Préface à deux voix
p. 5-11
Texte intégral
1Faire publier un travail de fin de formation, remanié, corrigé pour cela, n’est pas une démarche habituelle pour un centre de formation. Souvent, ces travaux, d’excellente facture par ailleurs, ne répondent pas aux critères d’une maison d’édition (sujet trop spécifique, public trop restreint, confidentialité). Écrits en vue d’une certification, ils exigent par ailleurs d’importants remaniements que peu d’étudiants acceptent de faire une fois la formation terminée. Pourtant, il arrive assez fréquemment que des formateurs regrettent que tel ou tel document ne puisse pas être offert à la communauté des professionnels concernés.
2C’est donc avec une réelle satisfaction que nous présentons ce travail.
De quoi s’agit-il ?
3De la réécriture – aux fins de publication – d’un mémoire collectif d’une « Formation à l’intervention dans les institutions » 2001-2002, que le Centre d’études et de formation continue de Genève (cefoc) organise depuis 1999 en collaboration avec trois membres du Laboratoire de changement social de l’Université Paris-VII : Sylvain Ohayon, Vincent de Gaulejac et Frédéric Blondel.
4Cette formation a, bien entendu, une histoire : le cefoc, depuis 1986, organise régulièrement des formations de superviseurs en travail social. Il a donc participé de façon appuyée, concrète au développement de cette pratique en Suisse romande, pratique qui, au départ, était presque exclusivement consacrée à la supervision individuelle. Or, assez rapidement, formateurs et participants ont cherché à y introduire la dimension groupale. C’est ainsi que, dès 1992, la formation a été complétée par une dimension « supervision de groupe ». C’est durant cette période qu’est née la distinction entre supervision en groupe et supervision de (ou du) groupe, la première désignant la supervision en groupe d’une pratique professionnelle individuelle, la seconde étant centrée sur un groupe, son fonctionnement, ses valeurs, etc.
5Ce nouveau concept s’est révélé insatisfaisant dans la mesure où le poids de l’histoire, le peu de temps accordé effectivement à la dimension groupale ont incité le cefoc à réfléchir à la mise en place d’un autre concept de formation, centré sur la supervision de groupe et destiné en priorité à celles et ceux qui étaient formés à la supervision.
6Des collaborations antérieures et une solide estime pour le travail de Vincent de Gaulejac et de son Laboratoire de changement social ont permis la concrétisation de ce projet et la mise en place, depuis 1999, d’une nouvelle formation, dont les objectifs et les contenus, il faut le dire, se sont précisés par la suite1. Ceci n’est pas banal et rend bien compte d’une ambiguïté dont les auteurs du présent ouvrage tenteront de sortir : ce qui devrait être un complément à la formation de superviseurs est devenu une formation à l’intervention dans les institutions. Il ne s’agit plus de supervision, mais d’intervention, c’est-à-dire :
une alternative à la supervision, voire une critique, dans la mesure où il ne s’agit pas tant d’accompagner que d’identifier le changement et le conduire,
une posture particulière où l’intervenant s’investit d’une fonction de leader pour réaliser le changement qu’il aura défini avec les membres d’une institution dans ses différents niveaux d’organisation.
7Je dois avouer que je n’ai pas compris tout de suite le changement qui était proposé là et qu’il m’a fallu bien des lectures et des discussions avec les formateurs et les participants pour situer cette nouvelle pratique dans le champ du travail social, médico-social et scolaire, et en mesurer la portée.
8Oui, les institutions sont malades et rendent les personnes malades (la souffrance au travail) :
parce que le primat de l’économique et la vision capitaliste d’un développement sans fin et sans limite nous affolent (ou, pour le dire autrement, nous rendent fous),
parce que la logique de ce système encourageant l’anonymat, la bureaucratie, le centralisme, la concurrence, l’individualisme à outrance est un obstacle à l’épanouissement et au développement de l’humain.
9Oui, il y a urgence à trouver d’autres modalités de vivre ensemble, de travailler ensemble.
10Oui, les changements sont possibles. Ils passent non seulement par les changements individuels, mais aussi (surtout, disent les intervenants dont il sera question ici) par les changements institutionnels et structurels, par la remise en question des valeurs, de toutes les valeurs qui cassent, isolent et hiérarchisent au lieu de relier, et enfin, par une redéfinition du travail (re)plaçant l’entreprise au service de l’homme et non l’inverse.
11L’intervention en institution, par son projet de changer les structures aliénantes et par son idéologie humaniste peut, j’en suis certain, participer à cette nécessaire remise en question de nos manières de vivre et de travailler ensemble.
12Devra-t-on pour autant abandonner les pratiques de supervision qui se sont développées en Suisse romande depuis trente à quarante ans ? Je ne le pense pas, non seulement parce que je fais partie de ces professionnels qui encouragent, pratiquent et sollicitent la supervision, mais surtout parce que les objectifs ne sont pas les mêmes.
13L’intervention dans les institutions se propose :
d’identifier les causes de dysfonctionnement dans l’institution (pouvant inclure tout ou partie de l’entreprise),
de convenir avec les acteurs du changement nécessaire,
de conduire la démarche de changement.
14La supervision de groupe (donc la supervision centrée sur le groupe) ambitionne de soutenir une équipe au travail avec ou sans les objectifs de changement. Elle s’apparente plutôt à un groupe de parole lorsque :
elle favorise l’expression de tous,
elle améliore les communications interpersonnelles,
elle augmente la connaissance et l’estime de soi et des autres dans un groupe.
15Elle est par contre proche de l’intervention dans les institutions lorsque :
elle identifie les problèmes et les lieux pour les traiter,
elle aide à la décision.
16Les institutions sociales, médico-sociales et scolaires ont, me semble-t-il, réellement besoin de ces deux approches.
Quelle approche choisir ?
17A l’évidence, ce sont les institutions et les professionnels qui doivent dire ce dont ils ont besoin, mais ils ne peuvent le faire avec intelligence que s’ils acceptent de confronter leur savoir à celui du professionnel qu’ils engagent, autant pour définir ce dont ils ont besoin que pour choisir l’approche qui paraît la plus adéquate.
18C’est alors qu’intervient la compétence du professionnel sollicité, lequel doit d’abord – et quel que soit son mode d’approche – faire préciser au demandeur le problème tel qu’il le voit et ce qu’il demande. Soit il a des compétences dans les deux approches, soit – et c’est une question d’éthique professionnelle – il devra orienter le demandeur (direction, équipe de travail, etc.) vers un collègue, si la demande se précise en une commande qu’il ne peut pas honorer.
19En disant cela, je crois pouvoir préciser à qui cet ouvrage est destiné :
aux collègues superviseurs et aux intervenants institutionnels, afin qu’ils puissent non seulement acquérir une connaissance de cette approche, mais aussi pour leur permettre de vérifier où ils en sont dans leur manière de travailler dans les institutions comme superviseurs ;
aux directions, aux responsables d’équipe qui ont la responsabilité d’organiser le travail des professionnels sur le terrain ;
à ces professionnels du terrain, assistants sociaux, éducateurs spécialisés, animateurs socioculturels, psychomotriciens, enseignants et autres praticiens et praticiennes de l’action sociale, éducative et médico-sociale, immergés dans des situations de très grande complexité et pour lesquelles il n’est pas aisé d’identifier ce dont ils ont besoin, ce qui ne va pas. S’agit-il d’un problème personnel, d’un conflit de personnes, du dysfonctionnement de la communication, de confusion des rôles, d’opacité hiérarchique, de directives contradictoires, de conflits de valeurs, d’absence de cahier des charges, d’objectifs d’entreprise, de conflits, ou d’aberration structurelle, de politique sociale ? ;
aux formateurs enfin, en formation de base comme en formation continue, qui bien souvent sont les premiers incitateurs à entreprendre de telles démarches.
Comment avons-nous travaillé ?
20Six participants présentent un travail collectif, qui est accepté. Compte tenu de son intérêt, le cefoc leur demande de le remanier pour en faire un ouvrage publiable (nouvelle rédaction de certaines parties, clarifications, recomposition, etc.). Après concertation, Paola Ferretti et Christiane Grau acceptent, avec moi-même comme coach, le mandat. Les quatre autres, Muriel de Montmollin Bovet, Etienne Rouget, Pierre-André Christen et Alain Métrai, seront sollicités, en cours de travail, pour des compléments d’information, et, à la fin, pour une relecture de l’ensemble du document. La volonté de présenter un travail collectif aura donc été respectée, même si – et je le souligne ici – Paola Ferretti et Christiane Grau ont fourni un important travail d’adaptation. Je les en remercie.
Une méthodologie créative
21C’est avec joie que je prends la suite de Claude Roger Julier pour préfacer cet ouvrage. Ma place ici représente bien cette coopération étroite avec le directeur du cefoc et les participants à la « Formation à l’intervention dans les institutions ».
22Comme coordinateur du programme et animateur de séminaires de formation, avec Vincent de Gaulejac et Frédéric Blondel, je peux témoigner du sérieux de cette entreprise et du plaisir que nous avons eu à travailler ensemble.
23Le présent ouvrage est le produit d’un effort collectif et volontaire. Son achèvement est en soi une réussite. Ecrire n’est pas chose aisée, le faire à plusieurs relève d’un petit exploit. Bravo !
24L’objectif de cette production est double. D’abord, vouloir prolonger le temps de la formation par un travail d’appropriation des savoirs en vérifiant que la méthodologie de l’intervention est pertinente dans le secteur du travail social en Suisse romande, et ensuite appliquer à soi-même et au groupe de participants la démarche de conduite du changement enseignée, et fonctionner comme un « système-client » dont Claude Roger Julier et moi-même serions les intervenants-consultants. Ici, il faut préciser qu’il n’y a pas eu de demande formelle d’intervention par le groupe ; c’est seulement une lecture du processus que je propose.
25La réussite également est double. Les enseignements de la formation s’appliquent bien au travail social en Suisse romande et sont complémentaires des pratiques actuelles de supervision. De plus, le groupe de participants a conduit son processus de production comme une démarche de changement, avec des hauts et des bas, des résistances et des dépassements, jusqu’au résultat final qui nous est présenté ici.
26Du point de vue des formateurs que nous étions, l’enjeu était de taille : la méthodologie de l’intervention que nous proposions était-elle vraiment extensible au travail social, en Suisse romande ? Nous étions d’autant plus curieux et inquiets de la réponse qui allait être apportée à cette question que les participants nous renvoyaient le fait que cette méthodologie était surtout valable en France et dans de grandes entreprises multinationales du secteur privé.
27Nous sommes donc heureux de constater que cette méthodologie d’intervention, cette approche, est applicable, utilisable dans le champ du sanitaire et du social, en Suisse romande comme en France. Cette confirmation de nos hypothèses et de nos choix est rassurante.
28En effet, si les transformations auxquelles nous assistons ont une dimension mondiale et provoquent une accélération des rythmes et une diffusion des pratiques managériales du privé vers le public, dans une complexification des modes de fonctionnement et un durcissement des conditions de travail, alors les frontières ne sont pas plus étanches entre les pays qu’entre les secteurs d’activité ; et ce qui se teste et s’expérimente dans des secteurs de pointe a des conséquences directes sur l’économique en général, et le sanitaire et le social en particulier.
29C’est pourquoi l’intervention dans les institutions, telle que nous la pratiquons et l’enseignons, doit absolument prendre en compte l’organisationnel et le politique, les rapports sociaux et de pouvoir à l’œuvre dans le monde du travail, et pas seulement le psychologique.
30L’intervention aura alors comme guide méthodologique le dépassement du psychique et de l’émotionnel pour comprendre et saisir les déterminants organisationnels, sociologiques et politiques qui structurent et produisent les conflits et les contradictions vécus.
31C’est au prix de ce renversement de perspective, du psychologique au sociologique, que des changements seront possibles et durables.
32C’est également au prix d’un renouvellement des méthodes et des techniques d’animation des groupes que le consultant pourra conduire des démarches d’intervention à risque. Bien que la méthodologie proposée soit structurée par étapes, elle laisse au client la liberté de s’y engager ou de résister, de coconstruire les analyses et d’être moteur dans le processus de changement ou de simuler le changement pour ne pas bouger.
33Il y aura à chaque fois, pour l’intervenant, une obligation de créer et d’inventer pour surprendre et être surpris, pour rester vigilant et en recherche, créatif et inventif.
34C’est ce dernier point que l’ouvrage risque de ne pas faire ressortir suffisamment. En effet, à vouloir trop embrasser... il pourra paraître classificatoire et normatif dans sa tentative de définition et de typologie des pratiques existantes, du superviseur à l’intervenant.
35A force d’abstraction, on risque de désincarner et de rationaliser des pratiques vivantes et combatives, incertaines et joyeuses.
36C’est une réserve importante que je fais à cet ouvrage d’avoir voulu intégrer et « contenir » des pratiques très différentes. Est-ce un signe de notre temps d’aplanir les conflits et les contradictions pour un consensus plus feutré ?
37En tout cas, je souhaite à cet ouvrage de susciter des débats, des enthousiasmes et des désaccords, des discussions et des travaux à venir. Bonne chance et beaucoup de réussite aux nouveaux intervenants institutionnels de Suisse romande !
Notes de bas de page
1 La première formation était intitulée « Cycle de formation à la supervision d’équipe et à l’intervention en institutions ». Les suivantes se sont intitulées « Formation à l’intervention dans les institutions ».
Auteurs
Superviseur, Directeur du cefoc
Consultant, membre du Laboratoire de changement social de l’Université Paris-VII
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