Chapitre 7. Propositions de stratégies pédagogiques
p. 91-100
Texte intégral
Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu’un atome.
(Albert Einstein 1879-1955)
1. Préparer des activités pédagogiques
Se faire une idée précise du public auquel on s’adresse
1Des chapitres qui précèdent, il ressort clairement que Ton n’a pas toujours affaire au même public cible ; certains de nos propos concernent ainsi particulièrement la formation des adultes, d’autres se rapportant essentiellement aux jeunes et aux projets d’éducation en milieu scolaire. Il existe certes un grand nombre de recoupements entre ces deux secteurs mais, lorsque Ton aborde une question aussi délicate que le racisme, il convient de tenir compte des particularités propres au public auquel on s’adresse, en matière d’opinion politique, d’image et d’affirmation de soi, d’expérience de vie et de dynamique de groupe.
2La situation est également très différente selon que Ton travaille avec un groupe comptant peu ou pas du tout de représentants de minorités – ce qui est en fait de plus en plus rare – ou avec un groupe résolument mixte.
Tenir compte des circonstances et des conditions cadre
3En plus de l’âge du groupe cible, d’autres facteurs jouent un rôle important, par exemple la participation librement choisie ou au contraire imposée, les préjugés négatifs, le climat politique local, la relation établie avec le/la responsable du projet. Tous ces facteurs doivent être pris en compte dans l’organisation du projet, car tout ce qui est dissimulé, latent ou non dit est susceptible d’être préjudiciable au processus que l’intervention vise à initier. Pour cette raison, il est important d’introduire l’activité en expliquant aux participant-e-s les motivations personnelles et les préoccupations à l’origine de cette intervention ainsi que les objectifs que l’on souhaite réaliser. Il arrive en effet souvent que les participant-e-s s’attendent à ce que les intervenants soient motivés par leur propre appartenance à une minorité, défendant ainsi avant tout leurs intérêts personnels. Ou bien ils pensent que le projet ne s’adresse en réalité pas à l’ensemble du public présent, mais seulement à quelques « cas problématiques » faisant partie du groupe. Aussi est-il important d’expliciter clairement que le thème du racisme nous concerne tous, que nous y sommes tous confrontés et que nous devons tous prendre nos responsabilités à cet égard.
Clarifier les objectifs
4Ensuite, il convient aussi d’être au clair sur les objectifs d’une telle intervention, sur ce que l’on en attend exactement : s’agit-il seulement de rendre visible qu’il existe des préjugés, ou entend-on aboutir à un changement d’attitude, voire expérimenter de nouveaux comportements ?
5Suivant l’intention que l’on a, on devra utiliser des méthodes très différentes telles qu’elles sont décrites dans les chapitres qui précèdent.
Pré-enquête
6Pour formuler les objectifs, il peut s’avérer utile de faire une pré-enquête auprès des participant-e-s pour mieux connaître leurs attitudes faces aux étrangers/étrangères, requérant-e-s d’asile, personnes appartenant à d’autres religions ou personnes de couleur. Souvent, il s’exprime alors des attitudes défensives inattendues de prime abord ; l’antisémitisme, par exemple, ne s’exprime que rarement dans les situations courantes, mais s’avère être un préjugé tenace.
Le racisme, un sujet (non) pertinent ?
7Lorsqu’on propose un projet contre le racisme dans une institution, il n’est pas rare que cela déclenche des réactions du genre : « chez nous, nous n’avons pas de problèmes de racisme », ou « nous avons d’autres problèmes bien plus importants à régler ». De telles résistances peuvent avoir des causes diverses : soit il s’agit d’un manque de sensibilité face aux discriminations, ce qui est symptomatique des membres d’une culture majoritaire, soit on ne considère comme étant du racisme que des manifestations outrancières comme les violences d’extrême droite, l’apartheid ou le négationnisme. Il convient alors de commencer par lever de tels malentendus et de mieux faire accepter le sens du projet ; sans cela, les résistances manifestes ou latentes risquent de le torpiller et d’influencer négativement l’attitude des participant-e-s.
Etre attentif à la composition du groupe
8La composition du groupe joue un rôle non négligeable et peut influencer les réactions. Ainsi, les personnes appartenant à des minorités peuvent soit prendre part activement à la discussion ou, au contraire, se tenir complètement en retrait, par peur de se faire remarquer. De l’autre côté, les participant-e-s ayant tendance à avoir des attitudes racistes peuvent soit argumenter avec véhémence, refuser te dialogue de manière provocatrice ou se tenir en retrait par peur de s’exposer. Entre ces extrêmes, il existe bien entendu toute une gamme de comportements, qui exigent tous de l’animateur-trice une réaction adéquate.
2. Conduire des activités pédagogiques
Commencer par lever les appréhensions
9Pour des raisons fort différentes, beaucoup de participant-e-s ont des réticences à parler de racisme ou de discrimination : les membres du groupe majoritaire craindront d’être taxés de « racistes », ceux appartenant à des groupes minoritaires peuvent éprouver une certaine gêne, voire même de la honte, à faire de leur propre situation un sujet de discussion dans le groupe et préféreraient, au début en tout cas, se rendre invisibles. Cette situation peut se produire notamment lorsque le groupe ne comprend qu’une ou deux personnes appartenant à une minorité ; elles risquent alors de servir d’alibi aux autres participant-e-s (Eckmann, 1998 et 2001). Il s’agit de créer dès le départ un climat de confiance dans le groupe, de telle manière que tous se sentent respectés et à leur place.
Rendre visible la diversité des expériences des participants
10Il est primordial de prendre en compte la diversité des expériences des membres du groupe, que ce soit en relation avec des discriminations ou du racisme. Tous doivent se sentir invités à faire part de leurs expériences, ou de celles de leur famille ou de leur groupe d’appartenance, sans pour autant y être obligés ni subir une quelconque pression. Ainsi émergent leurs expériences vécues en tant qu’auteurs, victimes ou témoins de discriminations, et leurs besoins et demandes respectifs peuvent être examinés.
Pour être capable d’écouter autrui, il faut avoir été entendu soi-même
11La plupart des personnes éprouvent à un moment donné le besoin de pouvoir parler de leurs expériences de victimes et d’être reconnues comme telles ; parfois, on assiste même à une réelle compétition entre victimes. Les animateurs-trices veilleront alors à ce que toutes les expériences soient entendues et qu’aucune hiérarchie ne soit établie entre elles. Lorsqu’une personne a été entendue, elle est plus disposée à écouter les expériences des autres.
Aller à la rencontre des participant-e-s… pour les trouver là où ils sont
12Dans un premier temps, le déni et la banalisation sont des phénomènes normaux. Le racisme est un sujet qui fait peur à beaucoup d’entre nous. C’est pourquoi il faut aborder les expériences personnelles des participant-e-s avec précaution, sans accuser ni juger qui que ce soit. Il est important de faire découvrir que le racisme se produit plus souvent qu’on ne le pense, parfois à notre insu, mais qu’il ne s’agit pas de trouver des coupables.
Personne n’est raciste !
13Evitons toujours la catégorisation hâtive entre racistes et nonnon-racistes : le racisme est un phénomène qui traverse toutes les structures de la société. En conséquence, il y a des actes, des mesures, des pensées ou des comportements racistes. Il s’agit ainsi de condamner ces actes ou ces décisions, mais non de stigmatiser des personnes. Il y a pourtant un cas – plutôt rare – où il est justifié de taxer des personnes de « racistes » : lorsque celles-ci se nomment elles-mêmes ainsi. Or, dans ce cas, il faudrait leur demander ce qui les amène à se considérer de cette façon.
Contrecarrer la pression du groupe
14L’effet de sensibilisation est avéré dans les groupes où la majorité montre une attitude tolérante et dans ceux où différentes attitudes sont présentes. Par contre, avec des groupes dominés par des participant-e-s affichant ouvertement leur intolérance, les résultats seront médiocres, voire nuls, parce que les leaders vont utiliser le projet comme une tribune leur permettant d’exprimer leurs préjugés. Dans un tel cas, il convient d’abord d’intervenir sur la dynamique du groupe. Pour réussir l’intervention, il est en effet indispensable d’éviter que la pression du groupe n’entrave la libre expression de toutes les opinions.
Maintenir le dialogue
15Il est important de maintenir le dialogue aussi avec les personnes avec lesquelles nous sommes en désaccord. Elles doivent pouvoir exprimer leurs opinions, surtout les avis divergents, à condition bien sûr de le faire sans agresser d’autres membres du groupe ; il est en effet inadmissible que des personnes ou des groupes soient insultés. Pour permettre la libre expression, il faut créer un climat qui admet la contradiction. Il est dangereux d’exercer d’emblée une pression laissant à penser que tout le monde doit partager les mêmes opinions. C’est justement en l’admettant que la contradiction peut être examinée et analysée. Gardons toujours à l’esprit qu’écouter ne veut pas dire être d’accord. Cependant, cela ne doit pas nous empêcher de présenter clairement notre point de vue de temps en temps.
Logique argumentative et discours moralisateur ne servent à rien
16Une discussion purement argumentative sous forme d’échanges verbaux manque en général son but parce qu’elle est souvent trop intellectuelle et trop générale. Il est difficile de renoncer à convaincre ou à argumenter, même si l’on sait par expérience qu’on n’atteint que rarement le but visé. Plutôt que de donner des réponses toutes faites, il est bien plus efficace de poser des questions ciblées, voire provocatrices, pour produire ainsi des dilemmes ou des ambivalences. Lorsque les participants découvrent leurs propres contradictions ou celles des valeurs qu’ils défendent, ils pourront par eux-mêmes se poser de nouvelles questions ou trouver de nouvelles conclusions.
Il s’agit d’attitudes plutôt que d’opinions
17Plutôt que de vouloir influencer directement les opinions, il est bien plus important de produire une interaction entre la dimension du comportement et celle des opinions. Car si l’adoption de nouvelles opinions peut aboutir à un changement de comportement, il arrive tout aussi souvent que c’est par l’expérience d’un nouveau comportement qu’on ajuste ses points de vue. C’est pourquoi il faut créer des situations d’apprentissage dans lesquelles la découverte et l’expérimentation de nouveaux comportements soient possibles.
Toujours se référer au contexte et à la situation
18Comment peut-on expliquer ce qui amène certaines personnes à agir de façon discriminatoire ? Des actes, des comportements ou des réflexions ne peuvent pas simplement être expliqués par les qualités inhérentes ou la nature de leur auteur. Les actes de discrimination naissent toujours dans un certain contexte et dans une situation qu’il faut rappeler lorsqu’on cherche une explication !
Conseils particuliers pour des projets avec des jeunes
Créer des situations d’apprentissage vivantes
19Il s’agit de créer des situations d’apprentissage vivantes et permettant de réaliser une expérience nouvelle. Des contacts personnels et une expérience de coopération doivent pouvoir se réaliser dans des rencontres directes. La réflexion collective sur ces expériences permet de les relier à un apprentissage émotionnel et cognitif. Pour intéressante qu’elle puisse être, la transmission du savoir à elle seule fait rarement changer d’opinion, « j’entends quelque chose et je l’oublie ; je vois quelque chose et je m’en souviens ; je fais quelque chose et je le comprends » (van Ments, 1991).
Expérimentation et confrontation directe
20Les participants doivent être intégrés et intéressés par un programme varié et consistant, car ce n’est que par un processus de confrontation intense avec soi-même et les autres que les changements d’opinions peuvent se produire. Cela implique de ne pas dispenser de leçons ponctuelles, mais d’animer un projet en aménageant peu de pauses et de moments de distraction. De plus, il faut des formateurs engagés qui, plutôt que d’exercer une influence directe ou de dispenser des connaissances, possèdent une compétence d’organisation et d’animation en proposant de véritables occasions d’expériences et de rencontres dont les participant-e-s pourront tirer eux/elles-mêmes des réponses à leurs questions.
La dynamique de groupe est primordiale
21Lorsque des structures rigides marquent la dynamique de groupe (conformité, dominance et soumission), c’est la première chose à laquelle il convient de s’atteler. Une telle dynamique empêche en effet d’aborder des sujets délicats comme la xénophobie ou le racisme de façon ouverte et comporte le risque d’un effet contre-productif.
Prévention de l’extrémisme de droite
22Ce travail de prévention s’adresse surtout à des jeunes qui se conforment aux normes de leurs groupes de pairs et qui sont difficiles à approcher par les adultes. Il faut aussi prendre en compte le fait que ces jeunes ont souvent une forte aversion envers l’école en général, et en particulier envers les adultes éducateurs. Il faudra donc choisir des méthodes d’animation qui contrastent fortement avec le contexte scolaire. Par l’expérience vécue d’attitudes nouvelles dans le groupe (par exemple par des rencontres ou des jeux de rôles), une nouvelle attitude peut être testée et renforcée.
Quels arguments utiliser lorsque le climat est tendu ?
23Comment intervenir auprès de jeunes idéologiquement marqués qui cherchent l’affrontement ? Il est important de faire en sorte qu’ils ne se sentent pas rejetés, tout en les empêchant de monopoliser le débat. En effet, il faut éviter à tout prix que le projet ne se transforme en une tribune où ils pourraient donner libre cours à l’expression de leurs préjugés racistes.
24Ils jouent souvent la provocation en tenant des propos extrémistes, et il convient alors d’essayer de les faire changer de niveau en leur posant des questions concrètes (« Est-ce aussi ce que tu penses de tes amis ou de tes voisins étrangers ? »). Des propos outranciers peuvent être tournés en dérision, en demandant par exemple : « Si on ne laissait plus entrer aucun étranger en Suisse, est-ce que cela impliquerait aussi qu’aucun Suisse n’aurait plus le droit d’aller à l’étranger ? » Plutôt que d’accepter l’affrontement et de faire la démonstration de la supériorité de nos arguments, il vaut mieux amener notre interlocuteur à relativiser et à nuancer lui-même ses propos.
Et enfin, à l’intention de tous
Quels sont les objectifs réalisables ?
25Les projets d’éducation contre le racisme ont des effets très complexes, qui vont de très positif à contre-productif, même au sein d’un même groupe. Aussi est-il difficile de mesurer précisément leur taux effectif de réussite. On peut certainement considérer qu’il y a réussite lorsque le projet a été bien reçu par les participant-e-s, qu’il a donné lieu à des discussions intéressantes et qu’il a suscité une réflexion approfondie ; mais ce ne sont jamais que des indices.
26Pour évaluer véritablement les changements d’attitude induits et leur pérennité, il faut mettre en œuvre un dispositif de recherche comportant une enquête avant et après l’intervention et, dans la mesure du possible, une observation indépendante de celle-ci.
L’humour facilite les choses
27Même lorsqu’il s’agit d’un thème sérieux, il est important de donner à la discussion un ton légèrement provocateur et de relancer des questions avec une pointe d’humour, pour permettre de temps en temps de rire tous ensemble. Cela crée des liens tout en faisant baisser la tension. Ainsi, même les participant-e-s qui nourrissent des préjugés pourront se laisser toucher par les contenus proposés et les aborder avec un esprit plus ouvert.
28Nos considérations sont à prendre comme le reflet d’expériences réalisées dans le cadre d’un travail que nous continuons à développer et à compléter. Retenons aussi que chaque activité d’éducation antiraciste se déroule différemment, en fonction de l’interaction avec le public. Elle n’est donc pas planifiable jusque dans ses moindres détails, et son déroulement n’est jamais entièrement prévisible. Il faut être capable de vivre avec ce genre d’incertitude – et même apprendre à l’apprécier, car cela nous préserve au moins de tout risque de céder à la routine !
Bibliographie
Van Ments M. (1991) : Rollenspiel : Effektiv, München : Ehrenwirth Verlag.
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Le Travail social à la recherche de nouveaux paradigmes
Inégalités sociales et environnementales
Claudio Bolzman, Joëlle Libois et Françoise Tschopp (dir.)
2013
Pédagogie de l’antiracisme
Aspects théoriques et supports pratiques
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2002
Mineurs confiés : risques majeurs ?
Étude de droit suisse sur la responsabilité civile, contractuelle et pénale des adultes qui prennent en charge des mineurs hors du cadre familial
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