7. La recherche et l’évaluation : composantes de l’animation
p. 185-201
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Mots-clés : anthropologie conjonctive/disjonctive, migrants, transition
Texte intégral
1Quiconque conduit des projets est amené à s’interroger sur la qualité de son travail. Les objectifs assignés au projet ont-ils été atteints ? Qu’en est-il de la satisfaction des participants ? A-t-on fait un usage bien réfléchi et optimal des moyens disponibles ? Des questions, évoquées déjà au chapitre 6, que l’on serait tenté d’écarter sous prétexte que l’animation est faite d’action pratique, qu’il ne s’agit pas d’élaborer des théories alambiquées. Ne prête-t-on pas aux bons animateurs un certain flair, ne savent-ils pas d’instinct si un projet sera une réussite ou un échec ? Dans ce cas, à quoi bon produire de la paperasse et aligner des chiffres puisque le travail n’y gagne pas en qualité ? Certains y voient une pure perte de temps, ce temps précieux qu’il vaudrait mieux affecter aux véritables tâches.
2Deux raisons majeures militent pourtant pour combiner travail d’animation et recherche/évaluation :
Aujourd’hui plus que jamais, les acteurs sociaux doivent défendre leurs projets, faits et chiffres à l’appui, vis-à-vis de l’extérieur (dimension de légitimation).
Les chances de réussite d’un projet, on le sait, sont plus grandes lorsque leurs acteurs le soumettent à un contrôle continu dans le sens d’une évaluation personnelle (cf. Heiner 1988) (dimension d’optimisation).
3Le présent chapitre se penchera sur ces deux aspects en vue de dégager des pistes et propositions pour assortir la conduite de projet d’un autocontrôle.
Evaluation dans le cadre d’un mandat de prestations
4La présentation détaillée des résultats obtenus ou réalisés dans le cadre d’un projet gagne en importance depuis que le contrôle des coûts se fait plus rigoureux et que se généralise la pratique des budgets globaux. Les mandants souhaitent savoir si leurs mandats sont exécutés en toute satisfaction. Notre propos, bien sûr, n’est pas d’initier le lecteur à la gestion de la qualité, mais de nous arrêter sur quelques notions capitales et caractéristiques du travail de projet en animation à partir d’un modèle sommaire :
5Le mandant et la direction du projet ont d’abord tout intérêt à passer dès le départ des conventions très claires, sous la forme d’un mandat de prestations par exemple, afin d’arrêter avec précision les droits et obligations de chaque partie. On veillera en particulier à définir pour chaque projet des critères de qualité. Quand bien même les objectifs sont souvent sous-entendus — on espère par exemple qu’une maison pleine à craquer signera la réussite d’un après-midi de jeux - il est capital de formuler des exigences explicites afin que tous les acteurs s’accordent sur les critères de succès.
6L’impératif de clarté suppose en outre que l’on fixe expressément les objectifs de l’action, afin de pouvoir en mesurer le degré de réalisation à partir de faits et de données précises. En d’autres termes, il faut constituer un indice qui relie l’objectif imagé (une maison pleine à craquer) à la réalité empirique pour le rendre vérifiable (une maison est dite pleine lorsque cinquante enfants ou adolescents au moins participent au projet). Dans le même ordre d’idée, il y a lieu de traduire en termes concrets et mesurables l’objectif qui veut que l’on associe dès le départ les jeunes à la planification du projet.
7Le débat sur la qualité se réfère aussi à la notion de benchmarking, laquelle définit un processus continu d’évaluation des produits et des services par rapport à ceux des concurrents les plus sérieux et les plus compétitifs. Dans notre exemple, il s’agit donc d’une comparaison avec des projets particulièrement réussis. Ainsi, même si on n’entend pas placer la barre trop haut, l’après-midi de jeux sera comparée à la même activité de l’année précédente, d’une part pour mesurer l’objectif de l’année en cours à une aune identique et, d’autre part, pour juger par comparaison des résultats du projet.
8L’ensemble de ces questions nous rapproche de la recherche pratique (voir Moser 1998). Sans méthodes appropriées en effet, rien ne permettra de prouver avec l’objectivité requise que les critères retenus dans le mandat de prestations sont satisfaits. Revenons à l’image de la maison pleine : si le succès se mesure au nombre de visiteurs, le décompte pourra s’opérer par exemple par le biais des billets vendus. L’affaire se corse si le critère énoncé consiste à avoir des visiteurs satisfaits. Dans ce cas, on peut envisager de placer une grande affiche au mur, sur laquelle tous les participants pourraient noter leurs impressions favorables ou défavorables ou encore commenter l’événement en quelques lignes.
9C’est à dessein que nous avons choisi dans le cas présent des méthodes simples qui se révèlent quelquefois étonnamment productives. Dans de nombreux projets de formation elles ont fourni aux équipes de projet des éclairages étonnants sur des éléments qui ne se manifestent pas dans le feu de l’action spontanée. Loin de nous l’idée de plaider pour un lourd arsenal de recherche et des méthodes d’évaluation complexes dont les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de l’investissement. Malgré un souci d’économie légitime, le travail exige soin et sérieux.
7.1 L’auto-évaluation des projets d’animation
10Les exemples ci-dessus nous enseignent qu’il est peu judicieux de partir d’une opposition tranchée entre théorie et pratique. Si on tente de légitimer l’animation sur le plan de la théorie de l’action, il s’agira — comme dans le concept de la pratique reflexive de Gillet (1995, p. 1 54) — d’observer de près et d’auto-évaluer sa propre action, de mener une réflexion (théorique) et d’en tirer le cas échéant certains enseignements pour corriger le tir. Les membres d’une équipe ont souvent tout à gagner à s’aider mutuellement et à échanger leurs expériences entre pairs. En règle générale, l’auto-évaluation renforce la qualification professionnelle et, avec ses quatre dimensions que sont le contrôle, l’éclaircissement, la qualification et l’innovation, elle contribue à donner aux animateurs une assise professionnelle plus sûre (cf. von Spiegel 1994, p. 1 1).
11Les animateurs sont loin d’êtres libres de tout a priori, ils entrent dans les processus d’animation en nourrissant des attentes fondées sur des théories du quotidien. En clair, ils partent de présupposés qui leur dictent des mesures et des règles de conduite et se concrétisent dans les résultats qu’ils se proposent d’atteindre. Ces présupposés sont bien souvent de l’ordre de l’émotionnel et de l’intuition, ils sont parfois faux et peuvent par conséquent induire en erreur. Quelques exemples :
des animateurs qui partent de l’idée qu’un projet qui les emballe suscitera autant d’enthousiasme chez les habitants du quartier, alors qu’il les indiffère complètement ;
des animateurs qui organisent une excursion en vélo avec des jeunes et qui constatent, après coup, que les adolescents étaient physiquement dépassés ;
des animateurs qui conçoivent un projet en se référant à leurs vieilles expériences dans le travail de jeunesse et qui pensent répondre ainsi parfaitement aux préoccupations des filles en pleine puberté, alors qu’ils restent en réalité totalement prisonniers de leurs idées préconçues.
12La conduite professionnelle de tels projets exige un état d’esprit curieux et investigateur, un état d’esprit qui veut que l’on questionne sa propre position et que l’on parte d’un état de non-connaissance. L’approche consiste à réfréner ses propres idées préconçues pour appréhender l’objet comme dans une exploration en terre inconnue. Pour ce faire, l’animateur peut aiguiser ses propres perceptions et les compléter par des moyens d’investigations précis : interviews, questionnaires, observation systématique. On gagnera en outre à rattacher les enseignements à ses propres connaissances professionnelles et aux recherches scientifiques. Pour un projet soulevant des questions en lien avec la puberté ou la socialisation sexuée, l’animateur aura tout intérêt à s’intéresser à ce que dit la psychologie du développement à ce sujet. Pour un projet s’adressant à des personnes souffrant de troubles psychiques, les conseils de spécialistes ou la consultation d’ouvrages de référence lui seront sans doute des plus précieuses.
7.2 Le concept de la recherche quotidienne à orientation pratique
13Dans un sens pragmatique, la recherche implique que nous suivions les projets d’animation d’un bout à l’autre avec une curiosité critique, que nous réunissions systématiquement des informations pour en dégager des éléments qui permettront de poursuivre et d’optimiser notre travail. On parle ici d’évaluation formative, par opposition à l’évaluation sommative qui consiste à apprécier les résultats à la fin du projet. L’évaluation formative intervient à chaque phase du processus et consiste à mettre à profit les résultats de la recherche dans les étapes subséquentes. L’attitude réflexive aide à rester ouvert à l’imprévu et aux surprises, à ne pas y voir un parasitage malvenu.
14La recherche intégrée au processus d’animation s’inspire donc des principes de la recherche-action telle qu’elle fut conçue dans les années 70 en zone germanophone (cf. Moser 1975).1 La recherche-action vise à instaurer une synergie entre la connaissance et l’action dans un processus à caractère cyclique :
examen réflexif de l’action,
ajustement ou redéfinition des objectifs,
réalisation et mise en œuvre des nouveaux objectifs dans les étapes suivantes,
examen réflexif de la nouvelle action,
révision des orientations,
redéfinition de l’action, etc.
15Ce modèle sert aussi à la description des activités d’évaluation à l’intérieur d’un projet d’animation. Mais souvenons-nous que la recherche-action de l’époque avait pour objectif premier de développer de nouvelles connaissances en sciences sociales, cependant que les enseignements que nous pouvons tirer aujourd’hui d’une auto-évaluation n’ont rien de foncièrement nouveau. Les spécialistes des sciences sociales en question objecteront ici que ces enseignements auraient pu se déduire directement de leurs théories, qui ne sont, somme toute, que de vieilles rengaines. C’est oublier un point essentiel, à savoir que pour les animateurs, ces connaissances ont véritablement un caractère nouveau, qu’elles leur permettent d’avancer sur le plan professionnel et élargissent leur horizon. A cela s’ajoute un autre point essentiel, à savoir que la démarche de recherche conduit les animateurs à ne pas s’accommoder de l’imprévu puisqu’elle les invite à en explorer les causes, en s’appuyant entre autres sur leur propre bagage de connaissances. Il faut inscrire les événements dans un savoir théorique, sans quoi les enseignements resteront stériles. Une lois analysé et expliqué, un événement ne sera plus considéré comme relevant du pur hasard, comme un événement pouvant se produire n’importe quand et enrayer le déroulement du projet. Le lien théorique permet de mieux identifier les conditions propices à tel ou tel autre comportement. Il fournit aux animateurs des outils pour mettre au point des stratégies, pour les prévenir ou pour surmonter des obstacles qui leur semblaient insurmontables.
16En conclusion, la recherche sur le terrain ne se conçoit pas comme une recherche scientifique qui aurait pour but d’enrichir le capital de connaissances d’une discipline scientifique. Elle a, au contraire, un caractère éminemment utilitaire, dans la mesure où il s’agit d’explorer l’univers de la population cible pour mieux la comprendre et bien collaborer avec elle. La recherche, dans le cas présent, est axée sur l’utilité plutôt que sur la connaissance. Elle participe de l’apprentissage des animateurs et a son point d’ancrage dans le système de la praxis et non dans celui des sciences.
17Bien que s’inscrivant dans une logique d’utilité, la recherche pragmatique ne doit pas renoncer aux impératifs de méthode et de rigueur. Imaginons qu’à la fin d’un après-midi de jeux, les animateurs interrogent le petit groupe d’enfants encore sur place pour connaître leur avis sur l’activité pour se féliciter ensuite du succès unanimement exprimé. L’exercice risque d’être trompeur, car il n’est pas dit que le jugement des enfants partis plut tôt frustrés ou déçus peut-être — aurait été aussi positif. La recherche doit obéir à des règles et des critères précis, faute de quoi elle ne sera d’aucune utilité pour le projet.
18La mise en parallèle du domaine de l’animation et de celui des sciences montre aussi que le caractère expérimental des projets d’animation se distingue très nettement de la situation expérimentale classique propre à la recherche empirique et analytique. Celle-ci cherche en effet à isoler dans toute la mesure du possible les variables qui l’intéressent afin d’en déduire des enchaînements de stimuli et de réactions très précis. Les scientifiques tentent de maîtriser de bout en bout la situation expérimentale et d’éviter les interférences ou effets indésirables. Supposons qu’un projet de recherche scientifique ait pour objet d’étude le jeu de l’enfant et que l’on observe pour ce faire les enfants au travers d’un miroir sans tain. On définit ici une série de stimuli précis, en l’occurrence un ensemble de jouets qui seront présentés à chaque enfant, toujours disposés de la même manière.
19L’animation, elle, ne prend pas place dans un environnement à ordonnancement artificiel. L’expérience vise ici à amener des individus à s’épanouir sur un mode créatif mais elle ne se propose en aucune manière d’observer le comportement des personnes face à des matériaux ou des objets déterminés. Les données matérielles y jouent bien sûr aussi un rôle, mais elles ne se comprennent pas comme de simples stimuli, elles sont là pour que les personnes se les approprient, les modifient ou les enrichissent.
20D’une manière générale, l’animation présente au quotidien une situation autrement plus complexe que celle qui caractérise l’expérimentation artificielle. Les animateurs n’opèrent pas avec des processus de stimulation-réaction clairement balisés, ils travaillent avec une dynamique d’action et de rétroaction, où les moyens peuvent subitement se muer en fins et les fins en moyens. Par ailleurs, les motifs ne sont pas donnés par le seul cadre de l’animation, ils se rapportent au contexte de vie général des intéressés. D’où la question : est-il encore possible dans ces circonstances d’isoler certains effets ou éléments ou faut-il se résoudre à considérer que tout est lié ?
21Pour ma part, je juge la tâche certes difficile mais non pas impossible. Une recherche qui porte sur des situations de vie doit aborder les questions sous un angle autre que la recherche expérimentale. Son propos n’est pas de construire des théories universelles, mais d’expliquer des phénomènes sociaux dans leur contexte. De remarquables travaux liminaires ont été réalisés dans ce sens dans la discussion sur la recherche qualitative qui seront éminemment utiles pour la suite de notre réflexion (cf. Flick, Moser 1995). La recherche-action veut ici que nous construisions une théorie explicative à partir de la réalité empirique (grounded theory).
22Dans ce nouveau modèle de recherche, le rôle du chercheur change lui aussi, l’expérimentateur nouveau n’étant plus un personnage tout-puissant qui plie la réalité à ses thèses. Son rôle s’apparente plutôt à celui d’un détective faisant partie de l’univers quotidien et cherchant à explorer la réalité pour en tirer les justes enseignements. Le détective suit une piste, compare les indices les plus divers, reste toujours à l’affût pour faire de nouvelles découvertes. Il frit parfois fausse route ou s’égare avant de trouver la solution de l’énigme. C’est ainsi que nous pouvons nous imaginer la dimension de recherche des projets d’animation. Certaines questions, pour ne pas dire certaines énigmes, surgissent en cours de projet et notre but est atteint, lorsque nous y trouvons des réponses étayées par un solide matériel empirique. A la différence de la recherche traditionnelle et expérimentale, nous ne vérifions pas la théorie pas déduction, mais cherchons à rassembler les différents éléments du puzzle (qui peuvent se présenter sous forme d’observations, d’interviews, de rapports, etc.) pour aboutir à une solution de type inductif (cf. Moser 1999).
23Prenons maintenant l’exemple d’un groupe de projet à conscience écologique qui organise un après-midi de jeux et se propose de travailler à partir de déchets (boîtes de fer blanc, rouleaux de papier de toilettes, etc.). Le but de l’activité consiste à encourager enfants et parents à explorer de nouveaux matériaux de jeu et à s’en servir. La responsable désignée pense qu’il ne sera pas difficile de mobiliser des gens pour cette activité, à condition de prévoir suffisamment de papillons à distribuer dans les boîtes aux lettres ou de main à main. Le succès n’est pourtant pas au rendez-vous, car seuls cinq couples de parents se sont déplacés et la plupart se connaissaient déjà. L’objectif déclaré — gagner de nouveaux parents — n’a pas été atteint. Comment expliquer le peu d’engouement pour l’activité ? Quelques pistes :
Le groupe a manifestement fait pleinement confiance à la responsable en la considérant comme garante du succès. Il est parti de l’idée qu’elle connaissait bien son affaire et qu’elle était à même de faire une prévision sérieuse de l’intérêt de la clientèle. Elle a visiblement mal apprécié la situation. Dans la perspective des prochaines manifestations, il s’agit d’en rechercher les raisons avec elle. Peut-être aura-t-elle simplement négligé le facteur du beau temps ? Si les raisons sont plus profondes et tiennent par exemple des aspects institutionnels, il faudra bien les identifier pour éviter un nouvel échec.
Les personnes qui ont reçu le papillon d’invitation n’ont peut-être rien perçu de foncièrement nouveau dans le matériel de jeu écologique. Elles connaissaient déjà ce type de jeux et ne sentaient donc pas autrement attirées par l’offre. Pour vérifier cette hypothèse, on pourra par exemple interviewer quelques personnes du quartier qui ont reçu le prospectus mais n’ont pas pris part à l’après-midi de jeux.
On peut supposer que les après-midi de jeux s’organisent essentiellement autour d’un groupe stable dont les membres communiquent bien entre eux et forment vers l’extérieur un noyau soudé et exclusif. Un groupe facile à mobiliser, mais a priori peu intéressé à intégrer de nouveaux membres. Deux moyens s’offrent ici pour mettre cette hypothèse à l’épreuve : d’abord suivre de près les activités du groupe de jeux sur quelques semaines et ensuite, interroger directement les participants.
24Cette démarche d’investigation a toutes les chances de mener à la solution de l’énigme et de donner un nouveau point de départ aux autres manifestations programmées. L’éclairage théorique peut fournir un bon outil d’analyse ; on songera plus particulièrement ici aux connaissances en psychologie sociale ou en matière de formation et de dynamique des groupes. Bien entendu, l’échec de l’après-midi écologique pourrait simplement tenir à un malheureux concours de circonstances, au simple fait peut-être que d’autres manifestations attractives étaient organisées au même moment dans la région. L’explication est limpide et éminemment utile puisque l’on s’abstiendra de rechercher des causes plus profondes et que l’on prêtera dorénavant plus d’attention à l’agenda des manifestations pour éviter à l’avenir des malheureux chevauchements.
7.3 Principes régissant l’agencement de la recherche
25Nous avons esquissé un premier cadre dans lequel placer le problème de la recherche dans les projets d’animation. Les considérations qui précèdent permettent de dégager quelques principes majeurs régissant la mise en place de la recherche (cf. aussi Moser 1998).
26Critères de qualité de la recherche :
Précision dans l’énoncé du problème
Densité de la description
Triangulation
Normes de qualité
1. Précision dans l’énoncé du problème
27Dès lors qu’il s’agit de résoudre des énigmes, la première étape consiste à bien circonscrire le problème, sans quoi on risque de chercher au mauvais endroit. Le journaliste d’investigation soucieux d’écrire un article touillé et consistant, doit savoir délimiter le sujet de sa recherche pour ne pas s’égarer dans une multitude de détails et gaspiller son énergie. Il en va de même pour le chercheur : tant que le problème n’est pas posé de façon précise, les données ont un caractère aléatoire et l’exercice revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. Au final, le chercheur répondra à des questions qui n’ont jamais été posées et ses résultats ne serviront pas à grand-chose.
2. Densité de la description
28Face à une énigme, mieux vaut, pour tirer des conclusions valables, partir d’une description fouillée et précise du champ social dans lequel s’inscrit un projet d’animation. La description dense livre une image éclairante de l’objet et renferme une foule d’indices intéressants à explorer. A l’inverse, plus le matériel dont on dispose est ténu et plus il est difficile de relier ses réflexions à l’objet de la recherche, puisque la matière à disposition ne livre que peu d’indications et donc peu de réponses aux interrogations. Transposée à l’animation, cette règle veut que pour établir le diagnostic d’un champ d’action il faut au préalable réunir des informations détaillées sur le champ à observer. Plusieurs méthodes y concourent, notamment l’observation, les interviews, les discussions de groupe, l’analyse de documents. Une fois la toile de fond dessinée, il est plus facile d’identifier les conditions de son propre travail, d’apprécier correctement les résistances et d’assigner au projet des objectifs réalistes.
3. Triangulation
29La recherche de terrain fait une grande place au principe de la triangulation qui veut que l’on analyse les problèmes sous plusieurs angles, que l’on applique plusieurs méthodes pour obtenir le tableau le plus riche et le plus compact possible. Les différentes approches offrent des éclairages multiples et complémentaires du champ d’investigation. Une entrevue avec le directeur d’un foyer pour personnes âgées apportera le point de vue de la direction, des interviews avec des pensionnaires livreront la vision des clients, tandis que des entretiens avec le personnel éclaireront la question sous un jour encore différent. Pour une description dense du champ de recherche et d’animation, on utilisera de préférence le principe de la triangulation. Moyennant quelques précautions bien sûr, le but n’étant pas de multiplier et de combiner pêle-mêle les méthodes dans l’idée que chacune d’entre elles fournira quelque chose de valable. Il faut à chaque fois se demander à quel type de problèmes peut convenir telle ou telle autre méthode et comment associer les différentes approches pour former un tout. Ainsi, pour cerner la situation dans un centre communautaire, on peut par exemple
rassembler des données statistiques pour circonscrire le cadre général de l’investigation (fréquentation journalière, ventilation par nationalité, par âge, sexe etc.),
inviter les membres du personnel à donner leur point de vue sur la question dans une discussion de groupe,
vérifier les opinions émises au travers d’une observation rigoureuse de l’activité quotidienne du centre communautaire.
4. Normes de qualité
30On optera pour des méthodes de recherche éprouvées qui livrent des résultats fiables. Autrement dit, la recherche doit obéir à une série de normes de qualité. La question des critères déterminants est amplement discutée dans la littérature spécialisée (cf. Moser 1995). Nous avons retenu les critères suivants :
31Normes de qualité de la recherche (d’après Moser 1998) :
Transparence
Concordance
Adéquation
Lien théorique
32Transparence : les chercheurs doivent travailler cartes sur table et fournir suffisamment de renseignements par rapport à leurs objectifs et leurs méthodes pour que l’on puisse juger de la qualité de leur travail. Il faut connaître la manière dont ils ont recueilli leurs données, ainsi que leurs techniques de dépouillement et leur lecture des résultats pour pouvoir juger de la pertinence de leurs conclusions.
33Cette transparence permet aussi aux tiers, aux personnes extérieures, d’apprécier la valeur d’un travail de recherche. Pour leur part, les auteurs doivent examiner leurs résultats d’un œil critique, pour éviter de tirer des conclusions hâtives à partir de quelques événements ou propos marquants, qui s’avéreront ensuite surfaits ou partiaux.
34Concordance : les objectifs et les méthodes doivent être compatibles
35Dans le domaine de l’animation, cela signifie ni plus ni moins que la méthode doit être adaptée au projet. A la fin d’une journée d’activité ados, on pourra demander par exemple aux participants de noter sur un baromètre d’ambiance comment ils se sentent. L’outil d’évaluation utilisé ici est simple et ne pose aucune difficulté, mais il en irait tout autrement si on demandait aux jeunes de compléter chaque soir un questionnaire de plusieurs pages. La seule idée de devoir s’astreindre à cet exercice à la fin de l’activité suffirait à les énerver pour la journée et à écorner leur motivation pour le projet.
36Le critère de la concordance implique une méthode adaptée aux objectifs. Ainsi, pour explorer des questions liées à la sexualité, il ne fait guère de sens de miser sur la méthode de l’entrevue si les personnes interrogées ne se sentent pas suffisamment en confiance pour aborder des questions intimes. Le questionnaire à choix multiple n’est guère plus indiqué, puisqu’il ne laisse aucun espace à des réponses nuancées.
37Adéquation : ce critère touche à l’adéquation entre les résultats et l’objet de la recherche
38Bien souvent, on ne mesure pas vraiment l’inadéquation des indicateurs utilisés à l’appui d’une thèse. Imaginons que l’on souhaite rendre compte de l’intérêt politique d’un groupe donné et que l’on demande aux personnes interrogées si elles ont l’intention de se rendre aux urnes lors des prochaines votations. Mais le fait de voter est-il vraiment un indicateur adéquat de l’intérêt politique ? Pour l’objet de la recherche abstrait intérêt politique, on a cherché ici à définir un indicateur concret (passage aux urnes) qui rend l’existence d’un intérêt politique observable. Or, la relation établie ici entre l’indicateur (passage aux urnes) et le concept abstrait semble bien insuffisante.
39Le problème de l’adéquation des indicateurs se pose souvent dans les projets d’animation quand on souhaite mesurer un comportement abstrait (la motivation pour un projet par exemple), car il faut des indicateurs pertinents pour obtenir des données valables. Dans l’exemple des après-midi de jeux, le feedback favorable du dernier carré de participants est un indicateur douteux du succès de l’activité.
40Lien théorique : les résultats sont à mettre en rapport avec l’état des connaissances scientifiques. Le lien avec le débat théorique constitue un aspect capital de la recherche.
41Ce rapprochement permet à l’animateur de mieux situer son travail et d’avoir des points de repère. Le savoir théorique propose des pistes de réflexion pour positionner son propre projet et examiner ses hypothèses. Ainsi, le promoteur d’un projet pourra s’épargner de nombreux détours ou écueils s’il prend le temps de consulter les rapports rendant compte de projets comparables au sien.
42Une autre question se pose à la fin du travail : notre travail vient-il corroborer les thèses qui ont cours parmi les spécialistes ou révèle-t-il des éléments nouveaux ou encore peu connus ? Il n’est pas exclu en effet que nos projets d’animation mettent au jour des éléments qui présentent un intérêt certain pour d’autres professionnels ou spécialistes. Ils peuvent contribuer à prévenir des erreurs et à élargir le champ de connaissances.
7.4 Recherche et projets d’animation
43Notre attention s’est centrée jusqu’ici sur les principes généraux qui président à la recherche. Il s’agit maintenant de les mettre en pratique et de récapituler les grandes réflexions du présent chapitre. Nous tâcherons ici de nous tenir à la chronologie, c’est-à-dire à l’enchaînement des projets.
44La mission de recherche dans les projets d’animation
Diagnostic, analyse de la situation
Documentation
Evaluation
Compte rendu
1. Diagnostic ou analyse de la situation
45Tout projet d’animation a pour point de départ une analyse de situation, condition sine qua non d’une planification réaliste. C’est une première approche ou exploration du champ, les principes généraux énoncés ci-avant gardant toute leur validité. L’important est donc de veiller à une description dense du champ d’animation, eu travaillant de préférence avec des méthodes de triangulation. L’interview, l’observation, l’enquête, le sociogramme et d’autres techniques permettent de clarifier l’état du champ social pour mieux estimer ensuite les possibles leviers d’action.
46L’analyse, il faut le souligner, n’est pas une prise de vue instantanée, une coupe transversale d’un champ donné. Les études longitudinales se révèlent parfois fort instructives ; elles peuvent consister par exemple à prendre sous la loupe l’évolution d’un quartier sur plusieurs décennies ou à intégrer dans un travail la biographie de quelques aînés en vue de mieux les comprendre. Dans l’optique d’une recherche narrative, il s’agira d’amener ces personnes à se raconter, de saisir leurs trajectoires de vie ou encore de reconstruire le développement historique d’un champ social déterminé. Cet exercice peut aller jusqu’à former la substance, le contenu même d’un projet d’animation. Admettons par exemple que dans le cadre d’un projet intergénérationnel, on songe à faire venir des personnes âgées dans les classes pour expliquer aux jeunes à quoi ressemblait la vie il y a cinquante ou soixante ans. Ce coup de projecteur sur la vie d’antan pourrait bien susciter un intérêt soudain pour l’histoire et ses corrélations, au point qu’il vaille la peine de compléter et d’élargir la démarche par une recherche plus approfondie. Les récits et les témoignages du passé intéresseront peut-être un public plus large que les écoliers si la forme est retravaillée en vue d’une présentation publique. On pourra donc attribuer à certains projets d’animation un caractère d’histoire orale, qui vise à recueillir les témoignages de personnes qui ne seront bientôt plus de ce monde. Une autre idée serait de ressortir les vieux appareils ménagers ou électriques (radios, fers à repasser, etc.) rangés au placard ou remisés au grenier pour alimenter une exposition locale consacrée à l’histoire de la technique. Un tel projet permettrait aussi de combiner une animation à orientation culturelle et l’histoire vivante.
2. Documentation
47Il semble capital de documenter un projet avec le plus grand soin et de manière circonstanciée pour obtenir une description dense, nécessaire à l’établissement du rapport et à l’évaluation du projet. Voici les outils qui ont fait leurs preuves dans ce domaine :
le journal de projet, dans lequel les collaborateurs consignent régulièrement leurs expériences et les évaluent ;
les journaux de bord, où est enregistré le déroulement d’un projet sous forme d’un procès-verbal tenu à tour de rôle par tous les animateurs. Cet instrument à l’avantage d’être accessible à tous, chacune peut y apporter des notes et commentaires dans une colonne spéciale ;
les procès-verbaux de séances, les feuilles volantes et autres textes en rapport avec le projet qui seront soigneusement archivés ;
le chroniqueur photographique, qui peut être choisi parmi les participants, pour assurer la mémoire des images ;
l’enregistrement des discussions déterminantes, la consignation des observations pertinentes, les prises de position écrites sur le projet ;
etc.
48La règle d’or veut que l’on procède avec méthode et rigueur. Rien ne sert de produire une masse de matériel pour le laisser ensuite mourir dans les tiroirs.
3. Evaluation
49Il est capital de soumettre les projets à une évaluation, d’apprécier leurs points forts et leurs faiblesses. Bien souvent, on se contente d’une évaluation sommative qui consiste à évaluer les documents du projet une fois celui-ci terminé et de parfaire le tout par un sondage sur le succès du projet. Mesurer après coup l’efficacité d’un projet est bien sûr toujours utile, mais cela doit se faire à l’aune des objectifs initiaux. On se demandera donc dans quelle mesure ceux-ci ont été remplis et ce qu’il y aurait lieu de changer dans le prochain projet.
50L’évaluation sommative ne suffit pas, car on peut se demander ce que les animateurs gagnent à identifier les problèmes et à suggérer des améliorations une fois que les jeux sont faits. N’est-il pas plus judicieux d’opter pour une évaluation formative en vue de créer, au sens du modèle cyclique de la recherche-action, une interaction entre l’action et la réflexion ? Dans cette optique, l’évaluation doit s’opérer parallèlement au projet.
51Il est préférable de renoncer aux méthodes d’évaluation longues et compliquées et de privilégier les instruments susceptibles de livrer rapidement des résultats fiables. L’arsenal de moyens peut comprendre entre autres :
une grande feuille accrochée au mur sur laquelle on colle chaque jour un petit autocollant (smiley), joyeux, triste ou neutre, selon le déroulement de la journée ;
un miniquestionnaire comportant quatre à cinq questions d’appréciation, à distribuer à la fin d’une manifestation ;
un tour de table d’évaluation à chaque phase du projet, avec prise de notes ;
une grande échelle d’appréciation (notes de 1 à 6) sur laquelle on peut évaluer divers aspects du projet ;
un sondage téléphonique ciblé auprès de toutes les personnes qui disparaissent du projet d’un jour à l’autre ou qui l’ont formellement quitté.
52L’enjeu d’une évaluation progressive ne réside pas seulement dans la réalisation des objectifs, celle-ci étant souvent difficile à juger au début. Un projet d’animation doit se comprendre comme un vaste programme dont la qualité est à contrôler à chaque étape. Tous les groupes qui y prennent part sont associés à l’évaluation pour sonder comment les participants et les animateurs se sentent, comment se situe l’institution face au projet qu’elle abrite, pour savoir si l’adhésion au projet ou les réserves exprimées évoluent au fil des jours. Le bilan final varie en outre selon la perspective, les groupes ne percevant pas les problèmes et ne mesurant pas la réussite de la même manière. D’où l’intérêt de faire ressortir les appréciations de chacun pour éviter que l’équipe de projet ne mesure trop vite le succès sur la seule base de son propre jugement. Les évaluateurs n’ont pas le pouvoir de décider comment apprécier un projet. Leur rôle s’apparente plutôt à celui des maïeuticiens, c’est-à-dire à aller chercher l’avis et le point de vue des groupes participants pour brosser un tableau différencié qui n’exclut pas les notes discordantes.
4. Le rapport de projet
53Les animateurs sont souvent tenus de livrer un rapport à la fin d’un projet. L’exercice est généralement judicieux, y compris lorsqu’il n’est pas imposé par les mandants, d’abord parce qu’il a valeur de compte rendu interne, ensuite parce qu’il informe les personnes intéressées extérieures au projet. Si les relations publiques forment un élément capital du projet, le rapport en est un des instruments majeurs.
54Les animateurs qui auront pris soin d’intégrer dans le projet les aspects de la recherche exposés ci-avant disposeront déjà d’une solide base pour établir leur rapport. Celui-ci pourra reprendre l’analyse de la situation, justifier le pourquoi et le comment des options choisies. Une assise bien documentée permettra de faire une présentation vivante et détaillée du déroulement du projet, de l’illustrer par des photos et de l’enrichir par d’autres documents réalisés en cours de projet. Les résultats de l’évaluation, enfin, autorisent une description précise des points forts et des points faibles d’un projet et des appréciations portées par tous les groupes et acteurs impliqués.
55L’ordinateur est un précieux auxiliaire ; utilisé systématiquement depuis le début, il permet aux animateurs d’intégrer dans le rapport une série d’éléments déjà existants, qu’ils seront quitte de dactylographier une seconde fois. Il faudra veiller toutefois à bien articuler les différents points, à les relier, à maintenir un fil conducteur pour ne pas présenter un document de bric et de broc, des pièces simplement mises bout à bout.
56L’ordinateur a en outre l’avantage d’offrir des outils simples et rapides pour une mise en page intéressante et attrayante ; il permet de peaufiner la présentation du rapport qui fera alors office de carte de visite du projet et incitera peut-être des personnes à engager d’autres projets dans son prolongement. Enfin, il importe de bien réfléchir à qui est destiné le rapport, car sa forme et son langage diffèrent selon qu’il s’adresse par exemple au mandant ou aux adolescents qui ont participé au projet. Les accents changent en fonction des destinataires et dans certains cas, on aura tout intérêt à partager le rapport pour en réserver certaines parties au mandant et d’autres à un public plus large.
Notes de bas de page
1 C’est à Kurt Lewin que l’on doit la mise en place de la tradition anglo-saxonne de l’« Action Research », tradition dans laquelle « on ne conçoit pas d’action sans recherche, ni de recherche sans action » (Lewin). Cette tradition a été développée par les sociologues de l’école de Chicago dans l’après-guerre et reprise en Europe (notamment en France par Barbier et Morin). Démocratisation culturelle, éducation populaire, mouvement de conscience et approche scientifique sont liées dans les différentes formes de cette approche (note de l’éditeur).
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