Chapitre 4. Le dialogue des mémoires1
p. 147-214
Texte intégral
Prélude personnel : Etape à Francfort, à la rencontre de l’Histoire et des mémoires
1Me rendre à Francfort après mon séjour à Jérusalem durant ce congé sabbatique ne tenait pas d’une juxtaposition aléatoire de ces deux lieux.
2Faire pour la première fois un séjour prolongé en Allemagne, c’était d’abord l’occasion de (re)trouver la langue, la littérature, les références et la philosophie allemandes – la langue de mes études et de mes lectures de jeunesse, puisque j’ai grandi en Suisse alémanique et que j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 19 ans. Donc, l’allemand, c’est presque ma langue.
3Pourtant, je ne m’y étais jamais rendue jusqu’à l’âge de 40 ans, ayant toujours appréhendé un peu la rencontre avec ce pays, avec ses traces du passé. Car l’Allemagne, c’est aussi l’histoire de la Shoah et du national-socialisme et s’y rendre, c’était se rendre dans le pays « de l’acte et des acteurs » et partager cette mémoire compliquée avec les Allemands d’aujourd’hui, un héritage qui reste un frein à des relations réellement sereines et décontractées.2
4Depuis des années, nombreuses sont les personnes en Allemagne qui mènent précisément une réflexion résolue et de qualité à propos de cet héritage du passé et de son prolongement dans les relations du présent et c’est peut-être cela qui m’a encouragée à y aller. Peut-être ai-je été attirée, comme en Israël, par des pratiques minoritaires, offensives et novatrices. En tous les cas, celles et ceux qui s’y impliquent font face au passé avec une lucidité autocritique, dont on ne trouve pas forcément l’équivalent dans tous les pays européens. C’est notamment dans le cadre de la coopération européenne, à travers de nombreux séminaires et rencontres, que j’ai pu dialoguer, ces dernières années, avec nombre de collègues et d’étudiants allemands au sujet du passé, à propos du génocide des Juifs et des Tsiganes, des mémoires familiales, de la difficulté qu’ont les jeunes Allemands à assumer leur identité, de leur désir d’être solidaires et justes. Ainsi, mon séjour à Francfort a-t-il été l’occasion d’approfondir ces débats et questionnements et d’aller à la rencontre de collègues qui, au bout de plusieurs années de coopération européenne, m’étaient devenus chers.
5Enfin, cette ville évoque également l’Ecole de Francfort ; pour moi c’est une ville aux résonances historiques prestigieuses, où se prolonge aujourd’hui encore une tradition sociologique et philosophique qui m’avait marquée durant mes études, issue de cette symbiose culturelle et intellectuelle entre Juifs et Allemands qu’il y avait à la fin du XIXe et du début du XXe siècle et qui m’avait fascinée. La qualité des initiatives pédagogiques et des recherches scientifiques contemporaines, des débats intellectuels et des échanges personnels et professionnels font que je m’y sens tout à fait à l’aise.
6Et surtout, j’ai été accueillie dans un endroit particulier, à l’Institut Fritz Bauer, qui a pour mission l’étude et la documentation de l’histoire de la Shoah et de ses effets et conséquences sur la société actuelle. Avec ses archives, ses colloques, ses publications et son concept pédagogique, cet institut apporte une précieuse contribution à la culture de la mémoire et la compréhension de l’impact du passé sur les relations intergroupes du présent. Il a ceci de particulier qu’il ne se limite pas à l’histoire, mais étudie ce passé qui « a du mal à passer » et son imbrication dans les interactions présentes.
7Si j’avais moins d’appréhension à me rendre à Francfort qu’à Jérusalem, la difficulté n’en était pas moins grande. C’est qu’il n’est toujours pas facile de se dire Juif et ce l’est encore moins en Allemagne. « Jude », « Jüdin », des mots que nous ne prononcions jamais lorsque nous étions jeunes, à Zurich ; un terme indicible, à la résonance honteuse, une réminiscence du national-socialisme à valeur d’injure et d’humiliation qui mettait celui ou celle qui le portait en danger. On se disait à peine de confession juive ou israélite. Dans ma génération, depuis le début des années 90, nous sommes nombreux à vouloir nous réapproprier le terme et à assumer de cette façon notre identité de Juifs dans l’espace public, en dépit de ces résonances. Pour beaucoup cependant, en particulier pour la génération de la guerre, le mot reste gênant. S’il représente pour certains un vécu de victime, d’autres cherchent précisément à s’en emparer pour dépasser cet aspect de la judéité. Pour me rendre en Allemagne, il me fallait dès lors assumer cette identité jadis honteuse et qui, aujourd’hui encore, n’est pas juste une identité parmi d’autres.
8Après Jérusalem, me voici donc à Francfort et contente d’y être. Francfort, c’est tout à la fois l’Allemagne et l’Europe ; la ville abrite après tout le siège de la Banque européenne ! Mais à Francfort, Jérusalem est toujours restée très présente. Un nouveau lien, étrange, entre Europe et Israël s’est formé, qui donne à Jérusalem et à Francfort le statut de symboles pour mon séjour. Depuis quelque temps, la nouvelle corrélation qui s’installe dans les mentalités européennes veut que lorsqu’on évoque Israël, on renvoie sans cesse à l’Allemagne nazie, et lorsqu’il est question de l’époque du national-socialisme, on met en relief le conflit israélo-palestinien.
9Dans les pratiques discursives, il est fait sans cesse appel à des associations, des images et des comparaisons qui relient le passé et le présent pour décrire la situation au Moyen-Orient. De nombreux propos d’Israéliens et de Palestiniens, et de Juifs et de non-Juifs en Europe, suivent une logique d’associations de ces deux dimensions présentées comme indissociables. Dès qu’il est question de la Shoah, on réplique avec Israël, et dès que l’on aborde le conflit israélo-palestinien, on parle de la Shoah. Il semble ainsi que lorsqu’elles parlent des Israéliens et des Palestiniens, c’est d’elles-mêmes que parlent de nombreuses personnes en Europe, de leur propre rapport au passé, souvent à leur propre insu. C’est comme si par moments c’était moins la préoccupation pour la gravité de la situation actuelle au Moyen-Orient que la mémoire des relations judéo-européennes et l’ombre de la Shoah qui étaient au centre des débats, souvent extrêmement passionnés. Ou, comme le disait Edward Saïd, intellectuel palestinien émigré aux Etats-Unis, « la chance des Palestiniens, c’est d’avoir les Juifs pour occupant », car c’est cela qui les maintient vivants dans la conscience du monde, à la différence d’autres peuples oubliés de l’histoire.
10Ces associations et analogies discursives me deviennent pénibles à supporter parce qu’elles ne rendent justice ni au passé ni au présent. Pourtant je me suis également surprise à avoir de telles associations de pensées et cela me heurte plus encore chez moi que chez les autres. Je m’interroge bien sûr sur mon irritation : est-ce que les critiques à l’endroit d’Israël me sont à ce point insupportables ? Mais où est donc le problème puisque j’en fais de même ? C’est que je demande qu’on condamne la politique d’occupation pour ce qu’elle est, mais non pas parce qu’elle est menée par des Juifs, car c’est là encore une façon d’essentialiser des actes.
11La terminologie utilisée avec insistance – et ce venant de côtés opposés ! – pour assimiler le passé et le présent vise à la fois à désigner un événement comme mal absolu et à relativiser le passé. D’un côté, il y a l’assimilation permanente des Israéliens aux nationaux-socialistes pour pouvoir condamner leurs actes : « Israël, un pays nazi et fasciste », « Jenine, un camp de concentration », « Sharon = nazi » ou « Sharon = SS », « Sabra et Shatila, la solution finale ». Ces expressions, plutôt que de soutenir la lutte des Palestiniens – qui mériterait des expressions et un langage propres – servent à relativiser, voire minimiser le judéocide et de décharger la conscience européenne, occidentale ou mondiale de sa responsabilité, « puisqu’ils font de même ». Ou encore « quand on voit ce qu’ils se permettent de faire aujourd’hui, soixante ans après », sous-entendu « ils auraient dû devenir meilleurs, eux, les victimes d’hier ». Et de là à dénier aux victimes d’hier la reconnaissance aujourd’hui, puisqu’ils ne se comportent pas comme on pourrait l’attendre de victimes, il n’y a qu’un pas.
12En écho, certains propos émis du côté des Juifs font appel aux mêmes mises en parallèle excessives et disproportionnées. Chaque violence, chaque critique, chaque menace est potentiellement vécue comme une « nouvelle Shoah ». Chaque agression verbale ou physique est décodée comme comparable aux persécutions d’hier. Bien sûr, à chaque attentat ou menace de guerre resurgit la peur de l’antisémitisme, en Europe en particulier. Si ces rappels sont parfois accusés d’instrumentalisation idéologique, il reste néanmoins vrai qu’un traumatisme profond hante aujourd’hui encore les Juifs et que, par ailleurs, le danger est loin d’être réellement banni. En plus, du côté des Juifs également, on compare l’adversaire à l’Allemagne nazie : « Arafat = Hitler », « les Accords d’Oslo sont de nouveaux Accords de Munich », et ainsi de suite. Enfin, on va jusqu’à qualifier de Hitler l’adversaire politique dans sa propre société. N’a-t-on pas vu, avant l’assassinat du premier ministre qui avait tendu la main à Arafat, Itzhak Rabin, des caricatures disant « Rabin = Hitler » ? Consciemment ou non, le passé fait sans cesse irruption dans le présent.
13Suis-je donc venue en Allemagne pour me pencher sur les lieux où les Juifs ont été victimes, pour oublier qu’à Jérusalem ils sont occupants ? Je ne le pense pas, mais je crois qu’il est indispensable de se tenir simultanément dans les deux registres, de faire un travail de mémoire pour hier et un travail d’opposition pour aujourd’hui et qu’il faut refuser que l’un serve d’excuse à l’autre. On doit se battre à la fois contre l’antisémitisme ici et contre une occupation injuste là-bas.
14Cela dit, cette vision est partagée par un nombre grandissant de personnes et cela me réconforte. La prise de conscience de l’enchevêtrement de ces questions fait son chemin et le besoin de mener une réflexion sérieuse et respectueuse sur le lien entre le présent et le passé commence à se faire jour. La plus récente initiative est celle d’un prêtre palestinien d’Israël qui a réuni un groupe de 120 Palestiniens et de 120 Juifs pour un voyage à Auschwitz, où ils se sont penchés ensemble sur cette mémoire qui se prolonge de façon si singulière dans la vie actuelle des deux communautés. D’autres organisations palestiniennes ont entrepris des visites dans les lieux de mémoire de la Shoah. Beaucoup le font pour comprendre leurs voisins, une démarche infiniment respectueuse. D’autres sont en train de visiter les musées et lieux de commémoration de la Shoah dans le but de s’en inspirer pour leurs futurs lieux de mémoires et de commémoration, comme dans un miroir de la souffrance.
15En Europe, il se développe également un important dialogue des mémoires, qui, mené avec respect et dignité, constitue une étape incontournable pour rétablir des relations de confiance basées sur la reconnaissance. De nouvelles pratiques pédagogiques, élaborées notamment en Allemagne, montrent justement que l’on peut faire un travail de mémoire sans oublier le présent. De plus, des moments de dialogue sont organisés depuis de nombreuses années, entre autres des rencontres réunissant des Allemands et des Français, des Israéliens et des Polonais, ou encore des trialogues, comme ceux entre Allemands, Israéliens et Palestiniens.
16Me rendre en Allemagne, c’était donc en quelque sorte me rendre sur l’autre rive de ce pont qui relie le passé au présent. Je cherchais à comprendre comment se construisent la réflexion autour de la mémoire, la pédagogie de la mémoire et des lieux de mémoire, quelles étaient les possibilités d’une éducation après Auschwitz, soixante ans après, dans une société pluriculturelle et multiple où ont été menés, à ce sujet, de nombreux travaux qui forcent notre respect. Mon projet était donc d’aller à la rencontre des approches de « pédagogie de la mémoire », d’en saisir les bases théoriques et les réflexions éthiques et pédagogiques.
17Mais cet intérêt pour une configuration historique particulière contient également une portée universelle. Il me semble en effet nécessaire de réfléchir plus généralement à la dimension de la mémoire dans les relations intergroupes et interculturelles. D’une part, les approches interculturelles et antiracistes doivent intégrer la dimension historique, les mémoires et les « communautés de mémoire » des groupes actuels. D’autre part, le travail interculturel comporte toujours un volet de travail de mémoire et, enfin, la compétition des mémoires est devenue une des composantes cruciales de nombre de conflits contemporains. Ces constats nous obligent à mettre en place des dispositifs pour des « dialogues des mémoires ».
18Il y a quelques années, j’ai rencontré à Berlin une étudiante allemande d’origine turque et musulmane qui guide les touristes dans l’ancien quartier juif. Je lui ai demandé comment elle concevait son rapport à l’histoire allemande et au national-socialisme. Voici sa réponse : « Mes parents ont vécu en Turquie durant la guerre et ils étaient loin de tout ça. Moi, j’ai grandi ici, c’est mon pays et j’assume le passé de ce pays, même si je ne me sens pas faire partie des coupables. » Visiblement, il y a de la place pour plusieurs mémoires dans une société.
19Novembre 2002, Francfort-sur-le-Main
Introduction
20Comment les événements du passé sont-ils transmis aux générations suivantes ? Quel est l’effet de la transmission sur les identités ? Comment la pédagogie, l’intervention formatrice, peut-elle prendre en compte des effets de la mémoire sur les identités ? L’interrogation autour de ces questions – je la nommerai provisoirement « pédagogie de la mémoire » en me référant au terme allemand « Erinnerungspädagogik » – me semble un complément indispensable au travail sur l’interculturel et sur la rencontre entre groupes en conflit, tel qu’il a été décrit et analysé dans les chapitres précédents.
21Prendre comme point de départ de cette réflexion les pratiques qui se sont développées à propos du travail de mémoire et des lieux de mémoire de la Shoah/de l’Holocauste n’a rien de fortuit. La Shoah, en effet, marque encore profondément les identités et les consciences européennes ou occidentales, mais agit en même temps aussi sur les rapports actuels et les conflits et ressentiments intergroupes. « Ce passé qui ne passe pas » resurgit avec chaque génération sous une forme nouvelle. Aujourd’hui, c’est souvent à propos du conflit au Moyen-Orient que l’on évoque comme par ricochet le passé pour parler du présent. Qu’il s’agisse d’excuser ou d’accuser, de recourir à des comparaisons, d’ailleurs le plus souvent abusives, de convoquer des images ou de revivre des traumatismes, le passé est présent sous des formes multiples et variées.
22Dès lors, éduquer après Auschwitz, éduquer pour les droits humains, est un défi général qu’il faut repenser à chaque fois de façon particulière, selon que l’on se trouve dans un contexte suisse, allemand, français, israélien ou palestinien, pour ne citer que ceux-là. Cette éducation vise à donner à chacun la possibilité de trouver un sens au passé et de l’assumer pour établir un lien entre le passé, le présent et le futur, car « la mémoire, c’est le fait qu’une collectivité se souvienne de son passé et cherche à lui donner une explication au présent, à lui donner un sens » (Wieviorka 1998)3.
23Les questions sont nombreuses : comment réaliser ce travail de mémoire dans une société d’immigration ? Comment permettre à des personnes venant d’horizons divers de reconstruire un sens à partir d’un passé difficile à assumer pour les Allemands ? Comment dépasser l’impuissance et construire des perspectives d’action ? Notre propos est de nous interroger sur les différents modes de transmission de la mémoire dans une société multiculturelle, sur les vecteurs de la transmission et sur les destinataires. Le contexte particulier de l’Allemagne – pays de l’acte et des acteurs – permet de suivre des réflexions pointues et des débats intenses, qui ont produit des expériences pédagogiques à valeur exemplaire.
24Eduquer « après Auschwitz » ou plutôt « contre Auschwitz » - afin que cela ne se reproduise plus jamais - est un projet à visée universaliste, constitue une exigence difficile à concrétiser. Et pourtant, « l’éducation contre Auschwitz » fait partie du champ de l’éducation contre le racisme et aux droits humains. La pédagogie de l’antiracisme se doit d’explorer les conflits et souffrances vécues aujourd’hui, mais elle ne peut ignorer la mémoire, ou plutôt les mémoires, héritages de l’histoire du racisme : mémoire de l’esclavage, mémoire de la Shoah, mémoire de l’immigration. Tout comme dans la pédagogie de l’antiracisme que nous avons tenté de développer ces dernières années (Eckmann et Eser Davolio 2002), l’enjeu consiste ici aussi à développer une approche soucieuse d’éviter les écueils de la catégorisation, de la stigmatisation et de la culpabilisation. Faire une place à toutes les formes d’expérience, celle de victime, d’auteur ou de spectateur, dans les situations actuelles, autant que dans le passé.
25Aborder ce thème délicat de la mémoire dans l’éducation et l’animation sociales nous ramène à la question des identités et des identifications, à celle des modes d’acquisition et de préservation d’une identité positive à travers le travail de mémoire. Nous avons montré (voir chapitre 1) les mécanismes de l’identité sociale dont l’appréciation dépend de la comparaison et de l’évaluation des catégories d’appartenance. Lorsque celles-ci sont évaluées négativement, elles créent une identité négative. Il suffit de rappeler ces mécanismes identitaires pour mesurer combien l’appartenance à un groupe dont le rôle dans l’histoire est réprouvé peut être source de honte et ainsi entraver la capacité d’assumer son identité aujourd’hui, de faire un travail de deuil et de dépasser cette identité négative.
26Ce chapitre s’ouvrira sur une analyse des pratiques de transmission de la mémoire, en particulier celles qui s’opèrent quotidiennement et de façon non intentionnelle. Nous verrons ainsi comment fonctionne la mémoire sociale et le paradoxe entre ce qui est transmis et ce qui est représenté.
27Nous aborderons ensuite le contexte particulier du travail de mémoire de la Shoah, la difficulté qu’ont eu les survivants à faire entendre leur voix, et nous nous arrêterons plus spécifiquement sur la « réception du passé » (au sens de la façon dont l’histoire est reçue, voire entendue) en Allemagne.
28La partie « Comment éduquer après/contre Auschwitz » présentera les questions et les débats théoriques et l’esquisse d’une pédagogie entre mémoire et histoire ainsi que les concepts théoriques qui la fondent. Le programme « Confrontations » de l’Institut Fritz Bauer apportera un exemple de concrétisation de cette approche pédagogique.
29Le chapitre s’achèvera par une série de questions nées de l’expérience d’un séminaire que nous avons organisé avec un collègue de « Confrontations ». Nous chercherons notamment à savoir quelle est la place respective des majorités et des minorités dans la pédagogie de la mémoire, quelles sont les mémoires valorisées et comment s’opère la rencontre des différents narratives.
1. Pratiques de transmission intentionnelles et non intentionnelles de la mémoire
La mémoire sociale, transmission non intentionnelle
30La mémoire traite d’événements qui se sont déroulés dans le passé et que les acteurs s’approprient dans le présent. Comment la mémoire passet-elle du passé au présent et par qui est-elle transmise ? Nous avons vu au chapitre 1 que la mémoire historique comprend, d’une part, la « mémoire culturelle » (Assmann), à savoir les formes collectives et officielles de transmission telles que les journées commémoratives, les monuments, les musées, les mémoriaux ou encore les manuels d’histoire ou les déclarations publiques. Cette mémoire-là forme incontestablement un cadre de référence extrêmement marquant dans toute société, à tel point que ses expressions et signes extérieurs : célébrations, noms de rue ou monuments, par exemple, s’inscrivent tout naturellement dans la vie et n’attirent même plus l’attention.
31Et nous avons vu que, d’autre part, la transmission de la mémoire est également constituée par ce que Assmann qualifie de « mémoire communicationnelle », à savoir la transmission orale, dont la durée de vie est plus brève. Sa transmission peut être intentionnelle, parce que les aînés souhaitent relater leur expérience aux jeunes. A côté de ces formes de transmissions intentionnelles, il existe encore une multitude d’évocations fortuites. Ces multiples formes de transmission de la mémoire, qui sont à la fois objet et résultat de pratiques de transmission quotidiennes, façonnent une « mémoire sociale », mémoire incidemment transmise dans le cercle des relations journalières. La « mémoire sociale » constitue, selon Harald Welzer (2001), spécialiste des pratiques de mémoire, le noyau central de la mémoire communicationnelle. Ces pratiques de transmission non intentionnelles de mémoire forgent autant la conscience du passé que les enseignements formalisés, comme le montrent les récentes recherches à ce sujet.
32La résistance de la mémoire sociale, celle du ou des groupes d’appartenance, est un fait prépondérant à prendre en compte lorsqu’on envisage le travail sociopédagogique de mémoire, telle que la construction de rencontres, l’organisation de visites de lieux de mémoire ou la création de dispositifs de formation pour la transmission de la mémoire. Plus encore, il faut repérer, identifier et reconnaître l’existence de cette mémoire quotidienne, car c’est là une étape clé de la reconnaissance du groupe lui-même en sa qualité de sujet historique. Pour Welzer, la mémoire sociale est le résultat d’une expérience, elle est « la totalité des expériences des membres d’un nous-groupe » (Welzer 2001, p. 15). On trouve donc au centre de sa conception la notion d’expérience subjective, ou plutôt d’expériences subjectives au pluriel, ces dernières étant précisément multiples mais partagées, puisque issues d’un même groupe d’appartenance.
33La mémoire sociale se fabrique comme une pratique sociale qui s’imbrique dans divers actes de la vie quotidienne et qui n’a pas pour vecteur principal l’enseignement de l’histoire. Elle se transmet au contraire par une série d’actes non spécifiques, aucunement perçus comme des gestes ayant une fonction de transmission de mémoire, comme si tout s’opérait un peu par hasard, sans aucun plan ni aucune intention précise. Ainsi, l’essentiel de la connaissance historique s’acquiert au détour d’une conversation fortuite, lors de l’évocation de personnes du cercle familial, entremêlée aux descriptions des membres de la famille, dans la transmission d’objets ou dans le repérage de l’espace familial quotidien d’autrefois et d’aujourd’hui.
34Ces informations informelles s’emboîtent dans les éléments de mémoire inscrits dans le temps et l’espace quotidiens. Elles s’acquièrent lors des nombreux rituels de commémoration qui rythment le cycle annuel de vie, ou par la connaissance de la disposition des espaces géographiques et sociaux, des noms des rues et des places, des monuments et bâtiments historiques, des noms des stations de tramway, de bus ou de métro qui marquent le centre des villes modernes. En fait, la représentation du passé se reconstruit dans l’activité quotidienne à travers diverses formes de transmission non intentionnelle de l’histoire. Ces pratiques non intentionnelles sont au nombre de quatre (Welzer, op. cit., pp. 16-20) :
Le premier mode de transmission relève de l’interaction parlée. Désigné en anglais par les termes memory talk, conversational remembering, small talk ; on entend par là la transmission orale conversationnelle, la tradition orale racontée. La transmission se fait généralement « en passant », en évoquant le passé comme cadre à un événement, un acte ou une expérience, souvent familiale. Elle ramène le passé dans le présent et confère aux personnages évoqués une dimension historique. Les narrateurs n’ont pas conscience de transmettre ainsi une représentation de l’histoire.
Le deuxième mode se rattache aux documents écrits, aux journaux intimes, aux lettres entre membres de la parenté. Pour Welzer, ces traces écrites obéissent aux mêmes règles du hasard que la transmission orale, dans la mesure où il s’agit de documents qui n’avaient pas été rédigés dans l’intention de véhiculer le passé.
Une troisième forme de transmission est constituée par les images, la photo du grand-père en uniforme, les photos de mariage, les journaux de mode ou les albums de famille, les dessins ou tableaux. Ces représentations complètent les images transmises par le cinéma et les photos ou cartes postales de villes ou de paysages, elles reflètent la mode vestimentaire, les hiérarchies sociales et le mode de vie du passé, souvent en le glorifiant.
Enfin, c’est à travers l’espace bâti, l’architecture, l’utilisation et l’agencement des lieux, allées royales à Paris ou Berlin, maisons patriciennes à Berne, par exemple, que se met en place le cadre spatial des souvenirs transmis.
35Il s’agit là d’une transmission fortuite de ce que Halbwachs (1925) appelait déjà les cadres sociaux de la mémoire.
36Les « pratiques de mémoire » ne se limitent donc pas à la transmission communicative et ne se recoupent pas avec la « mémoire communicationnelle », qui comprend uniquement les interactions parlées (voir chapitre 1). La « mémoire sociale » considère la transmission de la mémoire dans sa dimension de pratique sociale, pratique de mémorisation et d’oubli, pratique de sélection, de conservation et d’élimination de faits, que les acteurs sociaux opèrent en permanence. Sur la base de leur propre expérience présente, ces derniers construisent et reconstruisent constamment ce capital de mémoire. C’est ce que les Anglais appellent doing history, le processus de fabrication de l’histoire, non par les faiseurs de nations ou les milieux politiques, mais plutôt l’histoire fabriquée « d’en bas », la perspective issue de la vie quotidienne, qui comprend autant l’histoire des dominants que celle des dominés.
37Cette mémoire sociale est ainsi proche de l’intime et du quotidien, à la différence de la mémoire culturelle, qui elle est publique, formalisée et cérémonielle, mais elle se transmet de façon plus diffuse, plus incidemment que la mémoire communicationnelle, que la tradition orale. Ce concept de mémoire sociale a l’avantage de nous permettre d’examiner les représentations, les justifications, les lapsus, les dénis et les résistances transmis au gré du quotidien. Et surtout, lorsqu’on entreprend d’explorer le contenu de ce qui est transmis, on s’aperçoit qu’il n’est pas toujours conforme aux faits historiques, aussi avérés soient-ils.
Perceptions contradictoires dans le discours intergénérationnel allemand
38La tension qui naît de la différence entre savoirs historiques cognitifs et représentations émotionnelles du passé forme un élément crucial pour comprendre la façon dont le sujet intègre une réalité collective difficile à assumer et une relation familiale qui en semble déconnectée.
39Par ailleurs, on peut se rappeler quelque chose qu’on a appris sans avoir le souvenir de l’avoir appris. En fait, les enfants connaissent beaucoup de choses de façon diffuse, sans l’avoir appris à l’école. Certaines expressions, images et symboles leur sont tout à fait familiers et ils savent les situer dans le contexte d’un événement grave qui s’est passé. Par contre, il semble qu’ils ne soient pas en mesure de nommer leurs sources d’information (Welzer et al. 2002), preuve de l’invisibilité sociale de la transmission de la mémoire sociale. Leurs grands-parents, personnes concrètes, ne font pas partie de ce qui représente pour eux un tableau historique abstrait.
40De récentes recherches montrent qu’en fonction de leur vécu et du contexte, les différents membres d’une même famille n’entendent pas forcément de la même manière les souvenirs familiaux, souvent évoqués accessoirement et en marge d’un autre sujet de conversation (Welzer 2001 ; Welzer et al. 2002). Et si différentes versions d’un même événement peuvent cohabiter à l’intérieur d’une famille, ses membres ne les perçoivent pas nécessairement comme contradictoires. Ils pensent au contraire raconter la même version des faits. Leur sentiment d’appartenance à la communauté familiale de mémoire – à l’histoire et à la destinée commune – n’en souffre pas pour autant et le sentiment du « nous » s’en trouve même parfois renforcé.
41Pour arriver à ces constats, les chercheurs ont procédé en deux temps : d’abord ils ont mené des entretiens de groupe où les membres de trois générations d’une même famille étaient réunis, les grands-parents, les enfants (devenus eux-mêmes parents) et les petits-enfants. Aussitôt après, ils ont conduit des entretiens individuels séparés qui ont permis à chaque interviewé de préciser ce qu’il venait d’entendre. On s’aperçoit qu’ils n’ont pas nécessairement entendu la même chose. Lorsqu’un grand-père a raconté sans détour un acte de guerre qu’il a commis, par exemple le moment où il a fusillé quelqu’un, les enfants/parents ont modifié le contexte du récit dans leur perception de sorte à rendre l’acte plus équivoque et laisser la porte ouverte à une interprétation qui disculperait l’aïeul. Enfin, pour les petits-enfants la scène décrite était claire, le grand-père avait « aidé » un fugitif. C’est ce que les auteurs appellent une « héroïsation cumulative », qui veut que celui qui se reconnaît coupable dans son propre récit est d’abord innocenté, puis promu résistant dans le récit des autres. Si cette héroïsation n’est pas forcément la règle, il convient de s’interroger néanmoins sur l’étendue de la transformation des perceptions.
42Si ce processus de transformation de la mémoire était généralisé, aucun grand-père n’aurait en fin de compte été un nazi (« Opa war kein Nazi »). Ce qui frappe ici, c’est que les grands-parents racontaient les faits sans intention de les enjoliver. La situation de transmission familiale fabrique donc une double opportunité, en ce sens que les grands-parents ont la possibilité de dire leur histoire telle qu’elle s’est déroulée à leurs yeux, mais que cette histoire n’est pas reçue telle quelle. La transformation de la mémoire dans le discours intergénérationnel se fait donc autant par la façon dont le récit est entendu que par la façon dont il est énoncé.
43Dans ces récits, il n’y a pas seulement les mots qui véhiculent un entendement, mais aussi les omissions ou les allusions. Nous connaissons tous ce genre de conversation où une partie du message est en quelque sorte vide, parce que codée par des sous-entendus que le partenaire de conversation est supposé connaître ou remplir : « On ne savait pas tout ça à l’époque. » (Qui “on” ? et quoi “ça” ?) Ce « parler vide » (Welzer et al. 2002, pp. 138 et 160), plein de non-dits connus, fournit en fait un cadre à la conversation, qui repose sur une catégorisation apparemment évidente aux yeux des interlocuteurs. Il permet de dissocier Allemands et nazis, Allemands et Juifs, ou encore Allemands et Américains ou Russes. A chaque fois, cette catégorisation induit une stéréotypisation dont il n’est même pas nécessaire d’énoncer le contenu, tant il paraît évident, comme c’est le cas avec les stéréotypes partagés par tous. Ces conversations recréent ainsi un monde où tout un chacun est à sa place et où le « nous » est préservé, reconstruit et même justifié, par des présupposés implicites qui sont ainsi perpétués.
44En fait, toutes ces observations confirment la fonction de ces conversations en apparence anodines : elles doivent contribuer à préserver une identité positive, dans un contexte de mémoire culturelle qui fait peser une lourde accusation sur le groupe. En procédant par une catégorisation évidente entre in-group et out-group, en s’attribuant un entendement commun dans le in-group, on se protège contre les voix dissonantes qui pourraient mettre en échec cette belle harmonie.
45Il est nécessaire de rappeler ici la théorie de l’identité sociale (Tajfel et Turner 1986) qui postule le besoin fondamental de chaque groupe de disposer d’une identité sociale positive dans la comparaison intergroupes. La mémoire culturelle du passé national-socialiste en Allemagne crée un contexte où la perception de l’identité nationale a une forte connotation négative, ce qui contraint à rechercher par d’autres moyens une identité positive. Dans les échanges et rencontres européennes (voir chapitre 2), nous avons constaté à de nombreuses reprises à quel point les étudiants allemands ont de la difficulté à assumer leur identité et combien ils recherchent une identité positive par le recours au supranational (« Je suis citoyen du monde »), ou régional (« Je suis de Mayence, je ne suis pas Allemand ») ou sociohumanitaire (« Je défends le développement durable »).
46On peut voir dans les mécanismes de transformation intergénérationnelle mis au jour par ces chercheurs un moyen d’alléger les sentiments de honte et de culpabilité, de détacher le récit familial du narrative global. Cela s’opère entre autres par la création d’un in-group fort, un nous solidaire, à distinguer du « eux » par une dichotomisation in-group et out-group, mais dans ce cas-là, il s’agit d’une différenciation interne au groupe national, entre « eux, les nazis » et « nous, les Allemands ».
47En un sens, celui qui écoute fabrique autant le récit que celui qui le relate. L’auditeur s’en approprie pour le relater plus loin, en lui donnant un sens qui contribue à renforcer le groupe et qui « répond aux exigences émotionnelles et normatives de la communauté de mémoire et de ses membres » (Welzer et al. 2002, p. 196). C’est ainsi que le groupe cimente sa cohésion et renforce son identité et son sentiment d’appartenance par le récit répété d’histoires qui lui sont déjà connues. Le groupe, qui a une exigence de loyauté envers ses membres, a besoin de cohérence et de continuité. Il exerce une pression en tant que communauté de mémoire en poussant ses membres à mettre l’histoire du groupe en valeur et à en trouver le sens.
48La recherche d’une identité positive a une composante cognitive et une composante émotionnelle. Ce constat vaut également pour la transmission du passé et son impact sur l’identité. Dans les groupes connotés très négativement, la dimension émotionnelle prend le pas sur la dimension cognitive dans la perception et la représentation de la mémoire, et ce au prix d’une dissociation entre le savoir cognitif et les certitudes émotionnelles. Le savoir cognitif concerne le « eux » (on sait qu’il y a eu des morts sous le national-socialisme), la certitude émotionnelle se rapporte au « nous » (on se réconforte des attitudes humanistes des siens). On ne s’étonnera pas, dès lors, de la conclusion des auteurs (idem, p. 200), qui affirment que le national-socialisme, la mémoire des nazis, occupe une place importante dans la mémoire communicationnelle et sociale des Allemands, alors que la Shoah, la mémoire des victimes et des survivants, frappe par une certaine absence dans la mémoire sociale de la société majoritaire.
49Voilà qui contribue à expliquer certains effets pervers de l’enseignement du national-socialisme et de la Shoah. Il y a une évidente conscience des événements historiques du national-socialisme dans la population allemande sur un plan général ; mais cette conscience ne se traduit pas forcément dans le regard sur sa propre famille particulière, dans laquelle la figure du grand-père reste immanquablement un résistant.
50La marge de manœuvre qui s’ouvre avec la contradiction entre ce qui est transmis par la mémoire culturelle et ce qui est transmis par la mémoire communicationnelle et a fortiori par la mémoire sociale, explique pourquoi, malgré les efforts assidus d’information et de formation sur l’histoire du national-socialisme, il perdure une série de représentations romantiques qui maintiennent intacte l’image de tous ces aïeuls. Les jeunes savent ce qui s’est passé, mais ne font pas usage de ce savoir lorsqu’il s’agit des personnes avec lesquelles ils entretiennent une relation affective.
51Cette tendance à chercher à enjoliver le rôle des siens comprend cependant un aspect très positif qu’il faut aussi relever.4 Elle montre, en effet, à quel point il est devenu socialement souhaitable aujourd’hui d’avoir un grand-père résistant, ce qui témoigne d’une profonde transformation des valeurs de référence dans la société allemande depuis les années 50 ou 60. Il est aujourd’hui dans l’air du temps (Zeitgeist) de se distancier clairement du national-socialisme.
52Les résultats de ces recherches fournissent des indications importantes pour tous ceux qui cherchent à créer des lieux et des espaces de pédagogie de la mémoire, de l’histoire et de dialogue intergroupes. Ils montrent d’abord qu’il serait vain de nier l’importance de la dimension émotionnelle dans l’apprentissage de l’histoire, puisque la mémoire sociale est traversée d’émotionnel. Ils révèlent ensuite le grand décalage qu’il peut y avoir entre mémoire culturelle et mémoire sociale.
Les interactions avec les témoins d’époque (Zeitzeugen)5
53L’autre grand vecteur de transmission, tout à fait intentionnel celui-ci, est la rencontre avec des témoins de l’époque. Le devoir de mémoire, le devoir de se souvenir et de témoigner de ce qu’ils ont vécu est impératif pour de nombreux survivants de la Shoah, à l’image de Primo Levi, qui y vit un devoir éthique. La pratique du témoignage oblige les intéressés à se remémorer sans cesse l’expérience vécue et à s’appuyer sur des événements dont ils se souviennent personnellement.
54Ainsi, les témoins d’époque transmettent une expérience, leur expérience, située dans un lieu identifiable et un temps précis. Ces témoignages, très chargés d’émotions, impressionnent souvent bien plus les auditeurs que les exposés traditionnels d’histoire et leur laissent un puissant souvenir. Les témoins d’époque, en restituant exclusivement des réalités vécues, donnent des détails observés concernant les grands faits de l’histoire ; la déportation, le camp de concentration, la vie quotidienne dans l’univers concentrationnaire. Ils fournissent ainsi des descriptions cruciales qui marquent d’autant plus fortement le public qu’elles sont détaillées et précises. Les témoignages d’époque sont donc indispensables.
55Or, ce qui fait la force de ces témoignages fait également leur faiblesse : l’expérience personnelle implique une connaissance forcément fragmentaire des événements. Ainsi, si le témoin d’époque peut restituer l’événement tel qu’il l’a vécu, témoigner de sa réalité, il n’est cependant pas mieux placé que quiconque d’autre pour fournir une explication de ce qui s’est passé ou pour comprendre l’ensemble d’un processus. Le témoin n’avait à l’époque aucune vision globale des faits, il ne pouvait pas connaître la suite des événements, ni en mesurer toute la gravité. C’est à partir d’une lecture a posteriori et en identifiant les traces significatives par rapport au contexte global que l’on reconstruit un récit. Ainsi, le témoignage relate à la fois un événement et une expérience reconstruite par la distance.
56De nombreux historiens ont établi que la frontière entre histoire et mémoire n’est jamais clairement définie (Friedländer 1993 ; Young 1997 ; Wieviorka 1998). Un témoignage est nécessairement subjectif, il traduit une vision partielle et rend compte à la fois de faits avérés et des impressions et émotions vécues. Voilà qui renvoie à la notion de fait historique dont l’acception a évolué au fil du temps. Autrefois considéré comme donnée incontestable, le fait historique est aujourd’hui une notion aux contours moins précis, qui ne prend de sens que dans un contexte donné (Amos Funkenstein, cité in Young 2001). En d’autres termes, un témoignage ne relate pas seulement un événement du passé, il inclut la perception et la connaissance d’ensemble que le témoin a acquises dans le présent, il comprend donc aussi les informations acquises après coup, notamment aussi ce que d’autres personnes ont rapporté, les images « icônes », les films, les expressions consacrés. Il arrive même que le témoin ne se contente pas de raconter ses propres souvenirs, mais se souvienne en quelque sorte des souvenirs d’autres personnes, parfois à son insu. En conséquence, le témoignage ne saurait remplacer la compilation et la transmission de données historiques tirées de documents d’époque, ni les traces matérielles qui subsistent, mais fournit néanmoins un complément extrêmement précieux. En effet, s’il ne rend pas compte avec une précision infaillible de ce qui s’est passé, il raconte, et c’est en cela qu’il est irremplaçable, comment un événement a été vécu, ce que la personne a pu voir, comprendre ou, précisément, ne pas voir ni comprendre (Young 2001, p. 55). Il faut cependant admettre qu’avec la distance temporelle entre les événements et le moment du témoignage, le récit se transforme de plus en plus, ce dont Primo Levi, par exemple, était d’ailleurs parfaitement conscient.
57Ces questions ont suscité de nombreux débats et nous nous limitons ici à certains aspects qui permettront ensuite de réfléchir aux stratégies pédagogiques faisant appel à des témoins d’époque. Cette réflexion s’impose d’autant plus que les auditeurs sont fort inégalement disposés à l’égard des témoins. Il faut se demander s’il est judicieux de faire appel aux témoins dans les dispositifs pédagogiques et sous quelles conditions ? Et comment faut-il intégrer apports historiques et témoignages ?
58La transmission de l’expérience du témoin est pertinente à condition de bien comprendre qu’elle se situe à la fois dans le passé et le présent. Par sa nature subjective, elle permettra de mieux saisir ce qui a amené les acteurs en question à se comporter d’une certaine manière, de connaître leur appréciation de la situation, de savoir comment ils ont vu ou au contraire ignoré certains signes, de savoir aussi quelle était la portée d’un événement par rapport à leurs perspectives du moment. Le témoin restitue donc l’expérience d’avoir été surpris ou non par ce qui se passait, celle d’avoir eu peur ou d’avoir espéré. Le témoin, lorsqu’il livre son témoignage, vit à la fois dans le passé et dans le présent (Friedländer 1993). Nous adhérons à la vision de cet historien qui plaide pour la complémentarité, pour qui l’écriture de l’histoire doit englober et les faits historiques et la voix des victimes, ce qui ferait de l’histoire un mélange de faits et de représentations. Dans cette optique, la mémoire n’est donc pas « vraie ou fausse », elle prend une place précise dans le cadre d’une mémoire collective.
59Ainsi, la prise en compte de la perspective des témoins est cruciale dans la construction d’une pédagogie de la mémoire. A la différence de la transmission de l’histoire au sens étroit, il s’agit ici de ne pas simplement relater des faits, mais de réfléchir aussi sur les attitudes et comportements des personnes impliquées, sur leur expérience, qui ne se borne pas aux faits bruts mais inclut leur interprétation, même erronée. Et c’est précisément à partir de ces interprétations partielles qu’il est possible de réfléchir sur la marge de manœuvre dont disposaient les acteurs à l’époque.
60A tout cela vient encore s’ajouter la participation du spectateur à la narration des témoins. Le chercheur ou l’historien, celui ou celle qui écoute le témoignage, participent également au processus de fabrication de l’histoire. L’auditeur a une implication propre qui façonne sa perception du témoignage, il a une distance avec l’événement du passé en même temps qu’une implication émotionnelle et physique dans le présent. Ainsi, l’histoire en tant que science ou pratique sociale fait l’analyse non seulement de « ce qui s’est passé », mais aussi du « comment cela nous est transmis »6 (Young 2001, p. 60). Le passé se prolonge donc dans le présent et se transforme à la fois sous l’effet de la transmission et sous l’effet du contexte de la transmission.
2. Le travail de mémoire de la Shoah
61Après avoir évoqué ci-dessus la mémoire du national-socialisme, il est temps de donner une place à la mémoire de la Shoah.
62Le contexte de mémoire de la Shoah constitue un objet singulier qui nous invite tous à nous opposer à toute banalisation des crimes nazis et à lutter contre l’oubli des victimes assassinées, et ce dans l’ensemble de la civilisation occidentale. Ce chapitre se limitera à en évoquer les aspects les plus importants pour permettre de saisir le contexte particulier du dialogue des mémoire entre Allemands et Juifs.
Mémoire juive et histoire juive
« Zahor ! » – Souviens-toi !
63« Zahor ! » (Souviens-toi !) est une injonction sans cesse renouvelée dans la tradition écrite et orale des Juifs, ce qui vaut aux Juifs la réputation de peuple du souvenir par excellence. Se souvenir, remémorer chaque année à Pessach7 l’exode d’Egypte, « comme si tu y avais été toi-même », fait partie des traditions fondatrices du judaïsme. Il s’agit notamment de transmettre cette mémoire aux enfants et de répondre à leurs questions. C’est aussi sous le titre « Zahor » que l’historien Yerushalmi (1984) s’interroge sur la posture ambiguë de l’historien juif et de l’historien du judaïsme et qu’il montre toute la complexité de la relation entre histoire juive et mémoire collective juive. Il se demande, puisque l’histoire est la somme d’une infinité d’événements, de quoi un peuple peut se souvenir et quels éléments sont filtrés pour être transmis aux générations futures. L’historien juif occupe une place paradoxale, entre la recherche scientifique sécularisée en rupture avec la tradition sacrée et la mission de gardien de la mémoire collective juive, mission traditionnellement dévolue à la religion.
64C’est précisément au même moment historique qu’émerge l’historiographie juive et que l’on observe un déclin de la mémoire juive, ou plutôt de la mémoire de la tradition juive. Or, Yerushalmi s’inscrit en faux par rapport aux exigences de tradition, lorsqu’il affirme que « l’historiographie n’est pas une tentative pour restaurer la mémoire (...) mais met en évidence des textes, des événements et des processus qui furent toujours ignorés par la mémoire du groupe » (Yerushalmi, op. cit., p. 111). A la différence de la tradition, l’historien « procède à rebours de la mémoire collective qui opère une sélection drastique ». En effet, la mémoire « ne cherche pas l’historicité dans le passé, mais son éternelle contemporanéité » (idem, p. 113). Et si beaucoup de Juifs sont à la recherche de leur passé, ce n’est pas le passé que l’historien peut leur offrir qui les intéresse, ils recherchent une vision romancée de l’histoire parce qu’ils ne sont pas préparés à faire face à l’historicité.
L’historiographie juive et la Shoah
65L’Holocauste a donné lieu à plus de recherches que tout autre événement de l’histoire juive et les Juifs sont aujourd’hui réimmergés dans l’histoire. Toutefois, leurs perceptions relèvent plus souvent du mythe et de la mémoire que de l’histoire. A la différence des gardiens de la tradition qui insistent sur la continuité, l’historien doit peut-être révéler les ruptures et les discontinuités. Yerushalmi, précisément, nous met en garde contre cette illusion de continuité : « Le temps est peut-être venu de regarder de près les ruptures, les failles, les coups d’arrêt, de les identifier avec plus de précision, de voir comment les Juifs les ont subis et de comprendre que rien de ce qui avait de la valeur avant que ne surgissent les ruptures n’a été sauvé (...) » mais que tout a bel et bien disparu » (idem, pp. 117-118). Voilà qui fait de l’historien lui-même le créateur d’une rupture.
66En conséquence, l’historiographie ne se substituera jamais à la mémoire, même si elle a aussi pour ambition que l’on se souvienne. L’historien a, lui, la tâche de replacer la Shoah dans l’histoire, de l’inscrire dans la mémoire historique des Juifs (Bauer 2001).
67Mémoire et histoire, ou le souvenir – Zahor – et la connaissance des événements, forment donc deux dimensions distinctes, assorties d’une double exigence : celle de faire connaître les faits historiques et celle de préserver et de transmettre la mémoire. Le tout consiste à trouver une complémentarité entre ces deux aspects.
La lente émergence dans l’espace public de la mémoire des victimes
Auschwitz, une rupture dans la mémoire
68Se souvenir des morts, dans la tradition juive, c’est leur (re)donner un nom et un visage. Or, même si l’injonction « souviens-toi » est fondamentalement inscrite dans la culture et la tradition juive, l’accueil et l’écoute des survivants, de ceux qui peuvent témoigner des camps, n’était pas chose acquise d’emblée.
69La mémoire de la Shoah/de l’Holocauste pose de façon paradigmatique la question du devoir et du travail de mémoire et celle du rapport que cette mémoire entretient avec l’historiographie, l’étude des faits. Non seulement parce que cet événement marque une rupture dans la conscience occidentale (Adorno 1964), qui demande un questionnement de la part des générations suivantes, mais aussi parce que les faits sont sans cesse sujets à des altérations, qui peuvent aller de la banalisation et de la négation à des formes d’excès de mémoire.
70« Auschwitz nous confronte à une déchirure de l’histoire qui ne cesse de s’approfondir, dialectiquement, au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de nous dans le temps. Aujourd’hui central, voire obsédant dans notre mémoire du XXe siècle, le génocide juif a été presque ignoré par la culture occidentale lorsqu’il a été perpétré », écrit Traverso (1996). Pendant des décennies, ce fut le silence, non seulement en Europe et dans le monde occidental en général (Hilberg 1996), mais aussi dans la communauté scientifique, le sujet étant dans un premier temps laissé aux seuls historiens, comme le montre Zygmunt Bauman. Même en Israël, où une partie des rescapés se sont établis dès le lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le sujet était difficilement abordable (voir, par exemple, T. Séguev, « Le 7e million »). Ce que les rescapés des camps avaient à dire était d’abord inaudible pour les sociétés sorties de la guerre et impossible à énoncer pour la majorité des rescapés de l’enfer ; de plus, cela ne formait pas un objet de réflexion pour les sciences humaines.
L’évolution du statut de témoin de la Shoah
71Cette évolution, du silence à la prise de parole, a été décrite et analysée par Annette Wieviorka (1998) qui en distingue trois phases.
72Dans la première période, directement après la libération des camps, les survivants cherchaient à témoigner avant tout d’un monde englouti, d’une vie disparue. Leurs témoignages sont formés de récits, de poèmes, de littérature, de journaux intimes sauvés de la destruction, le plus souvent dans la langue assassinée, le yiddish. Il s’agissait avant tout d’un partage du souvenir entre survivants, peu audible dans l’espace public. Hantés par les souvenirs, les survivants avaient de la peine à en parler au-delà d’un cercle restreint, notamment de crainte de ne pas être entendus ou, pire, de ne pas être crus.
73Un changement radical intervient avec le procès Eichmann en 1961. « Avec lui s’ouvre une ère nouvelle, celle où la mémoire du génocide devient constitutive d’une certaine identité juive tout en revendiquant fortement sa présence dans l’espace public » (Wieviorka 1998, p. 81). C’est « l’avènement du témoin », puisque contrairement aux Procès de Nuremberg qui s’appuyaient sur des documents écrits, le procès Eichmann à Jérusalem fut construit sur des témoignages oraux. Appelés à la barre, les témoins ont reconstruit par les fragments de leurs récits une image des événements formant un tableau dont le public, juif et non juif, n’avait pas pris conscience jusque-là. De plus, à travers son témoignage, le survivant acquiert une identité sociale de survivant que lui reconnaît la société et, avec elle, une fonction de porteur d’histoire (Wieviorka, op. cit., pp. 117-119).
74La troisième période s’amorce avec la généralisation de l’idée de récit de vie et la large collecte de témoignages. A l’ère de la prise de parole généralisée, le témoin d’autrefois qui osait à peine livrer ses souvenirs par crainte ou par honte, est devenu un témoin qui revendique son récit et son expérience. Dans ce contexte, de nécessité interne et intime, le témoignage devient impératif social. Et les attentes à l’égard du témoin ont changé égaleégalement : on voudrait qu’en nous transmettant son expérience, il nous donne en plus des explications sur l’histoire, voire des pronostics concernant l’avenir. Ainsi la mission dont le témoin est désormais investi est celle d’un enseignant dont on attend une capacité à prévenir le racisme ou les génocides. Par ailleurs, la mémoire et l’oubli opèrent avec le temps un tri parmi les souvenirs, certains restent vivants, d’autres semblent s’effacer (Wieviorka, op. cit., pp. 172-174). Le témoignage varie donc à la fois en fonction de l’âge du témoin, de l’éloignement de l’événement ou encore du contexte social dans lequel il s’inscrit.
Evolution intergénérationnelle de la mémoire du national-socialisme en Allemagne
La distance au passé transforme le sens de l’histoire
75A l’instar de l’émergence de la mémoire des victimes, la mémoire du national-socialisme a connu, elle aussi, une évolution. Le rapport au passé, en effet, se modifie au fur et à mesure que l’événement s’éloigne dans le temps. La modification ne dépend pas seulement des possibilités d’accès à l’information sur le passé, aux témoignages du vécu ou à la mémoire institutionnalisée, elle est également fonction des attitudes et des interprétations de l’événement historique, qui se modifient elles aussi.
76A mesure qu’augmente la distance entre les événements du passé et le moment de la pratique de mémoire, se transforme le sens que prend cette histoire pour les acteurs eux-mêmes. La transformation de la mémoire de l’époque du national-socialisme en Allemagne a fait l’objet de nombreux débats et montre de façon particulièrement pointue la difficulté qu’éprouve chaque génération à évoquer ce passé difficile à assumer, tant il est chargé de honte et de culpabilité et suscite déni et refus. Rüsen (2001) synthétise l’itinéraire de cette mémoire en mettant en évidence trois modes de pratiques de mémoires par les Allemands. Il distingue en effet trois générations ayant chacune développé une attitude spécifique durant les soixante années écoulées depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Trois générations d’identité allemande
77La première époque, qui commence immédiatement après la guerre, est la période où les Allemands ont appris la gravité des crimes commis, l’époque que Rüsen appelle celle de la silenciation et de l’exterritorialisation. Se trouver au lendemain de la guerre face à un tel désastre a obligé les Allemands à se construire une identité contre les événements historiques. Pour pouvoir accéder à une identité positive, les faits devaient être définis comme étant issus de l’extérieur du groupe, donc extérieurs à l’histoire et à la tradition allemandes. Nous avons déjà vu plus haut comment dans la construction des récits familiaux les nazis étaient désignés comme les autres, « eux », un out-group avec lequel il importe de créer un maximum de distance identitaire. Une nette rupture avec l’époque nazie s’impose, elle représente une coupure complète par rapport à la culture et l’histoire allemandes. La liberté intérieure nécessaire pour opérer une autocritique n’était généralement pas acquise dans cette première étape. Rüsen parle ainsi d’une « fracture par rapport à la communauté de mémoire intergénérationnelle » (p. 249), dans la mesure où cet événement a provoqué une discontinuité, une rupture dans la transmission intergénérationnelle, disqualifiant la génération qui a mené la guerre. Les nazis, démonisés, construits comme Autres par excellence, avaient séduit les Allemands normaux, victimes eux aussi, ce qui permet de dissocier les Allemands des nazis. Cette rupture concernait davantage le fait de la guerre, car la thématique de l’Holocauste n’a émergé dans la conscience allemande que quelques années plus tard.
78Avec la deuxième génération, celle de la « distanciation morale », du « jamais plus », émerge une prise de conscience de la gravité de l’Holocauste ; elle prend appui sur une distanciation critique d’avec la génération des parents. La nouvelle identité de ces jeunes Allemands nés après la guerre se définissait à la fois par la négation et par la rupture consciente d’avec les auteurs et responsables du génocide et à travers une identification avec les victimes. La jeune génération se révolte contre celle des parents, celle des bourreaux, des « Mitläufer », de ceux qui savaient et se sont tus. Le fossé entre le « vous » et le « nous » prend une forme d’accusation, et cette mise à distance a permis de faire entrer l’Holocauste dans l’histoire, ce qui se fait alors sous forme de réprobation morale. La nouvelle identité allemande repose sur la référence aux valeurs universelles, sur une pensée critique et des buts supra-ordonnés. Le fait même d’inscrire l’époque nazie, et avec elle la Shoah, comme événement central dans l’histoire allemande récente et d’opérer une mise à distance par rapport à ce passé constitue justement le fondement de cette nouvelle identité.
79Une troisième étape, celle de « l’historicisation et de la réappropriation », émerge enfin et prend actuellement forme. La nouvelle génération tente d’assumer le passé et la mémoire collective et de réintégrer une communauté de mémoire, même s’il s’agit d’une communauté à la mémoire douloureuse. Une nouvelle prise de conscience du lien généalogique avec la génération des auteurs et des responsables se fait jour. Les jeunes parviennent à rétablir le lien avec ceux-ci en assumant que cette société soit la leur. Ils disent : « Notre société a commis ces crimes », sans chercher à les nier ou à les excuser. Prendre la responsabilité ne signifie pas être directement coupable, mais c’est assumer l’existence d’une chaîne générationnelle avec les grands-parents impliqués. Cette étape ne mène pas directement à une réconciliation, mais veut l’intégration de l’expérience historique collective dans la mémoire et donc dans l’identité allemande.
80Cette nouvelle étape identitaire ne va pas sans poser le problème d’une normalisation et de certains effets pervers des mémoires qui tenteraient de réhabiliter abusivement les crimes du passé. Mais il s’agit ici de la possibilité d’intégrer son propre passé, d’y faire face et d’apprendre à vivre avec, d’être capable d’entamer, au-delà de la critique, un processus de deuil nécessaire. Cela fait partie des transformations et évolutions sur le chemin de la réappropriation d’une mémoire commune, sans constituer un retour à une normalité qui banalise le passé.
Quelle mémoire transmettre ?
81Il existe ainsi différentes facettes de la mémoire de la Shoah et du national-socialisme. Quelles sont dans ces circonstances les impératifs du travail de mémoire, comment gérer la diversité de ces facettes ?
Mémoire universelle ou mémoire particulière ?
82Opérer un travail de mémoire de la Shoah signifie rendre compte d’un événement aux aspects à la fois universels et particuliers. La Shoah, en effet, est un événement de nature singulière, ou plutôt « sans précédent », pour prendre les termes de Yehuda Bauer (2001) qui précise que cela tient avant tout aux motifs des assassins. Il indique notamment les facteurs à caractère exceptionnel suivants : le projet national-socialiste, la planification et l’organisation systématique de la mort des membres du groupe au seul motif qu’ils sont nés Juifs, la destruction physique de tout un peuple, visant l’ensemble de ses membres, partout, sur la terre entière, pour des raisons purement idéologiques fondées sur l’idée de la « suprématie aryenne » (Fredrickson 2003), sans aucun conflit préalable et dans des conditions d’humiliation et de déshumanisation extrêmes. Le national-socialisme visait la destruction de nations ou groupes entiers, où qu’ils vivent, quoi qu’ils fassent. C’est pour cette raison que Hannah Arendt (1961), dans son livre sur le procès Eichmann, estimait ce dernier coupable, lui reprochant de défendre une politique qui consistait à « refuser de partager la terre avec le peuple juif et les peuples d’un certain nombre d’autres nations – comme si vous et vos supérieurs aviez le droit de décider qui doit ou ne doit pas habiter cette planète ».
83Pour les Juifs eux-mêmes, la Shoah est certainement la plus grande et la plus traumatisante des catastrophes de leur histoire, qui en a connu un grand nombre. Un tiers de la population juive mondiale a été décimée et le traumatisme de cette menace de destruction physique totale est certainement loin d’être surmonté.
84L’événement a aussi une dimension universelle/universaliste. Si la Shoah est sans précédent, cela n’en fait pas un événement unique et ne signifie pas qu’il soit possible de hiérarchiser des événements génocidaires ou le phénomène concentrationnaire. La portée universelle tient à ce qu’elle ait pris place au cœur d’une des sociétés occidentales les plus avancées, qu’elle ait été menée au moyen de technologies et d’un appareil bureaucratique rationnels et modernes et par des gens qui ont tous été socialisés dans un contexte culturel chrétien revendiquant l’universalité de ses valeurs. Ni les valeurs humanistes ou démocratiques, ni la modernité et la rationalité n’ont servi de rempart à l’entreprise de destruction. L’idéologie nazie a cherché, au contraire, à s’attaquer aux fondements mêmes de la civilisation occidentale, bâtie sur la culture gréco-romaine et la culture judéo-chrétienne. En s’attaquant aux Juifs, les nazis se sont attaqué à un groupe qui représente une des racines fondatrices de leur propre civilisation. L’entreprise nazie est donc une agression majeure envers les origines de la culture européenne (Bauer 2001).
La mémoire de la Shoah
85La mémoire de la Shoah est la mémoire de la destruction d’un peuple. Utiliser la mémoire des victimes à des fins éducatives, même pour de nobles objectifs, reste une entreprise discutable lorsqu’elle induit l’idée que leur mort ait pu servir à quelque chose. L’événement en effet figure l’échec d’une civilisation, c’est un événement qui ne connaît ni de sens, ni de happy end. C’est d’ailleurs la critique qui a été faite, selon nous à juste titre, au film « La liste de Schindler » de Steven Spielberg. Même si ce dernier a remarquablement réussi à sensibiliser les spectateurs à la Shoah et à montrer qu’il était possible d’agir pour sauver des Juifs, la fin du film, qui laisse deviner une lueur d’espoir ou une amorce de justice rétablie, induit le spectateur en erreur par rapport à l’histoire. En cela, elle ne rend pas justice à la mémoire des victimes. Nous suivrons en ce sens plutôt Bensoussan qui affirme : « L’histoire de la Shoah n’est suivie d’aucune rédemption et n’est synonyme d’aucune transcendance : les victimes ne sont morts ni “pour la France”, ni pour “l’humanité”, ni “pour Israël”, etc. » (Bensoussan 1998, p. 55). Il entend par là que les morts de la Shoah sont morts pour rien, strictement pour rien, et que leur mort n’avait de sens ni pour l’humanisme, ni pour l’humanité, ni pour la civilisation, ni pour les droits de l’homme. Et de mettre en garde contre cette relation de causalité qui voit dans l’Etat d’Israël l’aboutissement politique de la Shoah (idem, p. 56).
86Reste donc à savoir comment parler du national-socialisme, des ghettos et d’Auschwitz. Quelle mémoire faut-il transmettre, celle des victimes, celle des rescapés, celle des vainqueurs, celle des exécuteurs, celle des sauveteurs, celle des spectateurs, celle des bystanders, terme anglais qui désigne si bien les spectateurs qui restent debout à côté sans rien faire (Eckmann 2002) ?
Auteurs et victimes dans l’espace public
87Parmi les historiens, il existe une controverse quant aux sources à privilégier : il y a ceux pour qui le travail sur les documents historiques l’emporte et qui centrent donc leur attention sur la mise à jour des faits et gestes des exécuteurs et ceux qui donnent la priorité aux témoignages des survivants, s’intéressant davantage à l’expérience des victimes. Hilberg (1996) et Wieviorka (1998) par exemple, ont bien montré les différences et les complémentarités entre ces deux démarches qui procèdent de la même volonté de rétablir la justice.
88L’approche historique insiste sur la mise au jour des mécanismes sociaux, économiques et politiques. Puisque ce sont les bourreaux, ou exécuteurs, qui sont à l’origine de l’événement, il n’est que logique que l’approche se focalise sur les auteurs des crimes. Cette approche vise à révéler, documents historiques à l’appui, ce qui s’est passé du côté des auteurs ou encore comment certaines forces sociales se sont opposées ou ont agi en défenseurs des victimes. C’est ce qui a inspiré la démarche de Hilberg (1996), qui a entrepris de dévoiler l’appareil et le processus de destruction des Juifs d’Europe.
89L’approche de la mémoire, en revanche, a cherché à donner la priorité à la sauvegarde de la dignité, du souvenir et du nom des victimes. C’est à Yad Washem, lieu du souvenir à Jérusalem, qu’a été entreprise la première collection de témoignages et de souvenirs, dès les années 50. La priorité donnée à l’expérience des victimes, le fait de témoigner, rend à ces dernières le statut de sujets. Comme nous l’avons vu à propos des victimes du racisme (Eckmann et al. 2001), la prise de parole ne sert pas seulement à faire entendre les traumatismes subis, elle a aussi pour fonction d’établir la version des faits tels qu’ils ont été vécus par les victimes, de contribuer à la définition de la réalité ; elle est un moyen de se positionner, individuellement et collectivement, comme sujet dans l’espace public.
90Enfin, il faut préciser que les deux versants de la controverse entre histoire et mémoire ne visent pas le même objectif et ne s’inscrivent pas dans la même perspective. Si l’historien veut établir la responsabilité des exécuteurs, il devra chercher des traces et des preuves dans les documents constitués par le pouvoir national-socialiste. C’est cette démarche, où il se pose en accusateur, qui mènera au procès et à la condamnation des auteurs des crimes. Si l’historien, l’anthropologue ou le sociologue veut sensibiliser les autres à l’expérience des victimes, des persécutés et des survivants, il mettra en place un espace d’expression qui leur permettra de transmettre leur expérience. Voilà qui nous renvoie peut-être à la nécessité de recourir de manière complémentaire aux deux registres pour tenter de mieux comprendre les registres cognitif et émotionnel.
91La difficulté qu’a eu la société occidentale à entendre enfin la voix des survivants est significative d’un problème qui dépasse de loin les témoignages. Il en va en effet de la place qu’occupe la Shoah en Occident dans la conscience, la culture et les sciences humaines et sociales. On en veut pour preuve les difficultés qu’a rencontrées Hilberg dans les années 50 et 60 pour éditer son ouvrage La destruction des Juifs d’Europe.
92Enfin, on constate que si le silence était dans un premier temps de mise des deux côtés, il n’en est plus ainsi aujourd’hui. La prise de parole et le témoignage se sont généralisés au point que d’aucuns dénoncent actuellement un excès de mémoire. Il est difficile de dire où il y a excès et où se situe la dose raisonnable. Malgré son accès à l’espace public, la parole sur la Shoah dispose toujours d’une place fragile.
3. Comment éduquer après Auschwitz ?
Enseigner la Shoah ?
« Plus jamais ça ! »
93« L’exigence qu’Auschwitz ne sera jamais plus s’adresse en tout premier lieu à l’éducation. » C’est ainsi qu’Adorno commence la conférence radiophonique donnée dans le Hessischer Rundfunk en 1966 « Education après Auschwitz » (Adorno, éd. par Tiedmann 1997), devenu depuis une référence pour tout programme éducatif dans ce domaine. Sa formule indique à la fois une volonté et une crainte ; le besoin d’éduquer pour qu’Auschwitz ne se reproduise pas traduit la crainte d’une possible répétition de l’histoire, crainte donc qu’un deuxième Auschwitz ne soit pas à exclure.
94Il affirme à la fois la nécessité et l’impossibilité de parler de la Shoah. Auschwitz représente une rupture radicale dans la culture et dans la conscience occidentales, il y a un avant et un après Auschwitz. Cette barbarie signifie un échec de la civilisation et de la culture. Dans ce contexte, l’éducation peut-elle suffire ? Non, répond Adorno, en réalité il faudrait modifier les structures et les conditions sociales et politiques susceptibles de produire de tels événements pour éviter leur répétition. Résigné, il juge les possibilités d’agir sur les conditions objectives très limitées et postule la nécessité d’un « travail sur la subjectivité, sur la psychologie des personnes », autrement dit un travail d’éducation.
95Comment donc traduire ce postulat en un programme de formation ? Adorno est pessimiste quant à « l’efficacité d’un appel aux valeurs éternelles » (Adorno, op. cit., p. 49) ; il n’estime guère plus utile de faire de l’explication (Aufklärung) au sujet des qualités des minorités persécutées, car c’est selon lui auprès des persécuteurs et non auprès des victimes qu’il faut chercher les racines de la persécution. Il s’agit donc, pour lui, d’identifier les mécanismes économiques, psychologiques, sociaux et politiques qui rendent les hommes capables de persécution et d’analyser les processus ou les situations qui bloquent toute capacité de résistance à l’injustice. Eduquer après Auschwitz requiert une éducation des enfants dès leur plus jeune âge et suppose par ailleurs la création d’un climat social qui s’oppose à la répétition de tels événements.
Eduquer au refus de la pensée grégaire
96Pour Adorno il est essentiel d’éduquer contre la conscience réifiée, celle qui traite les relations humaines comme des marchandises et prive les acteurs de la conscience et de la solidarité la plus élémentaire avec d’autres êtres humains. Cela vaut avant tout pour les exécuteurs, mais également pour les Mitläufer, ceux qui ont participé, même passivement, ceux dont le silence est une conséquence de la conscience réifiée. Un autre point crucial de cette éducation, affirme encore Adorno, est son incompatibilité avec une éducation autoritaire qui prône la discipline. La seule force qui pourrait s’opposer à une répétition d’Auschwitz serait alors l’éducation à l’autonomie. Cette dernière suppose un travail de prise de conscience des mécanismes objectifs et subjectifs de l’oppression, une formation à l’autoréflexion critique, au développement de la capacité de résistance et au refus de participer à des structures oppressives en général.
97Le scepticisme formulé quant à l’efficacité d’une éducation qui se limite à l’appel aux valeurs éthiques est partagé par de nombreux auteurs. Trente ans après Adorno, de tels appels se font encore entendre, et sont toujours contestés. Parmi ces auteurs, citons Bensoussan (1998), qui note qu’aujourd’hui le « lamento moraliste : “Plus jamais ça !” a totalement perdu de sa force et (que) la leçon de morale est inopérante ». Il soutient que l’enseignement de la Shoah doit être abordé politiquement et qu’il faut mettre en lumière l’importance d’une chronologie fine et d’un vocabulaire spécifique, outils indispensables pour analyser le fonctionnement du crime au quotidien. Somme toute, il s’agit de posséder des connaissances historiques précises et sur cette base d’apprendre à dire « non », à refuser la pensée grégaire et à savoir aller à l’encontre du consensus.
98Le défi reste entier : comment concevoir une démarche pédagogique qui accorde une large place aux faits historiques et éduque simultanément à l’autonomie et à l’autoréflexion critique ?
Esquisse pour une éducation « après ou contre, Auschwitz »
99C’est sous le titre équivoque de Holocaust education que le débat prend place dans les pays anglophones. Comment l’appeler en français ? L’hésitation à propos de l’appellation de cette pédagogie est d’emblée révélatrice de son ambiguïté, ce qui se répercute également sur la difficulté de traduction de ce terme. Loin de se limiter à une question sémantique, la difficulté a trait à la diversité des points de départ et des objectifs. S’agit-il d’éduquer sur Auschwitz, après Auschwitz, contre Auschwitz, à partir d’Auschwitz ? L’Holocauste est-il pris comme événement unique ou comme événement exemplaire ? Est-il transmis du point de vue des victimes, des exécuteurs, des mécanismes sociaux ? S’agit-il de se souvenir, de commémorer, de faire acte de deuil ou au contraire d’accuser et de condamner ? Quel sont les objectifs de cette éducation ? Comment gérer pédagogiquement les différences de rapport à l’histoire, les résistances et les dénis ?
100Deux objectifs nécessaires et complémentaires semblent rencontrer l’adhésion de la majorité : rétablir les faits historiques, d’une part, et donner une éducation civique, c’est-à-dire former à une pratique démocratique, d’autre part. Autrement dit, éduquer contre Auschwitz. C’est donc cet intitulé qui sera utilisé dans les pages qui suivent.
101Sur la base des postulats d’Adorno, qui ambitionne une éducation civique et politique, et refusant de la limiter à des commémorations, Micha Brumlik (1997), directeur de l’Institut Fritz Bauer, définit ainsi les bases d’une éducation contre Auschwitz : l’acquisition de la conscience d’une citoyenneté aux principes universalistes ; la prise en compte de la diversité des destinataires du point de vue de l’histoire familiale et ethnonationale et une approche de psychologie morale de la conscience civique qui analyse les modes de transmission de la mémoire.
102Il propose l’esquisse d’une conception didactique qui comprend trois grands domaines (Brumlik 1991, p. 6) :
Le domaine de l’information et de la connaissance des faits et processus historiques et des théories explicatives qui s’y rattachent.
Le domaine des affects et des émotions qui émergent lorsqu’on se confronte à cette matière.
Le domaine du jugement moral et du développement de compétences d’action ; ces compétences reposent sur des connaissances et doivent pouvoir s’enraciner dans une motivation affective, sans y être entièrement incluses.
103Nous allons passer en revue ces trois champs, qui ont fait l’objet de développements pédagogiques multiples ces dernières années et représentent toujours les principaux enjeux.
Le domaine de l’information et de la connaissance
104Ici, l’objectif consiste de prime abord à rétablir les faits historiques pour pouvoir mener une analyse historique, sociologique, économique et politique des mécanismes qui ont produit Auschwitz. Malgré l’impression du grand public de « savoir » ce qui s’était passé, les faits historiques sont en réalité trop peu connus avec précision, ce qui produit notamment une utilisation approximative et hâtive de comparaisons. L’attention se portera donc d’abord, comme l’a fait Hilberg durant plus cinquante ans, sur l’appareil et le processus de destruction produit par l’Allemagne national-socialiste. On recourra, d’une part, aux documents d’époque et à ce que leur analyse permet de comprendre et, d’autre part, aux documents et à la voix des témoins d’époque, qui apportent un éclairage indispensable sur la vie quotidienne et le vécu des persécutés, des déportés ou des survivants, mais aussi des bystanders et des témoins.
105Si la connaissance des faits historiques est indispensable, il faut préciser que l’idée, généralement admise, que cette seule connaissance permettra de se prémunir contre le racisme et les idées d’extrême-droite, ne résiste pas à l’analyse ; en d’autres termes, on ne peut pas affirmer que l’éducation sur Auschwitz a pour effet de sensibiliser contre toutes les formes de discrimination ou d’oppression. Révéler et dénoncer les mécanismes de destruction nazie fonctionne comme avertissement pour un type de public plus ou moins bien disposé à combattre le racisme et l’antisémitisme. Pour des personnes sympathisantes d’extrême-droite, par contre, ce type d’éducation non seulement risque d’être insuffisante, elle peut aussi aller à fins contraires, comme l’a montré Miryam Eser Davolio (2001), qui a mené des expériences pédagogiques auprès de jeunes.
106Beaucoup de personnes estiment par ailleurs que les préjugés et la discrimination résultent de l’ignorance ou se nourrissent de notions scientifiquement fausses. Cette approche privilégie l’éducation sur les cultures des minorités ou encore les apports scientifiques sur l’unicité de la « race humaine », en partant du principe que l’acquisition d’une vision rationnelle du monde permettrait de contrer la pensée irrationnelle. Rappelons l’avertissement d’Adorno, qui disait que « l’explication (Aufklärung) au sujet des qualités des minorités persécutées » est inutile, car il faut chercher les racines de la persécution chez les persécuteurs plutôt que chez les victimes.
107L’information à transmettre doit être adaptée au niveau de connaissance des interlocuteurs, et c’est souvent le travail sur un événement particulier et concret qui permettra de s’approcher de la matière. Il s’agit d’un apprentissage cognitif qui fait appel à la connaissance du cadre historique d’ensemble dans lequel des événements particuliers s’insèrent. On peut présumer que l’étape d’« historicisation et de réappropriation de la mémoire » (Rüsen 2001, voir ci-dessus) dans laquelle on se trouverait actuellement, offre des conditions favorables à l’acquisition de connaissances. Ces aspects cognitifs nécessitent cependant une réceptivité émotionnelle qui n’est pas toujours garantie, comme nous le verrons ci-dessous.
Le domaine des affects et des émotions
108La réceptivité des faits historique dépend du type de relation affective que les destinataires de programmes pédagogiques peuvent établir avec les différents acteurs de l’époque nazie, cette relation étant fonction de variables individuelles, mais aussi et surtout de variables collectives. Différents types de relations peuvent être distingués, selon l’héritage familial ou les origines nationales.
109En effet, la confrontation avec Auschwitz provoque à la fois des sentiments de honte et de culpabilité, voire d’incrédulité chez ceux qui ont des parents ou grands-parents allemands. Il en va tout autrement chez ceux qui ont des grands-parents ou des parents faisant partie des rescapés juifs ou d’autres anciens persécutés. Il y a enfin le groupe, toujours plus important, de personnes habitant l’Allemagne aujourd’hui et dont les parents et grands-parents ne vivaient pas en Allemagne, ni même en Europe, lors de la période national-socialiste. Ainsi, la composition multiculturelle des classes scolaires produit des situations nouvelles dans les cours d’histoire où se côtoient des communautés de mémoire fort diverses : Allemands, Kurdes, Turcs, Bosniaques, Kosovars, etc. Dans cette situation, parler du national-socialisme ne représente pas nécessairement une priorité émotionnelle pour chacun, alors que des événements plus récents viennent peut-être les affecter. Surgit alors fréquemment la revendication de parler du présent puisque le passé aurait été suffisamment évoqué. L’enseignement de l’histoire peut ainsi « être instrumentalisé et devenir le lieu de politiques d’identité dans la lutte pour la reconnaissance et le pouvoir » et un moment « de compétition pour le monopole du statut de victime », comme le note Fechler, pédagogue de Francfort (Fechler 2000, p. 225). La lutte identitaire déjà évoquée au premier chapitre existe donc également dans ce contexte, chacun visant à obtenir une reconnaissance de son expérience de victime.
110Chaque groupe entretient un rapport particulier avec l’histoire du national-socialisme et l’Holocauste. Gérer la diversité de ces relations à l’objet et de ces contextes émotionnels complique singulièrement la tâche, avec cependant cet avantage d’interdire toute simplification. Et plus il s’écoulera du temps, plus on aura affaire à des personnes aux identités multiples, aussi en regard à ces filiations historiques ou politiques et aux divisions sociales et culturelles.
111Ainsi, le travail de mémoire que propose la pédagogie doit à la fois comprendre l’histoire de la société hégémonique, à savoir son idéologie, son organisation, sa politique, et l’histoire des groupes victimes ou persécutés tels que les minorités, juives ou autres, les Gens du voyage, les homosexuels, les handicapés et les opposants politiques.
Le domaine du jugement moral et des compétences d’action
112L’objectif qui est généralement assigné à l’éducation contre Auschwitz, est d’éduquer à la responsabilité. Dans ce domaine exigeant, la référence aux stades du développement moral élaborés par Kohlberg (1981) est privilégiée. Son travail sur l’évolution du jugement moral s’inscrit dans les travaux de Piaget (1965) sur les stades de la formation des capacités cognitives et sur le principe de réversibilité et de réciprocité, principe fondamental en matière de raisonnement moral et démocratique. Le cadre préconisé par Brumlik (1991) permet d’étendre la notion de stades d’apprentissage à tous les domaines cités. En d’autres termes, il existe pour chaque domaine une évolution par étapes des connaissances, des émotions et affects, du jugement moral et des modalités d’action.
113Selon les recherches empiriques, la majorité de la population se trouverait au stade d’un jugement conventionnel, ce qui signifie une attitude de conformité aux règles existantes (Brumlik 1997). Autrement dit, de nombreux citoyens des démocraties occidentales ne sont donc pas à la hauteur des exigences d’une démocratie constitutionnelle, leur raisonnement étant que la démocratie se limite à la loi de la majorité. Pourtant, une véritable démocratie exigerait une réflexion postconventionnelle de justice réciproque et réversible. L’enjeu dès lors consiste à donner aux sujets la possibilité de passer du stade conventionnel du respect des lois, au stade postconventionnel, stade des principes éthiques universels (Kohlberg 1981).
114Au stade conventionnel, le jugement moral repose sur le respect de la loi et la condamnation de la non-conformité aux normes, soit de l’illégalité. Or, l’éducation morale visera à atteindre le stade postconventionnel qui engage une mise en question des lois, au nom de l’interrogation de leur légitimité, c’est-à-dire la capacité de juger un acte non pas selon sa conformité à la loi, mais selon sa conformité aux principes éthiques universels. La conséquence sur le plan des apprentissages de compétences d’action (Brumlik 1991 et 1997) sera de favoriser une progression qui passe de la protestation spontanée (stade préconventionnel) à l’invocation du droit dans un espace donné (stade conventionnel), puis à l’engagement public et de principe pour des droits universels (stade postconventionnel), c’est-à-dire pour les droits humains.
115En effet, une éducation politique et civique ayant pour objet « Auschwitz » mais qui, au-delà de l’événement particulier, a une portée universelle, doit obligatoirement se référer aux droits humains, ce qui implique l’acquisition de compétences d’action, pour s’opposer à leur violation et pour défendre la dignité de chacun et le respect ou le rétablissement des droits.
116Reste cependant la difficulté de donner une place adéquate aux deux objets, éduquer en même temps pour la protection des droits humains et contre Auschwitz. Comme le signalent Deckert Peaceman et Koessler (2002), pédagogues à l’Institut Fritz Bauer, il est difficile de gérer sur le plan pédagogique la contradiction entre les intentions pédagogiques orientées vers l’avenir et celles orientées sur le passé. Le pari est d’autant plus difficile lorsqu’il s’agit d’éducation en Allemagne, à savoir « dans le pays même de l’acte et des acteurs » et qu’il est impératif d’accorder une large place au passé qui s’est déroulé à l’endroit même où l’on se trouve.
117L’éducation « contre Auschwitz » aura donc toujours la triple tâche de rendre compte de l’histoire et des exigences de la mémoire, de contribuer au changement d’attitude et au développement de compétences d’action et de tenir compte du contexte particulier. Le programme que nous allons décrire maintenant s’attelle à ces tâches délicates.
4. « Pédagogie de la mémoire » à Francfort
118Durant près de deux mois, j’ai séjourné à l’Institut Fritz Bauer (FBI), à Francfort, en particulier dans la section pédagogie. Cet institut porte le nom d’un avocat juif de Francfort contraint de se réfugier à l’étranger pour échapper aux persécutions nazies. Fritz Bauer, rentré après la guerre, devint procureur général de l’Etat de Hesse, dont Francfort est la capitale, et fut l’initiateur des « procès Auschwitz ». Ces procès, intentés de 1963 à 1965 contre 22 responsables du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, qui posait non seulement la question de la responsabilité individuelle des accusés, mais plus largement celle du contexte politique et social, ont contribué de façon décisive à la prise de conscience en Allemagne de l’étendue de l’implication de la société allemande dans le nationalsocialisme et la Shoah. L’objectif des activités de l’Institut FBI, recouvrant une large interdisciplinarité, consiste à étudier et à documenter l’histoire de la « réception » de l’FIolocauste (Rezeptionsgeschichte), c’est-à-dire d’admettre l’impact de l’Holocauste dans la société allemande contemporaine.
119Lors de mon séjour de recherche, j’ai pu approcher les concepts et les pratiques du groupe de pédagogues de l’Institut, développant une approche pédagogique qui relève les défis présentés plus haut dans ce chapitre. Il s’agit là des expériences d’une nouvelle génération d’éducation contre Auschwitz qui permet d’inspirer des pratiques de formation au-delà de l’enseignement traditionnel de l’histoire.
Le programme modulaire « Confrontations »
120« Confrontations » est le nom du programme pédagogique développé par la section éducation du FBI. Il est issu d’une longue collaboration avec un programme américain, Facing history and ourselves, avec lequel l’institut a fini par prendre ses distances. En effet, les pédagogues, estimant qu’il est indispensable de développer une approche adaptée à la spécificité de chaque contexte national, ont créé une série de modules pédagogiques traitant de l’histoire et de l’impact de l’Holocauste en prenant en compte la particularité, voire le caractère unique du contexte allemand, pays « de l’acte et des acteurs ». Ce programme ne constitue pas une alternative à un enseignement de l’histoire, mais offre des activités complémentaires adaptées aussi bien à l’éducation formelle qu’à l’éducation informelle. Les activités sont conçues sous forme d’ateliers, de cahiers et de textes, de documents filmés que l’institut diffuse et transmet via des formations de formateurs. La section pédagogique appuie aussi la mise sur pied de projets, au nombre desquels figurent des visites de camps de concentration, des rencontres avec des témoins et d’autres activités scolaires et extrascolaires.
La philosophie de l’approche de « Confrontations »
121Le projet « Confrontations » veut, parallèlement à la confrontation aux thèmes de l’Holocauste et du national-socialisme, ouvrir à la perspective plus large de l’éducation aux droits humains. Selon les pédagogues de l’institut, son objectif est « le travail de mémoire historique, c’est-à-dire une forme de travail de remémoration qui intègre à la fois la connaissance des faits historiques, la mémoire des victimes et le développement de compétences d’action » (Deckert Peaceman et Koessler 2002, p. 245). En conséquence, trois éléments tiennent une place centrale dans leur approche :
l’attention portée à la mémoire des victimes,
le fait de privilégier la perspective de l’individu,
l’accent placé sur l’acquisition de compétences d’action.
122Cette approche suppose que l’on accorde une place constante aux trois éléments de base : acquisition de connaissances, changements de perspective et développement de capacités discursives. Le processus d’apprentissage se situe donc simultanément à ces différents niveaux (voir Deckert Peaceman et Koessler 2002 ; Koessler 2000 ; Koessler et Mumme 2002).
123Il s’agit donc de travailler avec des faits historiques exacts et avec des matériaux permettant l’acquisition d’informations complémentaires précises. Ce travail se fait notamment avec des documents d’époque, photos, lettres, circulaires d’information, articles de journaux ou témoignages filmés, qui permettent de saisir le côté quotidien de l’histoire du national-socialisme et éclairent des faits concrets de l’expérience vécue par les groupes persécutés et par les divers témoins ou acteurs.
Travailler sur des documents d’époque
124Lors d’une conférence donnée à Francfort en décembre 2002, Hilberg souligna qu’il faut étudier non seulement le contenu des documents ou autres sources historiques, mais aussi leur forme, leur structure et leurs conditions de fabrication. Ils ont en effet été confectionnés par des personnes dans un contexte donné, souvent pour des destinataires précis et avec des intentions qu’il est indispensable d’analyser. L’apprentissage historique traitera donc, d’une part, des faits historiques consignés eux-mêmes dans un document et cherchera, d’autre part, à expliciter à partir de quel point de vue ils ont été constitués, à qui ils ont été adressés, quelle position politique ou éthique ils traduisent et comment ils ont été transmis. Hilberg insiste aussi sur un aspect intéressant, qui consiste à interroger les documents à propos de ce qui semble (trop) évident ou aller de soi et il ajoute qu’il faut aussi s’intéresser à ce qui n’est pas écrit ou représenté dans un document, c’est-à-dire aux omissions et aux non-dits.
Adopter la perspective des acteurs
125Les modules proposent de multiples activités qui permettent d’adopter la perspective qui était celle des acteurs de l’époque, étudiant des situations quotidiennes qui varient selon les thèmes abordés. A chaque fois, ces activités invitent au changement de perspective. Il s’agit de situations où les personnes impliquées se trouvent face à des décisions d’apparence anodine, mais qui sont néanmoins lourdes de conséquences. A travers la réflexion sur des situations historiques ordinaires, on s’intéresse aux attitudes et aux décisions prises par les acteurs de l’époque et on s’interroge sur les options alternatives d’action. Aurait-t-on pu se comporter autrement ? Quelles en auraient été les conséquences ? Quels étaient les raisonnements de ces acteurs ? Et enfin, quels sont les miens aujourd’hui ? Ce changement de perspective permet de percevoir l’autre, de participer à ses raisonnements et sentiments, sans s’y identifier complètement parce que l’identification est une ambition irréaliste et de surcroît contre-productive.
126Dans cette approche, les victimes sont toujours présentées sous un angle qui préserve leur dignité : ni représentations dégradantes ni images d’horreur ne sont utilisées.
Les perspectives des acteurs autrefois – et moi aujourd’hui ?
127Enfin, le troisième niveau vise à encourager la capacité de nommer les conflits, d’expliciter la diversité des expériences des acteurs, et à favoriser une sensibilisation à la proximité comme à la distance d’avec l’expérience des acteurs, d’aujourd’hui et d’autrefois. Ainsi on se trouve à la fois dans le quotidien historique et le quotidien présent et on peut alors se poser des questions de fond : « Qu’aurais-je fait, moi ? » Le rôle de l’individu dans l’histoire en tant que personne responsable de ses actes est un élément central dans la démarche de « Confrontations » et c’est précisément en attribuant à ces éléments une place centrale que la démarche pourra induire des changements d’attitudes dans le présent (Giere, Koessler, Mumme 1999, p. 290).
128Précisons encore que l’accent est mis sur des situations qui sont imaginables aujourd’hui, c’est-à-dire sur des situations tirées de la vie quotidienne sous le national-socialisme, notamment dans la période de 1933 à 1938, et non pas sur des situations extrêmes se déroulant dans des camps de concentration dans la phase de destruction et de massacre elle-même. Les concepteurs du programme partent du présupposé que les situations extrêmes, où il s’agit de violence brutale et de lutte pour la survie, ne relèvent plus du domaine que le pédagogue est autorisé à aborder de cette façon. Pour Gottfried Koessler, il est de la responsabilité du formateur de ne jamais inviter les apprenants à prendre à leur compte une perspective qui pourrait les placer dans un dilemme éthique impossible à élaborer sur le plan pédagogique (Koessler 2000, p. 203). Il s’interdit en conséquence d’utiliser cette approche pour travailler sur l’expérience dans les camps de concentration, que ce soit dans la perspective des auteurs ou dans celle des victimes.
129Ainsi, l’approche pédagogique ne veut pas inciter les participants à s’identifier avec les victimes. Elle ne travaille pas sur l’hypothèse qu’une telle identification favorise l’empathie ou prévient de futurs crimes. Par contre, elle invite de façon constante à adopter tantôt la perspective des victimes, tantôt celle des bystanders ou celle des auteurs. L’exercice exige un effort important de la part des participants, car il est en fait bien plus effrayant de comprendre que l’on pourrait soi-même se trouver dans la posture de l’agresseur que d’imaginer se trouver dans celle de victime. Il s’agit d’une possibilité à la fois historiquement plus vraisemblable et mentalement plus éprouvante pour le sujet que le procédé bien plus répandu qui consiste à se placer dans la perspective des victimes (von Borries 2000).
Les outils pédagogiques
130La pédagogie utilisée par le programme « Confrontations » souligne l’expérience réelle et concrète qui se déroule dans l’espace d’un atelier. Elles s’inscrivent donc tout à fait dans la tradition de l’éducation interculturelle en faisant appel aux éléments communs que les participants vivent au présent, plutôt qu’à leurs différences en termes d’origine ou d’appartenance, sans pour autant exclure des différences de « communautés de mémoire » (cf. chapitre 1). L’approche privilégie des moyens pédagogiques concrets et créatifs qui se présentent dans des combinaisons variées (Koessler et Mumme 2000, pp. 7-9 ; Deckert Peaceman et Koessler 2002, p. 246) :
Le journal de bord
131La rédaction régulière d’un journal de bord, de type journal intime, par chaque participant constitue un élément central de la démarche. Ce journal accompagne l’ensemble du processus et fonctionne comme lieu d’autoréflexion et de confrontation émotionnelle. Le développement de la capacité d’empathie suppose en effet la prise de conscience de ses propres émotions, associations et réflexions. Le journal de bord devient ainsi le lieu d’expression et d’élaboration de chaque participant, de ses propres émotions, de ses joies et de sa tristesse, de ses sentiments avouables ou moins avouables. Le journal reste privé, mais les participants peuvent recevoir des instructions ou se voir assigner des tâches, il sera donc utilisé de façon semi-publique. Sans qu’une fonction de contrôle soit exercée, l’animateur pourra inviter les participants à en partager avec le groupe quelques réflexions choisies. Certaines propositions de rédaction dans le journal font partie de « l’écriture en perspective ».
Ecriture « en perspective »
132Il s’agit d’un procédé d’écriture créative qui favorise la reconnaissance de points de vue autres que le sien. Ce mode d’écriture veut que l’on se mette à la place d’une personne ou d’un personnage et que l’on imagine sa situation et ses intérêts. On proposera, par exemple, de rédiger une lettre, une page de journal intime d’un personnage réel ou fictif ou le commentaire d’un personnage se trouvant sur une photo. Ces textes constituent ensuite des documents de travail sur lesquels pourra se construire un dialogue en groupe. Ils permettent précisément d’adopter provisoirement la perspective d’une diversité d’acteurs sans s’y identifier complètement et en gardant une certaine distance.
Elaboration de « définitions de travail »
133L’élaboration de définitions de travail (Arbeitsdefinitionen) est une façon d’approcher progressivement un sujet. L’animateur donne d’abord une définition provisoire, puis le groupe rediscute cette définition à la lumière des réactions qu’elle suscite auprès de chacun, d’abord par l’échange en petits groupes, puis dans une discussion en séance plénière. C’est l’occasion de partir des expériences personnelles des participants, de leurs expériences actuelles d’exclusion ou de discrimination, plutôt que d’évoquer l’histoire. Ce moment prend donc en compte le présent dans le processus d’apprentissage et les expériences des participants serviront à complexifier les définitions théoriques. Les « définitions de travail » servent de support à l’appropriation progressive de concepts théoriques. Parallèlement, le fait de penser ces définitions favorise l’exercice de compétences d’action pour aujourd’hui, puisque ces définitions exigent des participants d’élaborer des formules avec un degré de précision qui vaut également pour des situations passées et actuelles et qui les prenne en compte dans toute leur complexité.
Portraits fictifs
134Des portraits fictifs ont été élaborés par l’équipe pédagogique (voir dossiers thématiques). Il s’agit d’esquisses biographiques de personnes représentatives de la population allemande en 1933. Construits sur la base de données biographiques réelles tirées de documents historiques, ces portraits permettent de décrire des faits précis de la vie quotidienne et de s’imaginer les émotions et les actions de leur personnage. Une série de portraits a été construite, par exemple, autour du boycott du 1er avril 1933 ; elle rassemble un commerçant, un client allemand, un badaud, un client juif, un policier, etc. Une photo et des textes montrent ces personnages devant le magasin d’un commerçant juif couvert d’affiches disant « N’achetez pas chez les Juifs ». La tâche du groupe consistera à imaginer ce que ces personnes ressentent, pensent et comment ils auraient agi (cf. Koessler in Fechler et al. 2000). Cette activité qui consiste à envisager les différentes options qui s’ouvrent à l’acteur permet de travailler sur les dilemmes moraux et les stades du développement moral (Kohlberg 1981, voir plus haut).
Témoignages directs et enregistrements vidéo
135Les rencontres avec les témoins d’époque sont un moyen particulièrement précieux pour favoriser une attitude de sollicitude envers les rescapés. Encore faut-il que l’apprentissage émotionnel soit précédé de la présentation d’un cadre historique précis dans lequel viendra s’insérer le témoignage. Par ailleurs, vu la portée émotionnelle de la rencontre avec des témoins, les animateurs estiment indispensable de préparer ces rencontres de façon approfondie et d’en assurer ensuite une élaboration sérieuse.
136Le terme de témoin d’époque recouvre en fait des personnes aux positions fort diverses dans le contexte de l’époque nazie. Le recours aux témoignages de victimes rescapées ou de spectateurs est considéré probant par les pédagogues du FBI, mais il en va tout autrement pour les témoignages d’auteurs, d’exécuteurs, jugés bien trop périlleux du point de vue pédagogique. Donner la parole à ces derniers risquerait, selon les pédagogues, de susciter des conflits impossibles à gérer dans une dynamique de groupe (Deckert Peaceman et Koessler 2002, p. 247). En effet, comment réagir émotionnellement au témoignage d’un ancien nazi, responsable ou complice de massacres ? Vu la difficulté de gérer une rencontre face à face, les responsables préconisent d’autres moyens pédagogiques pour une confrontation à la perspective des exécuteurs, qui reste à leurs yeux indispensable.
137Les deux auteurs remarquent aussi qu’à la différence de ce qui s’est passé aux Etats-Unis, en Israël ou dans d’autres pays, l’Allemagne a commencé, il y a peu de temps seulement, à mettre en lumière les personnes qui ont sauvé des Juifs ou d’autres persécutés. Ce décalage dans le temps pourrait s’expliquer par le climat propre à l’Allemagne, empreint de la certitude qu’il était de fait impossible de résister. A ce titre, les enregistrements de témoins d’époque, que l’Institut Fritz Bauer a rassemblés depuis un certain nombre d’années, occupent une place à part et constituent une ressource essentielle. On estime important aussi que les auditeurs puissent se confronter aux diverses perspectives que revêt un tel témoignage.
Les dossiers thématiques
138La matière est divisée en grands chapitres thématiques, présentés dans des dossiers mis à disposition du public.8 Chaque dossier aborde une thématique à travers une série de modules, éléments que les formateurs et les multiplicateurs interpréteront à leur guise. Chaque module comprend une série de documents et des propositions d’activités.
139Les dossiers thématiques ne sont pas construits selon une progression chronologique, mais respectent une progression pédagogique, construite en fonction d’un processus de groupe et qui part des préoccupations personnelles de chaque participant pour s’élargir peu à peu au processus historique. Voici brièvement les six dossiers disponibles :
Identité : Un dossier qui part d’une problématique générale dans la première partie intitulée « Individu et société », pour approcher ensuite le « Début du national-socialisme », et qui soulève notamment la question de la résistance de l’individu à la pression du groupe, à la fois sur le plan psychosocial et sur le plan historique. Il traite ces questions à partir de l’exemple du boycott des magasins juifs d’avril 1933.
Groupe : Ce dossier prend comme point de départ les questions de l’inclusion et de l’exclusion : « Communauté et exclusion », pour aborder la question des identités de groupe et de la discrimination, ce qui permet d’introduire « L’histoire de la constitution de la communauté ethnique allemande » (NS Volksgemeinschaft) et son corollaire la ségrégation, l’exclusion et la persécution des minorités de 1933 à 1938.
Exclusion : Ce dossier comprend une introduction aux racines idéologiques du national-socialisme, qui servent de base pour l’exclusion de différents groupes allant de la déchéance de leurs droits jusqu’au génocide. Le destin de trois groupes ayant fait l’objet de persécutions sur la base de discours racistes et eugénistes est illustré de façon exemplaire : l’euthanasie des handicapées mentales, la persécution des Noirs d’Allemagne et celle des Sinti et Roms.
Ghetto : Après une introduction sur la déportation et les conditions de vie dans le ghetto, ce dossier présente trois ghettos plus en détail : le Ghetto de Lodz, représentatif de la destruction par le travail, le Ghetto de Térézin, exemplaire pour la production artistique et littéraire des déportés et aussi parce qu’il a servi à tromper délibérément l’opinion publique sur le véritable caractère des ghettos ; et enfin le Ghetto de Varsovie pour témoigner de l’insurrection juive.
Déportations : Sachant que les déportations des Juifs allemands ont été effectuées au vu et au su de tout le monde, ce cahier aborde les attitudes des divers protagonistes. Le premier module montre, sur la base d’extraits du Journal de Victor Klemperer et de documents d’époque, la dégradation de la situation pour les Juifs. Le deuxième traite de la spoliation des biens des Juifs et le troisième de la déportation. De nombreux témoignages, photos et documents officiels fournissent un matériau qui invite au questionnement et à la réflexion sur la posture des membres de la SA, sur la situation et l’expérience des victimes et au sujet des prises de position des spectateurs et des opposants.
Marches de la mort et libération : Ce dossier traite de la question, trop rarement abordée, du retour après les camps, qui s’est terminé pour les uns par l’épuisement et la mort et pour les autres par le retour à une société qui les a rejetés et qui ne demandait qu’à les oublier. Le dossier se termine par l’évocation des différentes destinations des displaced persons : rester en Allemagne, émigrer aux USA, aller en Palestine...
140Ces dossiers abordent la problématique avec beaucoup de dignité, et à la lecture de ces cahiers on éprouve un sentiment d’humilité et de respect.
141Enfin, d’autres méthodes, plus courantes, sont utilisées en complément de celles décrites ci-dessus, parmi elles des jeux de rôles, la projection de films, des activités créatrices ou encore une méthode dont l’intérêt dans l’éducation contre l’injustice n’est plus à prouver, le Théâtre de l’opprimé du Brésilien Augusto Boal (1995). Le point commun de ces outils pédagogiques est le souci constant de rendre les destinataires actifs et responsables dans la recherche d’une pluralité de perspectives.
142Pour illustrer la méthode développée par l’équipe pédagogique du FBI, voici une présentation de deux exemples d’activités, même s’il est risqué de vouloir expliquer en quelques mots une interaction et un processus pédagogique.
Le Journal d’Anne Frank
143Ecoutons Heike Deckert Peaceman qui a décrit dans un entretien (décembre 2002) comment elle utilise des biographies comme support pédagogique, et en particulier le Journal d’Anne Frank :
144Le Journal d’Anne Frank est une source historique subjective, personnelle, dont la lecture va encourager l’empathie. La pédagogue met toutefois en garde contre la tentation de favoriser un culte de la personne, car l’objectif est plutôt de s’interroger sur les causes de son destin. Anne Frank est un « individu dans la société de l’Holocauste » (Heyl 1997), société qui comprend toute une série de personnages qui jouent des rôles fort différents et qu’il faut tous évoquer : les persécutés, ceux qui ont pu se sauver, les Juifs, les Allemands, les Néerlandais, les sauveteurs des persécutés, les spectateurs, les Mitläufer ou les complices des nazis, les exécuteurs ou les profiteurs. Par la suite, on pourra demander aux participants d’écrire la partie non écrite du journal. Anne a encore vécu sept mois après la fin du journal : que s’estil passé durant ces sept mois ? A ce moment, il devient nécessaire de fournir des informations historiques précises sur son destin, avant d’ouvrir le débat sur les valeurs et les questions éthiques.
145On pourra aussi établir des liens entre le passé et le présent en évitant les analogies hâtives et aborder la question de la responsabilité. Il est capital d’établir clairement sa propre relation au sujet, que l’on pourra cerner en quatre questions : Pourquoi parlons-nous de cela (quelle raison) ? Dans quel but en parlons-nous (quel objectif) ? De quoi parlons-nous exactement (quel objet de discussion) ? Comment vais-je aborder cela ?
Une photo du Ghetto de Lodz
146Ce deuxième exemple entend exposer le travail de multiperspectivité à partir d’une photographie bien connue du Ghetto de Lodz. Le ghetto était coupé en deux par une rue qui n’en faisait pas partie. La photo montre en arrière-plan des immeubles et au premier plan un étroit pont en bois qui enjambe une rue presque vide légèrement enneigée où circulent un tramway et une voiture. Sur le pont se tiennent en rangs serrés de nombreux habitants du ghetto, ils traversent ce pont qui relie les deux parties du ghetto sans avoir accès à la rue. On distingue aussi sur le pont quelques personnes en uniforme. Les habitants portent des habits sombres et ont la tête couverte.
147Les participants de l’atelier se diviseront en trois groupes : le premier a pour tâche de regarder la photo du point de vue d’un habitant polonais qui circule dans le tramway, le deuxième doit se placer dans la perspective d’un habitant du ghetto et le troisième dans celle d’un garde allemand. Chaque groupe décrit le pont à partir de « sa » perspective, puis les participants partagent et discutent leurs visions. Ensuite ils affineront les définitions d’un ghetto élaborées précédemment. Enfin, l’exercice est complété par des informations et documents à propos de la vie dans le ghetto.
148La discussion des différentes perspectives sur le pont permet d’aborder un grand nombre de questions de la vie dans et autour du ghetto, y compris les plus délicates. D’abord les conditions de vie et de travail : où vont les gens, d’où viennent-ils ? où se procurent-ils la nourriture, les soins ? comment peuvent-ils communiquer avec l’extérieur ? Puis les habitants polonais : que savent-ils de ce qui se passe dans le ghetto ? ont-ils des contacts ? que ressentent-ils ? Et le soldat allemand : à quoi pense-t-il ? comment regarde-t-il les habitants du ghetto ? Quelle est la structure de pouvoir : qui décide de quoi, quels sont les droits des habitants du ghetto, quels sont les rôles respectifs des soldats allemands, du Conseil juif (Judenrat), des autorités polonaises ?
De la multiperspectivité aux compétences d’action9
149La réussite de « Confrontations » tient à avoir trouvé des outils pour rendre les principes théoriques – apprentissage du jugement moral et du développement de compétences d’action – pédagogiquement opérationnels. Les auteurs soulignent leur refus de procéder par simple identification avec les victimes de l’Holocauste, qui est à leurs yeux une voie inadéquate pour apprendre à s’opposer au racisme contemporain, en particulier en Allemagne (Koessler 2000). Ils estiment également indispensable de dispenser d’abord une information solide sur des faits historiques précis, avant d’ouvrir sur les échanges d’opinions et les débats, qui doivent se dérouler dans une atmosphère ouverte.
150Bien que conscients de la nécessité de prendre en compte les besoins identitaires des participants, ils ne veulent pas offrir une tribune où les membres de chaque communauté de mémoire ou groupe culturel puissent exposer leur mémoire aux autres. Ils s’appuient donc sur les intérêts qui unissent les participants au présent et, par les différentes activités décrites ci-dessus, les invitent à construire au moyen de projections de multiples représentations de la réalité. Les illustrations, photos, peintures, etc. ne servent donc pas à illustrer par l’image ce que les textes ont déjà décrit, mais « à travailler avec ses propres associations, à expliciter les représentations imaginaires et images sur l’Holocauste que chacun de nous porte en soi » (Koessler 2002, p. 201). En d’autres termes, l’explicitation de ses propres associations et pensées est une condition pour développer de l’empathie avec les victimes. Le journal (voir plus haut) en est l’outil pédagogique par excellence. C’est enfin l’élaboration de dilemmes éthiques qui favorise un changement de perspectives et fournit de nouvelles pistes d’action.
151Le programme « Confrontations » éclaire le processus d’exclusion, de privation de droits, de discrimination et de déshumanisation des Juifs, des Gens du voyage, des homosexuels et, parallèlement, le processus de ségrégation physique qui est précédé par la dissolution de la solidarité et de la conscience morale.
152Les événements historiques ne sont pas présentés dans une logique de fatalité qui ne peut qu’aboutir au pire. Au contraire, la méthode de changements de perspective permet d’échapper à tout déterminisme et de montrer qu’il aurait été possible d’empêcher la Shoah. C’est aussi ce que relève Bauer (2001, p. 21) en constatant que si la Shoah est un événement qui a effectivement eu lieu, elle n’en était pas pour autant inévitable. Autrement dit, qu’elle était une possibilité parmi d’autres et non pas l’unique issue possible ou prédéterminée. Dans ce sens, le film sur Schindler apporte un élément intéressant en montrant qu’il y avait bel et bien une marge de manœuvre, même pour un membre du parti nazi.
153Ces différents possibles sont révélés par le travail de multiperspectivité. Bodo von Borries (2000) soutient qu’on ne peut développer une « conscience d’histoire » qu’en s’exerçant à adopter une diversité de perspectives : auteurs, victimes, témoins, résistants, etc. En adoptant ces perspectives, on opère chaque fois une certaine identification avec les acteurs. Ces points de vue vont s’éclairer réciproquement, puisqu’il s’agit d’adopter plusieurs perspectives, et non juste une seule, implicite, comme c’est habituellement le cas. Cela ne signifie pas que le fait d’adopter la perspective des nazis mène à leur approbation, cela peut conduire par contre chacun à se demander comment il ou elle aurait agi soi-même. De plus, d’après von Borries, on sort de l’habituelle catégorisation entre les « nôtres » et les « vôtres ». Le travail à partir de situations concrètes, comme celles proposées dans les dossiers de « Confrontations », permet de se pencher sur la perception qu’en ont les autres et simultanément sur sa propre perception (qui doit être explicitée). C’est ainsi qu’on découvre un grand éventail d’actions et de positions, ce qui favorise la prise de conscience des diverses options, de ce qui était possible autrefois et de ce qui l’est aujourd’hui, et de sortir du fatalisme déterministe.
154Le phénomène de l’imagination comme activité à la fois cognitive et émotionnelle (von Borries 2000, Koessler et Mumme 2000) est à la base de la multiperspectivité. Imaginer des situations et personnages historiques et s’y projeter constitue selon ces auteurs une forme d’entraînement à l’action. On se rapproche ainsi de l’acquisition de compétences d’action, et l’ouverture du champ des possibles répond déjà à une première exigence. On dispose de peu d’évaluations de ces apprentissages pour l’instant, mais il est certain que le programme « Confrontations » est un instrument favorisant un dialogue de qualité et un haut degré d’autoréflexivité, ce qui rejoint un des postulats d’Adorno pour l’éducation après Auschwitz.
La pédagogie des lieux de mémoire
155La pédagogie des lieux de mémoire mériterait à elle seule un ample développement qui dépasserait le cadre de cet ouvrage. Vu la place centrale qu’elle occupe dans toute « éducation après Auschwitz », elle sera au moins esquissée ici, à travers l’exemple de la Anne-Frank-Jugend-Begegnungsstätte. Ajoutons encore qu’elle forme souvent un complément essentiel au programme « Confrontations ».
156Depuis les années 80, cette pédagogie fait partie intégrante des programmes scolaires en Allemagne. Toutefois, la simple visite de ces lieux ne représente pas un acte de formation satisfaisant et il faut donc construire une réflexion sur le sens de ces visites. Outre la confrontation avec l’endroit, les enseignants ou animateurs proposent un travail d’approfondissement sous forme d’activités créatives, voire artistiques pour favoriser une élaboration individuelle et collective des réactions, des émotions et des questions qui surgissent inévitablement lors de telles visites.
La Anne-Frank-Jugend-Begegnungsstätte (JBS)
157Bien que n’ayant pu approcher la JBS d’aussi près que le programme « Confrontations », il me paraît utile de la présenter à grands traits pour son concept pédagogique qui s’inscrit à la fois dans le passé, le présent et le futur. La JBS de Francfort est un lieu de rencontre, un centre pour jeunes créé en souvenir d’Anne Frank, figure bien connue pour son journal, mais dont peu de personnes savent qu’elle était originaire de Francfort même.
158L’approche de la JBS se présente sous forme d’un triangle pédagogique aux trois dimensions fondamentales : l’apprentissage de l’histoire, l’éducation aux droits humains et le principe de la rencontre. Des programmes de prévention et de sensibilisation sont organisés à la JBS. Le concept pédagogique de la JBS se présente comme suit (JBS 1998) :
Approche de l’histoire : exposition sur Anne Frank
159L’exposition a pour fonction de favoriser l’acte de mémoire, de se remémorer le passé à travers un certain apprentissage de faits historiques. Le lieu de rencontre invite à se remémorer l’ensemble des personnes assassinées durant la période national-socialiste, symbolisées par l’exemple d’Anne Frank. On cherche à présenter le passé de la façon la plus concrète possible. Des jeunes guident les visiteurs dans l’exposition qui donne un éclairage sur l’histoire des Juifs de Francfort et entend illustrer l’histoire de l’intégration d’une minorité et de son dramatique échec.
Rencontre
160Des rencontres visent à réunir des personnes aux appartenances diverses en vue de favoriser le dialogue avec l’Autre, la rencontre intergénérationnelle entre jeunes et témoins d’époque, eux-mêmes issus de diverses générations ou appartenances sociales ou culturelles.
161Une fois encore, il s’agit d’évoquer Francfort, en tant que société d’immigration, et de mettre en lumière la relation entre majorités et minorités (immigrées). Le rapport que les jeunes issus de la migration entretiennent au passé de l’Allemagne constitue ici un objet de réflexion important qui prend la forme de projets. Le thème cependant s’élargit au thème de la reconnaissance mutuelle et de la tolérance dans la société en général. Aussi, c’est au travers d’entretiens avec des migrants jeunes ou moins jeunes que l’on aborde l’histoire de la migration d’autres minorités vivant en Allemagne.
Droits humains
162La JBS entend offrir un forum aux jeunes pour un engagement social afin de relever les défis d’une société d’immigration. Au cœur de ce projet se trouve la réflexion sur les conséquences de la migration et de l’exil ainsi que sur la formation de préjugés. L’engagement pour une culture civile du conflit en constitue un autre point fort qui s’articule autour de formations à la médiation d’adultes et de jeunes. Les droits humains offrent un champ d’application large qui comprend également la situation et les conditions de vie de ces jeunes eux-mêmes et leur offre des formes de soutien qu’on peut qualifier d’empowerment.
L’interculturel et la mémoire – un séminaire expérimental
Introduire l’interculturel dans l’approche de l’histoire et l’histoire dans l’approche de l’interculturel
163Toute approche pédagogique concernant l’Holocauste doit prendre en compte la diversité du public lorsqu’elle s’adresse à une société d’immigration, dans laquelle les élèves, mais aussi les adultes en formation, se caractérisent par des origines nationales fort différentes. D’où l’intérêt d’intégrer une dimension interculturelle à l’« éducation après Auschwitz » (Fechler et. al. 2000 ; von Borries 2000). A l’inverse, on peut aussi questionner les approches interculturelles parce qu’elles font souvent abstraction de la dimension historique. Les identités et appartenances sont en effet examinées sous l’angle des aspects culturels, contextuels ou de communication, ou encore sous celui des trajectoires de migration, mais rarement sous l’angle de l’histoire et des communautés de mémoire dont les migrants sont issus, ce qui autorise une critique de son « ahistoricité ». En réalité, la communication interculturelle traite de relations entre des groupes qui ont un long passé derrière eux. Les conflits interculturels ne se résument pas aux interactions du présent, ils « traînent » souvent avec eux des ressentiments et réminiscences du passé. En d’autres termes, il s’agit d’introduire la « conscience de l’histoire » (Geschichtsbewusstsein, von Borries 2000, p. 120) dans l’interculturel autant que l’interculturel dans l’approche de l’histoire.
164Cette « conscience de l’histoire » désigne la façon dont l’histoire est perçue à partir des appartenances et des positions et processus identitaires. Ces derniers fonctionnent selon des mécanismes de catégorisation qui découpent le monde en « eux » et en « nous », et des comparaisons sociales dont le but est de maintenir ou de préserver une identité positive (cf. chapitre 1). Il faudrait donc parler d’identification plutôt que d’identité, puisqu’il s’agit constamment de se positionner, consciemment ou non, dans un champ identitaire. Ainsi, la perception de l’histoire peut être menaçante ou valorisante pour l’image qu’un groupe entretient de lui-même. Inclure la conscience de l’histoire dans l’apprentissage interculturel, c’est inclure un aspect central de l’identité sociale.
Allier l’interculturel et la mémoire
165Nous avons pu tester avec un collègue de Francfort10 l’intégration de l’approche « Confrontations » avec des méthodes d’éducation à la démocratie (Maroshek Klarman 1997) et des approches interculturelles, à l’occasion d’un séminaire de communication interculturelle de trois jours à l’Université de Mainz. Notre projet visait à y tester la mise en œuvre de l’intégration des deux aspects, c’est-à-dire à proposer une communication interculturelle incluant une approche historique et la diversité des mémoires de l’histoire. Une deuxième dimension de cette expérience consistait à mettre à l’épreuve l’approche dans un groupe d’adultes aux origines nationales, ethniques, culturelles et scolaires très hétérogènes, qui de plus était formé d’étudiants de cursus de formation fort divers.
166Les groupes d’appartenance (nationalité, genre, orientation politique, classe, culture, etc.) dont il est habituellement question dans l’interculturalité forment aussi des communautés de destin et des communautés de mémoire. Pour l’approche pédagogique, cela implique de relier les appartenances identitaires sur lesquelles on travaille habituellement aux appartenances à des communautés de mémoire, aussi ambivalente que puisse être cette relation. Pourtant, ce qui caractérise la différence entre ces groupes relève souvent moins de la différence culturelle que de la différence du rapport au pouvoir dans la société et des relations de dominance, comme nous l’avons montré au premier chapitre. De plus, les différents groupes qui cohabitent dans une société ont une représentation commune et partagée d’eux-mêmes comme « communautés imaginaires », c’est-à-dire des représentations partagées d’un passé commun et d’une destinée commune, quand bien même leurs interprétations divergent.
167Ceci est aussi vrai pour les générations. Le fait de former une génération ne se réduit pas au fait d’avoir le même âge, c’est avant tout le résultat d’un horizon d’expérience commun, d’une « situation de génération », comme l’appelle Karl Mannheim (1928). Avoir vécu les mêmes événements au moment de l’entrée dans la vie adulte – avoir 20 ans durant la Deuxième Guerre mondiale, en Mai 68, ou lors de la chute du Mur – marque une génération, façonne sa vision du passé, du présent et de l’avenir et la constitue comme telle.
168De la même manière, minorités et majorités forment des groupes aux expériences spécifiques partagées, disposant de cadres de références historiques distincts à partir desquels s’opère la lecture de la réalité, du passé, du présent et de l’avenir. Selon von Borries (2000, p. 129), les minorités oscillent entre des comportements d’assimilation, de ghettoïsation et d’autoghettoïsation. Quant aux majorités, elles hésitent entre le quant-à-soi, la conviction de détenir la vérité et de représenter la norme, le paternalisme et la culpabilisation (Helms 1990, Rommelspacher 1995).
169Travailler sur l’interculturel en Allemagne signifie en conséquence inclure la façon dont les différents groupes perçoivent le passé en Allemagne. Le passé national-socialiste est un passé commun, mais les rapports qu’entretiennent les différent groupes avec ce passé sont divers.
Compte rendu du séminaire
170La construction de l’objet du séminaire peut surprendre. Le cours avait pour intitulé « Majorités, minorités, identités et conscience de l’histoire dans la communication interculturelle » et s’articulait autour des questions de culture, de pouvoir et de mémoire. Les réponses s’appellent reconnaissance et dignité des mémoires, mais aussi juste répartition des ressources.
171Parmi la trentaine d’étudiants qui y ont participé, la moitié environ étaient issus de la migration, turque principalement, mais aussi de l’Europe du Sud, ou polonaise, ou latino-américaine. Une activité de présentation identitaire (voir chapitre 2) ouvrait le séminaire afin de permettre au groupe de situer quelques éléments des origines et des trajectoires des participants.
172La seconde partie de la première matinée était consacrée à une analyse de l’évolution de la mémoire de la Shoah en Allemagne. Signalant que les identités nationales se constituent sur la base de la conscience de l’histoire, l’exposé montrait pourquoi les Allemands d’aujourd’hui ont une réelle difficulté à se référer à une histoire fondatrice de l’Allemagne moderne, laquelle constitue un héritage négatif. L’époque actuelle d’historicisation et de réappropriation de l’histoire (cf. Rüsen) veut que la plupart des jeunes sont confrontés à l’histoire de l’Holocauste durant leurs études et ont une conscience aiguë de l’histoire, ce qui ne facilite pas leur rapport à l’identité nationale. Or cette confrontation, par ailleurs assez intense, risque d’avoir à son tour un effet d’exclusion, en ce sens qu’elle est perçue comme un sujet réservé aux Allemands, ce qui exclut les migrants de la pratique discursive sur le passé. Enfin, le problème de la compétition des victimes, le problème de la comparaison et de la hiérarchisation des persécutions et discriminations est toujours présent dans la gestion pédagogique de la transmission.
Travail à partir d’un témoignage vidéo
173La deuxième partie du programme, consacrée à une introduction à la démarche de « Confrontations », était suivie du visionnement d’une vidéo touchant des aspects biographiques d’auteurs et de victimes : un Juif d’une soixantaine d’années, rescapé du national-socialisme, témoigne devant la caméra. L’enregistrement remonte à 1985 environ.
Il raconte d’abord ce qui lui est arrivé en 1935 lorsqu’il était enfant. Son ami d’alors avait refusé de jouer avec lui en présence de ses camarades de la Hitlerjugend et Ta laissé seul en feignant ne pas le connaître. Ce témoin, qui avait réussi un peu plus tard à se réfugier à l’étranger avec ses parents, est revenu en Allemagne après la guerre. Des années après son retour, vers 1965, il a appelé ce même ami dont il avait perdu trace. Celui-ci était très content de le revoir, mais avant de renouer avec lui, le témoin voulait le confronter à ce souvenir de l’époque. L’ami s’en est vaguement rappelé et s’en est excusé, suite à quoi le témoin, qui dit avoir cru en sa sincérité, lui a pardonné.
174Cette vidéo comporte plusieurs temps historiques : 1935, l’événement qui frappe le témoin d’exclusion ; 1965, date où le témoin confronte son ami à ce qui s’était passé ; 1985, enregistrement du témoignage qui raconte les deux épisodes ; et 2002 : un groupe d’étudiants et d’enseignants qui écoutent ce témoignage avec les émotions d’aujourd’hui. Dans chaque temps, le témoin a un rôle autre : d’abord victime, il demande ensuite des comptes, et enfin accorde le pardon. Ainsi, il n’est pas réduit au rôle de victime, mais apparaît dans toute sa dignité rétablie.
175C’est d’abord sur la diversité des perspectives que peut inspirer ce témoignage que l’on s’arrête avec les étudiants : sur la perspective du témoin, de l’ami, des amis de l’époque et celle des spectateurs de la vidéo que nous sommes en 2002. On part de la perspective de l’ancienne victime, un persécuté dont la dignité est pleinement rétablie. L’ancien auteur a, lui aussi, l’occasion d’être réhabilité, car c’est son ami juif, le témoin, qui lui offre de sa propre initiative l’occasion de s’excuser. En lui permettant de retrouver sa dignité, il lui rend un immense service. En fait, la victime a aidé l’auteur à élaborer cet événement.
176Ensuite, nous avons entamé un travail d’approfondissement, individuel ou en groupe, où nous avons discuté des sentiments des divers protagonistes, des alternatives d’action dont ceux-ci disposaient à l’époque. Dans un premier temps, nous nous sommes identifiés avec la position de victime, pour engager ensuite une réflexion sur la perspective de l’auteur et terminer sur la question de l’ambivalence qui est en chacun d’entre nous. Tout le monde a pris part à la discussion, qui a été intense et a porté sur des questions cruciales : la pression du groupe que le jeune avait subi en 1935 et le conflit de conscience qu’implique la résistance à cette pression, la dissonance que chacun peut vivre dans ce type de situation, mais aussi la question du pardon, la démarche de demander et d’accorder le pardon, et enfin les analogies avec des situations de l’actualité.
Un témoignage du passé dans une classe multiculturelle d’aujourd’hui
177Le deuxième exercice part du témoignage écrit d’une femme juive qui relate un incident datant des années 30, c’est-à-dire, ici aussi, partant de l’expérience de victime.
Cette femme, juive, se rendait régulièrement une fois par mois dans un café pour y rencontrer ses amies, des femmes non juives. Depuis la prise de pouvoir des nazis, elle avait renoncé à y aller pour éviter de leur attirer des ennuis pour s’être montrées en public en compagnie d’une femme juive. Croisée par hasard dans la rue, l’une d’elles l’invite avec insistance à revenir dans le groupe. Elle surmonte ses doutes, se laisse convaincre et se rend dans le café, mais ses amies ne viennent pas. Dans son témoignage, la femme dit pouvoir comprendre ses amies, mais avoir été néanmoins très affectée par cet événement.
178Le travail demandé aux étudiants était plus compliqué cette fois, car il comprenait deux étapes. Premièrement, un travail voisin du premier portant sur le témoignage et les relations entre les femmes et, deuxièmement, une analyse de la retranscription de la discussion dans une classe d’élèves ayant visionné ce témoignage en 2002. L’objectif consistait à comprendre comment et pourquoi les jeunes réagissent en fonction de leurs origines nationales, afin d’évoquer la difficulté de mener l’éducation après Auschwitz dans une société multiculturelle.
179Dans notre séminaire, la discussion à propos du témoignage a été assez tendue et a surtout porté sur les possibilités d’agir autrement qu’avaient les femmes non juives. Les avis étaient fortement divisés et j’ai pu observer que les étudiants allemands du groupe étaient plus enclins que les autres à comprendre, voire à excuser la façon d’agir de ces femmes allemandes dans les années 1933-1938.
180Nous avons analysé ensuite le compte rendu de discussion de la classe qui a visionné ce même témoignage :
La classe était composée d’élèves originaires d’ex-Yougoslavie, de Turquie et d’Allemagne. Les jeunes étrangers, dans leurs interventions, tendaient nettement à s’identifier aux Juifs alors que les adolescents allemands, eux, s’identifiaient aux Allemands. Le compte rendu révèle un climat de discussion assez confus et quelque peu agressif et fait ressortir l’envie de certains élèves allemands de se distancier émotionnellement de la matière du cours, ce qui conduit l’enseignant à justifier le programme, à évoquer les camps et Auschwitz et à inviter en fin de leçon les élèves à effectuer une visite dans un camp.
181La dynamique dans notre séminaire s’est modifiée lors de la discussion de ce compte rendu. Les étrangers se sont faits toujours plus silencieux jusqu’au moment où la discussion, assez enflammée, s’est déroulée exclusivement entre étudiants allemands. Ces derniers ont évoqué la forte pression exercée par le groupe à l’époque nationale-socialiste, la mise en danger de soi et de l’entourage et ont fait montre d’une grande ambivalence face aux décisions que ces femmes ont été amenées à prendre en 1936. La peine de la victime et sa perspective se sont faites de moins en moins présentes dans le débat.
Mémoire du national-socialisme et mémoire de la Shoah
182La situation dans notre séminaire était donc exactement celle où la mémoire du national-socialisme et les préoccupations des Allemands priment sur la mémoire de la Shoah et les expériences des victimes. En faisant une large place aux inquiétudes, par ailleurs légitimes, du groupe allemand et à leurs profonds dilemmes, on favorise la prise de conscience et la responsabilisation de ces derniers. Il n’empêche que le danger d’une mise à l’écart de la mémoire et de la perspective des victimes d’hier, et avec elle celle des minorités d’aujourd’hui, est bien réel.
183Le silence des migrants a conduit à reproduire, à l’insu des participants, une dynamique en résonance avec le compte rendu qu’ils étaient en train d’analyser. Interpellés à la fin de la journée sur leur silence durant cette séquence, les étudiants ont reconnu ne pas être intervenus dans la discussion parce qu’étant minoritaires ou se sentant étrangers, car issus de familles immigrées, ils avaient préféré rester en dehors, parce qu’ils avaient aussi l’impression de ne pas comprendre vraiment le texte écrit et surtout ne pas posséder un savoir historique suffisant pour participer à la discussion.
184Une femme polonaise a pourtant fait remarquer que ce fut pour elle une expérience nouvelle que de ne pas se sentir accusée d’antisémitisme comme elle en avait l’habitude en tant que Polonaise, mais aussi de voir que c’était cette fois-ci aux Allemands de se confronter à leur passé.
185Ce silence des minoritaires laisse songeur à plus d’un titre. Est-ce à dire que la confrontation avec l’histoire est l’affaire du groupe majoritaire et que les minoritaires seront marginalisés dans le débat ? Cela reviendrait à exclure « l’Autre » une seconde fois ; les exclus de l’histoire même du national-socialisme seraient alors aussi les exclus du discours d’aujourd’hui sur le passé. Il est bien sûr légitime et nécessaire que les Allemands abordent sérieusement le passé, mais si la mémoire et l’histoire deviennent exclusivement leur affaire, si la majorité s’approprie le problème, elle marginalise les minorités par rapport à la communauté de mémoire et, de surcroît, dépossède une deuxième fois les victimes, cette fois-ci de leur mémoire. L’exclusion physique et matérielle serait dans ce cas suivie d’une exclusion symbolique.
186D’un autre côté, les minorités immigrées ne peuvent pas simplement s’affranchir des volets peu valorisants du passé allemand pour charger les autochtones et s’identifier aux seules victimes. Tel n’est d’ailleurs pas toujours le cas, car de nombreux jeunes immigrés font leur le passé de l’Allemagne, même avec un regard autre, et assument pleinement de vivre dans une société marquée par cet héritage. Au fond, la question est de savoir à qui « appartient » l’éducation après et contre Auschwitz. Et il n’y a aucun doute sur la réponse : elle appartient à tout le monde, elle laisse à chacun le soin de trouver son propre rapport à cet objet difficile, mais exige aussi de veiller à ce que l’on n’écarte pas la mémoire des victimes, des minoritaires et des exclus d’hier et d’aujourd’hui.
187Lors de l’évaluation finale, certains étudiants allemands ont jugé que l’approche historique avait pris trop de place dans le cours. Il ressort assez clairement qu’ils se sentaient en quelque sorte accusés. Ce sentiment, nous l’avons vu, génère une identité négative difficile à assumer et à laquelle personne n’aime être renvoyé en permanence.
188Le séminaire devait se poursuivre avec des mises en situation à propos de conflits entre minorités et majorités, ce qui répondait bien à la nécessité d’élaborer les tensions vécues durant la première journée. Ces situations permettaient de travailler de façon intense sur certains dilemmes, en particulier celui du pouvoir, abordé au travers de situations critiques où chacun était appelé à décider s’il allait ou non s’opposer à la pression du groupe, résister ou non à l’injustice. Cette démarche a permis d’élaborer activement le thème de la pression du groupe, celui de la responsabilité de la majorité et de la minorité face à de telles situations. Le travail sur les attitudes, bienvenu après une première journée à l’issue un peu tendue, a favorisé l’acquisition de compétences d’action.
Le dispositif pédagogique et la position des formateurs
189Nous étions deux formateurs dans ce séminaire, un enseignant allemand et moi, enseignante juive de Suisse. Nous avons reproduit, à notre niveau, ce qui s’était passé dans le groupe d’étudiants. J’ai vécu la discussion du premier jour avec un malaise croissant, j’observais le silence des étudiants étrangers en me sentant, moi aussi, marginalisée, voire exclue de ce débat sur le passé. C’est seulement lorsque j’ai rendu mon collègue attentif au silence d’une partie du groupe qu’il en a pris conscience. Mon propos n’est pas de l’en accuser, cet incident montre simplement à quel point notre positionnement identitaire joue un rôle central, y compris pour notre posture de formateur.
190Ces observations nous ont amenés à questionner le dispositif pédagogique lui-même et à envisager de l’adapter à la diversité que l’on trouve dans chaque groupe. En effet, si les participants font preuve d’une telle diversité de rapports identitaires à l’histoire, et que ceux-ci pèsent autant sur la dynamique discursive dans le groupe, il faut créer des espaces d’expression différenciés. Ce constat appelle donc la création d’un dispositif pédagogique qui fait place, à un moment donné, à la différence, en offrant un moment de réflexion en groupes séparés : minoritaires et majoritaires ou, dans notre cas, Allemands et non-Allemands. On pourrait, par exemple, imaginer des séances parallèles d’environ une heure, après le visionnement de la vidéo, offrant un travail séparé en sous-groupes (qui forment jusqu’à un certain point des communautés de mémoire), pour analyser le témoignage et surtout les sentiments qui ont surgi durant le visionnement de la vidéo. Ce dispositif rappelle la méthode des séances uninationales décrites au chapitre 3 et requiert également que chaque groupe soit modéré par un animateur qui partage des appartenances avec les membres du groupe. Créer des séquences de formation séparés et spécifiques permettra ensuite de se retrouver pour un dialogue entre les différentes « communautés de mémoire ».
191Il nous semble, en effet, que créer des espaces de parole différenciés est un moyen pour expliciter des rapports différenciés par rapport à la mémoire. De plus, cela facilite le regard critique sur le discours de son propre groupe, sans être soumis au regard, pas toujours bienveillant, des membres de l’autre groupe. Pareille démarche contribue à éviter, d’une part, des attitudes trop volontiers défensives de la part des majorités mises en cause et, d’autre part, des attitudes de « ghettoïsation » et « d’autoghettoïsation » (von Borries 2000) de la part des minorités. Cette approche pédagogique différentialiste, encore peu pratiquée aujourd’hui dans le travail de mémoire, offrirait d’intéressantes pistes de recherches, d’expérimentation et d’évaluation.
5. Bilan et questions
Universalisme et particularisme de « l’éducation après et contre Auschwitz »
192Si la Shoah fut possible non pas malgré la civilisation mais plutôt comme conséquence logique de la modernité (Bauman 1995), elle constitue donc une question ni spécifiquement juive ni spécifiquement allemande, mais une question universelle, ou du moins de la civilisation occidentale. Elle n’appartient pas davantage au passé, car ses effets se prolongent dans les subjectivités d’aujourd’hui. L’éducation visera donc le renforcement de la société civile contre toute forme de totalitarisme ou de « la culture démocratique contre la culture du crime » (Rabinovitch). Dans ce contexte, Auschwitz et la Shoah occupent une place à la fois paradigmatique et insaisissable dans leur totalité et restent par là une référence permanente pour toute entreprise éducative.
193Toutefois, l’éducation aux droits humains exige d’inclure un regard sur d’autres génocides et catastrophes humaines, ce qui renvoie directement au débat sur la comparabilité ou non d’Auschwitz. Affirmer sa singularité n’interdit pas la comparaison, tant s’en faut, il faut précisément comparer pour en déterminer le caractère singulier et spécifique (Bauer 2001).
194L’« éducation contre Auschwitz » comprend donc d’abord un aspect singulier, celui de la sensibilisation au drame spécifique qu’est la Shoah/l’Holocauste. Mais elle demande à être adaptée au contexte éducatif particulier, car on ne parlera pas de la même manière de la Shoah en Allemagne, en Israël, aux Etats-Unis ou en Suisse. Il faut procéder ainsi à une relecture et une analyse de l’histoire particulière de chaque pays, afin de pouvoir contextualiser un projet pédagogique. Et enfin, il y a l’aspect universel, celui de l’éducation aux droits humains, de la sensibilisation à toutes les formes de racisme et plus généralement aux injustices et discriminations.
195Il reste que c’est une tâche particulière que d’aborder cette question en Allemagne, dans le « pays où le meurtre de masse a été conçu, organisé et accepté, voire soutenu par la majorité de la population » (Deckert Peaceman et Koessler 2002, p. 243). Pourtant, le propos n’est pas d’incriminer une société, mais de la confronter tout entière avec son propre passé.
L’éducation contre Auschwitz dans la pédagogie de l’antiracisme
196L’éducation contre le racisme se voit toujours confrontée à la concurrence des victimes et à la question de la place à accorder aux différents massacres, génocides et autres événements tragiques. Eduquer contre le racisme, c’est toujours gérer à la fois la présence et l’absence de la Shoah. Il est impossible de parler du racisme sans parler de la Shoah et, en même temps, justement si difficile d’en parler. L’éducateur est soucieux de la transmission des faits historiques et surtout de la manière de les faire siens, de la façon dont on vit aujourd’hui ce qui s’est passé hier. Il doit avoir à l’esprit que la Shoah, en tant qu’expérience historique, marque les identités sociales et influence les rapports actuels entre les différents groupes nationaux, sociaux, d’âge.
197Une éducation contre le racisme qui cherche à lutter contre les discriminations actuelles, devra partir de l’expérience concrète des acteurs en présence, de leurs griefs, ressentiments, de leurs craintes d’être discriminés ou d’être stigmatisés en tant que « racistes ». Cela dit, cette éducation vise avant tout une prise de conscience et une explication du racisme latent qui est à l’œuvre, souvent à l’insu des acteurs eux-mêmes, et à rendre les personnes actives dans des situations concrètes de racisme au quotidien.
198Il est risqué de comparer ce racisme au quotidien à l’entreprise de destruction nazie qui relève d’un racisme global et total, un racisme d’Etat ancré dans des lois, porté par une idéologie raciste affirmée. Notre hypothèse sera que l’entreprise éducative ne permet pas de rendre justice à tous les événements simultanément et qu’elle ne peut traiter de la même façon de toutes les formes de racisme. Il règne parfois une certaine confusion quant à la différence entre le racisme-préjugé aux dimensions psychosociales et le racisme d’Etat. Les outils pédagogiques relatifs au racisme au quotidien, au racisme interpersonnel ou aux abus de pouvoir (Eckmann et al. 2001), fondés sur l’expérience proche et immédiate, se distinguent de ceux qui permettent d’approcher l’histoire du national-socialisme et de la Shoah et qui s’attachent à la mémoire, à l’histoire et leur transmission.
Histoire et éducation contre l’extrémisme de droite
199Nombreuses sont les personnes qui misent sur l’éducation contre Auschwitz pour ériger un rempart contre l’extrémisme de droite Or, l’expérience nous enseigne que l’information sur la Shoah n’est généralement pas un instrument d’éducation efficace auprès de personnes aux attitudes d’extrême-droite, racistes ou antisémites confirmées (Deckert Peaceman et Koessler 2002, Eckmann et Eser Davolio 2002). En effet, la connaissance du passé n’a pas d’effet préventif dans ces cas-là. L’information sur le meurtre systématique perpétré par les nazis n’immunise pas contre ces tendances, pas plus que la recherche d’identification avec les victimes (Deckert Peaceman et Koessler 2002).
200Aussi, les rencontres avec les témoins d’époque n’ont pas toujours le succès escompté, car elles dépendent de l’état de réceptivité des interlocuteurs, de la dynamique du groupe et du climat social. Miryam Eser Davolio, spécialiste de la prévention dans ce domaine, a évalué des programmes de rencontres de jeunes apprentis suisses avec des rescapés de la Shoah. Elle a mis en lumière le risque d’effets pervers, contraires aux intentions des initiateurs du projet (Eser Davolio 2001). On observe certes un changement d’attitude positif et significatif dans la plupart des classes, mais dans celles qui sont fortement dominées par des élèves aux attitudes ouvertement xénophobes et antisémites, c’est un climat d’indifférence, voire de dérision qui s’instaure et qui entrave le dialogue avec les témoins. Les jeunes en question vont jusqu’à utiliser ce type de projet comme plate-forme de propagande, ce qui amplifie les attitudes racistes et antisémites chez les autres élèves, voire provoque une adhésion croissante aux thèses révisionnistes.
201Puisque le climat social et la dynamique de groupe conditionnent à ce point la réception de l’information dispensée, il faut prendre en compte les effets des mécanismes d’influence que nous avons déjà mis en évidence au chapitre 3. Rappelons que selon Moscovici (1985) et Mugny et Perez (1991), l’influence majoritaire, celle exercée par les personnes qui détiennent l’autorité, a un impact nettement moins durable que celle qui est exercée par des minorités, lorsque celles-ci maintiennent leurs positions et engagent un conflit soutenu avec l’autorité. Ainsi, quand certains jeunes manifestent de fortes oppositions idéologiques à l’enseignant, leur influence l’emporte sur celle de l’enseignant auprès de certains jeunes, si bien que ce type de programme va alors à fins contraires. Ni l’argumentation ni l’apport d’informations par l’enseignant ne suffisent alors à induire un changement d’attitude, ils viennent au contraire consolider la cohésion et la conviction du groupe.
Plaidoyer pour l’éducation auprès des bystanders
202Nous avons déjà esquissé (Eckmann et Eser Davolio 2002) les contours d’une « pédagogie de l’antiracisme » qui cherche à éviter la stigmatisation, la moralisation et la catégorisation entre racistes et non-racistes. La mise en pratique d’une telle conception suppose le développement d’une « pédagogie du conflit », pédagogie qui s’attache à soulever les conflits, souvent latents, et permet leur élaboration active. Encore faut-il partir des expériences concrètes des acteurs en rapport avec le racisme et l’antisémitisme, de leurs appréhensions et ressentiments. Ces expériences sont toujours vécues par les individus en tant que membres d’un groupe et leurs réactions sont souvent des réactions de loyauté envers une « communauté de mémoire ».
203La dichotomie entre auteurs et victimes ou minorités et majorités, référence de base de nombreux programmes d’éducation antiraciste, nous semble offrir une perspective réductrice et c’est pourquoi nous proposons une démarche visant à élaborer les expériences vécues et les conflits au quotidien sous l’angle de plusieurs postures ou expériences (Eckmann et Eser Davolio 2002). Cette perspective s’inspire de Hilberg (1992) qui distingue les victimes, les auteurs et les « bystanders » (terme que l’on pourrait traduire par spectateurs témoins), trois postures qui représentent également trois types d’expériences du racisme au présent, et qui d’ailleurs permettent d’aborder le racisme sans essentialiser ces trois positions.
204Plutôt que d’interpeller les interlocuteurs sur leurs tendances à commettre des actes racistes, perspective effrayante s’il en est, on aura avantage aujourd’hui à se focaliser d’abord sur les expériences des victimes et des bystanders. Donner la priorité aux victimes c’est avant tout protéger leurs droits et leur dignité. Mais en termes de changement d’attitudes, c’est peut-être sur les bystanders que devront se porter les efforts en premier lieu. Les bystanders se tiennent en apparence en dehors du conflit direct, mais ils n’en sont pas moins des acteurs. Ils forment le groupe le plus nombreux et ils ont des attitudes souvent inconsistantes qui changent au gré des pressions de l’entourage. Leurs sympathies ou antipathies, voire leur impuissance et leur passivité, concourent au déroulement des événements. Le rôle des bystanders est décisif sur le plan individuel, selon qu’ils s’opposent au racisme ou au contraire l’ignorent. Cela rappelle les événements de la période nationale-socialiste, où le silence des nations qui ont tourné le dos au moment décisif a contribué au génocide.
Le dialogue des mémoires, un conflit intergroupes
205Il nous faut revenir maintenant sur les prémisses de l’éducation contre Auschwitz et aux trois volets pédagogiques proposés par Brumlik (voir plus haut) pour y correspondre : la dimension cognitive, la dimension émotionnelle et celle de l’apprentissage moral. Il est évident que la cognition et l’apprentissage moral sont affectés lorsque les émotions négatives liées à l’appartenance prédominent. Le type d’identification jouera en effet un rôle crucial dans la construction d’une relation d’apprentissage par rapport à cette question difficile.
Conflits intergroupes
206Nous avons vu quelques écueils de ce type d’apprentissage dans un contexte de « dialogue des mémoires », lorsque différentes mémoires se trouvent dans une relation d’indifférence ou d’hostilité. En effet, lors du séminaire pilote que nous avons conduit, nous avons pu observer que le face-à-face de la mémoire allemande avec la mémoire de la migration représentait une forme de conflit intergroupes latent. Avant de pouvoir parler d’un dialogue des mémoires, il faut peut-être prendre en compte les conflits de mémoires ou la concurrence des mémoires et la tentation existant de part et d’autre d’instrumentaliser l’histoire pour établir son identité aussi positive que possible dans ce conflit avec les autres, avec les siens ou avec le passé.
207Le dialogue des mémoires touche au cœur de la dimension émotionnelle où se joue le facteur identitaire, c’est-à-dire le besoin d’atteindre ou de maintenir une identité sociale positive en tant que membre de son propre groupe (Tajfel et Turner 1986), où l’évaluation de son groupe a une signification cognitive et émotionnelle considérable. Les mécanismes de comparaison identitaire représentent un facteur crucial pour l’apprentissage cognitif et moral, vu le besoin universel de disposer d’une identité positive et vu aussi l’effet néfaste sur l’estime de soi d’une comparaison défavorable à son groupe d’appartenance (Bourhis et al. 1999).
208Nous avons également constaté que la représentation d’une histoire commune et partagée représente un des fondements d’une identité commune. Or, cette histoire procure des effets fort divers sur les identités des héritiers des différents groupes. La dissemblance des expériences historiques desquelles les sujets proviennent et la diversité de leurs appartenances dans une société multiculturelle se répercutent, elles aussi, sur la façon d’établir un rapport d’identification ou de distance aux événements historiques. Les états émotionnels tels que la honte, la fierté, la crainte, le mépris ou des sentiments de culpabilité représentent donc un défi crucial pour toute forme d’éducation après Auschwitz. Car c’est de ces sentiments liés aux identités sociales que dépendent en grande partie les résistances, les appréhensions, les mouvements d’empathie et de distanciation, de même que la disposition d’agir de façon solidaire.
209La prise en compte de ces mécanismes identitaires permet de préparer cette « base motivationnelle de la construction d’une conscience conventionnelle ou postconventionnelle des droits humains » dont parle Brumlik (1997, p. 36) et sur laquelle se développeront les compétences d’action. Nous sommes confrontés au « problème théorique de concilier la psychologie cognitive morale et la psychanalyse avec une théorie de l’expérience historique » (Brumlik 1997, p. 37), ce qui rend nécessaire d’y ajouter la dimension des identités sociales et le besoin d’identité positive. Ceci requiert de comprendre la construction du rapport à l’expérience historique sous l’angle des relations intergroupes et non sous l’angle des relations interpersonnelles, et de comprendre comment s’opère l’affirmation d’une identité positive de groupe et comment un changement d’attitude peut survenir dans la perspective d’un apprentissage moral.
210Comment l’appartenance à des groupes nationaux, ethniques ou à des communautés de mémoire influence-t-elle donc la perception des divers acteurs historiques ? Dans les exemples cités, on observe un fréquent effet de distanciation d’avec les bourreaux, ce qui se construit ainsi : la transmission de la mémoire sociale repose sur des procédés des catégorisations partagées par les interlocuteurs d’un même groupe, qui extériorisent la face négative de soi. Par exemple telle catégorisation employée par des Allemands : « eux » les nazis, opposé à « nous » les Allemands. Ce mécanisme permet aux Allemands de produire une distanciation d’avec les nazis qui favorise le maintien d’une image positive de son propre groupe, les Allemands étant décrits comme résistants et les nazis comme oppresseurs.
211De même, on trouve également un effet de distanciation d’avec les victimes par des Allemands. Ce phénomène a des conséquences autres lorsque l’identité positive se construit sur la catégorisation par rapport aux victimes : « eux » les Juifs, contrastant avec « nous » les Allemands. Cette catégorisation qui distingue le « nous Allemands » qui ne savions rien, qui étions victimes des circonstances et le « eux les victimes juives », permet de se distancier de l’expérience des victimes juives et recouvre un aspect de « concurrence des victimes ». Des exemples de ce type seraient évidemment applicables à l’infini à d’autres populations et conflits. Ils expliquent cependant pourquoi on se trouve face à une fréquente distanciation d’avec les victimes du national-socialisme, ce qui diminue les sentiments de solidarité et la compassion avec celles-ci. Les victimes sont ainsi mises à l’écart de la mémoire, rendues invisibles ou niées et semblent appartenir à un univers lointain, pas nécessairement par volonté délibérée, mais plutôt pour protéger l’identité et la mémoire des siens.
212La théorie de l’identité sociale offre une clé de lecture à ce processus qui montre bien à quel point on peut, pour maintenir une image positive de son groupe, transformer la représentation ou l’interprétation du contexte historique. Lorsque l’appartenance à une « communauté de mémoire » procure une évaluation très défavorable aux membres du groupe, le sujet cherchera une issue, qui consistera soit à quitter ce groupe d’appartenance, ce qui n’est pas toujours possible, soit à dévaloriser les autres groupes, soit encore à modifier le contexte d’interprétation de la situation (Tajfel et Turner 1986). Il s’agit précisément de ce besoin d’un nous solidaire, dont l’image du passé correspond « aux exigences émotionnelles et normatives de la communauté de mémoire et de ses membres » (Welzer et al. 2002, p. 196).
213Lorsqu’on est personnellement confronté à une contradiction entre l’histoire enseignée et la mémoire familiale et sociale transmise, c’est un conflit intérieur que de devoir se situer par rapport aux deux visions. Il s’agit de ceux pour qui le singulier et le général ne « collent » pas ou se contredisent et qui seront tiraillés entre le besoin de préserver une identité positive et la nécessité de se réapproprier une histoire difficile à porter. Et c’est là précisément que l’action sociopédagogique peut jouer un rôle important. Il incombe en effet au dialogue sociopédagogique de tenir compte de cette ambivalence et d’aider les sujets à l’assumer, ce qui requiert des espaces où chacun se sent en sécurité pour pouvoir reconstruire son rapport personnel et collectif au passé et son rapport au présent sans se sentir menacé. Nous formulons l’hypothèse que des moments et des espaces séparés selon les « communautés de mémoire » faciliteraient l’élaboration du rapport à l’histoire des différents groupes.
Favoriser l’apprentissage moral et les changements d’attitude
214Ce travail devra tabler sur l’ambivalence des sujets et sur les conflits latents. Il sera d’autant plus facile que le climat se prête au questionnement, au doute et à la contradiction. En effet, l’injonction morale dans ce domaine et la volonté pédagogique d’influencer le public dans une direction unique sont parfois tellement insistantes qu’elles ne laissent aucune place à la contestation, qui pourtant continue d’exister de façon larvée, mais n’est pas exprimée à voix haute. Or, les recherches en psychologie sociale (Moscovici 1979, Perez et Mugny 1993) ont permis de distinguer différentes voies pour influencer les attitudes d’autrui, la voie majoritaire et la voie minoritaire, il s’agit donc de relations de pouvoir. Dans le premier cas, c’est l’autorité ou la majorité qui cherchent à influencer les autres de façon directe ; là se produit une adhésion à l’opinion de l’autorité, mais elle sera plutôt de complaisance et de courte durée, sans assurer un changement d’attitude durable et en profondeur. Dans le deuxième cas, c’est l’influence exercée par la minorité ou des groupes sans pouvoir, qui agit de façon indirecte ou qui opère de façon latente ; c’est le cas lorsque la minorité conteste le pouvoir et l’oblige à entrer en matière sur ces points de vue, ce qui produit un impact et débouche à long terme sur un changement d’attitude. Perez et Mugny (1993) ont ainsi montré que, dans le cas d’une situation d’influence majoritaire, la meilleure voie d’influence est celle de favoriser la contestation, voire l’opposition.
215Cette idée, au prime abord surprenante, s’explique par le fait que les conditions pour un changement d’attitude sont plus favorables lorsque le sujet est forcé d’élaborer un conflit interne par lui-même, sans se sentir jugé pour ses opinions ou, pire, menacé dans son identité par l’autorité. Contester est aussi une voie pour le sujet de préserver une identité positive, ce qui le rend plus disponible à repenser ses attitudes sans se sentir menacé. C’est le cas, lorsqu’une personne éprouve une dissonance cognitive (Festinger 1957), un dilemme ou un conflit interne, se trouvant en contradiction avec ses propres valeurs ou avec ceux de son groupe, au point que cela lui procure un inconfort dont elle cherche à s’en sortir. Elle le fera par l’élaboration de ce conflit, qui se fait de façon interne et latente, sans concessions manifestes et permet un changement d’attitude profond et durable (Perezet Mugny 1993). Il en découle une indication pour toute intervention sociopédagogique, somme toute pas si nouvelle : qu’il est préférable de renoncer aux injonctions moralisantes et de favoriser l’émergence de dilemmes, par la création d’un espace ouvert au questionnement et au doute, voire à la contradiction et au conflit (Eckmann 2002). S’opposer crée en effet les conditions d’émergence de cet inconfort, fait apparaître les dilemmes et les contradictions qui obligeront les sujets à élaborer eux-mêmes des réponses nouvelles.
Multiperspectivité et éducation morale
216Le concept de multiperspectivité (von Borries 2000) déjà évoqué plus haut poursuit des objectifs similaires : provoquer l’autoréflexivité chez l’apprenant et favoriser l’émergence de dilemmes. Cela se fait en adoptant des changements de perspective, méthode qui constitue à notre sens le noyau et l’originalité de l’approche de « Confrontations » (d’autant qu’elle se fait à l’aide de documents d’époque restituant ainsi de façon précise des faits historiques). Mais la multiperspectivité possède un autre atout précieux en situation interculturelle : elle permet de sortir de la vision partiale de l’histoire, celle qui fait une lecture purement identitaire des événements à partir de son propre groupe d’appartenance. On ne reconstruira pas si simplement le rapport identitaire à l’histoire, mais le fait de se projeter dans des personnages aux appartenances éloignées des siennes propres – un exercice certes pas toujours facile - offre des occasions nouvelles de rencontres et de croisements d’expériences différentes. Par là, cette méthode permet de déconstruire des certitudes simples et oblige à une vision complexe et à des jugements nuancés, voire à admettre le désarroi devant des situations ou des décisions difficiles à prendre, telles que l’obéissance ou la soumission aux ordres.
217Cette façon de concrétiser l’éducation morale et d’approcher l’acquisition de compétences d’action nous paraît extrêmement intéressante. A l’heure actuelle, peu de programmes pédagogiques parviennent à répondre à cette exigence de développer la capacité de jugement et les compétences d’action. La méthode d’éducation à la démocratie de l’Institut Adam de Jérusalem (Marokesh-Klarman 1997, Wolff-Jontofsson 1999) s’inscrit dans la même perspective, à cette différence près qu’elle n’est pas orientée sur l’apprentissage de l’histoire, mais sur des questions de démocratie et de droits humains. Les outils d’éducation contre le racisme pour adolescents que nous avons tenté de développer (Eckmann, Eser Davolio, Wenker 2001) se situent dans une perspective semblable, puisqu’ils ouvrent sur des dilemmes dans le souci de poser des questions plutôt que de donner des réponses.
218Le temps nous dira si l’approche du programme « Confrontations » est en mesure d’aborder avec la même intensité chacune des différentes perspectives du passé. Welzer et ses collègues signalent à quel point les narratives autour du passé allemand durant la période nationale-socialiste sont vivants, contrairement à ceux des victimes, pratiquement absents des images et autres représentations de la même époque (Welzer et al. 2002, p. 205). S’il est bien sûr nécessaire d’aborder les deux optiques, il n’est pas certain que cela puisse se faire dans le même mouvement et dans le même contexte. « Confrontations » semble être un excellent outil pour aborder la perspective « dans le pays de l’acte et des acteurs ». Yariv Lapid, pédagogue à l’institut Yad Washem de Jérusalem, estime pour sa part (entretien de février 2003) que pour faire revivre avec la même intensité la mémoire des victimes et donner une place à leur perspective, il serait nécessaire de se rendre en Israël. Il postule que le fait de se rendre au pays des survivants et de se confronter dans ce travail de mémoire avec des Juifs d’aujourd’hui, issus de différentes générations et vivant dans leur propre pays, représente une façon d’élaborer un nouveau rapport à l’histoire. Une telle rencontre, avec les contradictions et les ambivalences qu’elle peut susciter pour les uns comme pour les autres, constituerait à ses yeux un complément indispensable au travail fait en Allemagne. Ce concept mérite notre attention, d’autant qu’il comporte une fois de plus la difficulté de conjuguer les différentes facettes de la mémoire.
219Les approches pédagogiques évoquées dans ce chapitre partent du principe qu’il faut aborder les conflits, explicites ou sous-jacents, pour les élaborer ensuite, plutôt que de promouvoir un discours qui invite au simple consensus. De plus, nous avons vu combien il est important de prendre en compte l’hétérogénéité des groupes auxquels les interventions sociopédagogiques s’adressent ; de considérer si les personnes qui les composent sont issues de minorités ou de majorités, de prendre en compte leur besoin d’identification, tour à tour avec les victimes, les agresseurs ou les bystanders. Cela pose la question de la place à accorder aux différentes identités et appartenances composant le groupe dans cette sociopédagogie de la mémoire, dont on peut comprendre que le premier objectif est d’ouvrir un espace, un lieu de rencontre, parfois de conflit et de compétition et, espérons-le, de dialogue entre mémoires.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre est le résultat de mon séjour au Fritz Bauer Institut à Francfort-sur-le-Main. Sans l’aide de Gottfried Koessler et du Professeur Micha Brumlik, qui ont mis à ma disposition une place de travail, des documentations et surtout du temps pour la discussion et pour répondre à mes nombreuses questions, je n’aurais pas pu rassembler ce matériel. Je tiens à les remercier tout particulièrement.
2 « Es gibt keine Unbefangenheit in den deutsch-jüdischen Beziehungen. »
3 Annette Wieviorka, Journées-entretien de l’Association des amis de la fondation de la mémoire de la déportation sur La transmission de la mémoire de la déportation, Paris, 18 mars 1999. (2) Henry Rousso, « Réflexions sur l’émergence de la notion de mémoire », in Histoire et mémoire, CRDP de Grenoble, 1998.
4 Je dois cette remarque à une discussion avec Wolf Kaiser, de la Gedenkstätte der Wannseekonferenz.
5 Le terme Zeitzeugen, utilisé couramment en allemand, ne peut se réduire à l’expression de « témoin » ; c’est pourquoi j’ai préféré utiliser le terme « témoins d’époque ».
6 Trad, de : « Was geschehen ist und wie es an uns weitergegeben wird ».
7 Pessach signifie passage, nom de la Pâque juive.
8 Fritz Bauer Institut, Grüneburgplatz 1, 60 323 Frankfurt-am-Main www.fritz-bauer-institut.de.
9 Je remercie Peter-Erwin Janssen pour la discussion fort intéressante et ses précieux apports à ces réflexions.
10 Je remercie ici Gottfried Koessler d’avoir bien voulu mettre sur pied cet atelier, et Wolfgang Meseth d’avoir bien voulu animer une journée de séminaire avec moi.
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