Conclusion
p. 219-223
Texte intégral
1En entreprenant cette recherche, nous étions conscients de prendre en considération non pas un objet unique mais un emboîtement de préoccupations proches. Nous étions à la fois intéressés par l’action produite par les travailleurs sociaux réunis en réseau autour d’une même situation sociale et, inscrit à l’intérieur de ce partenariat par la place et les rôles pris par les éducateurs de la petite enfance. Au-delà des questions relatives aux compétences spécifiques des différentes professions du social, il nous importait de comprendre ce que ces intervenants, réunis au sein d’une action en réseau, fabriquaient et s’imaginaient fabriquer ensemble.
2Partant d’une série de postulats issus des théories de l’action et de nos pratiques de terrain antérieures, nous savions que toute action sociale est une activité complexe qui s’inscrit dans un contexte incertain, traversé par de multiples forces et tensions. Dans cette idée, la multiplication des intervenants autour d’une même situation nous semblait constituer, pour l’action à entreprendre, à la fois une promesse et une gageure. Nous étions très intéressés à comprendre comment les professionnels, issus de réalités et de cultures professionnelles différentes, allaient-ils s’y prendre pour construire une action collective cohérente sur la base d’une mise en synergie de leurs pratiques individuelles ?
3Fréquemment employé dans les discours des travailleurs sociaux, il nous semblait pertinent d’approfondir la notion de travail en réseau et de mettre en perspective les composantes et dynamiques propres aux processus impliqués dans ce type de pratique professionnelle.
4Fondée sur l’analyse de cas concrets, notre recherche se voulait avant tout une approche praxéologique et visait à rendre intelligible le sens de l’action menée par les professionnels qui œuvrent en réseau, à en dégager concrètement les principales composantes et « logies ». Pour compléter nos diverses analyses, nous avions pour objectif de pouvoir proposer des perspectives concrètes pour l’action. Sans tomber dans le piège d’une généralisation illusoire et totalisante, au travers de la démarche entreprise nous avons finalement réussi à construire un protocole opérationnel destiné aux travailleurs sociaux impliqués dans une action en réseau. Pour construire cet outil, nous avons regroupé bon nombre d’aspects sensibles que nous avons pu repérer au cours de nos analyses croisées du corpus de textes réunis au cours de notre démarche. Il convient de rappeler que notre matériau est constitué des discours tenus par les professionnels, soit dans le cadre de leur action langagière de terrain (enregistreur posé sur la table de réunion), soit dans le cadre d’interviews, le plus souvent individuels, qui ont eu lieu entre les différentes étapes du travail en partenariat.
5A la lumière des travaux développés en clinique de l’activité, nos analyses de textes, complétées par les confrontations croisées avec les professionnels impliqués dans notre recherche, nous ont permis de mettre à jour de multiples sources de tensions qui peuvent traverser le travail en réseau et cela malgré des régulations apparemment consensuelles et un sentiment général de satisfaction exprimé par les différents partenaires.
6De fait, notre recherche a permis de rendre intelligible les interactions qui se jouent entre les professionnels de différentes organisations engagés dans une action en collaboration et de préciser les aspects importants qu’une collaboration bien comprise devrait prendre en considération.
7Sans reprendre les réflexions que nous avons déjà développées tout au long de notre recherche, il nous semble utile de rappeler l’importance que revêtent les représentations et autres références misent en œuvre par les professionnels amenés à collaborer. Au carrefour de nombreuses questions, les tensions et autres turbulences qui émergent entre les partenaires sont en grande partie générées par les différentes représentations que ces derniers se construisent tant par rapport à l’usager et ses problématiques qu’à la conception de l’action à mener. De fait, l’ensemble des compétences développées par les praticiens dans le cadre d’une collaboration sont soumises aux influences croisées de références qui relèvent à la fois de logiques personnelles (motivations, projet, style, etc.), de logiques professionnelles (fonction occupée, méthodes, valeurs, identité et culture professionnelles, déontologie, etc.), de logiques institutionnelles (fonction, mandat, genre, etc.) et de logiques relatives à la dynamique du réseau constitué (jeux de pouvoir et de territoire, recherche de consensus et conformisme, mode de gestion des interactions et des décisions, etc.). Comme nous pouvons le voir, de multiples références et logiques se superposent, se concurrencent, voire entrent en conflit entre elles. Et c’est au croisement de ces tensions et forces contraires que les partenaires engagés dans une action en réseau vont devoir se situer.
8Pour atténuer les effets négatifs induits par la taylorisation et le morcellement des interventions sociales, il est aisé de comprendre l’intérêt grandissant que les travailleurs sociaux ont développé envers les pratiques en réseau. Cependant, si cette collaboration autorise une meilleure prise en considération de la complexité inhérente aux problématiques sociales, notre recherche a permis de montrer qu’elle constitue également le creuset d’une multiréférentialité problématique que les partenaires sont appelés à gérer afin de garantir un cadre cohérent à leur communication et leur action.
9De fait, les travailleurs sociaux sont aujourd’hui confrontés à de sérieux dilemmes qui se situent au carrefour d’une doubles contraintes ; développer une pratique polyvalente tout en faisant preuve d’expertise ; faire face à l’intolérance imposée par la société quant à la survenue de risques dans la domaine de la protection de l’enfance ; respecter les cadres d’action prescrits et user de leur intelligence pratique pour parvenir à trouver des réponses des situations sociales complexes. Pour ces professionnels, intéressés par la collaboration interinstitutionnelle et le travail en réseau, notre recherche a le mérite d’offrir quelques pistes de réflexion et des repères qui bornent une pratique aux frontières mal délimitées. Quant à notre protocole, il offre quelques perspectives d’action concrètes concernant la définition commune des problèmes et pistes d’interventions ainsi que le pilotage de l’action menée en partenariat.
10Dans un autre ordre d’idée, notre recherche met également en relief d’autres enjeux qui semblent se nicher au cœur de toute action en collaboration. Outre la question de la division du travail social actuel, point déjà évoqué plus haut, qui amène les travailleurs sociaux à mettre en commun leurs ressources, il convient de relever le besoin de sortir de l’isolement généré par une pratique individuelle. Le regard croisé d’un pair permet dans bien des cas aux praticiens de se réassurer dans leur action alors que les situations sociales se complexifient et que simultanément les pressions institutionnelles et sociétales se font pressantes.
11Le besoin de reconnaissance entre pairs constitue une autre raison qui explique le besoin de travailler de concert entre partenaires de différentes institutions. Ce dernier point est apparu fortement parmi les éducateurs de la petite enfance dont la profession souffre d’une image pas toujours très valorisée et de pratiques mal connues et reconnues quand bien même elles font l’objet d’une évolution prometteuse.
12Au vu des différentes fonctions, explicites et implicites, que les pratiques en réseau semblent remplir pour les travailleurs sociaux, il est pour le moins probable que ces pratiques continuent de se développer au cours de ces prochaines années. Toutefois, l’amplification des prescriptions ainsi que les velléités de certaines hiérarchies de contrôler davantage les actions et décisions de leurs collaborateurs constituent deux écueils certains pour la souplesse que requiert toute action en réseau. L’avenir nous dira comment ces éventuelles nouvelles contraintes médiatiseront l’action quotidienne des travailleurs sociaux et comment ces derniers réussiront à les intégrer dans la construction des problématiques sociales.
13Si nous considérons les perspectives que présentent les résultats de notre recherche, nous pouvons noter qu’ils impliquent plusieurs niveaux de réalités et concernent à la fois la recherche appliquée, les prestations de service et la formation professionnelle initiale et continue des travailleurs sociaux.
14Nos observations et analyses permettent tout d’abord de nourrir un questionnement approfondi sur les pratiques de travail social en réseau destiné à l’ensemble des professionnels concernés.
15En ce qui concerne la collaboration établie avec nos partenaires de recherche, notre démarche s’est avérée très positive. Au travers de notre implication et de nos premières analyses de la complexité inhérente aux pratiques observées, nous avons réussi à créer des relations de confiance qui ont permis d’initier un processus réflexif de qualité. Les moments de confrontations croisées ont offert un espace propice pour questionner, valider ou infirmer certaines de nos observations et hypothèses de compréhension et, par-là même, nous ont permis de construire progressivement un cadre théorique pour appréhender les pratiques en réseau considérées dans toute leur complexité.
16Ces moments d’échanges ont été bien appréciés par les professionnels directement impliqués dans la recherche, car ces derniers y ont vu une opportunité pour penser leur pratique. Nous avons été par ailleurs sollicités pour participer à des colloques, journées de travail, symposium que ce soient dans le domaine de la santé, de la petite enfance comme celui du travail social. Du côté de la protection de l’enfance, une formation cible sur le travail en réseau nous a permis d’approfondir la réflexion sur la base de l’expertise de professionnels très engagés dans ce type de pratiques.
17En ce qui concerne le programme de formation HES des travailleurs sociaux, il serait souhaitable que le fruit de notre recherche soit intégré dans l’enseignement professionnel des différentes filières ainsi que dans les enseignements portant plus précisément sur les méthodes et modèles d’intervention. Le travail social en réseau est en plein essor et il est indispensable que les futurs professionnels connaissent les principaux enjeux et mécanismes, ainsi que les forces et les limites de ces pratiques.
18Dans une double perspective, qui intègre à la fois une collaboration entre les différents sites de formation HES et une collaboration interprofessionnelle, il serait opportun de penser à créer un module d’enseignement commun à l’ensemble des professionnels de la santé et du social portant sur les pratiques de réseau. Au-delà de certaines pratiques de terrain, un tel enseignement constituerait à l’évidence une première étape vers un rapprochement de ces deux cultures professionnelles assez dissemblables.
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