas comment dire ça. (NO3E3, 157)
63Un second exemple nous est donné par un autre enseignant :
[…] Pour essayer de lui expliquer un petit peu comment nous on voyait les choses et que lui, puisse aussi s’exprimer. Je me rappelle qu’il avait parlé de la notion des anciens et tout et que chez lui il suffisait de dire à un jeune : il faut faire comme ça et ce n’était pas remis en cause. (NO3E4, 27)
64Pour l’apprentissage de cet étudiant, il serait nécessaire de travailler les visions différentes de l’éducation, de l’autorité entre les deux cultures et de l’aider à trouver des moyens qui lui permettent d’utiliser certaines de ses valeurs tout en se référant aussi aux valeurs du pays d’accueil, et d’adapter ainsi sa façon d’être et de travailler. Travailler sur les visions antinomiques du rôle professionnel serait aussi un outil à utiliser.
65Le fait d’incarner le rôle professionnel de façon parfois divergente peut poser des questions dans les équipes de travail. En cas d’attentes contradictoires face au rôle professionnel tel qu’escompté en Suisse romande, si certains étudiants ne peuvent pas dépasser leurs valeurs, ne peuvent pas se positionner, le risque existe qu’ils se retrouvent alors dans une position de pur exécutant.
66Une autre difficulté que rencontrent certains étudiants d’origine d’Afrique subsaharienne dans la formation dans les HES Santé Social en Suisse romande est celle du lien entre la théorie et la pratique qui n’est que peu développé dans la formation de leur pays d’origine. Dans les études en HES, il est attendu que les étudiants apprennent non seulement à mettre en pratique la théorie mais aussi qu’ils soient capables de l’adapter à la situation et au contexte. Cette difficulté est abordée avec le rôle professionnel car elle est très liée à ce dernier. Ce praticien formateur dit :
Moi, je dirais que son rapport à l’apprentissage, je trouve qu’il avait un grand savoir, il avait plein de richesses etc. mais il avait beaucoup de peine, lien théorie-pratique entre guillemets […]. Je pense que c’est quelqu’un qui est plus dans…, […] il aime bien faire des grands discours […], conceptualiser. (NO3PF3, 413)
67L’apprentissage de la maîtrise d’une activité implique de comprendre le pourquoi et de construire les compétences nécessaires à cette activité. Un enseignant décrit cette difficulté de mettre la théorie en pratique :
Ces personnes là, étaient un peu démunies, ils travaillent beaucoup avec le concret et ils cherchaient d’abord à faire, expliquer, argumenter, sans trop faire appel à la théorie donc faire des liens, c’est un peu délicat mais en 6 mois-1 année ces gens y arrivaient bien. (NO2E1, 27)
68Toutefois certains étudiants africains réussissent leur formation sans écueil ou après, pour certains, quelques remédiations ; il est impossible de savoir – à travers notre étude – pourquoi certains arrivent plus facilement que d’autres et ce qui est à l’origine de ces réussites. C’est ce que l’enseignant donne à voir dans les extraits suivants :
Oui, un étudiant africain, qui n’a eu aucun problème, il suivait le même rythme que les autres et avait une prise en soins remarquable, tenant compte de la globalité des patients et un réel positionnement professionnel. (NO1E2, 36)
Par contre, j’ai eu une situation d’une étudiante africaine, noire, qui a rencontré des difficultés surtout en fin de formation, par rapport au passage au rôle professionnel et à l’affirmation de soi et sur le plan de l’analyse, difficultés à faire des liens. C’était une situation où il manquait peu, elle a refait 6 mois et maintenant elle est diplômée et se forme comme praticienne formatrice, en étant bien affirmée, elle donne son avis. (NO1E2, 41)
69Il s’agit ici de retenir que l’affirmation de soi, l’apprentissage du positionnement professionnel est possible et qu’il peut être favorisé et exercé grâce à un accompagnement adéquat d’enseignants et de professionnels.
Rapport à l’enseignant
70Pour la majorité des étudiants ayant été scolarisés dans leur pays, la relation à l’enseignant se manifeste dans une attitude de respect pour lui car il détient la connaissance ; c’est le maître qui donne la parole sinon l’étudiant ne peut pas intervenir. L’apprentissage n’est donc pas très interactif. Les étudiants reproduisent ce qu’ils ont appris, ce qui a pour conséquence, qu’ils ne développent pas ou peu l’esprit critique. Des étudiants illustrent ceci :
C’est lié aussi à l’éducation qu’on reçoit à la maison, on apprend à l’enfant à respecter une personne adulte. En classe, c’est pareil, l’élève applique ce qu’il a appris à la maison et respecte son maître, ce n’est pas un problème d’être incapable de parler mais c’est une question de respect, d’être poli et de rester tranquille, c’est culturel, c’est naturel pour les africains, en tout cas pour moi, on m’a éduqué comme ça. (NO1GR, 165)
J’étais étonnée de voir un étudiant discuter d’égal à égal avec un prof. Chez nous, le prof est quelqu’un qui connaît plus que l’étudiant et celui-ci doit le respecter même si tu dois discuter avec lui il y a des termes que tu dois utiliser mais pas discuter d’égal à égal. Le prof quand il parle, tu dois accepter sans discuter. Dès le début, j’étais dans la même situation que Traoré, j’avais des difficultés à prendre la parole parce que j’avais de la peine à m’exprimer devant les autres. Chez nous on ne donnait pas la parole à tout le monde, on ne nous stimule pas à parler, à faire des examens oraux. Je pense que c’est un problème d’éducation qu’on a reçue chez nous. (NO1GR, 145)
Comme il vient de le dire, en Afrique, on demande à l’étudiant de reproduire ce qu’il a appris, c’est vrai qu’il y a des cours de dissertation mais l’esprit critique n’est pas développé dans les cours. Au niveau du système éducatif africain, je pense que les africains ont un manque par rapport à l’esprit critique. (NO1GR, 157)
[…] il y a quelque chose qui serait bon, à savoir à ce niveau là, c’est que nous on vient d’une culture qui voudrait que la parole se donne, on vous passe la parole et c’est à ce moment là que vous pouvez la prendre. (NO2GR1, 51)
71Quand ils arrivent dans notre système d’apprentissage suisse dans les HES, ils se trouvent confrontés à des situations inhabituelles pour eux. Ils auraient besoin d’un moment d’adaptation, voire de formation à la pédagogie du pays d’accueil, car cette dernière est basée sur la réflexivité, l’autonomie et prépare à l’autorégulation, au changement, où le jugement critique est indispensable. L’apprentissage est interactif, la parole se prend. La motivation à apprendre dans ce nouveau système pédagogique est donc une exigence faute de quoi l’étudiant ne peut être autonome.
72C’est un tout autre apprentissage qui est exigé en Suisse, qui confronte leur culture, qui va bousculer leurs valeurs, ce qu’il y a de plus profond en eux, comme l’affirme cet étudiant :
Et, on arrive dans un système où on nous dit « toi aujourd’hui tu fais l’animateur »…, en première année on nous stimule un tout petit peu et après c’est nous seuls qui décidons qui fait quoi, donc je vais dire que les gens qui n’ont pas fonctionné comme ça, c’est un autre apprentissage à faire parce que ça va toucher leurs habitudes, ça va les bousculer dans les choses qu’ils ont de plus profond, en même temps, il faut se battre pour comprendre ce système qui est nouveau parce que nous on n’a pas eu ce système d’enseignement avant, en même temps il faut savoir qu’ici la parole, il faudrait la prendre, il faudrait souvent se sentir concerné, le groupe ne va absolument pas dire « je passe la parole à telle personne », ça doit être interactif, et nous l’interactivité, on ne l’a pas apprise ; peut être qu’on est trop nombreux pour se le permettre aussi dans nos salles de classe. (NO2GR1, 51)
73Si nous tenons compte que certains étudiants africains ont une difficulté supplémentaire relativement à leur processus d’apprentissage de par leur appartenance culturelle différente, il s’agirait de pouvoir identifier leur cadre culturel, les valeurs ayant influencé leur mode de vie afin de contribuer et faciliter leur intégration. Il nous semble indispensable de comprendre que ces étudiants doivent également faire l’apprentissage du système de formation suisse et de ce qu’il signifie, c’est-à-dire prendre des décisions, prendre la parole, se sentir concerné et être interactif. Ceci bouscule leurs habitudes puisque chez eux, ils ne doivent prendre la parole que lorsqu’elle leur est donnée ; signe de respect chez eux, signe de manque de motivation et de non investissement chez nous.
74Tout comme le fait de prendre des décisions dans un stage, chez eux ce sont particulièrement les personnes responsables ou formées qui prennent les décisions alors que dans le pays d’accueil, c’est de la responsabilité de l’étudiant qui se forme et c’est un signe d’autonomie, de prise de responsabilité et d’investissement dans son apprentissage.
75Ces étudiants sont donc constamment en tension entre les manières de se comporter qu’ils ont apprises dans leurs systèmes d’éducation originelle et scolaire et celles du système de formation en Suisse.
76Ces notions questionnent l’identité de la personne mais aussi le rapport au savoir des étudiants. Ces éléments font partie du processus d’acculturation et nécessitent un temps d’adaptation. C’est pourquoi, les difficultés d’apprentissage rencontrées à ce niveau demandent à être reconnues par les enseignants mais aussi par le système de formation qui accueille ces étudiants. Apporter des solutions à ce niveau en tant qu’institution et qu’enseignant, c’est s’inscrire dans l’interculturalisation de la formation.
77Le rapport à l’autorité est également une valeur éducationnelle familiale et scolaire pour les étudiants venant d’Afrique, le maître et l’aîné sont ceux qui savent, dont les savoirs sont incontestables. Redire par cœur ce que le maître a transmis fait partie de leur scolarisation alors qu’ils suivent une formation dont la réflexivité, l’autonomie en sont la base, où l’esprit critique d’articles, de livres et l’argumentation personnelle sont très importantes. Des enseignants le relèvent :
En situation de cours par exemple, il y aura rarement une intervention du jeune africain, en direct. Par contre, il pourra intervenir en aparté. Mais c’est comme si intervenir en cours n’était pas autorisé. Et pourtant ils le voient faire comme les autres, d’ici. (NO4E2, 70)
Le maître est aussi l’autorité, et on ne l’interrompt pas… et ils sont parfois très choqués du comportement des étudiants, enfin de nos étudiants d’ici, vis-à-vis de nous. (NO4E2, 84)
78Dans le système de formation HES l’enseignant est présent pour faciliter l’apprentissage de l’étudiant, pour aider ce dernier à évoluer lorsqu’il se trouve dans la zone proximale de développement selon Vygotzky : manier les concepts et non distribuer ses connaissances à apprendre par cœur et à redonner sans appropriation et recherche de sens par l’étudiant.
79Le rôle de l’enseignant n’est donc pas perçu de façon identique que ce soit ici ou en Afrique subsaharienne.
[…] surtout le rapport étudiant-prof qui est fondamentalement différent. Alors là, c’est le prof qui sait, il a tous les pouvoirs, et l’étudiant il est là pour comprendre et absorber ce que dit le prof et donc c’est une situation totalement décalée. Un rapport de pouvoir qui est fort, pas droit à l’erreur, car l’erreur est tabou faut pas la montrer et le prof est là pour nommer les erreurs et pour empêcher l’étudiant d’y arriver. (NO2E 318)
80L’étudiant africain se retrouve face à un professeur ayant des attentes de lui y compris celle d’avoir un esprit critique sur sa façon de voir ou de présenter les choses ; il attend que l’étudiant amène des connaissances autres ou complémentaires à celles qu’il enseigne. L’étudiant d’Afrique subsaharienne se retrouve encore une fois en tension, il doit faire les choix de ce qu’il va apprendre, critiquer ce que l’enseignant lui dit, alors que lui-même attend cela de l’enseignant. Ces enseignants le notent dans les extraits suivants :
C’est quelqu’un qui vient d’arriver en Suisse, ça faisait à peine une année et demi qu’il était là et c’est pas le premier avec lequel je travaille. J’ai identifié souvent ce rapport prof-étudiant qui était vraiment « dis moi ce que je dois savoir, toi tu sais » ça c’est une phrase qu’ils disent souvent et « dis-moi ce que je dois apprendre et je l’apprends ». Et il sait pas comment faire, et il dit : « dis-moi ce que je dois faire » ; il sait pas, il est vraiment sous les ordres. (NO2E1, 107)
Avec les autochtones, il faut créer un lien de confiance alors qu’avec eux il faut le conserver, le renforcer, ils veulent être réconfortés, être sécurisés alors que nous on nous dit « attention, il faut donner l’autonomie, l’indépendance » mais eux, il faut pas parce qu’ils sont coupés du monde, totalement isolés, ils savent plus comment faire, donc c’est tout l’inverse qu’il faut faire avec ces gens et c’est délicat, il faut pas non plus qu’ils se sentent trahis. (NO 2E1, 342)
81Cet enseignant remarque qu’il se situe dans une position délicate par rapport à ce qu’il est nécessaire de mettre en place pour les étudiants : il s’agit de fonctionner autrement avec les étudiants africains car le fait d’exiger l’autonomie peut les mettre en difficulté, les insécuriser. Si nous sommes conscients de cela, nous pouvons adapter nos stratégies pédagogiques et exiger l’autonomie petit à petit afin de favoriser l’intégration de ces étudiants dans notre système de formation. En revanche, pour ce praticien formateur, le fait d’être dans une position hiérarchique supérieure est un atout car cela signifie que ce qu’il dit sera entendu :
Je dirais encore mieux, je suis praticien formateur et responsable de service donc il y a peut-être une notion d’autorité. De l’autorité du formateur qui a une exigence et de l’autorité de la gestion, du responsable, donc pas de souci. (NO1PF1, 146)
82Pour les étudiants « africains », le problème de tiraillement entre leurs propres valeurs et les valeurs du pays d’accueil est sans cesse activé alors qu’ils sont déjà dans une situation d’identité personnelle conflictuelle, ce qui peut ne pas faciliter leur adaptation. Un praticien formateur en parle ainsi :
J’avais beaucoup de peine à rentrer, à ce qu’il s’oppose à moi sur certaines choses, il ne s’opposait jamais, il n’était jamais en opposition en fait, ou en contradiction même sans s’opposer forcément, mais il était toujours en accord d’une certaine manière, et cela je lui ai dit plusieurs fois, je lui avais dit, qu’il pouvait aussi avoir son opinion, que peut-être lui, que quand après il était sur le terrain, il avait une autre vision que moi je n’avais pas forcément, qu’il puisse aussi lui aussi affirmer des choses. (NO3PF3, 163)
Encadrement pédagogique
83Selon Charlot, les rapports à soi et à l’autre sont indissociables de la construction d’une sociologie du sujet. Ainsi,
il y a là […] un principe fondamental pour comprendre l’expérience scolaire et pour analyser le rapport au savoir : l’expérience scolaire est, indissociablement, rapport à soi, rapports aux autres (aux enseignants et aux copains), rapport au savoir. (Charlot, 2002, p. 52)
84Dans l’appropriation des connaissances, la maîtrise d’une nouvelle activité, nous ne pouvons faire l’impasse de nous interroger sur le lien pédagogique existant entre l’enseignant et « l’élève », l’étudiant. Si l’étudiant est une pièce maîtresse dans son appropriation de nouveaux savoirs, est un sujet situé dans les rapports sociaux et dans son rapport identitaire, la notion de rapport épistémique, quant à elle, inclut également la maîtrise et la régulation de la relation.2 Nous postulons que cette relation se joue, bien entendu, dans les deux sens et il est intéressant de voir ce qu’en disent les différents acteurs de notre recherche. Nous nous pencherons plus particulièrement sur l’encadrement pédagogique.
85Ce dernier se vit de manière distincte selon qu’il a lieu dans la situation de duo pédagogique ou lors de périodes d’enseignement. Pour ces dernières il faut relever que le basculement dans les programmes HES dès 2002 a amplifié, dans plusieurs écoles des domaines de la santé et du travail social, les cours donnés en auditoire devant une assemblée de quatre-vingt voire plus d’étudiants. Dans cette dernière situation il est désormais très difficile à l’enseignant de porter une attention particulière à chaque étudiant. Ce fait est relevé par la majorité des tuteurs interrogés. Une personne dit néanmoins que, tout on n’ayant pas assuré un rôle de tutrice avec des étudiants de notre public, elle les voit en classe « et je suis surprise, je me laisse surprendre par le type de questions parfois » (NO4E3, 374). De même, en lien avec la vision du Monde qui est différente, la
manière de tourner les questions, dans la manière d’interroger quelque chose qui n’a pas lieu d’être pour tout le monde ou la majorité, qui paraît parfois d’un banal ou alors d’un tellement compliqué que cela n’a pas lieu d’être évoqué. C’est parfois dans les deux extrêmes. (NO4E3, 162)
En enseignement
86Les avis divergent face au fait que ces étudiants soient un atout ou un obstacle dans les cours… En termes d’obstacles une enseignante relève que :
C’est quand ils sont trop nombreux dans un même groupe. C’est à dire qu’ils se retrouvent et puis que quelques fois ils veulent toujours qu’on les, comment dire, c’est comme s’ils n’arrivaient pas à s’assimiler. C’est comme s’ils n’arrivaient pas à se dire, oui d’accord mais là je ne suis pas en Afrique, je suis en Suisse et je vais devoir me confronter à une clientèle principalement suisse ou vivant ici et c’est comme s’ils voulaient par dessus tout transposer leur lieu d’origine à ici. (NO4E2, 292)
87Et pourtant, cette même enseignante évoque peu avant « qu’on leur demande beaucoup de s’adapter à nous. Je trouve qu’il devrait y avoir un mouvement vers eux ». (NO4E2, 172)
88Entre obstacles et atouts nous pouvons énoncer les propos d’une enseignante : « ils sont dans un groupe, ils sont différents, ils parlent différemment, ils sont plus lents, ils prennent peu la parole, ils sont très sages et dociles » (NO2E3, 167).En appui de cette remarque une enseignante d’une autre école affirme
qu’ils ont un rapport à l’autorité qui correspond peut-être mieux à moi comment j’aimais enseigner il y a encore 5-10 ans […] où on pouvait enseigner dans une certaine forme de tranquillité, enfin un certain cadre qui est en train de se perdre d’une manière incroyable avec nos jeunes. (NO4E2, 202)
89Une autre enseignante a été également frappée par la
façon retenue d’être, par rapport à nos étudiants […], une façon très imagée, enfin où les valeurs prenaient beaucoup de place […]. Il y avait toujours beaucoup de valeurs, de respect, enfin on dirait qu’elle faisait un discours et pas ce qui partait d’elle directement. (NO2E2, 16)
En séance de tutorat
90Face à un étudiant en difficulté qu’elle que soit son origine, plusieurs enseignants mentionnent la question du « sens » ; que ces difficultés « fassent sens pour la personne » (NO3E1, 72). Il apparaît primordial de
renvoyer l’étudiant à penser par lui-même d’abord, comme avec d’autres, j’ai la même réaction […] Redonner sens à la question professionnelle en tant que telle. Des fois c’est plus tordu, mais au fond la résolution du problème est la même. (NO4E3, 83 et 96)
91Cette enseignante évoque l’obstacle que peut être une autre vision du Monde et il est important pour elle de passer par « l’explicitation chez l’étudiant de sa compréhension des phénomènes […] c’est pédagogique, la réponse c’est passer par eux ». (NO4E3, 406)
92Ces questionnements se passent dans le dialogue et l’échange entre le tuteur et l’étudiant. Nous pouvons évoquer, comme Giordan (1988) la reconstruction du schéma explicatif :
[…] la modification d’une conception, qu’il s’agisse d’un simple renforcement ou de l’adhésion à une autre conception, ne peut être contrainte par un discours argumentatif direct. L’individu doit participer en reconstruisant partiellement son schéma explicatif. […] On ne peut convaincre quelqu’un – y compris un élève – qu’en le laissant libre d’adhérer à la nouvelle idée. Pour faire accepter une autre représentation du monde ou d’un phénomène, l’enseignant doit fonder ses arguments sur des idées et sur des valeurs partagées par l’élève. (Giordan, 1988, p. 121)
93Il serait peut-être encore plus percutant, selon nous, de pouvoir co-construire tout schéma explicatif face à une situation professionnelle ou face au rôle professionnel dans une interpellation réciproque pouvant encourager les deux partenaires à se décentrer. Une enseignante, à travers l’exemple de l’écriture comme porte d’entrée, peut illustrer notre propos :
Je trouve qu’il y aurait peut-être à trouver un moyen pour l’écrit et […] d’avoir un appui là-dessus. Pas seulement pour que l’étudiant soit bien formaté à la manière qu’on pense ici ; moi je trouve que c’est une belle manière de comprendre une culture pour pouvoir rentrer dans sa manière d’écrire et inversement si on avait la possibilité que des étudiants d’une autre culture puissent nous montrer en fait une situation sociale ou quand on passe dans une autre manière d’écrire et qu’il y ait un échange là-dessus. (NO3E3, 493)
94La même personne souhaiterait, si elle avait plus de temps, être
encore plus attentive aux différences, de connaître le rapport au religieux, en fait. […] Aux symboles. […] Il y a des choses que je ne comprends pas, […] c’est en rapport avec la famille, et là, la religion dans le sens de la culture. Là, je me dis si on veut comprendre quelque chose on devrait pour être plus affiné, entendre ce que l’autre nous dit. […] C’est peut-être quelque chose qui serait intéressant pour nous. (NO3E3, 516)
95Nous pouvons rapprocher ce témoignage de la question du sens abordée par Charlot (2002, p. 64) :
A du sens un mot, un énoncé, un événement, qui peut être mis en relation avec d’autres dans un système, ou dans un ensemble ; fait sens pour un individu quelque chose qui lui arrive et qui a des rapports avec d’autres choses de sa vie, des choses qu’il a pensées, des questions qu’il s’est posées. Est signifiant (ou, si l’on accepte cet élargissement, a du sens) ce qui produit de l’intelligibilité sur quelque chose d’autres, ce qui éclaire quelque chose dans le monde. Est signifiant (ou, cette fois encore par élargissement, a du sens) ce qui est communicable et peut être compris dans un échange avec d’autres. Bref, le sens est produit par une mise en relation, à l’intérieur d’un système ou dans les rapports avec le monde ou avec les autres
96Du témoignage précédent nous retiendrons deux éléments qui nous paraissent centraux : la nécessité de se décentrer et la question du temps nécessaire à un travail d’accompagnement approfondi dans les séances de tutorat ou également entre praticiens formateurs et étudiants. Le temps semble effectivement manquer à plusieurs enseignants et praticiens formateurs lorsqu’ils sont face à des étudiants qui ont des difficultés, que cela soit de compréhension, de communication, d’organisation, etc. Une enseignante privilégie l’entretien individuel pour tout étudiant,
Le face-à-face, il faut pouvoir entrer une peu plus dans la situation pour comprendre qu’est-ce qui ne va pas, parce qu’il y a des problèmes, peut-être effectivement de représentations du monde scolaire et du monde professionnel, mais il y a aussi des difficultés d’organisation, il y a peut-être le stress à l’emploi, il y a peut-être différentes choses qui interviennent. (NO3E2, 92)
97De même dans un groupe d’étudiants interrogés cette ouverture des enseignants et praticiens est mentionnée comme primordiale :
Je pense que les formateurs ou les maîtres de stage devraient aider, avoir cette capacité d’échange, de poser des questions aux étudiants, qu’est ce qui vous arrive, pourquoi vous vous comportez comme ça, ces questions n’existent pas, c’est rare de trouver des formateurs praticiens ou des référents qui s’intéressent à comprendre dans la peau de l’autre. Et moi je pense que devant les étrangers, il faut avoir cette capacité, c’est vraiment la base. (NO4GR1)
98Le facteur relationnel est important ; selon une enseignante cela demande « beaucoup d’apprivoisement […] le temps et le facteur relationnel autour d’objets et d’intentions » (NO4E1, 78). Un autre enseignant va encore plus loin pour que la confiance perdure avec l’étudiant :
Je ne travaille pas l’accompagnement formatif si je dois faire l’évaluation sommative avec quelqu’un de la communauté africaine […] après il y aurait une rupture qui se créerait entre le professeur et l’élève. Ce sont des gens [le public cible] qu’il faut absolument accompagner de manière très forte, établir un lien et le conserver, un lien humain, pour eux c’est un point fort. (NO2E1, 580 et 369)
99Ce même enseignant ajoute :
Il faudrait des moyens beaucoup plus importants ; il faudrait préparer les stages parce qu’ils ne sont pas dans une dynamique d’étudiant qui doit questionner, être autonome, apprendre seul, démontrer rapidement des apprentissages et il leur faut beaucoup d’exemples, d’explications, c’est donc tout l’envers de ce qu’on a donné dans les lieux de stage. Donc, tout est à l’envers donc, à mon avis nous sommes tous mis dans un système qui fait que ces gens souffrent et nous ça nous procure des interrogations, du temps plus important à consacrer et des choses difficiles à vivre… (NO2E1, 405)
100Cet enseignant s’investit énormément dans sa tâche ne comptant pas ses heures mais il avoue ne pas pouvoir continuer ainsi et qu’il s’agit de voir en équipe les solutions à mettre sur pied. Un praticien formateur du domaine de la santé mentionne également qu’il y a peu d’heures pour effectuer convenablement le travail d’accompagnement.
101A contrario un étudiant mentionne qu’il met de la distance avec son tuteur, mais son avis reste isolé dans nos entretiens :
[…] moi je n’ai pas des problèmes d’intégration, je vais vers les gens, je parle, c’est clair parce que j’ai remarqué que quand tu veux te confier on prend ça toujours d’une autre façon, c’est pourquoi moi ici à l’école, les trucs de tuteurs, de conseillère aux études, je mets un frein, chaque fois que tu te confies, tu es toujours mal analysé, de façon que je mets un frein, je ne vais jamais voir la conseillère. (NO2GR2)
102Dans un groupe d’étudiants la question du temps nécessaire est également évoquée :
Il y a une autre qui est notre coach, ça signifie que quand tu as un problème tu essaies de la voir mais elle a tellement de travail, moi je suis allé la voir trois fois, elle était trop prise, elle m’a dit je n’ai pas de temps. (NO2GR2, 891)
Il y en a qui prennent le temps il faut bien expliquer, il y a des étudiants qui ne savent pas faire le lien entre la théorie et la pratique, elle nous a bien expliqué, elle prend le temps de nous expliquer, quand tu maîtrises le lien entre la théorie et la pratique, tu comprends très bien, moi je crois que ça dépend de l’enseignant. (NO2GR2, 740)
103Pour le second point, la décentration, elle apparaît, selon les étudiants, comme une constituante primordiale des échanges pédagogiques. Néanmoins cela transparait de manière plus répétée dans un des sous-groupes d’étudiants. Citons quelques uns de leurs propos :
Ici nous sommes dans une formation où il faut tenir compte de beaucoup de choses, c’est-à-dire la personne, de la représentation alors qu’on voit que les profs ne tiennent pas compte de nos cultures. (NO2GR1)
Moi je trouve que c’est important que les prof soient aussi formés pour pouvoir aussi encadrer des étudiants étrangers parce que l’idée d’une école c’est quoi, c’est de faire réussir les gens, c’est de former les gens, ce n’est pas de mettre les gens en échec et dire je m’en fous, tant que la personne est raciste et que ça ne me touche pas je m’en fous, qu’on me considère comme un étudiant à part, peut-être qu’ils connaissent mal, je ne sais pas, l’esprit africain ou le développement africain, que les prof soient formés et qu’ils arrivent à prendre en charge chaque étudiant, là, par rapport où il est, et l’aider à réussir, ne pas le décourager, l’aider à aller plus loin et ne pas lui faire perdre beaucoup de temps. (NO2GR1)
Je voulais ajouter que quand il y a aussi un problème de compréhension, il faut aussi voir si l’autre fait un effort pour te comprendre, parce que moi quand je prends la parole avant même d’arriver au fond de ma pensée, le prof dit, « tu veux dire ça ». (NO1GR1, 94)
104Quels sont les points d’achoppement relevés par les enseignants et les praticiens formateurs dans leurs séances de suivi individuel des étudiants ? Comment tentent-ils d’y répondre, avec quelles stratégies pédagogiques ?
105Concernant la compréhension, que cela soit à travers les mots utilisés ou la manière de communiquer, certains termes ou concepts, pas toujours explicites, sont travaillés en demandant à l’étudiant de le réexpliquer (comme par exemple le terme processus qui peut être mal interprété), de même relativement au fait que tout en parlant la même langue des mots n’ont pas la même signification ; La méthode du feed-back est utilisé : « A chaque fois je leur disais “tu comprends ce que je veux te dire, dis moi ce que je te dis”, je lui demandais si il avait bien compris ; je lui demandais un feedback » (NO1PF, 230) ; un enseignant, quant à lui, simplifie et verbalise d’avantage tout en mentionnant qu’il n’a pas besoin d’outil d’accompagnement spécifique face à notre public cible. (NO1E3, 70)
106Il est fait mention également de l’importance de resituer la question ou une situation dans le contexte suisse. Une enseignante met particulièrement en exergue le fait que ces étudiants peuvent rester essentiellement dans la description :
Je les coupe chaque fois qu’ils décrivent, qu’ils expliquent. Je coupe, coupe, coupe parce que c’est des grands dissertant, expliquant, donc je coupe, coupe, coupe et je travaille sur l’explicitation, l’argumentation […] et qu’ils arrêtent de m’expliquer tout ce qu’ils font, parce que sans cela ils partent là-dedans. (NO4E1, 113)
107Certains tuteurs et praticiens formateurs mentionnent que les étudiants peuvent rester relativement silencieux en duo pédagogique et qu’il s’agit d’aller « les chercher » :
Je ne sais pas eux, quels sont leurs sentiments par rapport à un P. F., mais moi j’ai senti toujours une espèce de distance très, très respectueuse. Ils ont beaucoup de peine à tutoyer… et il y a peu de question qui sortent des entretiens. Ils ont beaucoup de peine si on leur explique quelque chose ou si on leur pose des questions, ils ont beaucoup de peine à continuer… c’est des « oui », « est-ce que tu as compris ? », « oui », « et qu’est-ce que tu as compris ? » et là c’est bloqué. Donc il faut vraiment poser les questions pour les faire redire, reverbaliser pour voir qu’ils n’ont pas compris. (NO4PF1, 263)
108Cet aspect rejoint ce qui a été évoqué dans le chapitre communication interculturelle sur les rapports à autrui et plus particulièrement à « celui qui sait ».
109Afin de faire travailler les étudiants sur des liens concrets avec la pratique, l’utilisation d’outils de divers ordres est mentionnée essentiellement par les praticiens formateurs : faire des cartes conceptuelles, utiliser le dessin, suivre les plans de soin, mettre en place une activité concrètement, observer avec prise de notes, écrire pour la prise de distance, utiliser les fiches de postes et de la charte éthique d’une institution, donner des moyens de s’entraîner à la maison, encourager à aller chercher des explicitations concernant certaines maladies, par exemple sur Internet, etc. Un étudiant mentionne l’appui de son enseignant en cours :
Mon enseignant, quand tu animes à la fin, quand les étudiants partent, tu restes avec lui, il te dit, tu as fait comme ça, prochainement il y a des choses que tu dois améliorer, il te donne le feed back, j’ai apprécié sa manière […] mais si l’enseignant te laisse partir sans discuter, tu vas vivre ça dans la tête. (NO2GR2, 832)
110Deux praticiens formateurs mentionnent spécifiquement l’apport de leur formation de praticien formateur selon deux axes, l’entrée par la porte des compétences et l’acquisition de nouveaux outils pédagogiques :
Heureusement [face à la question si le PF a le même accompagnement], du moment que je travaille sur les compétences je ne me pose plus de question. C’est une acquisition de compétences et terminé…. […] Ce que l’on a appris en cours des PF cela m’a intéressé, cela veut dire on se met sur la fonction et les compétences, ça veut dire apprendre, qu’ils soient noirs, jaunes, verts, ils doivent apprendre la compétence et cette compétence dans l’action, c’est la seule chose que l’on sait. Donc en me référant sur l’action, je ne m’occupe plus du rôle. Et le rôle, c’est là qu’il y a le plus de travail ; et les cultures et compagnie, je le mets de côté, je me limite à la fonction et ça marche très bien. (NO1PF1, 208 et 130).
111L’autre praticien formateur dit se plonger
complètement dans cette pratique réflexive qui est extraordinaire. Ça me passionne moi, mais ça crée le mouvement d’apprentissage. Comme j’avais deux étudiants en même temps, ce côté formateur, le cycle de Kolb et tout ça, on a même fait cela entre les deux étudiants, avec le cycle de Kolb et ça marchait impeccable. Dans l’apprentissage d’une toilette, je fais la toilette, l’étudiant la fait et je remarque que je change aussi ma technique de faire. Des fois, ça change entre les étudiants. On est dans une continuité de formateur-apprenant. (NO2PF1, 390)
Et puis moi c’est pour ça aussi que j’ai voulu faire praticien-formateur, pour avoir des outils, par rapport à des problèmes justement que j’avais rencontrés avec des élèves, où je me suis trouvée contre un mur, et je n’aime pas rester sur un échec avec un élève. Parce que je me pose énormément de questions, me dire « Est-ce que je me suis donnée à fond, est-ce que j’ai vraiment utilisé toutes les ressources que je pouvais avoir ? Est-ce que j’ai vraiment tout cherché ? » […] Un échec avec un élève et je me sens mal, parce que je me dis que l’élève il est mal […]. C’est surtout quand je ne trouve pas un moyen, alors là, je vais tout de suite rechercher dans mes classeurs […]. C’est d’abord savoir comment il apprend. C’est là, je me dis « ah ben t’as peut-être été trop vite, alors hop reviens en arrière, approfondis plus son apprentissage, qu’est ce qu’il a besoin d’apprendre, est-ce que c’est plus visuel, est-ce que c’est plus l’écoute, la théorie, la pratique ? » (NO1PF2, 815 et 439)
112Dans certaines institutions de formation pratique, que cela soit dans le domaine du social ou de la santé, l’accompagnement offert aux étudiants est codifié et décrit de manière précise. L’exemple ci-après, très détaillé, reste cependant, selon nos expériences, assez exceptionnel :
Chez nous c’est très très balisé […] la mission d’enseignement est une des missions de notre institution donc, on a mis sur pied tout un processus d’accueil et d’encadrement pour les étudiants qui est décrit, qui est sur internet, les étudiants y ont accès, donc ils peuvent se préparer au stage avec tout ça. Ils ont tous deux référents, ils ont tous un praticien formateur, ils savent tous où ils vont, ils savent tous les horaires qu’ils vont faire, ils savent tous ce qu’ils vont rencontrer comme situations. (NO4PF1, 159)
On offre le même accompagnement à chaque étudiant […]. Les référents communiquent à l’étudiant soit par oral, soit par écrit, ils ont chacun un classeur qui fait office de bord où l’étudiant pose son auto-évaluation, ses objectifs d’apprentissage, les compétences qu’il veut travailler soit par jour, soit par semaine […]. Donc c’est pour tous la même chose, et puis après on repère ensemble, il y a des co-évaluations, on repère ensemble les difficultés de l’étudiant. (NO4PF1, 355)
113En termes de bilan de cet apport sur l’encadrement pédagogique, nous tenons à souligner que les enseignants et les praticiens formateurs semblent mettre en œuvre le maximum pour soutenir l’apprentissage des étudiants, quelle que soit leur origine. Cependant les moyens, en temps, ne sont pas toujours suffisants selon leurs dires.
114A contrario, certains étudiants, plus particulièrement dans un groupe, estiment qu’il y a un manque de décentration de la part tant de certains enseignants que des praticiens formateurs.
Relations entre pairs
115Les bonnes relations entre les étudiants étrangers et autochtones dans un système de formation sont très déterminantes pour la cohésion du groupe et l’adaptation scolaire de ces premiers. Se sentir accepté au sein de sa classe et entretenir des relations amicales avec ses pairs sont des facteurs qui favorisent l’apprentissage de l’élève. Plusieurs auteurs (Barlow, 2000 ; Crahay, 2000 ; Meirieu, 1993) insistent sur le rôle du travail en groupe dans le processus d’apprentissage. Pour Meirieu (1993),
le groupe a pour but d’aider les individus qui le composent à accéder à un certain degré d’objectivation pour ne pas tirer des conclusions trop hâtives à partir d’une réalité trop subjective. C’est en confrontant leurs points de vue, opinions, etc. que les membres du groupe peuvent accéder à cette réalité plus objective. Le groupe a ainsi une fonction de « régulation intellectuelle. (p. 33)
116Dans les Hautes Ecoles Spécialisées, la formation met l’accent sur le travail en groupe et le tutorat. Les étudiants sont ainsi appelés à collaborer surtout pour des cas pratiques qui exigent des réflexions partagées. Dans notre recherche, nous nous sommes intéressés à la question des relations entre les étudiants d’Afrique subsaharienne et leurs pairs de la société d’accueil concernant les travaux en groupe. A ce sujet, presque tous les étudiants interrogés manifestent un sentiment d’exclusion et évoquent des difficultés à être acceptés par leurs pairs qui sont dues notamment à un manque de confiance de la part de leurs collègues, aux problèmes d’affinité et de compréhension, aux représentations de la vision différente des choses, à la différence d’âge :
C’est vrai que le problème d’affinité et de compréhension et ça ça arrive souvent. Quand on dit de constituer des groupes spontanément, les gens qui ont des affinités se retrouvent, je me retrouve souvent très seul, j’essaie de m’approcher d’un groupe et je leur demande si vous voulez que je sois avec vous, depuis, quand c’est des travaux en groupe, si je peux les faire seul, je les fais seul, je suis plus à l’aise ; il y a un problème de feeling qui se pose, on a l’impression qu’il y a une certaine distance. J’ai l’impression que les camarades de classe, ils essaient de m’éviter le maximum possible pour ne pas m’écarter. Comme dans mes interventions il y a souvent des points sensibles, que je relève, de discrimination que je dénonce quoi. Quand je travaille seul, je suis à l’aise parce que moi aussi j’ai peur de heurter dans mes propos la sensibilité de quelqu’un et que ça a une influence sur le groupe, mais on essaie de se comprendre au maximum, on a travaillé une fois, on a demandé de constituer des groupes et on s’est retrouvé que les trois africains et de faire un groupe. (NO3GR2, 495-510)
Moi c’est lié à plusieurs difficultés dues à l’âge, je ne suis pas vraiment de leur génération, il y a ça et puis je ne tiens pas à m’imposer parce que avec l’âge ils vont dire, elle va venir s’imposer, je leur laisse la place. (NO3GR1, 742-749)
117Il ressort de ces extrais d’entretiens que les relations des étudiants d’Afrique subsaharienne avec leurs collègues sont très complexes et influencées par plusieurs facteurs comme la personnalité de l’étudiant, sa capacité de travail en groupe, sa socialisation. Une interviewée pense par exemple que les difficultés d’intégration des étudiants africains dans le groupe de pairs sont liées aux cultures dans lesquelles ils ont été éduqués et leur processus d’acculturation quand ils arrivent en Suisse.
Moi je pense que c’est un problème qui revient beaucoup dans les tutorats, quand on est en groupe de tutorats, les africains sont réservés, acculturés, les suisses, les occidentaux, ils ont toujours, c’est comme une petite compétition entre les étudiants, les suisses, je dirais que c’est la culture ils parlent plus vite que les autres, ce qui fait que vous avez des objectifs qui ont été élaborés en avance, au retour, elles (suisses ou non étrangers) donnent les réponses… (NO2GR2, 752-769)
118Certains étudiants qui sont conscients de ces problèmes d’intégration estiment qu’ils doivent adopter des stratégies pour s’imposer et être acceptés dans la mesure où ils sont dans une situation minoritaire. Parmi ces stratégies, ils évoquent la demande directe, le fait de susciter un intérêt particulier en parlant de son parcours personnel.
Moi, j’ai déjà remarqué ça depuis la rentrée, déjà il y a eu des groupes qui se sont formés au départ, et les africains restent trop de leur côté dans ce cas là. C’est clair que c’est à nous puisque nous venons de loin, c’est à nous d’aller devant parce que s’ils ont des préjugés, c’est normal ils ont grandi avec, si on reste de notre côté ils vont toujours garder ces préjugés, c’est à nous d’aller vers eux. Il y a quand même des gens qui acceptent, tout le monde ne peut pas accepter mais il y a quand même des gens qui vous acceptent. (NO2GR2, 983-993)
Mais moi en atelier clinique quand on dit répartissez vous, je pars toujours là où il y a les blancs, vous faites le bruit ce n’est pas là mon problème, moi je me mets là et je dis « je fais avec toi », c’est comme ça que je fais dans des ateliers cliniques et ça marche, si après ils disent n’importe quoi moi j’ai déjà fait ce que je devais faire, je m’en fous de ce qu’on va dire après la suite. (NO2GR2, 976-982)
119Les relations des étudiants d’Afrique subsaharienne ne se limitent pas seulement aux travaux en groupe, elles concernent aussi l’amitié dans son sens le plus fort, c’est-à-dire un ami considéré comme
une personne liée à une autre par une intimité et une bienveillance mutuelles qui ne se fondent ni sur la parenté, sur l’attrait sexuel, ni sur l’intérêt ou les convenances sociales, quittent à reconnaître l’interférence de ces facteurs. (Maisonneuve & Lubomir, 1984, p. 178)
120La majorité des étudiants nous ont malheureusement avoué leurs difficultés à se faire des amis parmi les collègues de l’école du pays d’accueil. Cette situation est mal vécue par certains qui expérimentent la solitude et la séparation :
La question qui revient toujours est que les africains sont lents, ne parlent pas, ne veulent pas s’intégrer, moi je pense que quand je venais de chez moi, j’étais quelqu’un de très gaie, de sociale, je parlais avec tout le monde, mais depuis que je suis là ce n’est pas la même chose parce que tu vas vers les étudiants mais ce n’est pas facile, moi je vais vers eux, je me dis bon je dois m’intégrer dans la société mais à chaque fois, tu sens toujours que tu es à l’écart, tu es à côté ; moi, ça m’énerve quoi et je suis devenue quelqu’un de très colérique à un moment donné j’ai failli abandonner et partir chez moi. (NO2GR2, 368-378)
[…] par exemple il y a celles qui se voient ensemble dehors mais tu te dis, je traîne tout le temps avec les filles à l’école mais les sorties en dehors je ne suis pas informée, d’un côté, tu te dis je suis bonne pour répondre aux questions à l’école, je suis bonne à l’école mais quand il faut faire les sorties dehors, je ne suis pas informée après on se dit, merde quoi, je reste dans mon coin. Moi, je trouve que c’est frustrant, […] je suis désolée de dire que je ne peux trouver quelqu’un avec qui je peux passer un après midi en confiance avec qui je peux tout partager ; moi je trouve que c’est frustrant de se dire que tu vas vivre dans un pays où tu ne pourras pas avoir ce genre de relations. (NO4GR1, 786-798, 805-811)
121La situation de ces deux étudiantes soulève leur souffrance causée par un manque de relations amicales sérieuses avec les membres de la société d’accueil ; ce qui peut avoir des conséquences sur leur apprentissage. Les recherches en psychologie sociale montrent en effet que l’amitié est une valeur sociale qui remplit deux fonctions majeures : la communication et l’entraide. Par la communication, l’amitié évite la solitude et permet l’échange et l’intimité. L’entraide s’exerce sur le plan matériel et moral et permet aux amis d’affronter les difficultés qu’une seule personne ne peut surmonter comme le souligne l’adage c’est dans le malheur qu’on compte ses vrais amis. (Maisonneuve & Lubomir, 1984)
122Le discours des enseignants et des praticiens formateurs interviewés vont dans le même sens que celui des étudiants sur certains aspects relatifs au le travail en groupe et à l’intégration dans l’école de manière générale. Certains praticiens formateurs reconnaissent les difficultés auxquelles ces étudiants se trouvent confrontés et essaient d’y travailler pour que ces derniers se sentent intégrés dans la classe :
Effectivement quand on arrive ici, on aura le travail en groupe, donc de trouver des solutions, de prendre part au débat, c’est vrai que souvent des étudiants africains souvent, ils sont trop coincés ou ils n’osent pas… donner leurs idées se disant comment ça va être perçu, est-ce que je suis en faute, je m’exprime comme il faut, ce qui fait que des fois ils se retiennent par ce que voilà ! (NO1PF3, 62-67)
En stage, c’est quelque chose qui n’existe pas parce que ils sont souvent seuls dans un institut, moi ce que je fais dans un travail de groupe, les groupes sont imposés, donc ils ne restent pas seuls ils sont intégrés dans un groupe, et souvent là en première année, on a deux étudiants africains, il y en a un qui est bien intégré, vraiment je ne vois pas de différence avec les autres, l’autre c’est un peu difficile mais c’est un étudiant qui est plus âgé, qui a un parcours plus important, qui refait son année, qui a déjà un statut un peu différent parce qu’il est différent, il a un statut différent parce qu’il est déjà père de famille, il a déjà 30 ans alors que les autres ce sont des jeunes de 20 ans, donc déjà par son âge, son statut de redoublant, à mon avis il n’est pas considéré par le groupe au même titre que les autres mais ce n’est pas le fait qu’il soit africain, c’est le fait qu’il est père de famille, qu’il est plus âgé. (NO5PF, 229-239)
123Les témoignages des étudiants et des professionnels nous interpellent sur l’intégration des minorités dans la classe et de leurs relations avec leurs collègues de la société d’accueil. Pour leur permettre de bien suivre leur formation sans difficultés et de sentir acceptés par la majorité, il importe de favoriser leur intégration non seulement dans l’école mais aussi dans la société de manière générale en leur donnant le temps de s’exprimer, en essayant de comprendre leur difficultés et en facilitant la communication et l’amitié avec les autres étudiants du pays d’accueil. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas de certains professionnels qui créent les divisions au sein du groupe comme le laisse entendre cette étudiante lors de notre entretien :
Moi, ce qui me dérange c’est qu’il y a une irakienne qui est ici, qui est étrangère et qui se met toujours avec nous mais une fois sa professeure lui a dit pourquoi tu es toujours avec ces africaines, en plus de ça ils sont tout le temps en échec, tu ne le mérites pas, il faut aller voir d’autres personnes qui vont apporter d’autres choses. (IÉ1, NO2GR, 966-970)
124Les professionnels devraient éviter ce genre de jugements en offrant l’opportunité aux étudiants étrangers ou minoritaires de collaborer avec les autres et d’être créatifs. En effet, comme le souligne Abric (1984),
si la majorité entraîne un changement dans le sens d’adoption de son propre point de vue, la minorité quant à elle déclencherait un processus d’influence moins visible, mais qui déboucherait sur des idées nouvelles, différentes, elle favoriserait la créativité. (p. 198)
Rapport au temps
Le temps est une notion qui semble aller de soi et qui s’impose à nous. Notre conception commune (aristotélicienne) reçoit le temps comme donné. Mais Augustin énonce la difficulté de penser le temps : « Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus ». A cause de cette impossibilité à penser le temps de façon homogène, on a placé le temps dans plusieurs cases : le temps physique qui sert à penser le mouvement, le temps métaphysique ou le temporel, conçu en opposition à l’éternel, le temps anthropologique qui est le temps de l’action et du langage, le temps historique et économique qui utilise la chronologie pour classer le temps en époques, en cycles, en tendances, le temps vécu3…
125Selon Pelletier (2001), les grecs avaient deux mots pour parler du temps : chronos qui est le temps programmé, le temps linéaire, le temps répétitif, celui qui fait le jour, qui fait la nuit, qui fait les saisons, ce temps qui fonde le calendrier, nous permet d’organiser notre agenda, et kaïros qui représente l’occasion, l’événement qui vient déprogrammer chronos, qui met chronos dans tous ses états, un temps inédit qui peut créer une rupture à chaque instant. La perception du temps n’est pas la même dans l’occident où il est pensé de façon linéaire que dans les pays orientaux où un temps circulaire est pensé. Il n’est pas le même non plus pour la nouvelle génération qui a un rapport au temps sous l’angle du kaïros c’est-à-dire sous l’angle de l’événement, que pour l’ancienne génération ayant un rapport au temps plus au niveau de la programmation et de chronos. Ce qui fait que notre rapport au temps dépend de multiples facteurs tels que notre origine, nos centres d’intérêt, notre attitude face à la vie.
126La construction de la notion du temps se passe à la fin de la petite enfance, vers sept ans. Auparavant, l’enfant vit son temps propre. Vers sept ans, il découvre la mesure du temps, il a déjà appris à lire l’heure. Selon Piaget, l’enfant accède à cet âge-là, au stade de l’intelligence opératoire et devient capable de structurer, de coordonner les représentations mentales. C’est également à cet âge qu’il va à l’école. Il accède aussi, « graduellement, à une “maturité de temps” qui se consolide jusqu’à l’âge adulte, en prenant conscience de trois aspects étrangers au monde de la petite enfance :
Le temps a une mesure sociale qui ne correspond pas aux événements et rythmes affectifs.
La réalisation d’un projet implique un travail de visualisation de tâche déterminée.
La réalisation d’un projet implique un travail de planification. Elle suppose que certaines choses soient faites avant d’autres (sériation) (Delivre, 1997, pp. 28-29)
127L’enfant abandonne alors la pensée magique que les choses vont arriver parce qu’il désire qu’elles arrivent. Il doit alors apprendre à s’organiser et apprendre à respecter le temps selon l’organisation scolaire.
128L’école a pour mandat de conditionner l’élève à la ponctualité et ce conditionnement a modifié le rapport au temps de l’individu en lien avec celui des exigences sociales modernes. Toutefois, l’école n’a pas les mêmes exigences partout dans le monde.
129Les trois populations ayant participé aux entretiens lors de notre enquête ne parlent pas non plus de façon identique du temps et ont un rapport au temps adapté à leur rôle professionnel. Le sens donné au temps à l’école est plus souple que dans les milieux de la pratique professionnelle où l’urgence peut venir à tout moment rappeler un rythme beaucoup plus soutenu. Voici ce que les populations nous disent à ce sujet ; une enseignante affirme :
Il y a deux rythmes : il y a le rythme de vie, cet espèce de… de on est toujours pressé ici, ils nous disent, vous êtes tout le temps pressé, mais tranquille, moi je n’ai pas ce rythme ils me disent, en tout cas les étudiants que j’avais en tutorat, ici c’est une pression, on n’a même pas moins de temps parce que le temps il est le même. (NO4E1, 588)
130Des étudiants confirment ce « temps » différent :
Ce qu’elle vient de dire, on a deux mondes en face ; nous, on dit on a le temps, quand on voit ici, tout va vite, tout court, on peut avoir des problèmes, déjà le fait de s’adapter à ce rythme de vie là qui est vraiment pour nous à double vitesse. (NO3GR2, 46)
Surtout que l’esprit n’a pas aussi l’habitude de fonctionner très rapidement, c’est ça aussi l’apprentissage, c’est-à-dire ici ça va vite, moi je me souviens pour connaître là j’avais besoin de regarder comment me positionner, le soleil, la lune, là tu connaîtras l’heure ou le début du soleil mais ici on ne regarde pas dehors il faut regarder l’heure, tout à coup il faut réagir spontanément, les personnes de cultures différentes, africaines, n’ont pas l’habitude d’être sollicitées autant. (NO3GR2, 57)
131En Occident, nous avons une perception du temps qui nous vient de l’Antiquité, d’un Aristote obsédé par le classement des choses à un Taylor qui veut nous persuader que le travail répétitif et planifié est la base de la richesse et du bonheur. (Delivre, p. 70) Selon Delivre c’est dans les siècles suivants que la notion de temps est devenue si rationnelle que la croyance était que si l’on gérait, planifiait bien son temps tout était possible, et que si nous travaillions efficacement, la raison pourrait maîtriser l’Univers. Rien faire est alors gâcher ce temps si précieux. Cette vision du temps renforce la tendance au manque de sérénité car la vie est tournée vers l’économie, le marché du travail. Toutefois, cette approche du temps ne comporte pas que des méfaits, elle est bénéfique pour inscrire des projets et les réaliser grâce à des objectifs bien planifiés, elle permet de structurer le temps. Mais comme nos groupes d’acteurs n’ont pas la même notion du temps, ce qui est le cas des « africains », cela peut poser des problèmes, car ils ont plus une philosophie du temps de l’instant, où les choses arrivent si elles doivent arriver. C’est ce que cet étudiant semble nous dire lorsqu’il dit regarder le ciel, le soleil, mais voilà il est attendu à telle heure, heure de la montre, occidentale. Il ne s’agit pas d’un problème de volonté, ni de capacité mais simplement d’une façon différente d’interpréter le monde. Un proverbe africain dit : les blancs ont l’heure, mais n’ont jamais le temps alors que dans leur pays d’origine, selon Ndaw (p. 85),
le temps fait aussi partie de l’ordre naturel des choses : il ne faut ni le forcer, ni le contredire. […] mais se précipiter, forcer l’allure des choses de son plein gré, c’est se mettre, vis-à-vis de son propre destin, en état d’opposition comme vis-à-vis de l’ensemble des structures et des forces de la nature.
132C’est cette perception antinomique du temps que doivent vivre les étudiants d’Afrique subsaharienne lorsqu’ils arrivent en Europe car le sens donné au temps n’est pas le même pour eux, ni pour les enseignants, ni pour les praticiens formateurs. Ce sens donné différent peut poser certaines difficultés tant aux uns et aux autres, que ce soit au niveau des rendez-vous ou au niveau des délais fixés pour rendre des travaux.
La compréhension aussi des délais… C’est pour cela que la jeune fille moi quand je lui dis je vous attends le 13 mai à 7h. Pour elle si elle arrive à 8h, c’est 7h, c’est la même chose si vous voulez. Et puis moi, j’ai dû me rendre compte que quand je disais 7h, moi, je l’attendais à 7h mais elle, quand elle arrive à 8h elle n’est pas tellement… Je me rends compte qu’il y a une autre compréhension et puis pour elle on a le temps. (NO4E2, 350)
133Ce qui pose problème à certains enseignants qui ont fixé des rendez-vous et qui attendent les étudiants qui ne viennent pas ou viennent en retard, c’est le fait que leur temps chronos est agendé et qu’il n’y a souvent plus la possibilité de décaler un rendez-vous parce que l’agenda est rempli par des tâches à effectuer. La culture occidentale attend une ponctualité de la part des étudiants qui, si elle n’est pas respectée, est vécue pour un non respect de la personne. Pour l’étudiant « africain », il ne s’agit en aucun cas de manque de respect mais d’une interprétation différente du temps, une interprétation fondée d’avantage sur une approche basée sur la notion de sérénité.
134De même, lorsque les étudiants doivent rendre un travail dans les délais, un retard peut poser des difficultés à la personne qui doit effectuer les corrections, ou lors de la notation du travail si le respect du délai constitue un critère d’évaluation.
Le rapport au temps c’est (rire), c’est… pour tout si vous voulez. Par exemple, rendre un travail dans les délais, ils vont toujours essayer de négocier le temps. (NO4E2, 527)
135Il y a aussi une question de rythme que les étudiants semblent relier au fait que le stress est très grand en Occident alors que chez eux il n’existe pas ou presque pas.
Oui, le rythme, c’est intéressant. En classe je me rends bien compte que pour eux… au début elle disait je suis très, très fatiguée parce que 7 heures de cours c’était beaucoup. Je lui disais et chez vous ? On va surtout à l’école le matin. (NO4E2, 365)
136Une étudiante européenne ayant fait un stage au Mali affirme dans un rapport de stage :
… Cette aptitude des Maliens à prendre le temps de faire les choses, de vivre le moment présent, d’être, constitue en fait l’un des plus beaux charmes de ce peuple. Car, pour les Maliens, les relations avec autrui sont plus importantes que l’efficacité dont ils sauront faire preuve dans leur journée. Non pas qu’ils soient paresseux ou lents au travail, au contraire ; les multiples tâches qu’ils doivent accomplir dans une journée, souvent très physiques, exigent patience et efficacité, et sont exécutées avec application et énergie. Cependant, les Maliens savent aussi quand s’arrêter : ils vivent en quelque sorte en mode « on/off ». Mode qui fut difficile à adopter pour moi qui, habituée à courir du matin au soir, n’avait jamais eu le réflexe de simplement m’asseoir »4.
137Un praticien formateur nous parle dans le même sens de ce rythme de vie différent entre les deux populations :
Mais je pense, il y a aussi leur culture, les africains ils sont… plus cool quoi. Ils ont le rythme de vie qui est plus cool. Mais ce n’est pas forcément les africains, quelqu’un des îles c’est la même chose, ils n’ont quand même pas le même stress de vie que nous. (NO1PF2, 140)
138Ce rapport au temps et ces rythmes si différents s’ils ne posent pas de grands problèmes aux enseignants par rapport aux apprentissages, posent des difficultés au niveau professionnel sur les lieux de la pratique où le travail est organisé, planifié selon des horaires précis et où il s’agit de pouvoir encore intégrer les imprévus. Tout est agencé de façon à ce que ça fonctionne, alors un rythme trop lent peut déranger cette organisation, les priorités fixées, la plupart des praticiens formateurs rencontrés mentionnent cette difficulté au niveau de la pratique :
Y a pas cette pression, ce stress, que nous on peut avoir, en disant, il faut savoir s’organiser, il faut prévoir, il faut devancer les choses, parce qu’il peut y avoir des imprévus et tout, alors là pas du tout, et je pense que c’est complètement culturel, ça […], j’ai ça à faire, mais là j’ai envie de me prendre 5, je vais lire 5 minutes le journal, l’article m’intéresse, je vais regarder ça, pis tranquillement après je vais faire le graphique, quoi, […] Voilà, la journée, oh ben tiens y a un imprévu, oh ben mince ! C’est vraiment et moi quand je dis ça, ça m’a vraiment fait repenser à quand j’ai fait ce stage en Afrique où je me suis dit, là c’est exactement ça. Il n’y a pas de stress. (NO2PF2, 138)
Le souci qui peut exister par contre, c’est au niveau du rythme de travail.
ENQ : Donc parce qu’ils ont déjà un autre rythme de travail ?
PF : Complètement,
ENQ : Oui, mais quand vous dites que vous n’arrivez pas à fonctionner avec trois personnes noires, vous pouvez expliquer…
PF : Par rapport à leur rythme de travail. Ils ne font pas la même quantité, la même quantité par rapport aux normes. (CPF1, 120)
Peut-être à cause de la rapidité, parce que c’est vrai que dans un service aigu de chirurgie, à un moment donné, on dit souvent à l’élève, ça c’est ok, mais il faudrait être un peu plus rapide. Mais il leur faut plus de temps par rapport à ça. Mais autrement pas. C’est pareil pour tous les élèves, certains élèves à un niveau d’apprentissage sont plus lents que d’autres, mais ils sont plus rapides pour d’autres choses. (NO1PF2, 740)
139Un praticien formateur a trouvé une solution par rapport aux difficultés dues au rythme de travail.
Alors il y a l’expérience de vie, je crois qu’on ne pourra jamais y faire. Si on prend les personnes de couleur ou les personnes africaines par rapport à leur richesse ce ne sera pas par rapport à la vitesse au travail. Par contre, le collègue qui travaille avec moi, il a été renvoyé de plusieurs institutions, que je connaissais, et en fin de compte avec moi ça marche bien parce que je prends en compte ses compétences qui sont autres. Par contre, le rythme de travail, il y aura toujours des problèmes, cela veut dire qu’ils en feront moins.
ENQ : Lorsque vous parlez des autres compétences qu’ils ont…
PF :… l’aspect relationnel, il y a beaucoup de choses, moi j’y crois beaucoup. (NO1PF1, 14)
140La solution proposée par ce praticien formateur, c’est-à-dire utiliser les autres compétences de la personne pour pallier au manque de rapidité dans le travail, ne permet pas d’éviter des incompréhensions et un sentiment de non respect surtout dans des situations d’urgences ou lors de surcharge dans le travail.
141Si notre rapport au temps est très difficilement modifiable, nous pouvons peut-être adopter d’autres stratégies, du moins y réfléchir et habiter pleinement son temps, prendre le temps de vivre tout en accomplissant les projets avec efficacité mais avec sérénité surtout. Pour arriver à cela, réfléchir au sens que nous donnons au temps qui s’écoule tout en tenant compte de la réalité contextuelle dans laquelle nous vivons est une solution vers une entente. Ce n’est pas un remède radical, il n’en existe pas mais cela pourrait nous aider à comprendre la vision du temps des personnes venant d’Afrique subsaharienne, de la partager avec notre vision différente afin d’arriver à ce compromis entre efficacité et sérénité, chacun aurait à y trouver des avantages.
3. Rapport identitaire
142Le rapport au savoir est une relation de sens, et donc de valeur (Charlot, 1997, p. 93). Selon Charlot c’est aussi un rapport au désir, désir d’apprendre mais comme « un rapport qui se particularise, et non l’objet du rapport qui devient particulier, c’est le désir du monde, de l’autre et de soi qui devient désir d’apprendre et de savoir, et non le désir qui rencontre un objet nouveau, le savoir. (Ibidem, p. 94) Le rapport au savoir, c’est le sujet lui-même, en tant qu’il doit apprendre, s’approprier le monde, se construire. Le sujet est rapport au savoir (Ibidem, p. 95).
143La question identitaire fait partie intégrante du rapport au savoir. La communication interculturelle et les confrontations de représentations, l’acculturation, que nous avons déjà abordées, sont également en lien avec l’identité.
Identité et stratégies identitaires dans le processus de formation
144Nous nous centrerons ici sur la notion d’identité en tant que telle, sur ce que vivent les étudiants dans leur formation à travers leurs sentiments identitaires et les stratégies identitaires repérées pour la traverser.
145Quant on évoque l’identité, son caractère dynamique est central car tout un chacun évolue, se transforme au gré des événements, des changements subis ou choisis. Ce qui reste primordial, selon les auteurs ayant exploré diversement les questions identitaires (Malewska 1982, Camilleri 93/1998, Muchielli 1986), sont les sentiments d’unité, de permanence et de continuité temporel nécessaires à un équilibre au fil du temps. Effectivement,
le sentiment d’identité demeure tant que le sujet (individu ou groupe) parvient à donner aux changements et aux altérations le sens de la continuité. Lorsque les différences sont perçues comme des ruptures, s’ouvrent les crises d’identité. (Muchielli 1986)
146Il s’agit donc bien de ne pas devenir contradictoire. Face à la dynamique identitaire, Camilleri (1998/1999) a mis en évidence les différents pôles de l’identité qu’il structure en diverses fonctions.
147La première a trait à la fonction ontologique relative à l’être en tant que tel, recouvrant l’identité de fait avec une élaboration permanente d’un sens qui constitue et maintient le sujet en état de reconnaissance de lui même. Cette identité de fait rassemble l’ensemble de valeurs et de représentations permettant à la personne de se signifier à lui-même et aux autres. Dans cette première fonction se trouve également l’identité de valeur où l’individu est sensible à l’image qu’il se fait de lui-même, liée à la valeur qu’il aspire à se donner.
148La fonction pragmatique quant à elle recouvre l’identité prescrite car toute construction de sens se fait en tenant compte de l’environnement médiatisé par autrui (individu, groupe, société). C’est donc cette fonction qui facilite l’adaptation à des contextes nouveaux en produisant des comportements et attitudes renouvelés.
149Cette distinction est importante car elle nous permet de saisir la dynamique identitaire dans sa complexité et permet d’introduire des nuances subtiles dans toute stratégie identitaire vue comme une
ligne de conduite et de moyens (processus cognitifs, comportements, communication…) qu’utilise un sujet pour maintenir une conscience et une image positive et cohérente de lui-même.
150Face à la nécessaire image positive de soi-même que nous pouvons relier également à d’autres sentiments identitaires primordiaux permettant de rester en reconnaissance de soi-même – telles la sécurité, la valorisation, la confiance – nous avons été assez surpris des sentiments identitaires relatés par une majorité des étudiants interviewés.
Sentiments identitaires ressentis pas les étudiants
151Nous les livrons ici tels qu’ils les ont cités avec des exemples à l’appui :
Frustration : « Quand vous arrivez dans les services, les blacks c’est autre chose, elle (dame recevant l’étudiante pour un pré-stage) dit que tous les blacks sont inférieurs. » (NO2GR1)
Honte : « Je n’arrive pas à prononcer les choses, et ça constitue une gêne vis-à-vis des camarades et des enseignants […] on a honte de déranger » (NO3GR2). « Rentrer au pays sans diplôme. » (NO2GR2)
Complexe : « Quand on parle on ne nous entend pas, on doit répéter (NO3GR2) »
Démotivation : « C’est fait pour démotiver les gens au milieu de l’année » (NO2GR1 suite à des échecs)
Pessimisme : « Qu’est-ce que j’ai fait faux pour que l’autre ait une meilleure note ? » (NO4GR1)
Rejet : « Je sens un regard qui me rejette quand on doit travailler en groupes. » (NO3GR1)
Peine à trouver un emploi face à la « couleur de peau » (NO2GR1)
Perte de la « joie de vivre » par dévalorisation : « Tous qui avons échoué nous sommes des étrangers… la prof nous dit c’était nul (NO2GR2). Nos réponses ne sont pas vraiment acceptées. » (NO2GR1)
Dépression et insomnies car « de quelle manière on te motive ? » (NO2GR2)
Enervement, fatigue, problèmes physiques : « J’arrive, je viens, je fais, je porte mon sac, je pars déjà je ne connais même pas le nom de ma conseillère, je m’énerve à tout moment, j’ai des problèmes de dos j’ai fait le boulot ça fait un an et demi, je suis fatiguée » (NO3GR2)
Démoralisation : « On a trop de problèmes quand on vient ici… et l’enseignant qui ne te comprend pas, c’est choquant. » (NO2GR2)
Découragement et pleurs : « J’ai eu tout pour être découragé ne jamais intégrer cette école suite à des problèmes d’autorisation et d’emploi à trouver » (NO3GR1)
Une étudiante a ressenti du « désintérêt d’une P. F » (NO2GR2), une de ses collègues parle de « manque de confiance de la part d’une P. F » (NO2GR1)
152Avouons que cette liste peut laisser plus d’un lecteur décontenancé devant l’ampleur des sentiments identitaires négatifs ressentis. Force est de constater qu’ils sont antinomiques avec les sentiments de valorisation et de confiance favorisant une estime de soi positive propre à s’engager dans sa formation de manière profitable.
153Il est vrai que ces sentiments négatifs apparaissent plus fréquemment et intensément dans une école de la santé où les deux groupes d’étudiants rencontrés ont saisi ainsi l’occasion – à travers les entretiens de groupes – pour faire état de leur désarroi.
154Dans cette école de santé, et de manière moindre dans les autres, les tuteurs ont d’ailleurs évoqué de la souffrance, voire de la maltraitance face aux étudiants de notre public-cible. Cette dernière étant mise sur le compte de la rupture avec le milieu d’origine, de la pression à la réussite et des échecs traversés, et du système actuel de formation (manque de temps et de disponibilité, manque de soutien organisé face aux étudiants « étrangers ») ; Comme en écho aux propos des étudiants voici ce qu’évoquent les enseignants de l’école de santé précitée :
C’est par rapport à l’estime d’eux-mêmes, de laisser cette estime de soi exploser, j’imagine toute la souffrance qui doit aller avec l’angoisse, la honte. […] Ce qui serait dramatique c’est qu’ils pensent qu’ils seraient moins bien, alors que c’est parce c’est qu’ils sont différents. (NO2E3, 588)
Il y a aussi le soutien, enfin une personne qui quitte son pays, qui quitte son enfant, sa famille, séparation, attachement, perte ; ce sont des concepts qu’on donne en première année, parce que c’est des gens en deuil, en rupture et ça aussi on ne s’en occupe pas ! (NO2E3, 668)
Chez eux, ce sont des gens probablement très performants. J’ai encore eu une étudiant en bilan hier, qui pleure, d’autant plus un échec pour eux ; c’est des gens qui doivent rendre à leur famille quelque chose et ils sont valorisés car ils sont venus en Europe dans des écoles et en fait l’image est dure à accepter. C’est une violence extrême […] Pour eux c’est inacceptable d’avoir raté, ils sont tristes. (NO2E1, 184 et 241)
Plusieurs d’entre eux viennent par exemple parce qu’il y a un membre de la famille qui est là ou parce que la famille s’est cotisée en quelque sorte pour les envoyer là, donc il y a une très forte pression à la réussite. En tout cas cette jeune femme qui est en train d’échouer, même déjà au début, elle était très anxieuse. (NO2E2, 187)
C’est cette souffrance psychologique, cette insécurité et cette pression gigantesque, réussir pour pouvoir rentrer au pays, honoré. (NO2E3, 48)
On pourrait parler de maltraitance pour ces étudiants qui étaient mis dans une situation qui était invivable, et, qu’on le veuille ou non, nous participons à cette maltraitance. (NO2E2, 645)
155Relevons, dans la même veine, les propos d’un étudiant qui sont partagés par plusieurs de ses collègues :
C’est difficile d’oublier la famille, on vient de quelque part, on se sent redevable et on y participe d’une manière ou d’une autre. (NO3GR1)
156Le désir de réussite est également abordé dans les autres écoles. Ainsi,
c’est des étudiants qui ont beaucoup, beaucoup de ressources mais qui n’ont pas les mêmes ressources que nos étudiants d’ici. Et je trouve que lorsqu’ils ont réussi quelque chose ils sont tellement, tellement fiers. (NO4E2, 141)
157Il y aurait ainsi, pour un des ses collègues, « une recherche éperdue du regard positif qui avalise leur présence ici ». (NO4E1, 327) Pour ces enseignants, la valorisation est ainsi possible dans des plus petits groupes d’étudiants qui font place à l’anonymat des enseignements ex cathedra en auditoire.
158La quête de reconnaissance et de valorisation, à travers le suivi d’une école professionnelle, se retrouve cependant chez d’autres étudiants que notre public-cible, selon les propos de ce tuteur :
C’est pourquoi l’étudiant est venu dans une école professionnelle, certains viennent vraiment pour avoir une reconnaissance, je parle aussi des cultures différentes, et même ici, d’une quête consciemment ou inconsciemment d’une ascension sociale ; d’avoir un titre, c’est être reconnu comme quelqu’un qui a pris dans un savoir scientifique ou théorique. (NO3E3, 405)
159Ce peut être une des raisons d’immigration, ce que confirme l’analyse des dossiers des étudiants.
160Un praticien-formateur, lui-même migrant en provenance d’Afrique, donne un éclairage intéressant sur la thématique qui nous occupe ici ; il évoque que c’est une chance d’étudier pour un « africain » alors que cela paraît normal pour un « blanc ». Dès lors il faut
se prouver déjà… et prouver aux autres qu’on est capable, parce que pour le blancs c’est acquis. Donc c’est un combat permanent pour les noirs, c’est acquis pour les blancs, donc il faut faire la preuve que… voilà. (NO1PF3, n° 2 471)
Motivation pour la formation
161En lien avec l’identité, face à la question de la motivation de se former en Suisse et au sujet délicat du retour, nous n’avons que peu de données puisque nous ne nous sommes pas focalisés sur cela dans nos canevas d’entretiens. Il ressort néanmoins des entretiens avec les tuteurs, à plusieurs reprises, que le déclic de la finalité de la formation choisie se fait quand des sujets abordés en cours ou vécus en stage touchent des problèmes de chez eux. Ainsi un enseignant de la santé mentionne :
Il a fait un projet de stage remarquable, il a pu négocier avec la PME qui ne prenait pas d’étudiants, et tout à coup, les choses commencent à entrer dans une réflexion de formation professionnelle, d’implication et il dit « j’ai trouvé ma voie ». (NO4E1, 37)
Par exemple, celui qui a réussi, en fin d’études, il est autour des problèmes de chez lui, de la tuberculose et tout à coup il commence à avoir envie de se dire, j’ai peut-être envie de retourner. Je vais peut-être pouvoir être un professionnel là-bas, et ça prend sens. Alors, il est en train de se débrouiller pour que ses contenus qui sont souvent assez détachés de leur contexte… aient sens. (NO4E1, 104)
162Cette question de l’adéquation des programmes de cours aux étudiants de notre public-cible, articulée avec la motivation, a été énoncée dans certains entretiens de groupes :
Moi personnellement, j’ai l’intention, après la formation je dois rentrer au pays alors, il y a des choses que je dois intégrer forcément pour avoir la note mais qui, en principe, ne vont pas me servir là-bas mais il faut que je l’apprenne. Donc tout ça, cela fait que je ne suis pas tellement motivé pour m’imprégner de certaines choses, juste pour avoir les notes, les points. Je le dis pour moi mais je pense que cela peut être aussi valable pour tous ceux qui veulent rentrer. (NO3GR2)
163Cette intervention rejoint l’interrogation de l’adaptation – ou non – des programmes à des étudiants migrants qui a été évoquée dans la partie système de formation.
164Plusieurs enseignants et praticiens formateurs mentionnent que ces étudiants sont plus âgés que la moyenne, et ont, pour certains, une motivation bien affirmée car ils ont déjà une expérience de vie conséquente :
Souvent, si on prend l’exemple des Africains, ceux qui sont chez nous en Suisse sont venus pour des raisons particulières, avec une histoire de vie qui leur appartient mais qui les a fait mûrir peut-être plus rapidement que ceux qui sont autochtones qui sont nés ici. Ils ont une façon de s’adapter qui est peut-être plus facile de par l’expérience qu’ils ont avant, aux nouvelles situations, l’expérience de vie. (NO1PF3, n° 2 212)
165Cette dernière citation nous fait entrer dans la problématique de l’intégration, de l’adaptation. Nous avons vu dans le chapitre acculturation les difficultés mais aussi les ressources utilisées dans la vie quotidienne et sociale des étudiants, nous évoquerons ici leurs stratégies dans nos programmes de formation.
Stratégies identitaires
166Les questions d’identité et d’intégration étant articulées Camilleri nous donne une définition en accord avec sa vision de la combinaison des différentes fonctions précédemment mentionnées. Il est intéressant de constater que cette définition met le sujet au cœur de son discours considéré comme acteur central. Ainsi,
lorsque le sujet estime que la position adoptée lui permet d’éliminer les tensions dues aux différences entre son groupe et l’environnement étranger, tout en restant ancré dans ses anciennes références (Camilleri 1998)
167nous pouvons parler, selon l’auteur, d’intégration. C’est ce qu’il nomme également une position de restructuration conduisant à une attitude synthétique recherchant une synthèse nouvelle et cohérente entre les deux cultures. Dans notre recherche nous n’avons pas recueilli suffisamment de propos pour constater, ou non, une telle restructuration.
168Nous nous limiterons donc à évoquer ce qu’ont mis en avant les différents acteurs interrogés dans notre recherche face aux stratégies repérées, voire énoncées, pour parcourir la formation.
169Nous allons regrouper ces stratégies d’une part selon les dires des étudiants et d’autre part selon celles évoquées par les tuteurs et praticiens formateurs car il est frappant de constater leurs différences de perception et d’interprétation.
170Nous postulons que les étudiants tentent d’adopter des stratégies intégratives leur permettant de diminuer les tensions vécues sans occulter le risque d’intériorisation de l’identité négative renvoyée par la société d’accueil (Maleska 1982). Ainsi, certaines stratégies peuvent mettre à mal l’identité de valeur de la fonction ontologique. Nous ne pouvons savoir si de telles situations ont pu aboutir à une crise identitaire plus profonde faisant suite à des ruptures cruciales dans l’identité de fait. Cependant les pleurs, la prise de paroles exacerbée par un étudiant dans un des sous-groupes d’étudiants rencontrés nous ont largement interrogés sur ce que peuvent vivre certains des étudiants dans leurs études et dans leur vie sociale.
Stratégies identitaires mises en avant par les étudiants :
171Face au risque d’intériorisation de l’image négative quelques stratégies ont été évoquées et décodées par les auteurs de cet ouvrage. Effectivement les sentiments décrits précédemment tels la honte, la frustration, le découragement, la démotivation sont des facteurs pouvant conduire à une dévalorisation et à un risque d’intériorisation d’une image négative. Le « devoir faire plus » apparaît comme en réponse à ce risque :
De par le fait que je suis africaine, je suis toujours censée être dans la position de faire plus que les camarades. (NO4GR1)
172Ou encore l’importance d’investir un espace de formation faisant sens pour l’étudiant :
Le rapport au savoir, ce module a été vraiment pour moi un espace vital, c’est un espace où quand on a commencé les gens savaient tout, et quand les gens ne savaient pas telle ou telle chose on s’en moquait et puis petit à petit, ils se sont rendus compte que le savoir est partout qu’il y a plusieurs formes de savoirs, et ça je pense que ça a pesé (pour) beaucoup de personnes par la suite, et quand j’insistais sur ce module, je voyais des yeux grands ouverts, ils disaient qu’il n’y avait même aucun intérêt pour eux, qu’ils savaient déjà et moi j’étais là primitive, je disais que pour moi c’est important, chacun a son rapport au savoir, et le savoir ça tient partout dans tout milieu. (NO3GR1)
173Des stratégies que nous nommerons intégratives ont été également mises en avant et sont certainement essentielles pour permettre aux étudiants de surmonter les difficultés rencontrées. Elles sont mentionnées principalement par les étudiants de la Haute école de travail social et peuvent être décrites selon différents axes tels,
L’échange et l’écoute : « L’échange, c’est la clé de tout, et l’écoute » ; (NO4GR1)
La recherche d’alliances : « Si je sens un regard qui me rejette moi je n’y vais pas parce que c’est compliqué de travailler avec les personnes si on ne les sent pas, je vais ailleurs, je vais chercher d’autres personnes sans discrimination peu importe l’âge, je vais ailleurs travailler avec d’autres personnes ce n’est pas compliqué » ; (NO3GR1)
Le fait de parler de son expérience : « Moi je pense que j’ai beaucoup parlé de mon parcours, de mon expérience et donc ils se sont rendus compte qu’on n’a pas du tout vécu la même histoire, ce n’est pas la même réalité ce qui fait que beaucoup aiment bien travailler avec moi » ; (NO3GR1)
Le resserrement des liens avec ses compatriotes ; Souvent de par l’exclusion des collègues d’études, les travaux de groupe se font entre les étudiants de notre public cible, selon les affinités car « […] à part le travail demandé, il y en a avec lesquels on peut discuter surtout les africains on parle de nos problèmes qu’on rencontre ici en tant qu’immigrés, ça des sujets auxquels on se retrouve, ce qui ne peut pas être le cas des occidentaux, comment les gens vivent, ce qu’ils vivent ici » ; (NO3GR2)
La relativisation des propos discriminants : « Ne pas s’occuper des insultes à cause de la couleur de la peau, passer à autre chose, ni s’attarder au regard des autres » ; (NO2GR2)
Le fait de s’imposer et de ne pas se laisser faire : « Etre critique et parler et questionner quand on ne comprend pas, (NO3GR2) ou quand on est exclu : « Moi dans l’amphi, on était à peu près 80 élèves et puis j’intervenais » ; (NO3GR1)
Ou encore de se battre ou de se mettre en retrait : « Comme je battante, […] j’ai refait ce travail, ça s’est bien passé par la suite, mais j’avais trouvé un peu bizarre de dire que le cours ne m’avait pas intéressé, il ne m’a pas demandé mon avis » ; (NO3GR1)
Se taire même si on a des choses à dire par peur de déranger (NO3GR2) : « Je connais dans ma classe, ils ont des stéréotypes, pas seulement envers les africains mais envers beaucoup de choses, je ne vais pas passer mon temps à être demandeuse » ; (NO4GR1)
L’adaptation à la société d’accueil : « Adaptation nécessaire à la société » ; (NO3GR2)
L’intégration mais à quels niveaux ? : « L’intégration est demandée mais qu’est-ce qu’on attend dans l’intégration ? ».(NO3GR2)
174Ces exemples de stratégies sont illustratifs des mille manières de s’adapter dans de nouveaux contextes culturels (Camilleri 1998). Les deux dernières citations peuvent être éclairées avec les deux fonctions de l’identité ; effectivement s’il s’agit bien d’adapter certains comportements à son nouvel environnement à travers la fonction pragmatique, la sauvegarde de ce qui fait sens pour l’individu, des racines notamment, est cruciale !
C’est difficile d’oublier la famille, on vient de quelque part, on se sent redevable et on y participe d’une manière ou d’une autre. Un africain qui a vécu en Afrique et quand il vient en Europe, a coupé tous les liens, là on peut dire qu’il est devenu fou. Ça veut dire qu’il a oublié ses racines complètement, il est devenu fou. (NO3GR1)
Les discours repérés chez les tuteurs et praticiens formateurs
175En regard des propos des étudiants relevés ci-devant, nous avons à faire, ici, avec les perceptions des personnes encadrant les étudiants, donc à une forme de discours « sur l’Autre ». Cinq grandes formes de stratégies sont ainsi décrites allant de l’adaptation, incluant le fait d’être considéré avant tout comme un étudiant, ou la sur-adaptation, en passant par la victimisation, le repli sur l’identité d’origine jusqu’au complexe de supériorité.
176Pour ce qui est en rapport avec l’adaptation, vue également comme une ressource, pouvant aller cependant jusqu’à une sur-adaptation, citons les propos suivants :
Il écoutait bien ce qui se passait et il essayait de comprendre ce qu’on lui disait, il se coulait dans le moule et puis cela a passé, cela a passé pendant deux ans. (NO4E1, 243)
Ils ont des facultés d’adaptation qui sont remarquables quand on voit en une semaine, ils ont intégré des trucs, ça va vite mais comme s’ils avaient deux formations en même temps parce que nous on leur laisse pas beaucoup de temps pour souffler. Leur vie d’étudiant est bien remplie et cette deuxième formation qui est d’apprendre à étudier, à vivre ici, on la compte pas et en plus ils bossent pour pouvoir financer leurs études. (NO2E3, 597)
Il avait quelque chose d’adéquat parce qu’il y avait du respect même si c’était quelqu’un qui pouvait être présent physiquement dans le sens qu’il pouvait entourer les gens, avoir une certaine présence […] voilà, il y avait quelque chose de très respectueux, de l’ordre, des codes sociaux, je ne sais pas, quelque chose de l’ordre de la bienséance. (NO3PF2, 520)
177Le souhait d’être un simple étudiant, de ne pas être toujours vu à travers ses origines est également mis en avant par des tuteurs ou enseignants :
Il veut s’intégrer donc je ne sais pas s’il voulait toujours faire référence d’où il venait, je sentais un peu, il disait non, non je ne veux pas tout raconter, cela ne sert à rien de toute façon, cela n’intéresse pas. C’est à toi de juger, bon, mais moi j’avais aussi ces sentiments qu’il ne voulait pas forcément toujours faire de liens avec ses origines […] ou est-ce une pudeur de se mettre en JE, je ne sais pas. (NO3PF3, 280)
Dans les autres cours c’est… ouais, j’pense c’est se fondre dans le groupe malgré tout, dans la communauté d’étudiants, […] être vus comme des étudiants. (NO3E2, 368)
178La posture de victimisation passe par une palette d’attitudes selon certains accompagnants ; ainsi l’attitude de victimisation peut être dénoncée :
Cela dépend beaucoup de comment la personne s’intègre. Car je trouve que parfois ils se mettent beaucoup dans une attitude de victime. Quand ils se mettent dans cette attitude là, souvent on ne les aide pas. (NO4E2, 439)
179Tout en allant jusqu’à accuser l’autre de racisme :
Une étudiante africaine qui avait reçu des remarques écrites sur son journal de bord par sa référente, elle avait tout biffé ce que la référente avait mis, donc ça a été très très mal pris par l’équipe. […] Là il y a eu une réunion avec la personne, avec l’étudiante, et puis elle avait dit qu’on était racistes. […] Alors moi ça me fâche. C’est vite vu, ça me fâche énormément, et puis ma réaction, c’est de dire que si elle se sert de l’arme du racisme pour […] pour s’en sortir, on ne va pas pouvoir travailler ensemble. (NO4PF1, 303)
Je trouve c’est déjà tellement difficile de parler avec certains, qu’ils soient de culture africaine ou arabe, tu leur dis quelque chose et ils te répondent « oh, mais tu es raciste… ». Mais non, je ne suis pas raciste, je te dis ça parce que je te dirais les choses… Regarde déjà rien que les français et les suisses. Combien de fois moi j’ai entendu des gens dire « ouais mais, tu es raciste ». Non je ne suis pas raciste. (NO1PF2, 621)
180Et en dénonçant une « susceptibilité de couleur »
Moi personnellement, je dirais que, historiquement, les Africains seraient plus susceptibles à prendre certaines remarques ou questions comme du racisme alors que l’intention ne l’est pas. Ça dépend le ton selon lequel on donne l’information ou l’ordre médical ou infirmier, ça peut être pris comme quelque chose contre alors que ça ne l’est pas…. Donc une certaine susceptibilité de couleur je dirais. (NO1PF, 3 n° 1 238)
181Selon les praticiens formateurs et les enseignants, le repli ou la valorisation de son identité d’origine est vue comme un moyen de se rassurer, voire de se justifier :
Ils resserrent les rangs […], on essaye de les dispatcher pour favoriser l’intégration, pour prendre contact avec d’autres et à la pause le réflexe c’est de se rassurer, de se mettre ensemble. (NO2E3, 106)
Il y a aussi une chose qui est très, très frappante, c’est la manière dont les étudiants africains sont toujours ensemble, c’est bien normal, mais je pense que c’est aussi qu’ils se sentent dans un environnement tellement différent du point de vue de la socialité, certains s’ennuient de leur famille. (NO2E2, 162)
C’est vrai que X se réfugiait beaucoup là derrière en disant c’est parce que c’est culturel, dans mon pays ce n’est pas comme ça. (NO3PF2, 547)
Je reconnais, ça me gêne un peu le côté raconter des bobards. Parce qu’ils savent que je vais tout arranger. Je dois dire que j’ai plus de bobards avec les gens de couleur. Ça veut dire qu’ils ont perdu deux à quatre fois leur sœur, leur père ou leur mère, chose assez invraisemblable. (NO1PF1, 219)
182Ou de se marginaliser tout en refusant de s’intégrer, voire de s’assimiler…
Ils se mettent en groupe, les problèmes ne se résolvent pas, ils ne s’intègrent pas et on ne peut rien faire, ils se marginalisent tout seul, ça devient le ras le bol car il n’y a plus de rencontre. (NO2E1, 661)
Je crois qu’ils sont en partie responsables, je pense qu’il y a une grande partie de responsabilité individuelle et moi je trouve qu’au contraire le peuple suisse est loin d’être discriminant et qu’il met en place, et à l’école, ils font tout pour essayer que ça fonctionne, je pense qu’il y a une responsabilité collective et individuelle de ces communautés, comme il y a des Italiens qui ne savent toujours pas parler français. (NO2E1, 771)
Alors, les obstacles c’est quand ils sont trop nombreux dans un même groupe
C’est à dire ?
C’est à dire qu’ils se retrouvent et puis que quelques fois ils veulent toujours qu’on les, comment dire, c’est comme si ils n’arrivaient pas à s’assimiler. (NO4E2, 292)
183La dernière stratégie dénoncée par les accompagnants que l’on pourrait nommer est de faire état d’un complexe de supériorité
[…] il y a un jugement sur leur propre culture, leur propre pays en disant on a pu s’en sortir et c’est bien connu chez nous qu’il y a que des fainéants et ça c’est dur parce que c’est des propres personnes de leurs propres pays, qui portent un regard dénigrant sur leur compatriote et on le voit aussi ici entre eux et ça j’ai beaucoup de peine à comprendre. (NO3E3, 437)
On m’a dit en fin de stage qu’elle donnait l’impression d’être très suffisante dans son lieu de stage du genre, ne pas saluer les collègues de travail, et la formatrice me disait « elle fait une espèce de complexe de supériorité c’est à dire qu’elle vient d’Afrique etc. elle se sent supérieure à ces autres, aux autres étrangers » […] mais comment l’interpréter de nouveau, puisque ça avait été dit à la fin, ça n’a même pas été dit en sa présence, je me suis dit que c’était peut-être une façon de se protéger ou peut-être de timidité donc qui se traduisait comme ça. (NO3E4, 294)
Des interprétations discordantes selon les positions des acteurs
184Ce qui se joue entre les acteurs ci-dessus, chez les étudiants d’une part et les enseignants et praticiens d’autre part, nous renvoie plus globalement à la place des Noirs dans notre société helvétique.
185Comme l’évoque Fröhlicher-Stines et Mennel (2005) dans « Etre Noir-e en Suisse », la visibilité, de par la couleur de peau, est plus importante que pour d’autres groupes de migrants. Le risque est d’autant plus grand d’une homogénéisation des représentations et des projections à leur égard. Comme nous l’avons montré dans le chapitre des stéréotypes et préjugés, les rapports historiques entre l’Europe et l’Afrique ont laissé des traces dans les images collectives et celles-ci agissent encore, même à l’insu des personnes autrices de propos dévalorisants. Ce que relate les étudiants tant dans leur vie sociale, professionnelle que parfois estudiantine, nous prouvent qu’ils en sont encore victimes.
186La « susceptibilité de couleur » mise en avant par un des praticiens formateurs peut être largement interprétée par une lassitude des personnes de couleur de toujours se trouver face à des généralisations abusives les concernant.
187Il faut relever également que les mêmes « stratégies » observées peuvent être décodées de manière opposée par les personnes selon leur appartenance à l’endogroupe des professionnels encadrant les étudiants, en position de majorité, ou à l’exogroupe, les étudiants de notre public cible, en position minoritaire.
188Ce qui est perçu comme un « refus de s’intégrer » voire de « s’assimiler », « une marginalisation » pour certains enseignants est vu comme une manière de « resserrer les liens avec les compatriotes » par des étudiants suite à des attitudes de rejet à leur égard. De plus, cela leur permet également de partager les expériences communes vécues, de se retrouver dans un groupe d’appartenance de « migrants » pouvant par moment faire sens pour eux.
189La remarque d’un étudiant sur la thématique de l’intégration « on nous demande de nous intégrer, mais qu’est-ce qu’on attend de nous ? » (NO3GR 2) relève bien la complexité de cette notion. Elle peut être interprétée de manières très diverses selon les acteurs en présence et un décalage peut être perçu :
nombre de Noirs interviewés dans notre recherche ont déploré le décalage qu’ils perçoivent entre leur propre sentiment d’être intégrés là où ils habitent et là où ils travaillent, et le fait d’être réellement acceptés. (Fröhlicher-Stines et Mennel, p. 185)
190Les stratégies intégratives des étudiants relatées précédemment peuvent être organisées également selon le modèle proposé par Fröhlicher-Stines et Mennel (Ibidem, pp. 183-184). Les auteurs distinguent des stratégies interprétatives et des stratégies de coping. Ils nous en donnent les définitions suivantes :
La stratégie interprétative consiste à interpréter le vécu et à l’attribuer à des éléments extérieurs. Etre en mesure de cataloguer des comportements frappants, d’expliquer des événements violents ou inattendus, et tenter ainsi de conserver la maîtrise de son environnement immédiat et l’estime de soi est un besoin profondément humain [souligné par nous]. Les auteurs différencient trois modalités interprétatives : attribution à des facteurs internes à l’auteur de discrimination ou de propos racistes (la méchanceté de l’auteur), ou encore à son état psychique du moment, et à des facteurs internes mais collectifs (ce n’est pas l’auteur en tant que tel qui est accusé mais la société suisse dans son ensemble).
Les stratégies de coping, généralement conscientes, sont des ou des réactions psychiques visant à maîtriser des situations difficilement supportables. Ces stratégies peuvent être actives ou passives, de confrontation ou d’évitement. (Ibid, p. 184)
191Dans ce qui est évoqué par les étudiants, il nous semble que les stratégies intégratives adoptées relèvent tant des stratégies d’interprétation que de coping avec une légère primauté des secondes. Les exemples nommés précédemment pourraient y trouver leur place.
192Les deux portes d’entrée retenues face aux stratégies identitaires que sont les stratégies intégratives (Camilleri) et les stratégies d’interprétation et de coping (Fröhlicher-Stines et Mennel) sont complémentaires.
193Nous pouvons retenir dans cette fin de chapitre que certains étudiants de notre public cible vivent des trajectoires difficiles dans leur processus de formation ; les sentiments identitaires négatifs évoqués sont parfois très intenses.
194Les préjugés dont ils peuvent être victimes tout comme les discriminations dans leur vie quotidienne peuvent être des facteurs défavorables pour leur apprentissage.
195Les représentations des situations qu’ils vivent sont à entendre et à prendre en compte, par exemple, en favorisant la mise sur pied de groupe de paroles pour les étudiants migrants et/ou en les associant à la recherche de solutions.
196Il faut garder en mémoire également la distinction entre la fonction ontologique et la fonction pragmatique de l’identité. Cette complémentarité dans les facettes de l’identité permettant de différencier l’adaptation nécessaire au nouvel environnement par les étudiants, sans pour autant qu’ils perdent ce qui donne sens à ce qui les constitue profondément. Cette manière de saisir l’identité devrait permettre aux personnes de la société d’accueil de ne pas considérer « l’identité culturelle » uniquement comme un obstacle au processus d’intégration.
Notes de bas de page
1 L’auteur préfère l’éducation originelle parce qu’il estime que la notion de traditionnelle est accompagnée dans beaucoup d’esprits, d’une connotation négative qui renvoie à l’idée de primitivisme ou d’archaïsme qui seraient la caractéristique des sociétés africaines. (Ngakoutou, 2004, p. 55)
2 Inspiré de la synthèse, réalisée par Mme Sylvie Mezzena HETS-ies 2002, de Charlot (2002) et Charlot, Bautier et Rochex (1992)
3 Marie Odile, « archives » de Quentin-débat, Le Café-Débat de Saint Quentin en Yveline, http : //quentinphilo. over-blog. com / categorie-93024.html (mars 2006)
4 Noémie Paradis (2006) Vivre au rythme de l’Afrique. Chronique du Mali IV, édition du mardi 10 octobre 2006. Laval : Impact campus, « Le journal des étudiants de l’Université de Laval »
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