Chapitre 1. Une réflexion sur les pratiques d’intervention
p. 13-35
Texte intégral
1Confrontés à des exigences de changement dans nos pratiques d’intervention dans les institutions sociales, médico-sociales et scolaires (désormais « institutions sociales » dans le texte) de Suisse romande, les professionnels que nous sommes avons choisi de réfléchir à une méthodologie plus opérationnelle que celles utilisées jusqu’ici dans nos contextes d’activité. Il s’agit donc d’une aventure initiée collectivement dans le cadre d’une formation organisée par le Centre d’études et de formation continue de Genève (cefoc), avec le concours de l’équipe du Laboratoire de changement social de l’Université Paris-VII, sous le titre de « Formation à l’intervention dans les institutions ».
2Dans ce premier chapitre, nous présenterons les inconforts dans lesquels nous nous trouvions en tant qu’intervenants et qui ont largement motivé notre formation à l’intervention dans les institutions. La mise en évidence des aspects insatisfaisants de cette situation nous a permis de clarifier nos objectifs et de choisir une méthode de travail appropriée pour les atteindre. Nous préciserons les caractéristiques contextuelles propres à l’intervention dans les institutions sociales en Suisse romande.
3Les chapitres suivants seront consacrés à la présentation d’une méthodologie d’intervention adaptée à notre contexte en mutation. Ils comportent des fiches de travail, des outils concrets et des exemples tirés de nos pratiques.
1. Situation initiale
Les tensions entre les logiques professionnelles, les logiques institutionnelles et les logiques de mission apparaissent comme un des éléments forts de la compréhension des transformations actuelles du champ social. Cependant il convient, d’une part, de ne pas en opérer une lecture manichéenne ni, d’autre part, d’en rigidifier les oppositions (Bertaux et Schleret, in : Chopart 2000, p. 226).
4Aux formes traditionnelles de désadaptation sociale se sont ajoutées, depuis une dizaine d’années, de nouvelles catégories d’inadaptations. En particulier avec les migrations, l’arrivée de ressortissants de cultures très différentes de la nôtre et l’explosion du chômage dans la plupart des catégories professionnelles chez les travailleurs suisses, les institutions sociales ont été conduites à produire de nouveaux services. La nécessité de s’adapter à ces situations, souvent dans l’urgence, a occasionné la création de postes spécifiques dans l’éventail des professions sociales. Cet éventail s’étend, parfois se banalise, dans la mesure où chacun croit pouvoir et savoir travailler « dans le domaine social » fort de son intuition et de sa bonne volonté. Les travailleurs sociaux – professionnels ou non – se trouvent fréquemment disqualifiés aux yeux du grand public : leur légitimité est d’autant plus facilement mise en cause qu’ils ne réussissent pas à endiguer les marginalisations conjoncturelles dans une période de fragilité économique où tout ce qui ne produit pas coûte trop cher.
5Dans ces conditions, les tensions entre les logiques professionnelles traditionnelles, les logiques de mission, les logiques économiques ou institutionnelles se font vives. Pour assurer la « survie » des professionnels, des intervenants extérieurs sont sollicités avec le mandat, plus ou moins explicité, d’apaiser ces tensions, de résoudre les problèmes et de rétablir l’équilibre des forces en présence.
Insatisfactions
Les organisations paraissent fonctionner comme des automates, des somnambules ayant renoncé à comprendre et à vouloir, pour ne s’agiter que sur des objectifs, des résultats et des performances. C’est alors que nous voyons agir dans les entreprises une violence sourde, gérée, contrôlée, presque agréable et confortable si elle ne masquait pas une lente destruction de ce qui fonde l’humain (Ohayon 1997, p. 9).
6Tirée de notre principale source d’inspiration, la citation ci-dessus met d’emblée en évidence des inquiétudes similaires à celles qui ponctuent le quotidien de nos activités professionnelles dans le champ social, médicosocial et scolaire de Suisse romande.
7Alors que les demandes d’intervention se font de plus en plus nombreuses de la part des institutions sociales, force est de constater que la pratique même de l’intervention souffre d’un manque de références théoriques clarifiées, de pratiques théorisées ou encore de reconnaissance autre que celle provenant strictement du demandeur concerné. Il y a là une contradiction, source d’inconfort, qui mérite d’être relevée.
8Tandis que des intervenants, des consultants, des experts de tous bords proposent leurs services aux travailleurs sociaux, aux équipes, aux institutions en difficulté, on assiste à une multiplication des pratiques opératoires. En même temps, il semble que les intervenants éprouvent des difficultés à caractériser et à légitimer leur action. Celle-ci semblerait se « banaliser » avec la prolifération des interventions auprès des groupes, dans un mouvement analogue à la diversification des pratiques dans la supervision et la relation d’aide individuelle.
9L’intervenant dans les institutions est donc tantôt superviseur ou formateur, tantôt chargé d’études, consultant, intervenant social, professeur, etc. En l’absence d’effort de conceptualisation des pratiques, le positionnement de cet intervenant apparaît comme aléatoire. Sa connaissance des enjeux du terrain, son indépendance, son professionnalisme, voire son éthique sont peu garantis, ce qui rend le choix difficile pour les demandeurs. Autrement dit, tant pour les destinataires que pour les intervenants, les repères deviennent flous, les attentes respectives de moins en moins satisfaites.
10Dans ce contexte en évolution, nous relevons dans le cadre de nos pratiques un enfermement qui nous paraît spécifique à la Suisse romande. En effet, dans beaucoup d’institutions sociales, suivre une supervision est devenu au fil des années un processus incontournable, voire un rituel ou une routine. A tel point que, dans certaines institutions, la rubrique comptable réservée à la supervision d’une année est automatiquement reportée, voire augmentée dans la ligne budgétaire de l’année suivante. Ceci sans que des questions de fond soient explorées quant à l’adéquation entre les finalités/objectifs (qui ne sont parfois même pas définis) et les moyens/outils à mettre en œuvre pour les atteindre.
11Ainsi, la supervision est parfois utilisée, tant par des décideurs institutionnels que par des acteurs de terrain, pour mieux justifier des dispositifs en place, voire pour « faire passer » une nouvelle logique de fonctionnement, centrée sur la rentabilité économique, par exemple. Dans certains cas, on relève que superviseur et supervisé se trouvent tous deux prisonniers de leurs propres représentations. Et l’on observe des représentations extrêmement différentes, parfois même contradictoires concernant l’intervenant :
un professionnel extérieur qui vient porter un jugement sur un contexte, sur des situations, voire sur des personnes. C’est le mythe du spécialiste qui sait et qui va débrouiller l’écheveau emmêlé ;
une personne à qui l’on octroie la fonction d’aider à supporter des difficultés que l’on considère inéluctables. C’est l’illusion du changement dans la continuité, basée essentiellement sur la volonté d’adapter l’homme aux structures ;
une personne qui vient annoncer et mettre en place les changements décidés par les autorités, la hiérarchie, l’employeur. C’est le substitut chargé de la tâche dont on ne peut, ou ne veut, se charger soi-même ;
une personne dont le rôle est de justifier, voire de renforcer l’élaboration et la réalisation d’intérêts individuels, personnels (niveau micro), ceci en opposition à la recherche d’un concept collectif plus global (niveau méta).
12Il s’agit ici de représentations différentes, mais que la complémentarité entre superviseur et supervisé rend possibles dans chaque scénario. Ainsi, le superviseur peut devenir prisonnier de cadres rigides fixés en grande partie par les mandataires. Il se retrouve alors enfermé dans des images, des présupposés peu explicites qu’il ne peut cependant contourner... et dont il se fait le complice !
13Si cette situation se maintient ainsi, c’est qu’elle n’est pas si inconfortable qu’il n’y paraît, chacun des partenaires y trouvant son bénéfice. D’un côté, le professionnel, censé faire ce qu’on lui demande et pas autre chose, trouve par là-même la justification d’une utilité toute relative, peu mesurable, de son intervention. De l’autre côté, le client, que ces modèles aident à inventorier les contingences et autres déterminants extérieurs à lui qui influent sur la situation présente non satisfaisante, est renforcé dans sa croyance – limitante en termes de changement – que dans un contexte aussi difficile le problème ne peut que durer, voire s’amplifier. Or, dans la mesure où changer paraît souvent plus coûteux et plus difficile que de laisser la situation en l’état, les partenaires maintiennent – réciproquement et inconsciemment, bien sûr – l’enfermement.
14Alors que les contextes ont énormément changé et que le travail social s’est complexifié, les demandeurs (responsables d’institution, de service, d’équipe, etc.) continuent à vouloir résoudre des problèmes institutionnels au seul niveau psycho-affectif, centré essentiellement sur les relations interpersonnelles. Ces processus d’enfermement multiples et réciproques ont notamment pour conséquences des confusions grandissantes, voire des blocages importants.
15Par ailleurs, on relève souvent que le demandeur – généralement l’employeur – définit des moyens qui vont mettre en mouvement un certain nombre d’acteurs, dont il ne fera pas partie, ceci dans le but d’atteindre des objectifs qu’il aura peu explicités et qui ne sont ni partagés ni connus des personnes concernées par l’intervention du professionnel extérieur. Ce paradoxe crée fréquemment un retrait ou un déplacement de l’investissement ou des motivations des partenaires.
16L’intervenant se trouve alors pris dans une situation où les acteurs se figent dans un contexte inflexible : les causes de cette situation doivent parfois être cherchées loin dans le temps, autour de malentendus ou de maladresses jamais expliqués.
17Dans ce type de situation, l’intervenant qui décèle autre chose que ce qui est nommé par le groupe, ou qui veut reprendre les éléments depuis leur véritable origine, se voit souvent confronté à d’importantes difficultés, puisqu’il propose des outils de résolution sortant du cadre habituel. Le demandeur reste attaché exclusivement à sa demande, même si des besoins différents ou complémentaires émergent progressivement de façon plus urgente.
18Pour résumer, en tant qu’intervenants, nous nous sentons enfermés dans les représentations les plus connues des demandeurs, en particulier celle de superviseur dans notre contexte suisse romand. Un positionnement différent, bien construit sur le plan théorique – nécessairement à partir d’une demande mieux clarifiée – s’avérera nécessaire pour sortir de cette impasse, qui explique la plupart de nos insatisfactions actuelles.
La formation à l’intervention en institution sociale comme révélateur de la problématique
Notre pensée crée des problèmes que le même type de pensée ne pourra pas résoudre (Albert Einstein).
19Le constat des insatisfactions, enfermements et confusions cités précédemment alimente depuis longtemps nos réflexions individuelles, comme les échanges dans nos groupes d’intervision et/ou nos réseaux et collaborations professionnels.
20Nous avons d’abord pu constater que des phénomènes similaires se reproduisent dans nombre de situations et de lieux fort différents. Cela tient bien évidemment aux résistances que nous mettons tous en œuvre face à l’éventualité d’un changement, que nous risquerions de ne pas maîtriser totalement. Comme le disait Edgar Faure : En décrétant le changement, l’immobilisme s’est mis en marche et je ne sais plus comment l’arrêter.
21Familiers des différents niveaux de changement grâce au cadre conceptuel de l’approche systémique largement utilisé en Suisse romande, les intervenants que nous sommes décidés – individuellement d’abord – de nous inscrire à une formation continue d’intervenants en institutions sociales. Nous voulons sortir des impasses résumées ci-dessus en tentant de passer à un autre niveau, c’est-à-dire d’un apprentissage en simple boucle à un apprentissage plus opérationnel, en double boucle, selon Chris Argyris et Donald Schön.
Il y a apprentissage en « simple boucle » lorsque les membres d’une action (dirigeants comme exécutants) se bornent à perpétuer ou changer les stratégies d’action sans s’interroger sur les valeurs qui les sous-tendent.
L’apprentissage en « double boucle » consiste à remettre en question les qui guident les stratégies d’action. Les valeurs les plus propices à ce type d’apprentissage sont celles qui incitent les individus à disposer d’informations valides pour faire des choix fondés et à contrôler la mise en œuvre de ces choix pour pouvoir repérer et corriger les erreurs.
22Chris Argyris et Donald Schön considèrent qu’une organisation est apprenante lorsqu’elle parvient à réaliser de manière durable un apprentissage en double boucle. Ils relèvent que le principal obstacle à l’apprentissage en double boucle est l’existence de routines défensives, tant au niveau des individus que de l’organisation. Celles-ci désignent toute politique ou toute pratique qui évite aux membres d’une organisation d’éprouver un embarras ou de ressentir une menace, et qui les empêche en même temps d’en découvrir les causes. Les constats sont généralement du genre : « C’est la nature humaine », ou encore : « Les organisations sont par nature pleines de problèmes. »
23Les chercheurs ont alors distingué deux sortes de théories d’action :
d’un côté, celles basées sur les croyances, les attitudes et les valeurs des individus : les théories professées ;
de l’autre, les théories élaborées en réalité pour mettre en œuvre leurs actions : les théories d’usage.
24La théorie d’usage se révèle sensiblement différente de la théorie professée sans que les individus en aient conscience. Si de nombreuses démarches ont permis de procurer des conseils, elles ne fournissent pas un savoir réellement applicable, utile pour surmonter et modifier les routines défensives. Les recommandations produisent souvent un effet contraire ; elles renforcent les routines défensives existantes.
25Il est notoire que toute action de changement est la conséquence de connaissances, perceptions ou visions différentes d’une même réalité. Nos connaissances, acquises tant en formation que par l’expérience, partent du principe que c’est au demandeur, au destinataire de l’intervention, d’être l’acteur du changement : c’est lui qui marche sur le chemin, alors que l’intervenant, lui, indique des chemins possibles.
26Pour ce faire, il est nécessaire que l’intervenant dispose d’outils pertinents, d’une part, et des moyens indispensables à leur utilisation, d’autre part. C’est en cherchant à être plus pointus dans ces domaines, que nous sommes arrivés à la formation en intervention dans les institutions.
27Ce programme de formation a apporté des éclairages particulièrement intéressants, qui nous aident à ordonner nos pratiques et les enrichissent. En particulier :
Nous distinguons supervision et intervention déjà au moment du contrat de départ.
Nous développons la notion de problématisation.
Nous ajoutons des outils d’exploration.
Nous identifions et nommons les postures possibles pour un intervenant,
Nous distinguons différents types et moments d’évaluation.
28Autrement dit, au fur et à mesure du déroulement de la formation, nous avons pu prendre du recul, élargir nos hypothèses de travail, retrouver confiance en la possibilité d’intervenir avec une réelle efficacité auprès de nos clients, actualisant du même coup notre motivation pour cette activité d’intervenant en institutions sociales.
2. Situation souhaitée
29Cette formation a mis en évidence de manière cruciale la nécessité à la fois de préciser les fondements théoriques de notre action et de théoriser nos pratiques d’intervention jugées pertinentes. Nous voilà de fait placés à l’articulation entre les postures de clinicien et de chercheur, puisque nous voulons conceptualiser nous-mêmes notre propre pratique d’intervenants.
30Partant de l’idée d’une spécificité du travail social en Suisse romande, il est nécessaire de la caractériser et de mettre de l’ordre dans les référentiels dont nous disposons.
31Ces clarifications devraient nous permettre d’établir des repères méthodologiques opérationnels de nos pratiques d’intervention adaptés à la Suisse romande, voire de caractériser une nouvelle forme d’intervention plus en phase avec les caractéristiques et les besoins des institutions sociales de ce pays, au début du troisième millénaire.
3. Méthode de travail
32Dès le moment où l’on parle d’intervention institutionnelle, la visée est d’obtenir un changement, une évolution à la fois des personnes et des structures. A partir de la sollicitation – souvent individuelle, voire isolée – du responsable commanditaire et du changement collectif escompté, doit s’élaborer tout un processus d’élargissement de la demande à laquelle l’ensemble des personnes concernées doit pouvoir, et vouloir, participer activement. La dimension collective impliquant, en plus de la somme des prises de conscience individuelles, l’agencement réciproque et complémentaire des différents acteurs au sein du système, le dispositif même de notre recherche devient tout à fait essentiel.
33Nous ne concevons pas un changement réel dans les pratiques de supervision qui émanerait de la juxtaposition de nos réflexions individuelles : cette méthode de travail risquerait de limiter le changement à un toilettage très superficiel de nos habitudes de supervision pour les transférer simplement à l’intervention collective.
34C’est pourquoi nous avons choisi une mise en commun et une confrontation de nos expériences et de nos compréhensions :
de nos pratiques d’intervenants dans les institutions,
de nos apprentissages au cours de la formation.
35Notre travail repose sur le postulat qu’en tant que praticiens de l’intervention en institutions, nous pouvons réfléchir et produire une méthodologie de travail. Pour ce faire, nous nous sommes basés à la fois sur :
le contenu du programme « Formation à l’intervention dans les institutions » transférable au contexte de la Suisse romande ;
les réflexions du groupe dont nous avons fait partie pour notre travail de certification au cefoc ;
les référentiels méthodologiques testés dans nos pratiques d’intervention ;
les intervisions portant sur nos interventions actuelles ;
les ouvrages cités en bibliographie.
36Cette manière de travailler ressemble donc à la recherche-action déjà définie par K. Lewin, rappelée par G. Herreros (in : Vranken et Kuty 2001, p. 294) : Celui que l’on considère comme le fondateur de la recherche-action, refusait l’idée de la séparation des deux notions – conduisant à considérer que l’action était l’objet de la recherche – lui préférant une vision plus dialectique : l’action se nourrit de la recherche laquelle se trouve modifiée par les développements de l’action. (...) Les ruptures entre recherche et action, chercheur et acteur, se trouvent abolies tant du point de vue des formes de pratiques que du point de vue de la temporalité.
37Nous sommes tellement partie prenante de notre objet d’étude que tout se passe comme si nous étions à la fois les commanditaires et les intervenants lancés dans une recherche-action pour conceptualiser une méthodologie opérationnelle de notre pratique d’intervenants en institutions sociales de Suisse romande. Recherche-action dans le sens dynamique précisé par J. Dubost (1987, p. 133) : Il s’agit d’une action délibérée visant un changement dans le monde réel, engagé sur une échelle restreinte, englobée dans un projet plus général et se soumettant à certaines disciplines pour obtenir les effets de connaissances ou de sens.
4. Contextualisation : les interventions dans les institutions sociales en Suisse romande
Contingences actuelles et institutions sociales
Le travail social n’échappe pas aux grands mouvements qui affectent l’emploi et le marché du travail en général. La cohabitation d’une régulation des emplois par la logique de la qualification collective et d’une autre forme de régulation par la compétence individualisée est le signe d’une tension certaine dans le champ professionnel. Cette tendance, bien connue dans le secteur privé, touche désormais des pans entiers du secteur public : l’éducation nationale (Demailly 1987) ou la police (Monjardet 1987). Le travail social n’échappe pas à cette tendance (Autes, cité in Chopart 2000, p. 254).
38L’hypothèse fondatrice du développement qui suit met en lumière la transformation des rapports entre plusieurs acteurs distincts du champ social : les professionnels, les institutions, les élus, l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), les systèmes-qualité et les répercussions que ceux-ci entraînent sur les formes nouvelles d’organisation et d’intervention dans le champ social, médico-social et scolaire.
39Ce champ commence à se transformer fortement à partir des années 80 sous l’influence de multiples facteurs :
les uns conjoncturels, comme les mutations économiques et sociales et la montée massive des phénomènes d’exclusion, qui contribue à répandre une sorte de doute quant à l’efficacité du travail social établi, lequel ne parvient pas à endiguer les effets sociaux de ces mutations ;
les autres plus structurels, comme l’incertitude concernant les meilleures manières d’aider les personnes en difficulté, avec en corollaire, la remise en cause fréquente de la pertinence des interventions des travailleurs sociaux « classiques ».
40...Car le clinicien n’est pas un cynique, et son analyse, qui jaillit d’une insatisfaction à l’égard de l’ordre établi, vise à la diminution des souffrances communes, et à l’affirmation des valeurs de vie (P. Ansart 1997).
41L’action sociale professionnelle ne se polarise plus sur le client, mais elle tient aussi compte de l’institution et du travailleur social. L’intervention des professionnels pour aider, accompagner, promouvoir le changement, voire même contrôler un ou d’autres professionnels du social dans leur pratique dans leur milieu institutionnel, a en effet évolué considérablement en Suisse romande. Si ce n’est d’une manière spécifique, c’est pour le moins d’une façon surprenante, rapide, inhabituelle dans ce contexte, laissant les professionnels très démunis.
42Dans son polycopié « Méthodologie de l’intervention : une démarche de conduite du changement dans les organisations », Sylvain Ohayon décrit bien la situation, que nous reprenons en grande partie pour notre pays, dans ses caractéristiques générales tout au moins : Dans ce qui commence à ressembler pour certains à une préfiguration du chaos, les acteurs de la vie sociale tentent, sans trop de succès et avec une grande dépense d’énergie, d’adapter les organisations et les modes de fonctionnement à la nouvelle donne de la mondialisation de l’économie et du profit-roi.
43Sous la pression d’une concurrence sans limites, la productivité des entreprises (mais aussi de plus en plus celle des administrations publiques) doit s’améliorer, au détriment de l’emploi, qui recule inexorablement devant des délocalisations moins coûteuses et des automatismes toujours plus informatisés. Le coût social et humain du « progrès » ne paraît préoccuper que quelques responsables de ressources humaines et psychologues, en charge de trouver des solutions de reconversion, de départs « volontaires », de travail à temps partiel ou de préretraite, dès l’âge de 53 ans dans une filiale d’entreprise américaine ! pour rendre soft la violence ainsi faite à l’individu dans ce qui constitue désormais l’essentiel de son identité (Ohayon 2001, p. 2).
44La population limitée du bassin francophone suisse, le fédéralisme morcelant avec ses différents cantons romands, les quatre écoles de formation aux professions sociales, le voisinage de la France et les changements dans les prises en charge institutionnelles, ont joué des rôles divers dans l’évolution des prestations d’intervention.
45Dès la fin des années 80, la crise de l’État social a provoqué des changements importants. Le domaine économique a de plus en plus influencé les sciences humaines et le travail social, les plaçant sous l’exigence, mais aussi l’idéologie de l’efficacité.
46Il nous semble que les raisons de cette prégnance de l’économique et de l’évolution du mode de régulation, sont à chercher dans la transformation des échanges au niveau international et dans l’accroissement de la compétitivité qui contraint les entreprises à limiter au maximum les coûts de production. Cette limitation a été rendue possible par la déréglementation de l’emploi – au niveau des États – et elle a permis que se développent des marchés financiers à l’échelle mondiale. Une conception néolibérale du rôle de l’État s’est imposée, notamment en Suisse (Tabin 2002, p. 221). Ces changements ont aussi eu des répercussions importantes dans le fonctionnement du secteur social. L’État souhaite déréglementer, mais aussi mieux contrôler la manne qu’il distribue. Face à la crise et à la demande de légitimer les pratiques professionnelles, le politique a voulu se donner les moyens d’évaluer la « production » des institutions sociales. Dans le canton de Vaud, des programmes tels que « Orchidée » (économies très importantes imposées par les payeurs politiques dans les années 90) ont refaçonné le paysage de l’action sociale avec, simultanément, une diminution des travailleurs sociaux et une augmentation des prestations à fournir. Des évaluations – sanctions – voulues par le politique ont été progressivement imposées au monde professionnel et aux écoles de formation.
47Les dirigeants des institutions sociales quant à eux, sur la base d’une conception plus large qu’autrefois de la fonction de direction, inspirée des doctrines du management en vigueur dans le secteur industriel ou commercial, ont considéré, de plus en plus, à partir des années 80, qu’il relevait désormais de leur responsabilité directe de concevoir et contrôler la mise en œuvre pratique des dispositifs d’action sociale, en lieu et place des professionnels qui, à leurs yeux, avaient fait la preuve d’une relative inefficacité. D’une certaine manière, les dirigeants du champ social réalisent progressivement une sorte de professionnalisation de leur propre métier de dirigeant, en acquérant des compétences et en revendiquant une légitimité nouvelle par l’appropriation des méthodes et discours en vigueur dans les entreprises privées.
48Ainsi, en Suisse comme ailleurs, avec S. Ohayon nous remarquons une fuite dans l’action à court terme, acting out contagieux et ravageur, pour ne pas aborder les vrais problèmes. Ce véritable passage à l’acte tente, sans succès durable, de faire disparaître les symptômes et de calmer l’anxiété. En effet, pour survivre, c’est souvent dans l’urgence et à chaud que des remèdes et des corrections partielles calment ou effacent les symptômes, sans vraiment s’attaquer aux causes et transformer les modes d’organisation et de management (2001, p. 2).
49Ici, intervention en institutions sociales et évaluation qualitative se sont parfois rejointes, confondues, engendrant pour les professionnels des sentiments de crainte du contrôle et de l’intrusion. Par exemple, l’imposition de « contrôles qualité » pour toutes les institutions financées par l’OFAS dès 2001 a encore accentué les fantasmes et résistances du personnel travaillant dans le domaine du handicap. Ces nouvelles logiques obéissent à des impératifs selon lesquels les soucis de rentabilité financière, de développement de l’institution dans sa compétition avec les institutions concurrentes, cohabitent avec les préoccupations directement liées aux missions et aux usagers. Dans la mouvance de ces impératifs de rentabilité et de compétition, renforcés par des procédures nouvelles introduites de plus en plus fréquemment par les décideurs financiers (financements sur objectifs, appels d’offre, exigences de résultats...), les superviseurs « classiques » peuvent se trouver démunis, en manque d’outils nouveaux et adéquats, comme dépossédés de leur rôle d’intervenant, mais tout de même encore sollicités comme tels. De ce paradoxe inconfortable naît la nécessité de redéfinir l’intervention, les rôles, les postures et la méthodologie de l’intervenant en institutions sociales, dans le contexte de la Suisse romande, dont les contingences actuelles ressemblent finalement beaucoup à celles que l’on peut constater dans les pays voisins.
La supervision et ses différentes formes
50En Suisse romande, la question de l’intervention ne peut s’analyser sans effectuer un détour par la supervision, qui y joue un rôle important. Dès les années 70, ce nouvel acte professionnel s’est imposé dans le monde du service social et de l’éducation spécialisée, puis, plus tard et dans une moindre mesure, dans l’animation socioculturelle.
51Importée des États-Unis, via les écoles sociales romandes, la supervision a infiltré les milieux professionnels, devenant à la fois moyen de socialisation à la profession et initiation aux attitudes de base (reconnues comme bonnes et conformes), contribuant aux nouvelles images du travail social. A l’époque, elle a raffermi le pôle psychorelationnel : ses références initiales ont essentiellement été psychologiques, non directives et rogériennes. Aujourd’hui encore, la supervision individuelle est un acte de formation imposé aux étudiants par les écoles de travail social. Puis, dans l’exercice de la profession, elle se pratique régulièrement, surtout en groupe et en équipe.
52Cette domination de la supervision comme mode d’intervention généralisé est illustrée, si besoin était, par l’Association romande des superviseurs (ARS). Il est en effet à noter que cette association compte plus de 150 membres (professionnels de l’action sociale, diplômés en travail social) pour un réservoir de population aussi limité que la Suisse romande. Tous ont dû suivre la formation de superviseur, organisée et reconnue par les écoles. Ainsi, en Suisse romande, les intervenants auprès d’équipes de travail social utilisent souvent le terme supervision pour nommer leur pratique (de Jonckheere et Monnier 1996, p. 16).
53Lorsqu’ils souhaitent une intervention, les directeurs d’institution ou les équipes sollicitent une supervision. Pourtant, le terme reste flou, sa définition n’est pas clarifiée et les référentiels, ainsi que ses contenus peuvent être variables, souvent difficilement repérables. Quoi qu’il en soit, les autres intervenants pratiquant en Suisse romande ont généralement vécu eux-mêmes une supervision, en tant que supervisés et superviseurs. Ces expériences colorent évidemment leurs prestations quelle que soit l’appellation dont ils qualifient aujourd’hui leur intervention.
54Ainsi, on parle de supervision (individuelle, de groupe ou d’équipe), d’intervention, d’analyse de situation, de régulation d’équipe, d’analyse institutionnelle, d’audit, d’expertise (op. cit., p. 26), mais aussi d’évaluation interactive (Vuille 1992), et d’autres intitulés à coloration psychorelationnelle ou sociologique, disparates les uns des autres.
55C’est ce que relève Jean-René Leubat (in Lien Social N° 556, 2000) : On peut noter aujourd’hui par rapport au vocable de supervision, en premier lieu, qu’il n’appartient à aucun courant ni aucune approche spécifique et qu’il ne s’agit en aucune façon d’un concept déposé. Cela n’empêche pas chaque courant d’y apporter un contenu propre, ce qui explique sa polysémie.
56Cette multiplicité de termes interroge d’autant plus que la plupart ne relèvent pas d’un courant théorisé et connu. Tout récemment, l’ARS, probablement sensible à la diversification des pratiques et soucieuse de les maintenir rassemblées autour du concept de « supervision », a produit et diffusé un nouveau texte référentiel. Dans ce texte, elle redéfinit ce qu’elle entend par supervision et en inventorie les différentes formes. Elle adjoint à sa liste habituelle (supervision individuelle, de groupe et d’équipe...) « l’intervention dans les institutions », qui devient ainsi, pour cette association, une nouvelle forme de supervision.
57Dans le contexte précis qui nous concerne, il nous paraît important de relever ici cette définition récente et actualisée de la supervision (ARS, janvier 2003) :
La supervision s’adresse à des personnes, des groupes ou des équipes. En s’appuyant sur des situations concrètes et quotidiennes, elle offre la possibilité de réfléchir sur le fonctionnement professionnel.
La supervision vise l’amélioration des compétences professionnelles, des prestations offertes, des conditions de travail, de l’ambiance qui y règne, de l’organisation des diverses tâches à accomplir.
La supervision prend du sens lorsque Le supervisé développe ses interventions professionnelles, renforce sa conscience de lui-même, de ses actes, de ses responsabilités, de son engagement, de sa volonté de coopérer et de sa capacité à créer des liens interpersonnels.
La supervision stimule le développement professionnel et personnel et amène le supervisé à s’interroger sur ses attitudes, ses paroles, ses perceptions, ses émotions et ses actions. Elle vise à développer la lucidité ; elle aide à prendre de la distance et donc à mieux gérer des situations complexes. Elle favorise l’intégration de l’expérience et l’intégration des apports théoriques.
La supervision est un processus s’appuyant sur la réflexion et l’intégration.
Pour qu’un travail de maturation puisse avoir lieu, la supervision se déroule sur une durée déterminée et elle est rythmée par des séances ayant lieu de façon régulière.
58L’accent mis sur la maturation et le développement personnel et professionnel du supervisé évoque davantage un processus visant à améliorer les compétences générales de celui-ci que sa capacité à résoudre des problèmes. Ceci est encore confirmé par l’inventaire des différents types de supervision proposé par l’ARS :
La supervision pédagogique
La supervision pédagogique individuelle s’adresse à une personne en formation qui doit, dans ce cadre, effectuer un temps de réflexion sur ses interventions et pratiques professionnelles.
La supervision pédagogique en groupe s’adresse à plusieurs personnes en formation qui doivent, dans ce cadre, effectuer un temps de réflexion sur leurs interventions et pratiques professionnelles.
La supervision professionnelle
La supervision professionnelle individuelle est appropriée lorsqu’un professionnel désire ou doit réfléchir à ses interventions et son fonctionnement professionnels, à l’élargissement de sa liberté d’action personnelle et professionnelle.
La supervision professionnelle en groupe s’adresse à plusieurs professionnels exerçant une fonction similaire, désirant réfléchir à des actions professionnelles auxquelles ils se trouvent confrontés. Ils peuvent appartenir à des institutions ou des entreprises différentes. La confrontation des expériences diverses permet un partage de perceptions et un enrichissement mutuel.
La supervision d’équipe
La supervision d’équipe s’adresse à une équipe de travail déjà composée qui désire porter un regard critique sur ses prestations professionnelles. Elle peut aborder en fonction de la demande de l’équipe et du contrat établi avec le superviseur plusieurs champs du domaine professionnel. Citons, de manière non exhaustive, toutes sortes de thématiques liées aux interventions professionnelles avec les usagers, les relations avec les familles ou le travail en réseau interprofessionnel, la collaboration au sein de l’institution, la gestion des relations et des conflits, la répartition des tâches, les moyens de communication.
L’intervention dans les institutions
L’intervention dans les institutions permet d’identifier et d’améliorer les fonctionnements du système institutionnel. Elle vise à rendre visibles les forces, les capacités, les gênes, les frictions, les conflits, les en présence, à prendre en compte les différentes logiques de l’institution (politique, financière, organisationnelle, relationnelle, opérationnelle) et à dégager de nouvelles options institutionnelles apportant un processus de changements sociaux et de renouvellements au bénéfice des usagers.
59Cette énumération des types de supervision permet de les distinguer. On peut relever non seulement un affinement de la définition elle-même, mais également l’ajout, important, de l’énumération des différents types de supervision, avec l’apparition plus claire de... l’intervention dans les institutions.
60A nos yeux, ce type nouveau reste toutefois bien dans l’esprit de la « supervision classique », dans le sens où il consiste à mettre en évidence les facteurs et processus utiles à comprendre les enjeux d’une situation donnée. Même s’il s’agit d’un élargissement considérable des pratiques, il nous paraît encore insuffisant pour répondre adéquatement, aujourd’hui, tant aux nécessités économiques qu’à l’urgence de disposer de méthodes efficaces de résolution de problèmes professionnels dans les institutions. Une posture d’intervenant plus interventionniste et une méthodologie plus opérationnelle nous paraissent actuellement nécessaires comme alternative aux formes de supervision classique.
61En fait, les quatre formes de supervision se distinguent surtout du point de vue de leur valeur dominante, de leur source de légitimation et du centrage du travail, comme le résume le tableau ci-après que nous avons établi à partir des définitions de l’ARS.
Evolution des référentiels
Les référentiels ont une cohérence interne et peuvent être compris comme des agencements de concepts permettant de décrire, ou comprendre, des événements et d’agir pour en modifier le cours (de Jonckheere et Monnier 2000, p. 96).
62Les interventions auprès de professionnels ou au sein d’institutions s’appuient explicitement ou de manière cachée sur diverses théories et courants de pensées liés aux sciences humaines et aux sciences sociales. De plus, il s’agit de distinguer le support référentiel qui figure dans l’offre d’une intervention, de sa présence plus ou moins lisible dans la prestation effective de l’intervenant.
63La réflexion que nous menons et les propositions que nous ferons ne peuvent se passer de la prise en compte des référentiels. Ce qui détermine une action est toujours sous-tendu, clairement ou implicitement, par une ou des théories, même si on ne peut écarter d’autres éléments comme les valeurs, les idéologies, les expériences, les habitudes, les composantes personnelles (ibid., p. 98).
64En Suisse romande, comme ailleurs, les référentiels de l’intervention suivent des modes qui traversent périodiquement le monde du social et ont été conditionnés, comme nous l’avons déjà mentionné, par la prise de pouvoir de l’économique dans le social. Ceci dit, C. de Jonckheere et S. Monnier dégagent trois grands styles de supervision, qui recoupent les trois référentiels psychanalytique, systémique et institutionnaliste. Nous partageons cette classification, tout en rappelant que, comme toute typologie, elle est limitative et néglige certainement d’autres sources – comme la Gestalt, les approches cognitivo-comportementales, l’analyse transactionnelle ou la méthodologie du projet... notamment.
65Pour résumer, dans le contexte de la Suisse romande, on peut dire que le référentiel psychanalytique a clairement marqué la supervision dans ses débuts, en particulier chez les éducateurs spécialisés, et qu’il reste encore très présent chez beaucoup d’intervenants.
66Le courant institutionnaliste, avec sa lecture en termes de statuts, de pouvoir et d’organisation a surtout été à la mode en période « post-soixante-huitarde ». Pourtant, aujourd’hui encore, il a ses adeptes.
67Actuellement, en Suisse romande, chaque fois qu’il est prononcé, le terme systémique suscite engouement et intérêt, probablement grâce à la pertinence des hypothèses qu’il permet de poser en matière de comportement des êtres humains, hypothèses différentes – et souvent confirmées – des autres approches en vigueur. C’est le référentiel à la mode, demandé par les étudiants, les professionnels et les directions d’établissements. Quand elle est apparue, il y a une trentaine d’années, l’approche systémique a fait de l’ombre à d’autres référentiels implantés, tels l’analyse transactionnelle ou la psychologie humaniste, par exemple.
68Nul doute que de nouvelles théories vont pointer le bout de leur nez et lui faire de l’ombre à leur tour, comme le prévoient D. Vranken et O. Kuty (2001, p. 13) : Dans la littérature, le cercle est parfois circonscrit à une sociologie d’intervention qui reposerait classiquement sur trois courants : l’institutionnalisme, l’actionnalisme et la stratégie. Trois courants dont on s’empresse d’ajouter que les plus belles heures seraient désormais derrière eux...
69Rappelons encore que, dans tous les courants, l’évolution des méthodologies d’intervention a été en corrélation avec celle de la demande, elle-même en relation avec les chemins empruntés par la société et ses décideurs. Dans un monde professionnel en mutation, il est nécessaire d’intégrer les changements liés aux choix en matière de politique sociale. Ces changements vont forcément se répercuter dans la manière d’intervenir auprès des professionnels.
70Après être revenus sur l’évolution et l’état actuel des modalités de l’action sociale ainsi que sur l’importance de la supervision en Suisse romande, il est temps de nous appuyer sur les modèles que nous privilégierons dans cette réflexion et dans nos futures interventions. Il s’agit du courant de la sociologie/psychosociologie clinique auquel les représentants du Laboratoire de changement social de l’Université de Paris-VII se réfèrent principalement.
71Les membres de notre groupe en fonction ont rapidement été séduits et convaincus par cette approche pragmatique encore peu utilisée en Suisse romande, prônée par S. Ohayon et ses collègues de l’Université de Paris-VII. Le double positionnement entre le savoir académique et l’action sur le terrain se révèle pertinent et rapidement opérationnel. Les présupposés à la base de ce référentiel sont, de ce point de vue, très éloquents : Une sorte d’antidote basée sur le bon sens et le réalisme : « ce qu’on ne peut pas faire seul, on le fait avec les autres ! », « quand on n’a pas beaucoup de temps, on va à l’essentiel ! », « quand les méthodes anciennes ne suffisent pas, on tente de nouvelles approches ! », et enfin « le changement, ou la résolution de problèmes, ne se font pas en un jour, il faut revenir dessus plusieurs fois ! »... Ce « simplisme » apparaît aujourd’hui efficace, adapté à un monde de plus en plus abstrait, complexe et virtuel (extraits du cours de S. Ohayon, janvier 2001).
72Qu’on ne s’y trompe toutefois pas, pour pragmatique et flexible qu’il soit, le modèle prôné par les professeurs du Laboratoire de changement social de l’Université de Paris-Vil est solidement fondé sur le plan théorique de la sociologie/psychosociologie clinique. Ce référentiel présente de nombreux avantages, en particulier celui de procurer au clinicien un champ d’hypothèses relevant de l’intrapsychique individuel, des mécanismes relatifs aux composantes structurelles du champ social et des influences mutuelles de leurs interactions. Nous constatons qu’il s’inscrit dans les méthodes d’interventions psychosociologiques françaises (cf. tableau ci-dessous).
73Les familles constitutives du courant de sociologie/psychosociologie clinique sont elles-mêmes multiples, comme le souligne G. Minguet dans « Taxinomie des modèles sociologiques d’intervention » (in Vranken et Kuty 2001, p. 57) : Au confluent de la psychanalyse, de la philosophie et la sociologie, la psychosociologie clinique a pour vocation d’examiner les processus conscients et inconscients qui concourent à la formation, à la stabilisation des corps intermédiaires. Le changement est compris dans le double mouvement de la personnalité des acteurs et des contingences institutionnelles, ce qui nous paraît aujourd’hui incontournable.
Méthodes d’intervention psychosociologiques françaises d’après G. Mendel et J.-L. Prades (2000)
M. Crozier | Sociologie des organisations |
A. Touraine | Interventions sociologiques |
G. Lapassade | La socio-analyse |
G. Mendel | La sociopsychanalyse institutionnelle |
G. Amado | Intervention psychosociologique en psychologie sociale et en sociologie clinique |
C. Dejours | Intervention en psychodynamique du travail |
D. Anzieu | Interventions en psychanalyse groupale |
74Pour justifier plus encore notre enthousiasme pour la sociologie clinique, nous relevons notre intérêt pour les deux axes clés de cette approche de [intervention, qui nous semblent également très appropriés dans les institutions sociales que nous connaissons :
Les acteurs découvrent, construisent et exploitent eux-mêmes les connaissances et ressources – présentes mais non identifiées et non mobilisées – en vue d’amorcer le changement requis.
L’intervenant vient « se situer entre », prendre part ponctuellement à la résolution du problème. Son rôle est possible grâce à la richesse et à la pertinence de son analyse de la problématique basée sur de solides connaissances. Cette compétence, il la met à la disposition des acteurs pour les aider à élaborer des hypothèses de compréhension plausibles – si ce n’est exactes – utiles comme base à la coconstruction d’hypothèses d’action propres à réaliser les objectifs fixés.
75Autrement dit, comme le précise V. de Gaulejac dans le texte de présentation de la « collection sociologie clinique », qu’il dirige aux Editions Desclée De Brouwer (1996, p. 317), La sociologie clinique s’inscrit dans ce courant qui a toujours existé, selon lequel les phénomènes sociaux ne peuvent être appréhendés totalement que si l’on y intègre la façon dont les individus les vivent, se les représentent, les assimilent et contribuent à les produire. Elle s’inscrit au cœur des contradictions entre objectivité et subjectivité, entre rationalité et irrationalité (...) elle se veut à l’écoute du sujet, attentive aux enjeux inconscients individuels et collectifs. Elle s’intéresse aux phénomènes sociaux et institutionnels dans leurs dimensions rationnelles mais également imaginaires, pulsionnelles ou symboliques.
76En Suisse romande, comme en France, la diminution du financement des prises en charge et de l’action, la complexification des facteurs en présence dans les institutions sociales, les nécessités de régler rapidement des situations d’urgence, ont eu pour conséquence l’obligation de changer de méthodes d’intervention. Ainsi, dans les deux pays, une démarche performante et centrée sur la résolution des problèmes se révèle particulièrement précieuse. Ce sont les leviers de cette efficacité que nous tentons de modéliser dans notre travail.
77En effet, les contraintes sociétales, légales et réglementaires s’amplifient. En Suisse, il n’y a pas, comme en France, d’obligation de formation continue dans les entreprises et institutions. Les masses financières octroyées pour la formation continue grâce à cette obligation française ont favorisé la remise en question, l’évolution des modèles et l’ouverture au changement. Ces effets suscitent eux-mêmes le recours à des interventions externes, ce qui n’est pas le cas en Suisse romande. L’argent budgété pour quelques supervisions d’équipe n’est pas du tout comparable aux sommes à disposition en France pour des interventions institutionnelles. Cette réalité conditionne, évidemment, la mise sur pied d’un modèle « spécifique suisse », encore moins cher.
78La réflexion résumée dans le présent chapitre a permis de :
mettre en évidence la nécessité de disposer – en complément aux différents types de supervision – d’une approche de l’intervention très opérationnelle visant la résolution de problèmes pour les institutions sanitaires et sociales,
conscientiser et fonder le choix d’un référentiel adapté tant à la réalité actuelle de notre région, qu’à nos conceptions de l’homme et de l’intervention en institutions.
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