Chapitre 1. Philosophie de base de notre approche
p. 7-26
Texte intégral
Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier.
(Martin Luther King, 1929-1968)
1. Le racisme, c’est quoi ?
Quelques définitions
1Vouloir rendre compte du débat à propos des diverses définitions du racisme est une entreprise qui dépasse le cadre de cet ouvrage. Il nous paraît cependant important de préciser les références qui fondent notre travail. Dans cette contribution, nous voulons nous en tenir à quelques définitions de base d’un phénomène qui reste un vaste chantier à explorer et à discuter. Par ailleurs, la terminologie en la matière n’est pas toujours employée de façon très précise.
Le racisme, une idéologie justifiant un rapport social de domination
2Le racisme est l’expression d’une relation de domination qui se manifeste à tous les niveaux de la vie sociale, dans l’ensemble des rapports sociaux et qui traverse toutes les structures de la société. Il se fonde sur une idéologie justifiant une hiérarchie entre des groupes humains. Ce rapport de domination, qui utilise des découpages en termes de races ou d’ethnies, fonctionne principalement selon deux modèles : le modèle de l’ordre colonial – rapports de domination et d’exploitation – ou le modèle du nazisme – racisme d’exclusion et d’extermination.
3Le racisme se manifeste dans des idéologies, des représentations, des attitudes et des préjugés, de même que dans des actes concrets de violence ou de rejet, sous forme de discours politiques ou encore de pratiques discriminatoires et de règlements institutionnels ou étatiques.
4Selon les contextes historiques ou sociopolitiques, le racisme apparaît sous des formes différentes, et il évolue constamment, surgit là où on le croyait oublié et prend des formes nouvelles.
Le racisme, un mécanisme fait de trois composantes : différencier – hiérarchiser – utiliser la différence contre autrui
5Selon Albert Memmi, philosophe et écrivain contemporain, le racisme est « la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier une agression ou un privilège » (1994, p. 193).
6Toujours selon Memmi (1994), le mécanisme du racisme contient trois éléments liés :
la mise en évidence de différences – donc une catégorisation ;
la valorisation de ces différences – donc une hiérarchisation ;
et, enfin, l’utilisation de la différence contre autrui en vue d’en tirer profit – donc un traitement discriminatoire ou une violence.
7Mais Memmi insiste sur le fait qu’aucun de ces éléments ne constitue à lui seul un mécanisme de racisme. Donc ni l’évocation de différences, ni la hiérarchisation, ni un traitement différencié ne suffisent, pris séparément, à produire du racisme ; il faut la conjonction des trois phénomènes, la finalité du racisme étant la dominance et l’exclusion.
Si les « races » n’existent pas, le racisme, lui, est bien réel.
8Dans le racisme, il s’agit d’une utilisation à des fins d’oppression, de différences biologiques, culturelles ou psychologiques – réelles ou imaginaires –, et cela toujours dans un contexte de pouvoir et d’inégalités de droits ou de fait. De nombreuses études scientifiques ont prouvé qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine et que, du point de vue biologique, les races n’existent pas ; ce qui n’empêche pas, comme l’affirme Guillaumin (1992), que te racisme et la race existent sous forme de catégories sociales d’exclusion pouvant aller jusqu’au meurtre. Le concept de « race » est donc une construction sociale, et non une réalité biologique.
Stéréotypes et préjugés ne constituent qu’une partie du racisme
9Souvent, le racisme est vu comme une équation simple : avoir des préjugés = avoir des stéréotypes = racisme. Or, même si les préjugés et les stéréotypes font indéniablement partie du racisme, ils ne suffisent pas à eux seuls à le définir, ni à en décrire les effets.
Les stéréotypes sont des représentations collectives, ils ont un caractère cognitif
10Les stéréotypes sont des représentations ou des images collectives énonçant des généralisations et des simplifications au sujet de caractéristiques attribuées à certains groupes (notamment ethniques). Ils ne sont pas toujours péjoratifs, alors que le préjugé représente toujours une attitude négative (voir Zick, 1999). Ils se manifestent par des associations automatiques, à travers des expressions véhiculées par le langage, par l’éducation, les médias et les institutions. Ils sont connus de tous, et nous les véhiculons parfois à notre insu.
11Aussi longtemps qu’ils ne sont pas utilisés pour nuire à autrui, les stéréotypes en tant que tels ne constituent pas du racisme.
Les préjugés sont des attitudes comportant une forte dimension émotionnelle
12Les préjugés découlent des stéréotypes : ce sont des opinions et des attitudes préconçues, partagées par un groupe, au sujet des caractéristiques et des comportements d’un autre groupe.
13Sous l’influence de ces représentations collectives et sur la base de ses propres expériences, l’individu évalue certaines caractéristiques d’un groupe et réagit en conséquence. De là naissent les tendances à l’évitement ou les comportements de rejet à l’encontre des membres de ce groupe (Tajfel, 1975). La tendance à éviter les personnes jugées de manière négative réduit ainsi les opportunités concrètes de faire des expériences qui permettraient de contredire ces opinions préconçues défavorables. Ainsi, on est parfois capable de maintenir des préjugés pendant fort longtemps, sans jamais avoir rencontré soi-même des membres des groupes concernés, et donc sans avoir confronté ses représentations à ta réalité.
La discrimination est un traitement inégalitaire
14La discrimination est un traitement inégalitaire de personnes en situation comparable, qui disposent de ressources matérielles (moyens de coercition ou d’interdiction) et symboliques (faire valoir son point de vue) inégales. Elle peut revêtir différentes formes. La recherche-action menée avec la ligne téléphonique SOS Racisme (voir chapitre 3) montre que les victimes signalent massivement deux formes de discrimination : d’une part, la discrimination interpersonnelle ou discrimination au quotidien entre voisins, passants, connaissances ou collègues de travail, bref entre pairs ; d’autre part, et encore plus fréquemment, l’abus de pouvoir pratiqué par des personnes dans l’exercice de leur fonction. Il s’agit de personnes qui, du fait de leur position professionnelle, se trouvent dans une relation hiérarchique et de pouvoir avec d’autres et discriminent inconsciemment ou à dessein leurs subordonnés, leurs usagers ou leurs clients ; c’est le cas, par exemple, d’employeurs, de propriétaires immobiliers, de policiers, de fonctionnaires de l’administration, de travailleurs sociaux, d’agents hospitaliers ou d’enseignants. Les tiers sous-estiment souvent la souffrance des victimes de cette seconde forme de discrimination, tant sur le plan de l’injustice ressentie que sur celui de l’humiliation subie.
L’antisémitisme prend pour cible les Juifs
15L’antisémitisme est une variante du racisme, qu’il faudrait appeler plus correctement antijudaïsme, car il ne se dirige pas contre les Sémites dans leur ensemble (peuples parlant tes langues sémites), mais contre les Juifs en particulier. Il prend les Juifs comme cible de la haine et de la discrimination et comme boucs émissaires à qui attribuer la responsabilité des problèmes sociaux et économiques. A la différence d’autres formes de racisme, il ne se limite pas à l’infériorisation de ses victimes, mais les accuse de surcroît de posséder un pouvoir occulte, suspectant l’existence d’un « complot juif ». Avant l’époque moderne, il s’agissait d’un antijudaïsme fondé sur le rejet de la religion, qui s’est transformé vers la fin du XIXe siècle en antisémitisme racial. Ce mouvement a trouvé son apogée dans la conception nazie du monde, définissant les Juifs en tant que « race inférieure » en termes biologiques, afin d’asseoir la domination de la « race aryenne », utilisant cette définition à des fins d’extermination. Actuellement, on peut observer un retour en force de l’antisémitisme fondé sur le vieux cliché du complot, de l’omnipotence et du cosmopolitisme.
Sexisme, islamophobie… il n’y a pas de limites aux discriminations
16D’autres formes de discrimination qui recourent aux mêmes mécanismes que le racisme doivent être mentionnées. Nous tenons à souligner particulièrement deux d’entre elles, à savoir le sexisme et l’islamophobie.
17Le sexisme est un mécanisme ancien qui fonctionne selon un schéma de supériorité analogue au racisme : la femme est considérée comme inférieure à l’homme par nature, la différence sexuelle est érigée en différence essentielle. Cette idéologie de ta supériorité des hommes justifierait l’intériorisation et la discrimination des femmes et la domination masculine. Il s’agit de représentations ancestrales et difficiles à combattre. Bien que de grands progrès aient été réalisés dans te domaine de l’égalité entre les genres, la relation de domination entre hommes et femmes n’a pas vraiment disparu pour autant. Elle reste présente dans nombre de normes, d’habitudes ou de représentations, et elle constitue, au même titre que le racisme, un défi permanent pour toutes celles et tous ceux qui souhaitent promouvoir l’égalité la plus grande possible.
18L’islamophobie constitue un cas différent, de grande actualité. C’est un mot qui nous vient de l’anglais et qui désigne la peur et le rejet des arabo-musulmans. Présente de façon larvée dans ta société occidentale depuis le Moyen Age, elle considère le monde arabo-musulman comme l’incarnation même de l’altérité moderne, suscitant ta peur et l’hostilité.
19En évoquant la question de la différence culturelle, ou de conflits interculturels, beaucoup de gens se réfèrent en fait aux différences et aux rapports entre monde chrétien et monde musulman. La stigmatisation dont font l’objet les musulmans – ou ceux qui sont supposés l’être – constitue une des formes les plus virulentes du racisme moderne, qui s’est encore aggravé depuis les événements du 11 septembre 2001.
Quelles sont les manifestations concrètes du racisme ?
20Pour aborder le phénomène du racisme et ses manifestations concrètes, il convient d’établir une distinction entre les préjugés et les opinions, les idéologies et enfin les actes de discrimination et de violence.
21Taguieff, sociologue et philosophe, distingue trois dimensions de manifestations du racisme, qui peuvent exister simultanément ou apparaître de façon séparée. Le mot racisme prend ainsi des significations différentes, qu’il propose de distinguer de la manière suivante (1997, p. 57) :
le racisme-préjugé ;
le racisme-comportement ;
le racisme-idéologie.
22Voyons de plus près ce que recouvrent ces trois dimensions du racisme :
Le racisme-préjugé
23Dans le racisme-préjugé, il s’agit d’opinions, de croyances, de préjugés, de prédispositions à agir qui traduisent toujours des jugements généraux sur un groupe en les attribuant à chaque personne membre du groupe. Ainsi, les qualités et aptitudes d’un individu membre du groupe sont jugées en fonction de son appartenance à ce groupe. Le racisme-préjugé conduit à des attitudes qui empêchent de percevoir la personne elle-même avec ses qualités propres, la considérant uniquement comme membre d’un groupe : un Tsigane, un Juif, un Noir. De même, les qualités ou les défauts sont attribués à tous les membres du groupe : « tous les Suisses sont riches, tous les Tsiganes sont des voleurs, tous les Juifs sont avares, tous les Brésiliens sont d’excellents footballeurs », etc.
Le racisme-comportement
24Le racisme-comportement comprend des actes concrets, des conduites, des pratiques de discrimination ou de violence raciste. On peut en distinguer différentes formes, qui sont autant de degrés sur une échelle de la violence :
les injures ;
menaces et autres formes de violence verbale ;
les pratiques de ségrégation ;
les conduites discriminatoires ;
les coups et actes de violence physique, les persécutions ;
les pratiques génocidaires/d’extermination (Allport, 1958 ; Taguieff, 1995).
25La conduite discriminatoire résulte toujours d’une combinaison d’attitudes personnelles et de moyens à disposition pour porter atteinte à la dignité de l’autre ou à l’exercice de ses droits. Il s’agit notamment de traiter l’autre de façon inégale ou de l’empêcher de bénéficier de prestations de services ou de biens, résultat du pouvoir inégal et des ressources inégales dont disposent les deux types d’acteurs, celui qui exerce et celui qui subit la discrimination. Résumé dans une formule brève, cela veut dire :
26→ Préjugés + pouvoir = discrimination !
Le racisme-idéologie
27Le racisme-idéologie se manifeste dans des discours ou des écrits – souvent répercutés par les médias. Il se présente sous forme de théories et d’idéologies racistes énoncées comme doctrines ou de visions du monde qui tentent de fonder les traitements inégalitaires et de les justifier par des données biologiques ou culturelles, en insistant sur des différences irréductibles. Ainsi, ces théories occultent les différences qui existent à l’intérieur même d’un groupe aussi bien que les points communs entre différents groupes.
28Par ailleurs, le racisme-idéologie contient toutes les théories révisionnistes ou négationnistes qui tentent de nier ou de banaliser des persécutions et des atrocités telles que les génocides.
29Le racisme idéologique se diffuse également parmi les jeunes par des publications, des journaux, par exemple auprès des jeunes skinheads par les « skinzines ». Depuis quelques années, ces idées connaissent une diffusion massive via Internet.
Y a-t-il des personnes « racistes » ?
30Puisque le racisme traverse l’ensemble des structures sociales, personne n’en est complètement épargné. Une pensée, un acte, une attitude racistes sont toujours possibles. C’est pourquoi il est important d’apprendre à les identifier pour les combattre.
31Et en luttant contre le racisme, ce sont les actes et les idées, et non les personnes que nous combattrons. Souvent, un comportement raciste est fonction d’un contexte donné ou produit d’une situation précise, et limité à celle-ci. Ce sont souvent les situations et non les qualités intrinsèques d’une personne qui donnent naissance à un comportement. Rappelons-nous donc qu’il y a des pensées, des actes, des attitudes, des théories ou des mesures qui sont racistes, et qu’il faut les condamner. En revanche, il est dangereux de dire d’une personne qu’elle est « raciste » ; on risque de la pousser à s’identifier à ce qualificatif dont elle aura de la peine à se défaire.
Idéologies racistes : argumentation biologique et argumentation culturelle
Logiques d’argumentation
32De nombreux ouvrages examinent tes idéologies servant à justifier le racisme : idéologie de la supériorité des Blancs, idéologie nazie, idéologie eugéniste, révisionnisme, etc. Ces idéologies reposent sur des argumentations différentes.
L’argumentation biologique met en avant la supériorité de certains groupes par rapport à d’autres : l’intelligence supérieure des Blancs, par exemple. Le racisme biologique est une façon de classer les groupes humains selon le modèle du monde animal et végétal qui a émergé au XIXe siècle. C’est une « théorie de la hiérarchie des races qui conclut à la nécessité de préserver la race dite supérieure de tout croisement et à son droit de dominer les autres » (dictionnaire Le Robert, 1988). Certains auteurs, dont Taguieff, proposent de l’appeler « raciatisme ». Cependant, même s’il a été démontré scientifiquement que les races n’existent pas, de nombreuses réactions, affirmations ou discours se fondent toujours explicitement ou implicitement sur ce type de théorie.
A côté de l’argumentation biologique, l’argumentation culturelle occupe une place centrale dans le débat sur le racisme. Il s’agit d’une forme de racisme qui se « borne » à observer une prétendue incompatibilité des modes de vie et des traditions (Balibar, 1989). Il peut s’agir de préjugés manifestement xénophobes, exprimés sous forme d’accusations irrationnelles ou par le biais d’une dévalorisation des personnes visées, ou encore de préjugés xénophobes latents, exprimés pour la plupart à mots couverts et de manière plus ou moins hermétique. Par ces affirmations, on décrit « l’autre » de façon moins explicite en termes d’infériorité, mais on insiste sur la notion que « l’autre » est irréductiblement différent. Cette différence est supposée justifier l’impossibilité de vivre ensemble.
Gare au racisme manifeste… sans négliger le racisme latent !
33La présence de plus en plus fréquente d’un racisme latent est souvent expliquée comme un effet pervers de la lutte contre le racisme. Il tient au fait que la société désapprouve largement l’expression explicite de positions xénophobes. Pour cette raison, la discrimination manifeste ou tes expressions explicites se transforment parfois en racisme latent ou voilé, formulé implicitement sous couvert d’arguments socialement plus acceptables. Ainsi, les formes couvertes de xénophobie et de racisme sont souvent communiquées entre interlocuteurs partageant les mêmes conceptions et qui peuvent comprendre les références codées (voir Graumann, 1995), par exemple la ségrégation sociale (« ils ne sont pas comme nous », « ils ne pourront jamais s’adapter »), les dévalorisations (« ils ne savent même pas parler le français comme il faut »).
34Ce racisme latent, subtil, ne mène en général pas à des actes d’hostilité ouverte. Mais il nourrit un climat d’ambivalences et de soupçons énoncés à mots couverts. Et c’est bien ce racisme non avoué qui constitue en définitive un puissant frein empêchant de se solidariser avec les victimes ou de se dresser activement contre la discrimination.
Dimensions personnelles et dimensions institutionnelles du racisme.
35Le racisme ne se réduit pas à des actes individuels ; il existe aussi sous forme structurelle ou institutionnelle, de mesures ou de décisions ou encore de traitements inégaux. Il est important de souligner cela ici, car de nombreux modèles pédagogiques ne prennent en compte que les dimensions individuelles et interpersonnelles du racisme. Or, sans un message clair de la part des institutions, tes effets de l’action pédagogique contre le racisme resteront toujours très limités.
Racisme et extrémisme de droite
Racisme et extrémisme de droite : un lien complexe
36Entretenue notamment par les médias, il existe une confusion entre ces deux phénomènes. L’extrémisme de droite est une forme particulièrement visible et affirmée de racisme manifeste. Il est toujours mis en relation avec l’exercice de violence physique. Or, toute violence n’est pas imputable à l’extrémisme de droite.
37Selon Heitmeyer (1992), les « modèles d’orientation d’extrême droite » sont composés de deux éléments, à savoir :
l’idéologie de l’inégalité : la conviction que certains groupes ou certaines personnes ont moins de valeur que d’autres conduit à l’affirmation qu’il existe une hiérarchie « naturelle et un droit du plus fort » ;
l’acceptation de la violence : la conviction qu’il existe une violence légitime et naturelle (« la violence fait partie de la vie ») ; cela vaut aussi bien pour la violence privée que pour la violence d’Etat (« il faut sévir »).
38On ne parlera de modèles d’orientation ou de comportement d’extrême droite que lorsque ces deux éléments de base sont réunis.
Qui est d’extrême droite ?
39Même si des groupes d’extrême droite présentent et diffusent des idéologies racistes, cela ne signifie pas qu’un jeune qui prend part à certaines activités de ces groupes s’y rende pour des raisons explicitement idéologiques ou qu’il en mesure toujours clairement la portée. Lorsqu’un jeune se sent méprisé par les autres, il recherche parfois un lieu qui puisse lui servir de refuge émotionnel et de soutien que ce type de groupe peut lui offrir. Souvent, ce n’est que par la suite qu’il reprend ses idées à son compte, très progressivement, et plutôt comme une suite logique que de manière délibérée.
40Or, ce qui fait que ces groupes sont particulièrement dangereux, c’est un contexte social et politique qui désapprouve certes les actes de violence extrême comme moyen d’action, mais qui ne condamne pas avec la fermeté requise les idées qui les fondent. Ainsi, une normalisation et une acceptation croissante des idéologies d’extrême droite encouragent ces groupes à se radicaliser encore plus, au lieu de leur signifier une désapprobation ferme.
2. Comment agir contre le racisme ?
Trois volets d’action :
• protection des victimes ;
• chartes ;
• éducation.
41Le racisme peut revêtir des formes multiples. Face à la diversité des formes de racisme, les réponses pour le combattre sont elles aussi fort diverses. L’éducation n’en constitue qu’une parmi d’autres. Nous distinguerons globalement trois volets d’action :
Protection des droits et de la dignité des victimes.
Les victimes doivent pouvoir disposer de lieux et de possibilités de recours qui leur permettent d’être entendues et d’obtenir réparation. Il est important que les victimes disposent de lieux de parole, où elles sont prises au sérieux et où on amène, si possible par le dialogue, les auteurs à se responsabiliser.Chartes et prises de position institutionnelles.
Des prises de position fermes au niveau des institutions, et en particulier l’élaboration de chartes, sont un signe important pour l’ensemble des acteurs. Des condamnations fermes et sans ambiguïté de toute discrimination par les responsables et les directions sont indispensables. Elles requièrent l’inscription de la lutte contre la discrimination à tous les niveaux de l’institution et peuvent conduire à l’établissement de chartes qui engagent tous les acteurs à corriger les pratiques ou les dispositions discriminatoires et à promouvoir des mesures adéquates. De telles chartes existent déjà, par exemple Ecole contre le racisme, mouvement d’écoles qui adoptent cette déclaration (voir site Internet), ce qui revient à prendre un certain engagement ; ou la Charte de Rotterdam, à propos du travail de police dans une société multiethnique, établie en 1996 lors d’une conférence internationale.
42Il est cependant d’une grande importance que ces chartes soient le produit d’une démarche conjointe des divers partenaires d’une institution pour qu’ils puissent tous y adhérer ; l’établissement d’une charte présuppose donc un processus collectif préalable, à savoir une action sociopédagogique.
L’éducation : sensibilisation et prévention
Sensibilisation et éducation. La sensibilisation et l’éducation contribuent de façon importante à la prévention. Ces mesures nécessitent des initiatives sociopédagogiques de sensibilisation et de formation. Cependant, elles ne prennent sens et ne sont crédibles que dans la mesure où elles s’inscrivent dans une politique d’ensemble des organisations et des institutions et s’adressent à tous les acteurs, y compris les responsables hiérarchiques.
43Parler d’éducation antiraciste crée d’emblée un malentendu, laissant entendre qu’elle s’adresse exclusivement aux enfants et aux jeunes et qu’elle concerne avant tout l’école, ayant comme public cible les élèves. Or, il convient tout autant de mettre en place des espaces de formation destinés à un public adulte, et cela dans de nombreux lieux de la vie sociale, tels que l’administration, la justice, la police, les hôpitaux, les entreprises et les syndicats, les associations de quartier ou les paroisses.
3. Instruments de protection contre le racisme
Convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
44Depuis 1965, il existe une Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ; elle insiste sur la notion de discrimination :
Dans la présente convention, l’expression ‘discrimination raciale’ vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique.
(Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, article 1er, al. 1)
45Cette définition de l’ONU met bien en évidence que la discrimination vise les victimes non pas en tant qu’individus, mais en fonction de leur appartenance à des groupes minoritaires. Cette convention internationale a été signée et ratifiée par la Suisse en 1995. Il en découle une obligation pour la Suisse de se doter d’instruments cohérents de lutte contre le racisme, et ce à plusieurs niveaux : lieux de recours pour tes victimes, éducation et sensibilisation, formation des fonctionnaires, instruments d’observation, défense des droits des victimes, lutte contre ta propagande raciste sur Internet, etc.
Article 261 bis du Code pénal suisse « discrimination raciale »
46Pour pouvoir adhérer à ta Convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes tes formes de discrimination raciale, la Suisse a dû procéder à une révision de son Code pénal pour y insérer une norme pénale antiraciste. La norme pénale antiraciste a été acceptée par 54,7 % des voix lors de ta votation populaire du 25 septembre 1994.
47Article 261 bis du Code pénal suisse
Celui qui, publiquement, aura incité à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ;
Celui qui, publiquement, aura propagé une idéologie visant à rabaisser ou à dénigrer de façon systématique les membres d’une race, d’une ethnie ou d’une religion ;
Celui qui, dans le même dessein, aura organisé ou encouragé des actions de propagande ou y aura pris part ;
Celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité ;
Celui qui aura refusé à une personne ou à un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse, une prestation destinée à l’usage public ; Sera puni de l’emprisonnement ou de l’amende.
48Mais cette norme pénale ne concerne qu’une infime partie des conflits et des discriminations liés au racisme, et il est indispensable d’agir plus largement, notamment pour protéger les victimes et en amont.
4. La philosophie de notre approche
49Peut-être faut-il parler d’une « nouvelle génération » de pédagogies antiracistes. Nous pensons, avec d’autres, qu’il est indispensable de développer une approche qui ne se limite pas à l’aspect cognitif ou à transmettre des connaissances, une approche qui prenne en compte les dimensions émotionnelles et insiste sur la nécessité d’éviter la désignation de personnes comme étant racistes.
50Les mots nous manquent parfois pour qualifier cette approche. « Eduquer contre le racisme » nous paraît ainsi non satisfaisant : est-il en effet pertinent de vouloir éduquer « contre » quelque chose ? Faut-il ranger cette approche dans l’éducation à la démocratie, aux droits humains ou dans l’éducation interculturelle ?
51Mais voici les éléments principaux caractérisant cette approche sociopédagogique, sur laquelle nous reviendrons plus en détail dans les chapitres qui suivent.
Offrir des expériences qui favorisent la découverte et la prise de conscience
52En fait, on ne peut pas « enseigner » contre le racisme ; peut-être n’est-il même pas possible d’enseigner sur le racisme, puisque à travers nos appartenances et nos histoires personnelles et collectives, nous y sommes toutes et tous impliqués d’une façon ou d’un autre. Il s’agit donc de créer des occasions où l’on peut se former, s’exprimer, douter, s’interroger et interroger les autres, un lieu où il est aussi question d’écoute, de rencontre.
Développer les compétences d’action
53L’éducation antiraciste telle que nous la concevons comporte deux axes essentiels : l’un touchant à la réflexion, l’autre à l’action. Prendre conscience des stéréotypes, des préjugés et de la discrimination, ainsi que la sensibilisation à la tolérance sont des aspects importants de l’éducation antiraciste.
54Mais il est nécessaire également d’apprendre à réagir face aux manifestations de racisme auxquelles on peut être confronté.
55En d’autres termes, ne voulant pas se limiter aux représentations, notre approche vise aussi les attitudes et les modes d’action. Et enfin elle parie sur le fait qu’il est parfois possible de passer d’abord par le changement des comportements ou des attitudes pour ensuite modifier les représentations.
56Il est important de le rappeler ici, car de nombreuses interventions pédagogiques combattent les préjugés et les stéréotypes, donc des représentations et modèles explicatifs, sans proposer en même temps des pistes d’action contre le racisme ou des modèles d’action non racistes.
Prendre en compte les différentes expériences collectives qui nous habitent
57La dimension émotionnelle est un élément clé, une réalité à laquelle nous sommes toujours confrontés lorsque nous parlons de racisme. Les expériences individuelles et collectives jouent un rôle important dans la façon d’appréhender la question du racisme du point de vue subjectif. Or, les expériences collectives des uns et des autres varient énormément, et nous travaillons avec des groupes dont les identités et les origines sont en général très hétérogènes. Pour réellement pouvoir dialoguer au sujet du racisme, il faut aller à la rencontre des personnes « là où elles se trouvent », avec leurs expériences, leur vécu, leurs douleurs, leurs contradictions et leurs questions.
Nos opinions sont divergentes ? Parlons-en !
58Lorsque l’on met en place une activité ou un cours sur le racisme, on est toujours perçu comme ayant un parti pris par rapport au sujet. Et certains participants n’osent pas dire tout ce qu’ils pensent réellement, craignant que ce serait mal vu par l’animateur ou l’enseignant. Si les opinions divergentes ne peuvent pas être exprimées, on risque de perdre le public auquel on voulait justement s’adresser. La controverse et la contradiction doivent pouvoir exister, car les opinions divergentes qui ne s’expriment pas à haute voix n’en persistent pas moins. Se sentir obligé de penser tout bas peut bloquer un véritable changement d’attitude.
La dissimulation et la banalisation du racisme comme point de départ
59L’éducation antiraciste se heurte souvent à des résistances. La peur d’être taxé de raciste est très courante. Le déni, la dissimulation et ta banalisation du racisme en sont des conséquences, au fond, assez normales. Ainsi, le racisme, c’est plus facilement chez les autres qu’il est perçu. A nouveau, la dimension émotionnelle s’avère être déterminante.
60Dans toute expérience éducative, ces résistances constituent un point de départ incontournable. Toutefois, lorsqu’on accorde de l’attention aux expériences des victimes, sans chercher à condamner des auteurs d’agressions, et en créant un climat de respect mutuel, on peut dès lors regarder la réalité du racisme en face, et chercher des possibilités pour soutenir et défendre les victimes. En ce sens, il s’agit d’une éducation à la responsabilité et aux droits humains pour tous et toutes.
Mais pourquoi, au fond, combattre le racisme ?
61Pour terminer, précisons pour quelles raisons le combat contre le racisme nous paraît indispensable. Le racisme en tant que mode de domination est source d’injustices, de discriminations et de souffrances. Il a pour effet le déni de la dignité humaine et empêche le plein accès aux droits humains. De plus, le racisme est incompatible avec la démocratie et contraire à ses fondements et à son esprit. Pour nous, il est central de protéger chacun contre la discrimination, pour que les droits et la dignité de chacun soient respectés.
62Nous pouvons nous rallier aux valeurs fondamentales telles que la Commission fédérale contre le racisme (CFR) les stipule dans sa documentation :
Les individus (mais non les ‘races’) sont différents, mais tous les êtres humains sont égaux. Le racisme viole ce principe fondamental des droits de l’homme qu’est la non-discrimination.
Le racisme ne salit pas seulement les victimes, mais également ceux qui s’en rendent coupables, les privant de toute humanité. Une société qui tolère le racisme et l’antisémitisme n’est pas démocratique.
(Documentation CFR sur Internet, 1998)
63Cette affirmation engage tous ceux et toutes celles qui se battent pour l’égalité et le respect des droits humains. La référence à la démocratie et aux droits humains reste incontournable.
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit.
(Déclaration universelle des Droits humains, art. 1er)
Bibliographie
Charte de Rotterdam (1996) : Le travail de police dans une société multiethnique, B.P. 1812, 3000 BV Rotterdam, NL.
Graumann C.F. (1995) : « Äusserungsformen von Fremdenfeindlichkeit und Rassismus », in Psychologie heute, Heft 7, Juli, S. 7-9.
Guillaumin C. (1992) : Sexe, race et pratiques du pouvoir : l’idée de nature, Paris : éd. Côté-femmes.
Heitmeyer W. (1987) : Rechtsextremistische Orientierungen bei Jugendlichen. Empirische Ergebnisse, und Erklärungsmuster einer Untersuchung zur politischen Sozialisation, Weinheim und Munchen : Juventa Verlag.
Memmi A. (1982 et 1994) : Le racisme, Paris : Gallimard, folio.
Taguieff P.-A. (1997) : Le racisme, Paris : Flammarion.
Tajfel H. (1975) : « Die Entstehung der kognitiven und affektiven Einstellungen », in Hartmann, K.D. (Hrsg.), Vorurteil, Ängste, Aggressionen, Frankfurt am Main : Europäische Verlagsanstalt, S. 71-75.
Zick A. (1997) : « Vorurteile und Rassismus. Eine sozialpsychologische Perspektive », in Wagner, U. (Hrsg.), Texte zur Sozialpsychologie, Band I, Munster : Waxman Verlag.
Sites Internet :
Commission fédérale contre le racisme :
http://www.ekr-cfr.ch/f/dokumentation.htm
Ecole sans racisme :
http://www.ecolesansracisme.be/indexfr.html
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Le Travail social à la recherche de nouveaux paradigmes
Inégalités sociales et environnementales
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2013
Pédagogie de l’antiracisme
Aspects théoriques et supports pratiques
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