Analyse conversationnelle dans le travail social
Fondements, état de la recherche, champs d’application
p. 53-82
Note de l’éditeur
Article traduit de l’allemand par Diane Gilliard
Texte intégral
1La présente contribution traite de l’analyse conversationnelle (ethnomethodological conversation analysis, EMCA) et de son utilité pour l’étude des pratiques du travail social. Elle décrit brièvement les fondements de l’EMCA comme méthode de recherche empirique, examine l’état actuel de la recherche dans le champ du travail social et illustre son approche méthodologique dans quelques domaines d’application de ce dernier. Le chapitre se conclut sur plusieurs questions relatives à la pratique du travail social.
Objet et principes de l’analyse conversationnelle
2L’EMCA est une méthode qualitative empirique qui s’est développée dans les années 1960 à partir de l’ethnométhodologie, soit à partir d’une discipline de recherche et de théorisation sociologique. Son principe consiste à décrire les structures de l’ordre social produites collectivement par les interactants. Il se fonde sur l’idée que la réalité sociale est le produit des interactions quotidiennes des individus en réaction aux exigences existentielles ou aux contraintes institutionnelles.
3Tout en reprenant cette idée, l’EMCA se focalise principalement sur les interactions conversationnelles. L’hypothèse de départ veut que l’ordre social se fonde sur des interactions verbales ou non verbales, c’est-à-dire des échanges communicationnels entre individus, dont découle la production commune de sens (Sacks, 1992). Dans cette optique, la réalité sociale apparaît comme Vollzugswirklichkeit (Bergmann, 2000), une réalité de l’« ici-et-maintenant » engendrée exclusivement par les interactions concrètes des acteurs sociaux. Dans l’esprit de l’EMCA, la réalité sociale ne peut être comprise et découverte en termes et concepts abstraits, mais seulement au travers d’échanges concrets entre les participants : seul ce qu’ils jugent important dans une situation particulière est aussi pertinent socialement, et par conséquent socialement réel.
4L’EMCA place la notion de réflexivité au cœur de l’analyse empirique : les participants à une interaction manifestent en permanence leurs intentions mutuelles et proposent ainsi des interprétations de la réalité en principe accessibles à chaque membre compétent de la même société. Cependant, réflexivité et auto-analyse ne renvoient pas nécessairement à des processus conscients. Il s’agit plutôt d’automatismes communicationnels intuitifs qui ne sont pas intelligibles cognitivement pour les acteurs impliqués, ou alors seulement partiellement. Cette compréhension fondamentale et intuitive des règles de l’interaction constitue le point de départ de l’analyse scientifique, elle-même inspirée par l’auto-analyse continuelle des interactants.
5Les prémisses méthodologiques de l’EMCA se reflètent particulièrement dans le mode de collecte des données : il importe de disposer d’un matériel où les interprétations (ou les catégories) préalables des chercheurs n’ont pas encore interféré avec la réflexivité des acteurs impliqués. L’EMCA construit par conséquent ses analyses exclusivement à partir de communications « naturelles ». En d’autres termes, elle collecte ses données dans des situations qui auraient eu lieu de la même manière sans projet de recherche. A la différence de la méthode ethnographique, l’EMCA ne s’appuie pas sur des notes de terrain ou des comptes-rendus d’entretiens ; pour documenter les situations le plus exhaustivement possible, elle utilise des enregistrements audio et, de plus en plus souvent, recourt à la vidéo.
6Dès lors, l’EMCA se différencie à maints égards d’autres méthodes qualitatives de recherche sociale empirique. Alors que les interviews ou questionnaires ne peuvent jamais restituer à eux seuls la réalité étudiée et renvoient toujours à l’interprétation des interviewés (les situations ne peuvent alors émerger qu’ex post facto, donc après coup), l’EMCA est en mesure de reconstruire avec minutie et sans parti pris l’évolution, la structuration et les conséquences d’une réalité sociale au moment même où elle est produite.
7Forte de ces principes et d’autres similaires, l’EMCA se démarque fondamentalement de la compréhension banale de la réalité, mais tout aussi radicalement de l’optique scientifique traditionnelle. Par conséquent, une « réalité » dissociée des individus qui la constituent, ou qui aurait besoin d’être reconnue comme telle, n’existe pas. La réalité sociale est plutôt le produit de constructions très différentes, selon les participants, leurs perspectives, leurs points de vue et leurs intérêts, et dont les conséquences peuvent différer les unes des autres de diverses manières.
8La « réalité » n’est donc pas statique et n’existe pas indépendamment de la compréhension qu’en ont ses acteurs. Elle se bâtit au contraire sur une variété infinie d’interactions communicationnelles qui la concrétisent aux yeux des participants et orientent ceux-ci dans leurs actes. Il n’y a pas qu’une seule réalité sociale, mais de multiples.
2. Analyse conversationnelle dans la recherche en travail social
9Les hypothèses de base de l’EMCA et sa compréhension de la réalité peuvent parfaitement être transposées dans le champ du travail social. En effet, sa « réalité » est aussi empreinte des réactions des interactants à la situation dans laquelle ils évoluent, agissent et restituent en même temps leur perception de la réalité. Lorsque des professionnels lisent des dossiers ou rédigent des rapports, contactent des personnes ou des institutions, se concertent entre collègues ou interagissent avec des clientes et des clients1, la communication est toujours à l’œuvre pour se référer à des réalités situationnelles et les exprimer.
10Les débuts de la reconstruction des faits à la base du travail social à partir de communications orales datent des années 1980 déjà (Baldock et Prior, 1981 ; Jungblut, 1983 ; Wolff, 1983 ; Pithouse, 1998 [1987] ; Pithouse et Atkinson, 1988). Mais ce n’est qu’au cours des dix à quinze dernières années qu’un discours scientifique, stimulé par des recherches scandinaves et anglo-saxonnes (pour un aperçu, cf. Hitzler et Messmer, 2008), s’est développé à l’échelle internationale. Le recours aux « communications naturelles » dans le travail social comme base empirique d’analyse constitue le dénominateur commun de ces études. Les approches méthodologiques diffèrent cependant quelque peu. Afin d’inclure une plus grande variété de méthodes dans notre propos, nous préférerons utiliser ci-après le concept d’« analyse d’entretien ».
Eléments à la base de la pratique institutionnelle
11A l’image des tâches et champs d’activité du travail social, les domaines et thèmes de recherche en analyse d’entretien sont extrêmement variés. De nombreuses études sur la pratique institutionnelle prêtent aussi une attention particulière aux interactions entre professionnel et client. Dans un contexte institutionnel, l’attribution des rôles est essentielle : à l’instar d’autres cadres d’entretien similaires, la distribution des rôles repose sur la confrontation à un problème qu’une seule des parties a et qu’elle ne peut résoudre seule, tandis que l’autre a les moyens d’y remédier. De telles interactions sont par conséquent asymétriquement structurées (voir essentiellement Linell et Luckmann, 1991). Autrement dit, la répartition des possibilités d’influencer et de moduler des constructions de la réalité institutionnellement pertinentes est inégale entre les participants. Il importe toutefois de souligner que le terme d’asymétrie doit d’abord être entendu uniquement comme une description neutre des inégalités dans une interaction verbale. Des asymétries horizontales (hiérarchiquement neutres) ou verticales (hiérarchiques), localisées (portant sur une séquence précise de la discussion) ou globales (dominant toute l’interaction), peuvent apparaître (Brock et Meer, 2004, pp. 186-203). Bien qu’il existe de toute évidence un rapport entre des interactions orales concrètes et le cadre institutionnel (éventuellement problématique) dans lequel elles s’inscrivent, le seul fait de constater une asymétrie dans la conversation ne révèle encore rien sur cette relation (Berger et Luckmann, 1966, p. 64 ss. ; Linell et Luckmann, 1991, p. 10). Plus précisément, rien ne permet encore de savoir dans quelle mesure les phénomènes interactionnels observés sont induits par des structures externes et dans quelle mesure ils doivent être analysés comme problème : « It is one thing to identify dominant actions (or asymmetries), another thing to determine what they mean or what they are signs of » (Linell et Luckmann, 1991, p. 11).
12C’est évident empiriquement : les professionnels disposent de beaucoup plus de droits et de moyens que les intéressés pour définir des réalités. Ils peuvent notamment moduler l’interaction, ce qui peut se répercuter sur son déroulement, le statut des participants et leur capacité à résoudre les problèmes. A cet égard, l’asymétrie imposée par les professionnels dans les interactions est un puissant marqueur de dominance.
13Quiconque s’octroie le droit de poser les questions contrôle dès lors non seulement les thèmes traités au cours de la rencontre, mais impose aussi l’éventail des réponses possibles (cf. par exemple Cedersund et Säljö, 1993). Pour maintenir l’inégalité fondamentale des rôles dans la discussion, les professionnels s’emploient entre autres à garder la maîtrise du déroulement de l’interaction. Ainsi, Rostila (1997) se demande par exemple qui, lors d’un entretien de soutien, est habilité à parler d’« argent » et à quel moment. Il observe que le sujet est évacué lorsque les clients ou clientes l’amènent, mais que ceux-ci en parlent presque toujours dès l’instant où le professionnel l’aborde. La dominance dans la conduite de l’entretien est par conséquent étroitement liée aux droits de traiter un thème.
14Les sujets sensibles d’ordre moral sont fréquemment un élément incontournable des interactions professionnelles (cf. Messmer, 2012). Les ingérences dans l’intimité des intéressés sont souvent justifiées par la constatation d’un grave déficit. Bien que ce procédé ne soulève aucun problème pour le fonctionnement de l’institution, il pose en revanche un dilemme pour l’interaction. Les règles de politesse et de comportement exigent retenue et manifestation de respect (Goffman, 1967 ; Brown et Levinson, 1987 ; Watts, 2003), or le travail social impose l’inverse : les sujets, qui sont souvent de nature à « faire perdre la face », doivent être explorés en profondeur, et pas seulement effleurés, car ils exigent qu’une aide compréhensive et raisonnable y soit apportée – par exemple lorsque des parents ne peuvent assurer à leurs enfants sécurité et protection suffisantes. Formuler une définition pour une telle situation, ou une autre du même genre, comporte toujours un risque de stigmatisation (Garfinkel, 1956) susceptible de compromettre ou de contaminer le cours de l’interaction. Les professionnels doivent par conséquent moduler leur communication de manière à ce qu’elle ne menace pas la suite de l’entretien (Rostila, 1992 ; Hydén, 1994).
Eléments à la base de la constitution des cas institutionnels
15Seule une infime partie des recherches sur ce thème est présentée ici. L’accent y est cependant mis sur un principe fondamental : le travail social repose sur des logiques institutionnelles souvent contradictoires avec celles qui régissent les interactions courantes ou de la vie quotidienne. C’est notamment le cas lorsque les professionnels classent leurs clients dans des catégories qui ne peuvent que leur faire perdre la face. Cela vaut aussi pour un deuxième axe de recherche dans ce domaine : les éléments à la base de la constitution des cas.
16Une citation de James A. Holstein le résume parfaitement : il définit la pratique du travail social comme « work involving descriptive practice that produces – for the practical purpose at hand – the situationally relevant characteristics and circumstances of clients of human service organizations » (Holstein, 1992, p. 24). Ainsi, une institution doit non seulement accueillir les individus dans le respect de sa mission, mais est tout d’abord tenue de les produire comme cas, à savoir de faire émerger les aspects pertinents qui lui permettront de les prendre en charge conformément à ses objectifs. Seul le produit transformable mis au jour par un processus continu de classification et de catégorisation sera traité. Sue White (1999, p. 89) qualifie cette dimension des interactions institutionnelles d’establishing caseness.
17Les organisations institutionnelles doivent prendre des décisions claires, adaptées et, dans le meilleur des cas, reproductibles. Or les destinées des individus sont complexes et diverses. L’établissement d’un « cas » crée une entité transformable régulée par l’institution, une base opérationnelle permettant d’atteindre le but de l’interaction. Un grand nombre d’études démontre que c’est surtout l’habileté des professionnels à choisir, évaluer et formuler des informations qui leur permet de les ranger efficacement dans les catégories prédéterminées par l’institution (Hall et al., 2003 ; Messmer et Hitzler, 2007).
18Ces études le montrent, aucun cadre fonctionnel ne préexiste en tant que tel aux interactions du travail social ; il doit être créé à cette fin, stabilisé et maintenu. Plus la tâche institutionnelle est complexe et les contacts fréquents, plus la dimension relationnelle est significative. Les travailleurs sociaux sont confrontés à la nécessité d’encadrer les interactions en vue de produire un cas et de tisser un contexte profitable au but effectif de la rencontre. A cet effet, ils doivent distribuer des rôles complémentaires afin de construire des identités pertinentes pour l’institution.
3. La production sociale de clients et de clientes
19Divers exemples concrets illustrant les applications et le potentiel de la recherche en analyse conversationnelle sont décrits plus précisément ci-dessous. Ils se réfèrent principalement aux éléments à la base de la construction des cas et des relations, mais vont parfois au-delà. Le premier exemple montre que la clientèle du travail social est le produit de définitions institutionnelles détaillées et approfondies qui reposent sur des schémas récurrents de catégorisation. Le matériel provient d’entretiens d’aide dans le cadre de placement extrafamilial en Allemagne, auxquels assistent habituellement un professionnel du service de la protection de l’enfance, (au moins) un professionnel de l’institution ainsi que l’enfant et/ou ses parents. Ils ont généralement lieu deux fois par an et consistent en un rapport d’évolution de la situation, en une discussion de celui-ci, puis en la définition des objectifs à atteindre jusqu’au prochain entretien d’aide. Clarifier comment les professionnels explicitent le sujet principal des discussions constituait l’une des nombreuses étapes de ce projet de recherche.
20Les questions principales partaient de la position ethnométhodologique selon laquelle non seulement des situations sociales, mais également des identités pertinentes pour la situation, sont générées au cours de l’interaction. Les participants à un entretien doivent être identifiables par leurs relations, leur statut et leur rôle, et leurs différences perceptibles par les uns et les autres. Dans cette étude, nous n’avons relevé que quatre variantes de la production d’identité d’un client. Ces processus sont appelés « clientification » (Messmer et Hitzler, 2007).
Assignation sociale
21Une première variante de la clientification apparaît sous la forme de « l’assignation sociale ». La manière dont les participants à un entretien se définissent eux-mêmes et les uns les autres révèle tout de suite des différences importantes dans la construction des identités.
76 | JA : | oui, et d’abord il y a eu l’entretien de soutien |
77 | n’est-ce pas ? = | |
78 | =où aussi ehm : .hhh ehm (---) | |
79 | la mère, (--) | |
80 | Janine ; | |
81 | comme aussi les collègues du service, | |
82 | ont participé- |
22Cette courte séquence permet déjà d’observer comment les clientes présentes sont décrites et identifiées par les professionnels : d’emblée et avant tout à partir de leur rôle dans la vie quotidienne (« Janine ; la mère »). Les professionnels, en revanche, se définissent par rapport à leur appartenance institutionnelle (« chez nous au bureau ; les collègues du service »). En outre, les identités professionnelles mettent souvent en évidence leur affiliation à un groupe en usant de la seconde personne du pluriel (« chez nous au bureau »). Les professionnels parlent régulièrement d’eux de manière anonyme (« les collègues, chez nous »), tandis que les clientes sont identifiées en tant qu’individus concrets (« la mère ; Janine »).
Parler de / parler avec
23Une deuxième variante de la clientification prend la forme de l’objectivation. Tandis que les professionnels parlent des clientes présentes comme si elles étaient absentes (« elle »), celles-ci apparaissent comme des sujets de discussion mais beaucoup moins comme les destinataires des propos tenus :
[2] Janine 270-2734
270 | HL : | .hhh aussi les choses mh : = | |
271 | ↗ | pourquoi c’est elle qui a attiré l’attention dans l’AUtre institution, | |
272 | donc euh VITE (.) Prendre contact avec le jeune, (--) | ||
273 | était ici d’abord AUSSI ? |
24Ce passage est tiré du long rapport d’évolution de la situation que la directrice du foyer a exclusivement conçu sur le mode du « parler de ». Du coup, les personnes deviennent des « cas ». La professionnelle s’arroge ainsi le droit exclusif à la parole jusqu’au moment où elle passe du « parler de » au « parler avec ». Dès lors, la position de Janine change : destinataire de la communication, elle est désormais habilitée à exprimer son avis sur le rapport et à donner une autre version des faits :
[3] Janine 273-2805
273 | HL: | était ici d’abord AUSSI ? | |
274 | ↗ | puis toi aussi hem tu as eu une fois une | |
275 | qui ensuite s’est vite terminée, | ||
276 | et là toi t’as été très triste de ça, | ||
277 | et et tu as alors (--) bu du produit | ||
278 | KJ: | ↗ | (pouffe de rire)) ←←de manière insistante→ |
279 | eh bien. | ||
280 | ↗ | pas vrai du tout. |
Catégorisation sociale (construction des déficits)
25Une troisième forme de la clientification est désignée par le terme de « catégorisation sociale ». Pour qu’une personne puisse devenir client ou cliente, il faut qu’un problème qu’elle ne peut résoudre par ses propres soins ait été décelé. Dans le travail social, cela passe la plupart du temps par la constatation d’un déficit, qui attire l’attention sur l’écart existant entre un état actuel et un état attendu. Au cours de l’entretien, Janine est classée dans la rubrique « hors du domicile parental » pour avoir passé plusieurs nuits dehors, se mettant ainsi non seulement en danger mais échappant de surcroît à l’influence d’une mère dépassée par la situation :
[4] Janine 90-966
90 | JA : | PARCE que ben Janine-(-) |
91 | était très souvent deHORS de la maison ; | |
92 | et s’était sauvée. =non ? | |
93 | il faut bien voir les choses comme ça, | |
94 | et .hh tu zonais et nous les p- | |
95 | hhh en tant que PROfessionnels, | |
96 | euh (-) qu’ainsi tu te mets en danger. (1.0) |
26Cet exemple de catégorisation sociale est typique de la prudence de professionnels soucieux d’éviter les effets stigmatisants de leur description. Elle est perceptible dans le contenu et le choix des termes (« deHORS, sauvée, tu zonais ») visant à masquer le fait que Janine a souvent passé la nuit dehors et qu’elle a été interpellée par la police en compagnie d’hommes plus âgés qu’elle. Les formes rhétoriques, qui révèlent la relative difficulté de la professionnelle à choisir judicieusement ses mots (phrases interrompues, respiration audible, reluctance marker « euh »), en attestent nettement.
Adéquation
27La quatrième forme de la clientification que nous avons identifiée s’accomplit par l’« adéquation ». Ce modèle associe, lie l’identité des clients à leur besoin d’aide et aux ressources que l’institution peut mettre à disposition. Dans l’entretien « Janine », la dénomination « hors du domicile parental » suggère tout à la fois l’exposition à un danger et le besoin de protection, qui imposent en toute logique la mesure cohérente d’un placement à long terme :
[5] Janine 306-3127
306 | JA : | =nous t’avons aussi décrit comment |
307 | Ce n’est pas que ce soit ainsi, | |
308 | mais .hh que ça POURrait finir. | |
309 | .hhhh et hem : je pense simplement aussi | |
310 | Janine tu es (-) ICI, | |
311 | eh (-)pour qu’AVANT toute chose nous | |
312 | (3.0) |
Résumé
28Ces analyses montrent bien que la production sociale de clients et de clientes (clientification) est au cœur de l’activité professionnelle. Chaque rencontre entre usagers et professionnels produit aussi en permanence les identités de l’interaction. Il ressort clairement que la production sociale de clients suit des logiques nettement identifiables et étroitement liées à la définition des fonctions du travail social. Le « modèle de la catégorisation sociale » est au cœur de la production de clients et de clientes, il rend manifeste la précarité ou la vulnérabilité d’une personne. Dans les situations où le besoin d’aide ou de soutien ne peut être décelé, aucun droit à une aide n’entre alors en ligne de compte. La catégorisation sociale permet à l’institution d’« aide à la jeunesse » de reconnaître les clients comme des unités potentiellement « aidables » et pose en même temps la première pierre du processus d’aide. Le besoin d’aide de la cliente doit par conséquent s’accorder avec les moyens d’octroi dont dispose l’institution, ce qui passe par son « ajustement », son adéquation. Dans cette perspective, les clients et les clientes sont le produit d’un dispositif institutionnel qui doit être fabriqué avec les moyens adéquats.
29Le « modèle de l’assignation » renforce en revanche les identités institutionnelles. De façon typique, la communication assigne aux clients et clientes des identités individuelles non spécifiques et dissociées de leurs rôles sociaux habituels puis, au travers de descriptions, définitions et classifications, met progressivement leurs caractéristiques personnelles en évidence. A l’inverse, les professionnels apparaissent surtout en tant que membres d’une organisation, sortant au besoin de l’anonymat qu’elle permet, mais derrière lequel ils peuvent toujours se retrancher. Le « modèle du parler de/parler » avec attribue finalement un rôle aux clients dans l’interaction, que leurs éventuelles réactions ne peuvent ni faire progresser ni limiter. « Parler de » place les clients dans un rôle passif et établit une distance sociale suffisante avec eux pour les traiter, en leur présence, en tant que cas ; « parler avec » se réfère aux clients en tant qu’interactants dont la réaction (quelles qu’en soient les causes) revêt de l’importance.
4. Construction de cas et de relation dans la protection de l’enfance et de la jeunesse
30L’exemple suivant illustre le potentiel de l’analyse conversationnelle sous un double aspect : en premier lieu comme méthode de recherche pour accéder à une compréhension approfondie de la pratique du travail social et en second lieu comme possibilité de réflexion dans le cadre de la formation des travailleurs sociaux. Les résultats présentés ci-dessous sont le fruit d’un atelier de recherche de six mois organisé dans le cadre d’études de master en travail social (Hofer et al., 2011). Six étudiants ont analysé individuellement les dix premières minutes de trois entretiens de conseil « naturels » réalisés dans une institution suisse de protection de l’enfance et de la jeunesse. Certains participants à l’atelier y travaillaient aussi comme assistants sociaux en marge de leurs études. Deux des trois entretiens portaient sur une mesure de justice pénale pour mineurs, et étaient centrés principalement sur la réussite de la période de probation. Dans le troisième entretien, un premier contact est établi avec un père auquel le droit de garde a été retiré et qui formule des demandes à propos de son fils. Les outils d’analyse étaient les catégories de la construction de relations et de cas. Il s’agit d’examiner comment les participants à l’entretien entrent en relation les uns avec les autres et comment se forme une image du cas à traiter.
Construction de relations
31Avant de présenter les résultats de l’atelier de recherche, il faut faire quelques remarques préalables sur les caractéristiques des relations institutionnelles ou professionnelles. Comme mentionné plus haut, l’asymétrie est une caractéristique structurelle de ces relations. Un entretien de conseil n’a de sens qu’en raison de l’inégale répartition des rôles, des connaissances, des expériences ou des ressources entre les participants pour résoudre les problèmes (cf. Hitzler et Messmer, 2008, p. 246 ; Linell et Luckmann, 1991, p. 3 ss.).
32Dans ce contexte, il n'est pas étonnant qu’une « structure relationnelle asymétrique (verticale) » s’instaure d’emblée dans tous les entretiens étudiés. Il convient tout d’abord de relever que les professionnels sont seuls compétents pour structurer l’entretien, notamment pour organiser son déroulement. A ce propos, le fait que les formes de communication ne laissent qu’une infime marge de manœuvre à l’interlocuteur mérite attention. Il semble que soit acceptée de part et d’autre la règle interactive selon laquelle la responsabilité de la structuration des entretiens dans un cadre institutionnel incombe aux professionnels et qu’en l’espèce ceux-ci jouissent sans conteste de la prérogative de parler en « nous » :
[6] Entretien Nuschli 15-208
15 | BE : | (2.0) oh nous nous prenons |
16 | vingt minutes | |
17 | maintenant ici en haut | |
18 | et ensuite | |
19 | si nous avons encore des choses | |
20 | nous allons en bas |
33Le cas ci-dessus illustre comment le professionnel montre d’abord sa compétence de structuration de l’entretien, en termes de temps (« vingt minutes ») et de lieu (« en haut ensuite […] en bas »). Il indique en outre quels seront ses contenus. Sitôt la durée et le lieu de l’interaction fixés, il annonce l’ordre du jour, dont on remarque qu’il n’est pas négociable (cf. extrait d’entretien [7]). Les entretiens analysés permettent d’observer comment les professionnels structurent le cadre thématique de l’interaction et influent ensuite sur le cours de l’entretien en canalisant sans cesse ses contenus. Les questions sont l’instrument principal de pilotage des professionnels pour imposer et traiter des thèmes. Dans le contexte d’une communication institutionnelle, cela n’a rien de surprenant (cf. Heritage et Clayman, 2010, pp. 24-33 ; Linell, 1991, p. 163 ss.). Le fait que les professionnels définissent le cadre, le lieu, la durée et la thématique de l’interaction, est un marqueur évident de la distribution asymétrique verticale des rôles.
34Il est également relevé que pour définir les sujets de discussion, les travailleurs sociaux recourent à une terminologie professionnelle et mettent ainsi en évidence le contexte institutionnel. Des notions telles que « mesure », « juge » (cf. extrait d’entretien [7]) et plus loin encore « acte », « probation », « peine d’enfermement » et d’autres du même genre sont révélatrices du contexte de contrainte qu’évoque l’entretien. A ce sujet, le professionnel se réfère à une instance supérieure (le juge du tribunal des mineurs, l’autorité de tutelle) à laquelle il est aussi soumis. Il est intéressant d’observer qu’il éprouve apparemment quelques difficultés à désigner clairement les responsabilités et les rapports de pouvoir :
[7] Entretien Zunge 36-449
36 | BE : | ’bien (-) hem : (---) |
37 | tout d’abord | |
38 | (--) il s’agit bien de | |
39 | (--) le : : la mesure (--) [traîne le mot en longueur/lentement] | |
40 | celle-là est bien à un moment donné | |
41 | par quelqu’un elle (--) | |
42 | alors là là il y a | |
43 | (-)eu des jUges | |
44 | et ils ont ordonné la mesure |
35Les formulations vagues, les nombreuses interruptions et la recherche évidente d’un mode d’expression approprié indiquent que le professionnel peine à expliquer clairement la situation. A défaut, il recourt à des formules vagues (« à un moment donné, une fois, par quelqu’un »). Bien qu’il réussisse au deuxième essai à désigner l’instance décisionnelle (« des jUges »), la fonction des personnes et des institutions reste imprécise. Il y a simplement des juges quelconques qui ont ordonné une mesure quelconque pour un motif quelconque. En plus, le rôle du professionnel reste tout aussi flou, puisque rien ne filtre sur ses compétences décisionnelles. Dans cet extrait comme dans la suite de l’entretien, ni son propre rôle ni celui du client ni la relation entre eux ne sont clairement désignés. Il peut être conclu, à propos de la construction de la relation, qu’un mécanisme interactif puissant empêche le professionnel de faire la lumière sur les rapports de pouvoir tangibles et sur son propre rôle.
36Les entretiens éclairent au contraire les efforts variés et clairement communiqués des professionnels pour indiquer sans équivoque que la relation entre le client et l’intervenant social est fondée sur la notion d’aide, comme en atteste l’extrait ci-dessous [8] : le conseiller manifeste son intérêt pour les besoins du client et lui permet, avec des questions directes, de moduler les contenus de l’entretien :
[8] Entretien Zunge 326-33210
326 | BE : | oh oui : exACtement |
327 | =donc donc donc | |
328 | =j’ai trouvé important | |
329 | =que nous nous réunissions | |
330 | =et nous mettions à regarder | |
331 | =cE QUE (-) | |
332 | qu’est-ce que c’est donc que tu vEUx TOI ? |
37L’accent mis sur les points communs (« nous ensemble ») et l’aspiration du professionnel à répondre aux besoins de son interlocuteur (« ce que tu vEUx TOI ») peuvent être perçus comme des efforts pour établir une relation de confiance entre le conseiller et le client. Le professionnel oriente ses questions pour reléguer le contrôle en arrière-plan et mettre l’aide en valeur : « Ne pas commettre de délits et respecter les règles relève davantage de la compétence de la police et du Ministère public que du travail social et du rôle qui lui incombe. Logiquement, le professionnel prolonge l’entretien jusqu’au moment où il a construit son propre rôle d’"aidant" avec ses questions. » (Hofer et al., 2011, p. 48).
38A propos de la construction de la relation, il peut être affirmé pour résumer que les participants aux entretiens analysés se placent mutuellement dans un rapport asymétrique vertical, principalement indiqué par le fait que les professionnels déterminent unilatéralement la « topic dominance » (Linell, 1991, pp. 158 ss.) et la plus grande partie des « directing moves » (ibid.). Ils sont par ailleurs manifestement confrontés à un dilemme. En effet ils doivent assumer simultanément les aspects de contrôle et d’aide inhérents à leur rôle pour entrer dans une relation productive quant aux objectifs de l’interaction. Alors les professionnels mentionnent l’autorité légale, énoncent indirectement et dans les grandes lignes le lien qu’elle entretient avec leur propre pouvoir et renvoient les instances décisionnelles hors de leur responsabilité. A contrario, ils soulignent et mettent en évidence les aspects positifs du conseil, faisant passer au second plan ses dimensions problématiques (dans ce cas le contexte de contrainte), au détriment de la clarté sur les devoirs juridiques et l’autorité des travailleurs sociaux (Hofer et al., 2011, p. 45). D’autres études aboutissant à des conclusions similaires (Hitzler et Messmer, 2008, pp. 246 ss. ; Nijnatten, Hoogsteder et Suurmond, 2001, pp. 707-715) viennent étayer ces résultats sur la conduite d’entretien et la construction de la relation dans un cadre d’aide contrainte.
La construction de cas
39Elle a déjà été mentionnée comme troisième forme de la clientification dans le paragraphe intitulé « Catégorisation sociale » : l’image du cas à traiter se forme par la construction d’une différence entre le bilan, l’état actuel, et le projet, l’état attendu. Cette construction suppose que l’état actuel se présente mal, alors que l’état attendu représente le but qu’il est souhaitable d’atteindre.
40Dans les entretiens que nous avons analysés, l’absence de toute problématisation explicite de l’état actuel est frappante. Ni les professionnels, ni les clients ne désignent explicitement les problèmes à résoudre11. La référence à la « mesure » (cf. extrait d’entretien [7]) à la suite d’un délit établit toutefois un lien implicite. Du coup, les participants savent que quelque chose de négatif a dû se passer, quelque chose contre quoi il a fallu prendre des mesures. Dans deux entretiens de conseil, le professionnel commence d’entrée de jeu par demander ce que le client ou la cliente devrait faire pour que la mesure soit levée. Cette question, de même que la réaction dépourvue de toute résistance des intéressés, entérine la forme implicite que prend ici la différence entre actuel et attendu. C’est donc l’état attendu qui est discuté, ce qui ne serait pas possible si l’état actuel n’était pas connoté négativement. Dans les entretiens analysés, la construction de la différence entre ces deux états se dessine donc à partir d’un bilan implicitement considéré comme mauvais, alors que seule la dimension attendue est explicitement formulée.
41Caractéristique du matériel que nous avons analysé, les professionnels conduisent l’entretien de manière à ce que l’explication de l’état attendu soit constamment au premier plan :
[9] Entretien Nuschli 71-9412
71 | BE : | (3.0) que PENses-tu |
72 | (-) qu’est-ce que le tribunal des mineurs deMANDE | |
73 | de TOI au fond | |
74 | ces deux prochaines années (--) | |
75 | donc déjà jusqu’à ce que | |
76 | jusqu’à tes dix-HUIT ans ? | |
77 | bon, maintenant ça ne fait plus tout à fait deux ans←00 :02 :01→ | |
78 | (2.0) qu’est-ce CEUX-LA te deMANDent (.) | |
79 | pendant ce temps | |
80 | (-) est-ce que tu y as déjà réfléchi | |
81 | KJ : | (--) oui que je ne FAIs pas de conneRIE ? (-) |
82 | ( ) | |
83 | BE : | h_hem |
84 | KJ : | =que je me tienne à carreau ┌ et ┐ |
85 | BE : | └ h_hem ┘ |
86 | KJ : | =(j’arrête de) me faire virer |
87 | BE : | h_hem (--) |
89 | donc ne plus faire de connerie | |
90 | =te tenir à carreau | |
91 | =ne plus te faire virer | |
92 | et siNON il y a encore des choses | |
93 | à ton avis | |
94 | ceux qui attendent de toi |
42L’état actuel, connoté négativement, n’est pas explicitement formulé et le professionnel demande avec insistance au client ou à la cliente comment il ou elle imagine l’état attendu ; implicitement, c’est moins la réalité des intéressés (les événements concrets et les actes) mais plutôt leur mentalité (les schémas de pensée et de comportement) qui se retrouve au premier plan. Le professionnel laisse son interlocuteur expliquer ce que des tierces personnes attendent de lui et ne se contente pas de ses réponses laconiques et superficielles (« FAIS pas de conneRIE ; me tiens à carreau »). En revanche, par ses questions précises visant à approfondir le sujet, il exprime ses propres attentes ; dans le cas précis, il souhaite que le client illustre ce qu’il veut dire par des exemples concrets. De cette manière, d’une part le professionnel contrecarre les réponses minimales du client (une manifestation typique de resistant behavior, cf. Linell, 1991, pp. 155 ss.), d’autre part il vérifie l’internalisation d’un comportement conforme aux normes en lui demandant d’en donner des exemples.
43A propos des objectifs à atteindre, il est aussi étonnant qu’il s’agisse surtout d’actes ou de situations à éviter (« FAIS pas de conne-RIE ; j’arrête de me faire virer »). Cela complique la tâche de conseil dans la mesure où il ne s’agit pas de mesures concrètes permettant de réaliser des objectifs concrets, mais de buts abstraits (« me tiens à carreau ») qui doivent être atteints par des omissions. Dans la réalité pratique, les clients se trouvent déjà en mode attendu au moment de l’entretien puisqu’ils ne sont pas en train de commettre un délit. La professionnelle n’est cependant pas encore certaine que ce comportement va durer, d’où son insistance à jauger la mentalité des intéressés. Sur la construction de cas, la conclusion est que ce qui est traité comme cas dans les entretiens analysés repose peu sur la constitution d’une différence explicite état actuel/état attendu mais beaucoup sur la vérification que le client a bien internalisé l’état attendu, provoquant en même temps cette internalisation. Pour cela, ce n’est pas la réalité qu’il faut mettre sous la loupe, mais la mentalité.
44Dans l’analyse de la construction de cas, un autre phénomène nous a étonnés, probablement typique des interventions dans un contexte de contrainte : les clients et clientes adoptent régulièrement des stratégies d’auto-déclientification (Messmer et Hitzler, 2010) dans le but de neutraliser les différences entre l’état actuel et l’état attendu établies explicitement ou implicitement par les professionnels :
[10] Entretien Zunge 201-20713
201 | ←← cresc→ oui mais maintenant je fais pas de | |
202 | j’ai plus ‘fait de conneries | |
203 | BE : | ‾non |
204 | ‾c’est vrai | |
205 | KJ : | c’est vrai ʼ ou bien |
206 | BE : | ‾oui c’est vrai |
207 | ʼoui |
45Dans cet exemple, le client tente de convaincre le conseiller qu’il « ne fait plus de conneries » et qu’il n’y a donc plus de raison de prendre d’autres mesures. Cette forme explicite d’auto-déclientification peut être observée dans d’autres passages du matériel. Des formes explicites et implicites se côtoient, par exemple lorsque les clients donnent toujours des réponses conformes aux demandes pressantes des professionnels. Ils produisent alors une image de la réalité dans laquelle l’état actuel correspond déjà à l’état attendu. En matière d’auto-déclientification tant explicite qu’implicite, les intéressés recourent à des stratégies communicatives propres à les faire apparaître sous un jour qui les libère de leur statut de « client » en déficit. Chez les jeunes condamnés pour délits, cela signifie concrètement se comporter comme n’étant plus des délinquants.
46En conclusion, l’analyse de la construction de cas dans notre matériel a mis en évidence divers phénomènes. Elle a notamment abouti au constat que la construction escomptée d’une différence entre l’état actuel et l’état attendu s’opère de manière spécifique, à savoir que la catégorisation explicitement négative de l’état actuel fait défaut et n’est intégrée que dans l’explicitation évidente de l’état attendu. Il est en outre apparu que l’abolition de la différence concrète entre les deux états n’est pas au premier plan, mais fait place à l’élaboration et à l’examen d’une dimension « mentale » de l’état attendu, de préférence façonnée par le questionnement opiniâtre du professionnel. Enfin, le matériel a mis en évidence les efforts de communication des clients et des clientes, que le terme d’auto-déclientification peut définir. Avec des stratégies explicites et implicites, les intéressés tentent d’abroger la différence entre l’état actuel et l’état attendu afin de ne plus apparaître comme des clients tributaires d’une aide ou d’un contrôle.
Questions ouvertes et utilité de la méthode
47Le matériel rassemblé pour ce projet de recherche, fondé sur des entretiens de conseil menés dans le cadre de la protection de l’enfance et de la jeunesse, ne permet d’avancer que des premières hypothèses sur la construction de relations et de cas. Il serait cependant intéressant de les vérifier par d’autres analyses. Il conviendrait d’étudier d’encore plus près l’influence de la technique d’entretien sur la construction de la relation et du cas, et si ces processus diffèrent selon la phase de la prise en charge (premier entretien, entretien au cours d’un processus s’étendant sur plusieurs années, etc.). Notre matériel prête à supposer que la technique d’entretien exerce une influence considérable. La technique d’« orientation vers les solutions » pourrait par exemple expliquer pourquoi la connotation négative de l’état actuel fait systématiquement défaut. Il n’est toutefois pas à exclure que son absence s’explique par le fait que les propos examinés ne proviennent pas de premiers entretiens. Par ailleurs, il faudrait aussi analyser en profondeur les difficultés que rencontrent les professionnels pour construire la relation, dues à la discrépance entre leurs missions, de contrôle et d’aide à la fois. La dissimulation des rapports de pouvoir, problématique du point de vue de l’éthique professionnelle, est aussi décelable dans d’autres études d’analyse conversationnelle (cf. par ex. Hitzler et Messmer, 2008 ; Nijnatten et al., 2001). Dans leurs recherches, Nijnatten et al. font par exemple état d’un cas où l’assistante sociale parvient à établir une relation d’aide tout en étant claire sur les rapports de pouvoir (cf. ibid., p. 718). De telles recherches peuvent fournir de précieuses informations pour le travail social. Il serait par ailleurs intéressant d’étudier encore plus précisément les interactions entre « clientification » et « déclientification ». Dans des entretiens réalisés sur une base plus volontaire, la comparaison des constructions de cas et de relations pourrait aussi s’avérer instructive.
48Outre l’utilité pour le travail social des résultats de la recherche en analyse conversationnelle, le processus d’assimilation de la méthode ouvre aussi des perspectives et des défis pour les chercheurs, les étudiants et les praticiens. Dans l’atelier, ces identités se sont mêlées (nous étions simultanément étudiants, travailleurs sociaux et chercheurs), si bien que la confrontation à la méthode et aux résultats de la recherche en analyse conversationnelle a nourri en permanence des discussions et des réflexions entre les différentes identités.
49Le constructivisme n’est pas une nouveauté dans notre groupe, mais il a été mis au défi d’appréhender les événements communicationnels comme processus de construction de la réalité et de reconnaître la signification de chaque phénomène micro-linguistique. Tous les participants, en particulier ceux qui étaient à la fois sujet et objet de l’analyse, se sont heurtés à la difficulté de devoir se distancer des significations quotidiennes évidentes pour segmenter la communication et procéder à sa lente analyse séquentielle. Au cours de ce processus, le groupe est de mieux en mieux parvenu à se placer au niveau requis pour l’analyse et à développer collectivement des interprétations alternatives de l’événement.
50Enfin, l’apprentissage de la distinction entre les constatations analytiques et les implications morales a aussi été important. Il a fallu du temps pour que nous, étudiants, soyons en mesure de considérer les éléments de la pratique institutionnelle (dominance structurelle des professionnels, clientification, etc.) comme des faits interactifs, hors de toute appréciation morale. C’est pourquoi il ne faut pas sous-estimer l’exploration analytique de la communication afin de révéler les nécessités de l’interaction et de les formaliser pour les professionnels.
Bibliographie
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Annexe
Conventions de transcription selon le système de transcription analytique de conversation
Intonations
? | fortement montante |
, | légèrement montante |
- | égale |
; | légèrement descendante |
. | fortement descendante |
Autres conventions
acCENT | segment accentué |
( ) | segment incompréhensible |
(solche) | contenu probable |
((hustet)) | gestes et phénomènes para- et extra-verbaux |
←←hustend→ gut→ | gestes et phénomènes para- et extra-verbaux(avec portée) |
←← erstaunt→ ach→ | commentaires interprétatifs (avec portée) |
weil [ich | chevauchements, prises de parole simultanées |
= | enchaînement rapide |
(.) | pause (inférieure à 1 seconde) |
(-), (--), (---) | pauses courtes, moyennes, longues de 0.25 à 0.75 secondes |
(2.0) | pause évaluées de 1 seconde et plus |
:, : :, : : : | allongement vocalique plus ou moins long |
.h, .hh, .hhh | aspiration |
h, hh, hhh | expiration |
Sigles des interlocuteurs
JA Fachkraft Jugendamt (professionnel du service de protection de la jeunesse)
HL Direktor der Heimeinrichtung (directeur du foyer)
KJ Kind/Jugendliche/r (enfant/jeune)
BE Berater/in (conseiller, conseillère)
Notes de bas de page
1 Le terme de « client » d’un service social est négativement connoté, en allemand comme en français. Il est ici sciemment utilisé pour montrer, par l’analyse conversationnelle, que les personnes prises en charge par le travail social sont davantage considérées comme des « clients » que comme des « usagers ». La notion de « client » indique ici d’abord une relation empirique, et non pas normative, entre les acteurs en présence.
2 Les conventions de transcription et les sigles désignant les interlocuteurs se trouvent à la fin de cet article.
3 transcription originale
[1] Janine 76-82
76 JA: ja vorausgeschickt war ja das Hilfeplangespräch bei uns im Amt ? (1.0)
77 ne ?=
78 = wo auch ähm: .hhh ähm - (---)
79 die Mutter, (--)
80 Janine ;
81 als auch Fachkräfte vom Dienst,
82 teilgenommen haben
4 transcription originale
[2] Janine 270-273
270 HL: . hhh auch die Dinge mh:=
271 ↗ =weshalb sie in der ANderen Einrichtung aufgefallen ist,
272 also äh SCHNELL (.) Kontakte zu Jungs aufzunehmen, (--)
273 war hier zunächst AUCH ?
5 transcription originale
[3] Janine 273-280
273 HL: war hier zunächst AUCH ?
274 ↗ dann hast du ähm auch mal ne Beziehung zu einem Jungen gehabt,
275 die dann schnell zu Ende war,
276 und da warst du sehr traurig drüber,
277 und und hast dann (--) WEICHspüler getrunken,
278 KJ: ↗ (lacht auf)) ←←nachdrücklich→ ‘hm ‘hm:. →
279 HL: naja.
280 KJ: ↗ s(t)immt gar nicht.
6 transcription originale
[4] Janine 90-96
90 JA : WEIL halt Janine- (-)
91 sehr viel AUSserhäusig war ;
92 und abgehauen war. =ne ?
93 das muss man ja so sehen,
94 und .hh warst unterwegs und wir f-
95 .hhh als FACHleute hatten die Einschätzung getroffen ; (-)
96 äh (-) dass du dich darüber gefährdest. (1.0)
7 transcription originale
[5] Janine 306-312
306 JA : =wir haben dir auch beschrieben wie das aus : :gehen KÖNNte.
307 Nicht dass es so ist,
308 aber .hh das es ausgehen KÖNNte.
309 .hhhh und ähm : ich denke einfach auch äh-
310 Janine du bist (-) HIER,
311 äh (-) damit wir dich ERSTmal ein Stückchen schützen.
312 (3.0)
8 transcription originale
[6] Gespräch Nuschli 15-20
15 BE : (2.0) °h wir nehmen uns
16 zwanzig minuten zeit
17 jetzt hier oben
18 und dann
19 wenn wir noch Sachen haben
20 gehen wir runter
9 transcription originale
[7] Gespräch Zunge 36-44
36 BE : ’gut (-) äm : (---)
37 zuerst einmal
38 (--) es geht ja darum
39 (--) das : : die massnahme (--) [in die Länge gezogen/langsam]
40 die ist ja irgendwann einmal
41 von jemandem ist die (--)
42 also da da sind
43 (-) rIchter gewesen
44 und die haben die massnahme verordnet
10 transcription originale
[8] Gespräch Zunge 326-332
326 BE : oh ja : genAU
327 =drum drum drum
328 =is_es mir wichtig gewesen
329 =dass wir zusammen sitzen
330 =und einmal schauen
331 =wAS (-)
332 was ist denn das was DU wILLst ?
11 Il faut peut-être relativiser cette constatation au vu des conditions dans lesquelles s’est déroulé l’entretien. La dernière partie de cette contribution, « Questions ouvertes et utilité de la méthode », mentionne les objections possibles.
12 transcription originale
[9] Gespräch Nuschli 71-94
71 BE : (3.0) was DEnkst du
72 (-) was verlANGT die jugendanwaltschaft
73 eigentlich von DIR
74 in den nächsten zwei jahren (--)
75 also bis sie schon
76 bis zum ACHTzehnten lebensjahr ?
77 also das sind jetzt nicht mehr ganz zwei Jahre ←00 :02 :01→
78 (2.0) was verlANGEN DIE von dir(.)
79 während dieser zeit
80 (-) hast du dir das mal überlegt
81 KJ : (--) ja dass ich keinen miST BAUE ? (-)
82 ( )
83 BE : h_hm
84 KJ : =dass ich mich im rahmen halte ┌ und ┐
85 BE : └ h_hm ┘
86 KJ : =(ich nicht mehr) rausfliege
87 BE : h_hm (--)
89 also keinen mist mehr bauen
90 =im Rahmen halten
91 =nicht mehr rausfliegen
92 gibt es SONst noch sachen
93 meinst du
94 die die von dir erwarten
13 transcription originale
[10] Gespräch Zunge 201-207
201←←cresc→ ja ich mach ja jetzt kein ←←f→ ´SEIch oder→
202 habe kein seich mehr ‘gemacht
203 BE : ‾nein
204 ‾das stimmt
205KJ : stimmt ʼoder
206 BE : ‾ja das stimmt
207 ʼja
Auteurs
Heinz Messmer, docteur en Sociologie est professeur à la Haute école de travail social de la Fachhochschule Nordwestschweiz (FHNW), au sein de l’Institut « Kinder- und Jugendhilfe ». Ses champs de recherche actuels s’articulent autour de l’aide à l’éducation, les méthodologies de recherche, et plus particulièrement l’approche ethnométhodologique de l’analyse conversationnelle.
www.fhnw.ch/personen/heinz-messmer/publikationen
heinz.messmer@fhnw.ch
Fabienne Rotzetter, titulaire d’un Master en Travail social, est collaboratrice scientifique à la Fachhochschule Nordwestschweiz (FHNW). Ses recherches s’axent sur le champ du service social et sur la collaboration entre science et pratique dans le travail social. Elle travaille actuellement sur l’assurance invalidité.
www.fhnw.ch/personen/fabienne-rotzetter/profil
fabienne.rotzetter@fhnw.ch
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Langage et savoir-faire
Des pratiques professionnelles du travail social et de la santé passées à la loupe
Kim Stroumza et Heinz Messmer (dir.)
2016
Écrits sur les religions et le naturalisme
John Dewey Joan Stavo-Debauge (éd.) Joan Stavo-Debauge (trad.)
2019