Les écrits professionnels dans le champ du travail social
Objets et outils de la recherche
p. 29-51
Texte intégral
1Dans le contexte du travail en général, et dans le champ des métiers du social en particulier, la part de l’écriture s’accroît suivant des modalités multiples. Cette évolution de l’écriture donne lieu à des écrits protéiformes et d’usages variés. On mentionnera, par exemple, les écrits visant la traçabilité des actions et une certaine standardisation des documents, avec « les agencements de la qualité » décrits par Sophie Pène (2005, pp. 303-321). Cet emprunt au secteur industriel et marchand ne doit pas faire oublier les écrits « canoniques » des institutions sociales, pour reprendre l’expression de Pierre Delcambre (1997, p. 11), c’est-à-dire les écrits qui s’apparentent au travail d’écriture ordinaire au bénéfice de l’action (rapport au juge, note de dossier, bilan de comportement…). Cette catégorie bien spécifique d’écrits, produits d’une écriture sur les personnes en difficulté peut constituer à elle seule un champ d’exploration et d’étude.
2L’écriture est bien à considérer comme une activité professionnelle à part entière et les écrits comme produits de cette pratique. En d’autres termes, en postulant qu’écrire c’est travailler et que travailler c’est écrire, dans le champ social et médico-social, où l’essentiel de la pratique professionnelle est une pratique langagière, orale et écrite, cette activité doit faire l’objet d’une attention toute particulière.
3Nous proposons de rendre compte ici de recherches traitant de la question des écrits professionnels et de l’écriture en travail social. Cette approche a permis d’ouvrir une double perspective avec une analyse portant, d’une part sur les pratiques discursives à l’œuvre dans un secteur d’activité spécifique, et d’autre part sur un mode d’accès à des pratiques effectives en travail social. Cette double perspective permet que l’écrit professionnel puisse constituer à la fois l’objet et l’outil de la recherche.
1. Ecrire dans le champ du travail social
L’ancrage de la recherche
4Poser comme impératif de dire d’où l’on parle, rejoint le fait que dans les écrits la marque de l’auteur, sa signature réelle ou symbolique, peut être déterminante et est toujours à interroger. Cela rappelle aussi que la question de l’écriture est à relier au personnel, voire à l’intime, et donc à la singularité du sujet écrivant. Ainsi, suivant l’idée que « la plupart d’entre nous passent leur vie à développer les idées fondamentales qu’ils ont formulées dans leur jeunesse » (Devereux, 1980, p. 188), il apparaît opportun de revenir, brièvement, sur l’ancrage de nos travaux de recherche. En effet, ceux-ci sont liés à la découverte du métier d’éducateur spécialisé au milieu des années 1970, une époque marquée par une lecture sociologique éclairée par les théories du contrôle social. Nous verrons plus loin pourquoi cette précision est d’importance.
5Notre première expérience professionnelle significative s’est déroulée dans le secteur de la prévention spécialisée, plus connue sous la terminologie d’éducateur de rue. Caractérisée en droit par la libre adhésion et l’anonymat des publics rencontrés, cette action est destinée à un territoire où se manifestent des inadaptations sociales, mais sans mandat, autrement dit sans écrits à produire au sujet des bénéficiaires de la mission. Après quelques années, la prise de fonction dans un service d’Action Educative en Milieu Ouvert (AEMO) fut un changement radical. En effet, cette mission est édictée par un juge des enfants qui demande, en toutes lettres dans le Code civil français, d’apporter aide et conseil à une famille. Si ce point n’appelle pas de remarque particulière, dans le même alinéa du Code, il est également demandé au service de suivre le développement d’un enfant, et d’en faire rapport au juge périodiquement. Ce rapport sera bien évidemment écrit.
6S’agissait-il, dans ce passage de la prévention spécialisée à l’AEMO, ce passage d’une mission guidée par l’absence de mandat à une intervention encadrée par la contrainte judiciaire, d’un simple changement de poste ou d’un nouveau métier ? Etions-nous en présence d’une adaptation à une nouvelle fonction ou d’une odieuse imposture ? Comment apporter une aide et en même temps effectuer un contrôle dont le rapport écrit est l’expression formelle ?
Une injonction paradoxale
7En amont de l’écrit, c’est la pratique de l’éducateur sous mandat de justice qui, dans son ensemble, peut apparaître problématique, parce qu’elle s’appuie sur un paradoxe fondamental. Rappelons qu’une situation est paradoxale lorsque l’on se retrouve « dans la double obligation de choisir et de ne pas choisir entre deux ou plusieurs solutions à un problème donné » (Barel, 1989, p. 279). Ce choix, à la fois obligé et impossible, donc ce non-choix, introduit la notion d’indécidabilité.
8Pour ce qui nous concerne, le paradoxe tient au fait qu’il est attendu que l’éducateur protège un enfant en danger, avec comme règle fondatrice le maintien dans sa famille, c’est-à-dire précisément là où il est le plus menacé. Le paradoxe tient à la double obligation de choisir et en même temps de ne pas choisir entre l’aide et le contrôle, c’est-à-dire à la fois le suivi des enfants (le contrôle des conditions d’éducation) et en même temps l’accompagnement de la parentalité (l’aide dans l’éducation).
9A cela s’ajoute le fait que le rapport écrit cristallise le paradoxe en matérialisant, par les propriétés de l’écrit, la coprésence de deux acteurs, le juge et la famille, dont la compatibilité d’intérêt ne va pas de soi et avec des attentes qui bien souvent risquent de s’opposer. Ce paradoxe se durcit et prend corps dans l’écriture, comme Emile Genouvrier a pu le dire à propos de la pensée qui prend corps dans l’écriture (1986, p. 109), et le choix impossible semble ainsi réifié par l’écrit qui en est le catalyseur.
10Il est coutumier de parler des difficultés que les travailleurs sociaux rencontrent face à l’écriture, un certain nombre d’auteurs s’interrogeant sur ce qui pose problème dans ce contexte spécifique des interventions sociales impliquant nombre de tâches d’écriture. Nous estimons qu’il y a une certaine forme d’impasse en posant la question sous cet angle. Notre travail de recherche s’organise sur un constat inverse. Effectivement, les éducateurs arrivent à écrire, y compris lorsque l’écrit sur l’autre paraît problématique. C’est peut-être cette aptitude à écrire qu’il conviendrait d’examiner puis d’interroger, notamment parce que des questions fondamentales se posent dans cet acte d’écriture ET sont manifestement dépassées par ceux qui sont en charge de ces écrits. Une première attention est à porter sur ce que génère le passage de l’oral à l’écrit, comme première étape de cette tâche d’écriture.
2. La question du passage de l’oral à l’écrit : une première recherche
11C’est le passage de l’oral à l’écrit qui a été interrogé dans un premier temps, posant comme hypothèse que la résistance à l’écrit peut être liée à la question du passage à l’écriture pour un métier basé sur une pratique langagière essentiellement orale, en dehors d’un quelconque manque de savoir-faire scriptural. Ce n’est finalement en effet pas là, à notre avis, que se loge le nœud des résistances induites par le passage à l’écriture.
Les possibles raisons d’une résistance à l’écriture
12La difficulté pourrait tenir à la véritable rupture que provoque, non pas le passage à l’écriture en lui-même, mais le fait de la nature même du travail éducatif et social où la relation à l’autre vient complexifier la tâche d’écriture. Ainsi l’éducateur doit passer, comme le dit Pierre Delcambre, « vis à vis du sujet/objet décrit, d’une position relationnelle à une position objectivante » (1997, p. 66). S’ajoute à cela le fait que « ces professionnels dont l’essentiel de l’activité mobilise la parole, n’énoncent pas volontiers ce qu’ils font, comme s’ils redoutaient que la mise en mots des pratiques ne vienne trahir le sens de leur vécu »… (Ion et Tricart, 1984, p. 8). En effet, dire ce que l’on fait, c’est se prêter à l’évaluation, avec le réveil d’appréhensions qui traversent le travail social quand on voit poindre l’évaluation, dans son acception la plus réductrice, c’est-à-dire comme une volonté de normalisation, voire de contrôle.
13Pour sa part, Jacky Beillerot indiquait que si les pratiques sont difficiles à présenter, à rendre lisibles, c’est parce qu’elles sont « des objets sociaux abstraits et complexes et ne sont pas des données brutes immédiatement perceptibles. Elles ne peuvent se comprendre et s’interpréter que par l’analyse » (1998, p. 22). Au-delà de ces résistances, qu’est-ce qui s’opère pour que « l’impossible » soit ainsi dépassé et que même la matérialité de l’écrit ne constitue pas un obstacle incontournable ? Une première recherche a été menée, avec l’étude du passage de l’oral à l’écrit comme analyseur d’une organisation de travail et d’une pratique professionnelle.
Eléments de corpus
14Les travaux de recherches auxquels nous nous référons ici ont tous été réalisés dans le cadre de services d’AEMO judiciaire. Dans une première recherche, notre intérêt s’est d’abord orienté sur la pratique langagière institutionnelle, particularisée par la mise en œuvre régulière de réunions et d’écrits professionnels. Le service retenu comme terrain d’observation s’appuie sur un dispositif institutionnel qui met en évidence le rôle des réunions directement liées à l’élaboration des rapports. L’écrit est interdépendant d’une séquence orale, nommée réunion de synthèse, qui a notamment pour objet la préparation de l’écrit à adresser au juge.
15Le corpus de cette première recherche est donc constitué de réunions, qui ont été enregistrées et intégralement retranscrites, et de rapports produits à l’issue de ces mêmes réunions, avec la question suivante : qu’est-ce que l’on se dit entre spécialistes, dans un oral à usage interne, et qu’est-ce que l’on rédige, ensuite, dans un écrit à toutes fins utiles ? Cette question est formulée sans que soit présupposé des similitudes ou, à l’inverse des différences, entre ces deux espaces de pratiques langagières.
16Une analyse de contenu a été mise en œuvre, non pas pour comparer l’oral et l’écrit, mais pour avoir une approche qui met en regard la réunion, en termes de contenu informatif, et le rapport, qui pour sa part ouvre un autre contenu informatif. Au-delà des enjeux et des règles communicationnelles propres à ces deux espaces de travail, l’attention s’est portée sur les informations à dénombrer et à qualifier.
Eléments de méthode : dénombrer des « unités informatives »
17L’extrait ci-après indique comment une phrase d’un rapport donne lieu à la classification et la mise en catégorie de quatre unités informatives.
A l’occasion des visites à domicile [1], Nathalie commence à exprimer [2]
la lourdeur du milieu familial [3] et son conflit avec sa mère [4].
[1] | [une visite] | [concernant la situation familiale] |
[2] | [constat direct] | [concernant l’enfant] |
[3] | [information recueillie] | [concernant la situation familiale] |
[4] | [information recueillie] | [concernant la relation enfant parents] |
18Sur la base de l’exemple ci-dessus, les réunions retranscrites et les rapports écrits ont été soumis à la même analyse de contenu.
19Nous nous limiterons ici à quelques résultats d’une première exploitation des données. Ceux-ci montrent une relative fidélité entre le contenu oral de la réunion et l’écrit du rapport. La réunion et le rapport ont, sur le plan de la valeur informative, une configuration assez identique.
20A l’oral et à l’écrit le travailleur social rend compte plus volontiers de son observation (80 % des unités informatives dénombrées). L’intervention est retransmise avec plus de réserve (10 %) et le même pourcentage (10 %) est relevé en ce qui concerne le travail d’analyse et de réflexion. D’autres similitudes entre les rapports et les réunions sont notables, notamment dans la répartition des informations en ce qui concerne les différents membres de la famille. Ainsi la répartition des informations qui concernent les parents et les enfants est relativement équivalente entre les différents membres de la famille Notons qu’il serait prématuré, à ce stade, d’en déduire qu’il s’agit d’un équilibre entre le contrôle à partir du suivi de l’enfant, et l’aide telle qu’elle est apportée aux parents. Signalons également que la dimension relationnelle, pourtant revendiquée par les intervenants, n’apparaît que très faiblement dans le discours des travailleurs sociaux, à l’oral comme à l’écrit.
21Des différences, pourtant majeures mais invisibles lors d’un premier traitement des données, sont apparues dans une analyse qualitative des contenus. Cette analyse s’intéresse à l’énonciation, au positionnement syntaxique de l’énonciateur, à la présence lexicale et grammaticale des sujets dans le texte. On y constate que ce qui apparaît équivalent en première lecture, au plan de la valeur informative, est en fait significativement différent en termes de sens.
Approche qualitative des énoncés
22Les exemples pour illustrer cette dimension sont nombreux. Nous en avons retenu un qui montre ce que peut permettre l’analyse d’une même information, formulée d’abord à l’oral et ensuite rédigée dans l’écrit.
Réunion -« Nathalie commence à se plaindre, parce qu’elle fait beaucoup de choses à la maison, en particulier depuis que maman est partie ». |
Rapport -« A l’occasion de la rencontre avec son professeur, Nathalie fait état des multiples tâches ménagères qu’elle a à assumer depuis le départ de sa mère ». |
23Dans les deux cas, l’éducateur n’est pas représenté par un élément grammatical, ou lexical, en surface du texte. Cela lui permet de s’extraire de l’énoncé quand l’information lui est moins favorable (ici, formuler un élément à caractère négatif ) en favorisant une prise de distance par rapport à l’information. Dans cet exemple, la prise de distance est accentuée par une précision sur le contexte du recueil de l’information : « A l’occasion d’une rencontre avec un professeur de Nathalie ».
24Il y a là un point tout à fait essentiel, car l’étude du dossier nous montre que cette rencontre avec le professeur s’est déroulée après la réunion au cours de laquelle étaient déjà évoquées les plaintes de Nathalie. De cette manière, l’éducateur n’est plus seul en cause dans le recueil de l’information, et il fait le choix de mentionner un autre acteur comme source de l’information.
25On note aussi des différences dans la transmission de la plainte de l’enfant. A l’oral, l’éducateur, après avoir indiqué que Nathalie « commence à se plaindre », finit sa phrase en s’appropriant le discours de l’enfant, et en effectue une retransmission qui relève du discours rapporté : « depuis que maman est partie ». A l’écrit, la notion d’une plainte de l’enfant est exprimée par une expression beaucoup moins explicite – « fait état de ». C’est seulement la suite de la phrase, qui peut permettre au destinataire de l’écrit de comprendre, ou plus exactement de supposer (car la formulation est moins explicite), que pour une enfant, faire état de multiples tâches ménagères peut représenter une forme de plainte. On peut ainsi faire l’hypothèse des déductions que pourra faire le magistrat. Une information concernant un aspect des conditions d’éducation lui est bien signalé.
26Cet énoncé semble s’apparenter à ce que Claude Chabrol appelle « une proposition ambiguïsante » dans son analyse des stratégies discursives, « cette proposition est ambiguïsante dans ce contexte car elle est compatible, a minima, avec deux situations de référence » (1994, p. 160). Cela montre comment l’énonciation permet au travailleur social de sauvegarder sa double mission. En effet, le magistrat dispose dans le rapport écrit de l’information du suivi de l’enfant, laquelle peut en même temps être entendue par les parents.
27Dans la stricte application de la loi, le rapport rend compte des conditions d’éducation, et en même temps, parce qu’il gomme la plainte de l’enfant et laisse le travailleur social extérieur à l’origine de la source de l’information, ce même rapport permet la poursuite du travail relationnel avec la famille. D’autres formulations telles que « nous avons remarqué que Nathalie se plaint des multiples tâches ménagères à effectuer … » auraient considérablement réduit l’espace de négociation et la poursuite de l’aide après la lecture éventuelle du rapport par la famille. Le rédacteur opte pour la stratégie du compromis.
28En termes de stratégie, le compromis prend en compte dans une même unité de temps et de lieu ce qui, a priori, est incompatible : « C’est la prise en compte en même temps, au même endroit, par la même personne, grâce à un acte, un geste, une parole unique, de l’intégralité des positions extrêmes, fussent-elles en opposition complète » (Y. Barel, 1988, p. 15).
29Au cœur du compromis, en termes de stratégie de gestion du paradoxe, le travailleur social prend en compte, dans une même phrase, l’intégralité des positions extrêmes de sa fonction. Aide et contrôle sont menés de front grâce aux nuances et aux jeux de l’énonciation dans le rapport écrit.
Les résultats d’une deuxième recherche
30Les données qui viennent d’être restituées résultent de l’activité langagière orale et écrite d’un seul service, une deuxième recherche a été menée avec la prise en compte des rapports écrits par quatre services. Cela a notamment permis la confirmation du double positionnement de l’éducateur qui expose longuement le résultat d’une pratique d’observation, mais il se montre beaucoup plus discret dans l’explicitation des procédés qui lui ont permis d’effectuer cette observation.
31D’autres questions se font jour avec cette seconde investigation. Si la part de l’observation est aussi prégnante, comment peut-on observer les stratégies qui traversent le récit descriptif des rapports écrits ? L’action éducative ne se résumant pas à la seule pratique d’observation, comment les autres versants de ce travail peuvent-ils se lire ? Dans la poursuite de ce travail, il s’agit de rechercher comment stratégies et idéologies du travail social traversent le récit descriptif des rapports écrits. Tout comme l’action éducative ne se résume pas à la seule pratique d’observation, les autres versants de ce travail éducatif et social ne se lisent pas aisément en surface du texte.
3. De l’écriture quotidienne aux écrits des rapports
32Après avoir traité le passage de l’oral à l’écrit et analysé la spécificité des rapports, c’est le passage de l’écriture quotidienne aux écrits des rapports qui a été appréhendé dans une troisième recherche.
Quelques éléments sur la méthode et le corpus de cette troisième recherche
33Cette nouvelle recherche est fondée sur une étude de l’écriture quotidienne, sur la base de livrets de suivi des situations familiales, renseignés par les intervenants eux-mêmes. Cette approche est complétée par une analyse des écrits adressés au juge pour ces mêmes situations familiales.
34Nous précisons que les termes « écriture », au singulier et « écrits », au pluriel, sont employés suivant la distinction qui postule que l’écriture est à comprendre comme une élaboration, dans le continuum d’une écriture au quotidien. Nous rejoignons ici Jacques Beauchard (1988) pour qui l’écriture est une composition en vue d’une réflexion, un étayage de la compréhension ; tout se joue, selon lui, dans « l’intimité d’une pensée qui cherche ses mots, hésite, revient en arrière » (1988, p. 6). Cela se distingue donc des écrits qui sont des « construits », des produits achevés, ce qui pourrait se résumer sous la contraction suivante : les écrits comme produit de l’écriture.
35Le corpus de cette recherche est composé de deux type de document, des livrets reflétant le travail d’écriture régulière des travailleurs sociaux et des rapports écrits adressés ponctuellement aux mandants de leur intervention. Au total, ce sont 31 livrets de suivi qui ont été renseignés au quotidien par les 20 éducateurs dans deux services d’AEMO.
36La durée moyenne des suivis est de neuf mois et demi, ce qui représente pour les trente et un suivis en durées cumulées, près de vingt-cinq ans d’assistance éducative. Pendant cette période, pour les mêmes dossiers, cinquante-cinq rapports écrits à l’attention des différents juges des enfants ont été analysés.
37Un total de 1430 actes a été comptabilisé à partir de l’ensemble des livrets renseignés dans les deux services, et 4686 unités informatives ont été dénombrées dans les rapports, répertoriées, classées et analysées.
38Pour témoigner de ce denier travail, nous essayerons d’indiquer comment la mise en rapport donne à voir, par l’analyse des écrits, les effets de l’injonction paradoxale faite aux intervenants, telle qu’elle a été évoquée plus haut.
Actualisation et potentialisation du danger
39Dans l’exemple ci-après, le recueil de point de vue auprès d’un autre membre de la famille prend de la force par le fait que les informations proviennent de deux personnes différentes et parce qu’elles sont concordantes entre elles.
« La grand-mère, très proche de sa petite-fille, a en effet une vision très lucide de la situation de sa fille. |
Elle sait que Gwendoline peut parfois être en situation de danger et dans ce cas, elle n’hésite pas à intervenir. D’un abord facile, il [le père] est assez lucide sur les raisons de la mise en place d’une mesure éducative. |
Conscient de la fragilité de sa compagne, il note « qu’elle s’énerve parfois contre Gwendoline mais qu’elle n’a pas de conduites violentes ». |
40Ici le locuteur se positionne sur la valeur de l’énoncé. A deux reprises il a recours à l’adjectif « lucide », qualifiant ainsi la vision de la grand-mère par rapport à la situation et la perception du père quant aux raisons de la mesure éducative. S’agissant en l’occurrence d’une qualification positive de la grand-mère et du père, la valeur informative de leur discours signalant un danger s’en trouve renforcée.
41Ce constat se double, pour l’un et l’autre, d’un avis nuancé. Cet avis relativise les conséquences de ce qui est déclaré. Ainsi l’enfant peut « parfois » être en danger et dans ces situations il est indiqué que la grand-mère « n’hésite pas à intervenir », ce qui pondère le danger qu’elle énonce elle-même. De la même manière, le père signale la « fragilité de sa compagne », indique « qu’elle s’énerve », là encore en ajoutant « parfois »et il est précisé que la mère de l’enfant « n’a pas de conduites violentes ».
42Le texte entraîne le lecteur face à un paradoxe. Il paraît impossible de trancher entre, d’une part le danger encouru par l’enfant du fait des problèmes psychiques de la mère, et d’autre part la capacité de l’entourage à assurer une fonction protectrice, fonction que cet entourage énonce en même temps qu’il énonce les éléments du danger.
43L’éducateur qui rapporte de cette manière ces éléments de la réalité familiale semble s’inscrire dans une stratégie d’oscillation telle que celle décrite par Y. Barel : « au cours de l’oscillation, le message et le méta-message prennent la place l’un de l’autre, chacun étant tour à tour et sans arrêt possible de l’oscillation, message et méta-message » (Barel, 1988, p. 23). Ce qui caractérise le paradoxe c’est le fait que les messages ne s’annulent pas, mais se succèdent dans une alternance d’actualisation (il y a danger) et de potentialisation (il est possible de contenir le danger).
44Yves Barel précise que « dans certaines circonstances et moyennant certaines précautions, il est possible de choisir sans détruire les choix alternatifs, ou plus exactement, sans détruire le pouvoir d’effectuer ces choix. Il existe cependant une dissymétrie entre le choix retenu et les choix non détruits mais non retenus : le premier est actualisé, les seconds sont potentialisés » (1989, p. 302).
45Dans cette même situation familiale, un énoncé extrait d’un discours rapporté par un partenaire et consigné dans le rapport s’inscrit dans une logique discursive comparable.
46Ici, la déficience intellectuelle de la mère est un état à partir duquel s’engage une dynamique double, avec les difficultés que cela peut engendrer dans la prise en charge, dont l’enfant semble s’être accommodée. Dans l’exemple ci-dessus, tout comme dans celui de la grand-mère qui signale à la fois le danger pour l’enfant et son intervention auprès de la mère pour y pallier, ou encore celui du père qui décrit la fragilité de sa compagne et aussitôt la relativise, il faut ne pas omettre qu’il s’agit d’une reconstruction discursive et non de la réalité factuelle. C’est la mise en rapport, le travail d’écriture, qui rapprochent en les hiérarchisant les contradictoires et rendent lisibles les raisonnements en boucle qu’ils induisent.
47Ce qui est remarquable ici, c’est que les contradictoires sont indissociablement liés et apparaissent dans le continuum de l’énoncé par glissements successifs. Ce phénomène renvoie à l’idée d’« isomorphisme » que Y. Barel présente comme « une sorte de version dynamique de la redondance. Quelque chose se transforme, mais le produit final de la transformation, si méconnaissable soit-il par rapport au produit initial, conserve toute l’information décelée par ce dernier, de sorte qu’il est imaginable de retrouver le produit initial à partir du produit final, en faisant le chemin inverse » (1989, p. 289). La tension de la pratique, qui impose de tenir les versants de l’aide et du contrôle sans choisir, est maintenue par une énonciation qui entretient l’indécidable. Il s’agit bien d’indécidable, et non d’indécision, car cette dernière stopperait l’idée de mouvement indispensable à l’oscillation comme stratégie paradoxale.
48Cet énoncé d’un rapport rappelle comment l’exercice professionnel en AEMO s’appuie sur un équilibre instable à la fois lié à la réalité mouvante des situations familiales et à une pratique qui ne prend sens et ne se justifie que dans un entre-deux. Trop de danger : il faut placer l’enfant ; pas assez de danger : il faut lever la mesure d’AEMO judiciaire, pourrions-nous dire de manière caricaturale. Dans les deux cas le point d’équilibre est rompu, et dans les deux cas l’écriture du rapport est bien moins problématique, le paradoxe s’évanouit alors que la mesure s’arrête, soit pour restituer de manière pleine et entière l’exercice de la fonction parentale, soit pour le restreindre en confiant provisoirement l’enfant à un tiers. C’est lorsque la conclusion ne vise pas à clore l’intervention que la mise en rapport s’avère complexe ; alors, les modalités d’énonciation du danger et de l’action se révèlent être avant tout la traduction d’un équilibre à sauvegarder.
Autre exemple de stratégie langagière : la modalisation du discours écrit
49Une simple lecture des rapports écrits donne à voir l’importante modalisation de ce type de textes. Rappelons que la modalisation est un procédé linguistique par lequel l’énonciateur (pour nous, l’éducateur) imprime sa marque dans le texte, exprime par son énonciation, sa plus ou moins grande adhésion à l’énoncé. De cette manière, le locuteur s’inscrit dans le message et se situe par rapport à lui.
50Les verbes tels que « paraître » ou « sembler », l’utilisation du conditionnel, les adverbes comme « peut-être », des tournures interrogatives ou des formulations comme « avoir l’impression de », sont autant de modalisateurs par lesquels l’énonciateur pondère son énoncé. Cela représente une véritable constante dans le contenu des rapports. Les modalisateurs s’inscrivent dans le corps du texte comme une véritable figure de style. Ils en font un document ponctué d’affirmations nuancées par le locuteur, en même temps qu’il les énonce.
51La modalisation dans les rapports éducatifs est essentiellement utilisée dans une perspective d’atténuation de l’information, lorsque celle-ci est négative. Les travailleurs sociaux se défendent d’ailleurs de vouloir être catégoriques dans leurs écrits ; tout au contraire, ils nommeront « prudence » ou « réserve » ce que d’autres reconnaîtront comme une marque d’approximation et d’incertitude.
Réunion – « la dernière fois qu’il est venu au service il avait encore picolé ». |
Rapport – « il semblerait que le père s’adonne à la boisson ». |
52C’est dans les énoncés qui traduisent une observation directe que le recours à un discours modalisé est le plus présent, et rappelons que les rapports sont à 80 % composés de cette observation. « Voir tout ce qui se passe, dire tout ce qu’on voit : l’entreprise est doublement utopique, car un double filtre vient nécessairement s’interposer entre le référent extralinguistique et le signifiant verbal : celui du regard, qui sélectionne et interprète ; et celui du langage, qui classe, ordonne, analyse, évalue, présuppose, infère, explique inéluctablement » (Kerbrat-Orecchioni, 1988, p. 145).
53Cela doit attirer notre attention sur l’écart entre la réalité des faits et une réalité perçue, l’écart entre ce qui est perçu et ce qu’il est possible de retransmettre, ce qui au final participe à l’altération de la valeur de vérité de la description restituée, a fortiori si elle est écrite.
54Ces différents éléments constituent autant d’écueils pour un « écrit d’expert » dont les modalisations reflètent le contexte de production et de restitution des données fournies dans le rapport. Cela ne justifie pas, nous semble-t-il, le recours aux modalisateurs dont la véritable fonction échappe assurément au rédacteur du rapport, et n’est perceptible que par l’analyse.
55Lorsque l’on trouve la double modalisation générée par l’emploi du verbe « sembler » conjugué au conditionnel : « il semblerait que le père s’adonne à la boisson », pensons-nous, raisonnablement, que l’auteur de cette phrase a le moindre doute sur la consommation excessive d’alcool par le père ? L’enjeu est ailleurs et c’est ailleurs qu’il faut chercher si l’on veut comprendre pourquoi les informations ne sont pas affirmées avec le sceau de la certitude. Cette opération langagière concerne en particulier des informations à caractère négatif, c’est-à-dire lorsque l’énonciation d’un certain danger est effectuée par la remise en cause, plus ou moins importante, de l’environnement familial, comme dans les exemples suivants :
Exemple nº 1 |
Exemple nº 2 |
56Les deux exemples ci-dessus décrivent l’un et l’autre des enfants, avec un énoncé qui concerne implicitement leurs parents. Dans l’exemple nº 1, la description d’un comportement provocateur est modalisée par « quelque peu », et « semble » et se rapporte au fait que l’accentuation de ce comportement provocateur se déroule au domicile du père. Le second exemple procède de la même stratégie d’énonciation où l’implicite et la modalisation sont associés pour, au final, qualifier la relation parents/enfants.
57Il y a sans doute ici une fonction essentielle de la modalisation, qui permet de donner une information sans que le propos, parce qu’il est de cette façon moins affirmatif, soit vécu comme une mise en cause. Moins accusateur, il n’en reste pas moins que le message de l’énoncé reste identique. Ainsi, l’information fournie au juge garde sa substance [énoncer un danger] et ne barre pas pour autant la possibilité d’une poursuite du dialogue avec les parents.
58Un autre exemple peut être cité, lorsque la relation établie avec le service fait partie de la description de la problématique familiale :
Exemple nº 3 |
59La formulation de l’ensemble de l’énoncé est enveloppée dans une rhétorique empreinte de la plus grande prudence. Ainsi « avoir du mal à accepter » est moins affirmatif que « ne pas pouvoir accepter » et a fortiori « ne pas vouloir… », pourtant clairement sous-entendu si l’on essaye de repérer le sens de l’information. Le verbe « refuser » est d’ailleurs soigneusement évité. Dans la même idée, l’emploi de « certaine » coopération et « minimum » de règle, donne au propos un caractère relativement imprécis et de fait bien moins affirmatif.
60Autre exemple : La nécessité d’une relation de confiance est souvent présentée comme une condition essentielle à la réussite de l’intervention éducative. Lorsque la confiance est altérée, cette difficulté peut parfois être traduite dans un discours modalisé.
Exemple nº 4 |
61Dans ce dernier exemple, c’est la sincérité du discours de la famille qui est en cause. Là encore, le lexique est déterminant. Le verbe « invoquer » induit un possible désaccord entre la famille et l’éducateur, il souligne au moins une divergence qui peut se résumer avec le premier et le dernier mot de la phrase dont le regroupement donne le terme : « arguments douteux ».
62C’est précisément avec la notion d’ « arguments douteux » que le sens du message à l’adresse du juge nous paraît devoir être compris. L’énonciation modalisée n’est, une fois encore, qu’un habillage destiné à rendre l’énoncé compatible avec une pluralité de lecteurs.
Les opérations langagières constituent une stratégie paradoxale
63De manière générale, ce procédé linguistique, véritable élément de langage des travailleurs sociaux, va permettre à l’éducateur de fournir dans son rapport des informations sans être affirmatif : en étant nuancé il va jusqu’à réduire lui-même la portée de sa propre déclaration. Grâce à la modalisation, il réduit partiellement son engagement vis-à-vis de ce qu’il énonce, et de ce que parfois même il dénonce.
64Or, s’agit-il d’énoncer ou de dénoncer ? Si nous en restions là, il n’y aurait finalement rien de remarquable dans de telles opérations langagières. Dans les faits, l’analyse nous conduit vers une interprétation qui permet de déceler les réelles finalités et la véritable fonction de la modalisation dans ce genre de textes spécifiques que sont les rapports écrits sur autrui.
65En effet, comme on l’a déjà indiqué, il existe dans la communication entre le travailleur social et le magistrat une présupposition de l’information « vraie » qui fonctionne relativement bien. Et c’est précisément parce que « la présupposition joue un rôle de premier plan dans la stratégie des rapports linguistiques » (Ducrot, 1985, p. 95), que les modalisations risquent d’avoir l’effet inverse de ce qui est attendu de leur fonction initiale, celle connue et décrite par les auteurs des rapports qui pensent ainsi éviter de se livrer à un témoignage à charge.
66L’analyse de Kerbrat-Orecchioni est apparue sur ce point tout particulièrement éclairante. L’auteur indique que « ces modalisateurs, en même temps qu’ils explicitent le fait que l’énoncé est pris en charge par un énonciateur individuel dont les assertions peuvent être contestées, en même temps donc ils marquent le discours comme subjectif, renforcent l’objectivité à laquelle il peut par ailleurs prétendre. Car avouer ses doutes, ses incertitudes, les approximations de son récit, c’est faire preuve d’une telle honnêteté intellectuelle que c’est le récit dans son ensemble qui s’en trouve singulièrement authentifié » (1988, p. 143). Le juge a justement accès à l’ensemble du récit et c’est à partir de cet ensemble, le rapport écrit, qu’il est fondé à prendre sa décision. La famille a également accès à ce même ensemble, mais elle risque de réagir par rapport aux passages du rapport où la remise en cause est la plus forte, or ce sont précisément ces énoncés-là qui sont modalisés.
67On est ici en présence d’un véritable paradoxe, où les marques du doute de l’auteur renforcent la conviction de certitude pour le lecteur, où l’accent de subjectivité vient renforcer l’objectivité de son discours. L’ensemble des énoncés du rapport écrit est formulé avec tant de prudence et de précaution que les données fournies, mêmes avancées avec mesure et pondération, sont créditées de la plus grande attention. Les éléments d’information deviennent indiscutables, justement parce qu’ils sont présentés comme pouvant être discutés, l’argumentaire prend du poids avec la relativité des arguments. Ainsi le discours modalisé permet au travailleur social de sauvegarder sa double mission. Phrase par phrase, il peut assumer le contenu informatif de son propos, parce qu’il est toujours nuancé par les modalisateurs. L’énoncé informe le destinataire premier du rapport (le juge) en même temps que l’énonciation indique au sujet de l’énoncé (la famille) la relativité de l’information.
68Nous retrouvons ici la stratégie du compromis chère à Y. Barel. L’énoncé modalisé et la modalisation globale du rapport écrit respectent ce que l’auteur indique comme une condition relativement restrictive à la pratique du compromis : « la règle de l’unité de temps et de lieu implique des acteurs et des domaines d’action d’une nature telle qu’il soit possible à la même « source » d’émettre simultanément le message et le méta-message, c’est-à-dire d’agir simultanément à deux niveaux de la réalité à la fois » (1989, p. 233). C’est bien de ces deux niveaux de la réalité dont il est question dans le rapport écrit, celui de la décision à prendre par le juge et celui de la relation éducative à poursuivre sans nier ce qui a été énoncé. L’éducateur se confronte à ces deux niveaux. Si dans l’exercice quotidien de sa mission il peut, par oscillation et compartimentage, éviter que les niveaux se superposent, la tâche devient impossible dans le rapport. Seul le compromis va permettre leur cœxistence.
69Rappelons que le compromis ne signifie pas chez Y. Barel un « moyen terme », une « cote mal taillée », et encore moins la réduction des pôles extrêmes des contraires où, en prenant « un peu des deux », les forces les plus opposées s’atténueraient. Eloigné du sens commun, le compromis comme stratégie paradoxale respecte la règle première des stratégies doubles où « des contraires, qui restent néanmoins des contraires, cessent d’être perçus comme incompatibles » (ibid., p. 228). Dans le rapport écrit, la modalisation rend compatible l’énoncé du danger et des conflits dans une perspective de contrôle des conditions d’éducation et elle permet, en même temps, c’est-à-dire avec le même énoncé, que la relation avec l’éducateur n’en soit pas affectée afin que le travail d’aide éducative reste possible dans un tel contexte. Conformément à la défi du compromis, l’éducateur réussit à prendre en compte en même temps et au même endroit, par une parole unique, l’intégralité des positions extrêmes de sa mission.
Conclusion
70Dans le contexte que Béatrice Fraenkel a nommé « la résistible ascension de l’écrit au travail » (2005, pp. 113-142), les écrits professionnels produits dans le champ du travail social constituent un objet de recherche qui ouvre de multiples perspectives. Parce qu’en amont de l’écrit il y a l’écriture, parce que la pratique des écrits est aussi une écriture des pratiques (Rousseau, 2007), le matériau immédiatement disponible qu’offrent les écrits peut tout autant constituer un outil de la recherche.
71Ainsi, l’analyse de ces écrits permet de porter le regard sur la pratique discursive des éducateurs, une pratique à part entière à travers laquelle on note que la dimension relationnelle du travail éducatif n’est pas exposée dans le texte. C’est, paradoxalement, à travers les précautions prises dans l’énonciation du contrôle que se révèle la prégnance de la relation d’aide. C’est précisément ce que montre l’étude des stratégies langagières et autres précautions énonciatives des rapports écrits élaborés par les travailleurs sociaux exerçant sur mandats de justice.
72Le sens et l’opérationnalité de ces stratégies langagières, qui échappent à la conscience que les acteurs peuvent en avoir, ne se décryptent que si l’on prend soin de lire entre les lignes, comme d’autres entendent les non-dits.
73Bien loin du discours d’expert, il y a de l’indicible et de l’incertitude dans les écrits de l’éducateur. Le sens même du métier tient à cette part d’incertitude, à cette caractéristique du travail de l’éducateur produit par sa dimension indécidable, Pierre Nègre indique que « c’est là où l’indécidabilité est la plus forte que la marge de manœuvre de l’éducation spéciale se maximalise » (Nègre, 1999, p. 27). Dans une action sur la marge, sur les limites, sur ce qui dévie, l’éducateur est chargé de désigner sans exclure. Travailleur de la frontière, aux prises avec les seuils de l’acceptable, l’éducateur est chargé d’une énonciation double, les maux et leur remède, étant entendu que « nommer la limite, dire la marge, expliquer la rupture, font partie de l’intervention » (Autès, 1998, p. 52). L’importance de l’observation restituée dans les rapports écrits, tel que cela a pu être montré dans cet article, atteste combien la pratique qui consiste à nommer et à décrire est complexe.
74C’est précisément ce qui a orienté l’analyse des énoncés, en recherchant, dans l’énonciation, des stratégies langagières qui répondent aux exigences de stratégies paradoxales auxquelles l’éducateur est contraint de recourir.
Bibliographie
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Auteur
rousseaupatrick@wanadoo.fr
Patrick Rousseau, docteur en sciences de l’éducation, est chercheur associé au CREF de l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Il est également Directeur général adjoint de l’Association Interdépartementale pour le Développement des Actions en faveur des Personnes Handicapées et Inadaptées (AIDAPHI). Ses recherches portent sur les écrits professionnels et l’écriture en travail social et développent une analyse des pratiques discursives à l’œuvre d’une part, et d’un mode d’accès à des pratiques effectives, d’autre part.
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