Précédent Suivant

Chapitre 2. Exploration des pratiques

p. 75-190


Texte intégral

Méthodologie

1Fondée sur l’analyse de cas concrets, notre recherche tente principalement de cerner finement comment les différents intervenants construisent leur intervention en réseau interprofessionnel et de mettre ainsi en perspective la palette des compétences mobilisées ainsi que les difficultés rencontrées. Pour ce faire, nous avons collaboré étroitement avec les professionnels qui ont accepté que l’on procède à l’analyse de leurs actions à travers leurs discours produits avant, pendant et après les différentes séquences d’intervention. Si cette procédure de recherche peut paraître lourde, elle nous semble particulièrement pertinente pour appréhender les diverses compétences développées ainsi que la dynamique des processus impliqués durant les interventions de crise.

2Très concrètement, cette recherche s’est déroulée sur une durée de neuf mois et a porté principalement sur deux situations de crise pour lesquelles les actions des professionnels impliqués ont été enregistrées. L’intérêt de travailler sur une approche très micro nous a permis de recueillir du matériel brut, tels des enregistrements de séances de réseaux permettant de conduire des entretiens sur la base de l’action réelle. Les discours des professionnels se sont construits à partir de leurs pratiques révélées à eux-mêmes, évitant ainsi les traditionnels discours généralisant sur ce que l’acteur s’imagine devoir dire de sa pratique.

Autoconfrontation

3Dans une perspective de l’analyse de l’activité telle que nous l’avons construite au sein de cette recherche, l’analyse des séances enregistrées ne peut répondre à l’ensemble des questions posées. Après avoir récolté un matériel très riche, nous avons procédé à des entretiens semi-directifs avec l’ensemble des partenaires engagés dans la recherche. Ces entretiens, à nouveau enregistrés, ont permis de clarifier des questions concernant :

  • la compréhension de la situation

  • le rôle de chaque acteur ;

  • le pilotage du réseau ;

  • les forces en jeu (contraintes, blocages, ressources) ;

  • les actions professionnelles en jeu ;

  • la spécificité de la situation présente.

4L’analyse de ces entretiens a certes permis d’émettre de nombreuses hypothèses, mais nous étions encore loin de comprendre ce qui se vit pour les professionnels, au-delà des discours explicatifs récoltés et des interprétations des chercheurs, l’objectif principal étant bien de comprendre la dynamique d’actions des sujets. Nous avons choisi de nous référer à une méthode utilisée et particulièrement bien explicitée par Yves Clot, professeur de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers CNAM, (Clot et al., 2001) ; L’autoconfrontation croisée.

5Au sein de notre recherche, nous avons travaillé sur du matériel brut, des séances de réseau enregistrées. L’autoconfrontation croisée demande de réunir les membres du collectif en question, généralement par binômes, pour recueillir les commentaires qu’adresse l’un des deux collaborateurs à son collègue. Les équipes de Clot travaillent avec du matériel filmé alors que nous avons choisi, par souci de simplification de la tâche, de travailler sur du matériel enregistré audio puis retranscrit sous forme écrite dans ses moindres détails. L’autoconfrontation croisée résiderait dans le cadre de notre recherche à redonner aux professionnels la totalité de ce qui s’est dit durant leur séance de réseau, et en équipe de deux, de réagir sur les propos de son collègue. L’autoconfrontation croisée faisant intervenir deux sujets sur des activités professionnelles similaires, demande à chacun de commenter l’action de son coéquipier. Les questions ou les interrogations du sujet visualisant l’action à travers la vidéo devient matière à penser l’action.

6Faire parler un professionnel sur l’action de son coéquipier implique que ces deux sujets produisent une pratique commune ou en tous les cas un champ d’action imparti dans le même domaine, régit par un genre collectif. Cette procédure importante n’a pu être appliquée, toutefois nous nous en sommes fortement inspirés en faisant interagir les professionnels sur les retranscriptions de séances de réseau. Ce fut pour nous l’occasion de permettre au sujet de réintervenir sur son cours d’action, de le repenser et de nommer ce qui s’est joué dans les interactions, dans l’intersubjectivité.

7Nous aimerions au sein de ce travail montrer combien la méthode d’autoconfrontation croisée est effectivement entrecroisée à la notion de genre et de style auxquels nous consacrerons un chapitre à partir des sujets dans l’action. Elle trouve son efficience dans cette culture collective dont les réorganisations de la tâche par les collectifs professionnels aboutissent à un corps d’évaluations partagées qui règle l’activité personnelle de façon tacite.

8C’est sur ce socle de normes collectives, construites par les travailleurs eux-mêmes, que peut se jouer l’autoconfrontation croisée. Cette « culture » commune permet d’échanger sur la pratique de son collègue sans enfreindre la liberté individuelle, sans se placer dans un rapport de jugement arbitraire, puisque les pratiques professionnelles sont déjà instituées dans une base acceptée de tous. L’intervenant est aussi le garant du bon fonctionnement de l’entretien, mobilisant les sujets sur des questions d’intelligence au travail, de créativité, identifiant les styles de chacun toujours en fonction du genre plus ou moins stabilisé.

9Dans un cas de figure comme le travail en équipe pluridisciplinaire, de plus en plus répandu dans les champs du tertiaire, le concept de genre demande une connaissance des prescriptions explicitées par chaque professionnel, ce qui peut paraître une pratique difficilement réalisable puisque le genre à justement de la peine à se dire.

10Le genre est difficilement repérable et verbalisable par les acteurs au travail, étant eux-mêmes pris dans cette norme collective qui n’est de fait à leurs yeux plus nécessaire de nommer ni de discuter. Nous reprendrons ici une citation de Clot et Faïta (2000) : « C’est un système souple de variantes normatives et de descriptions portant plusieurs scénarios et un jeu d’indétermination qui nous dit comment fonctionnent ceux avec qui nous travaillons, comment agir ou comment nous abstenir d’agir dans des situations précises ; comment mener à bien les transactions interpersonnelles exigées par la vie commune organisées autour des objectifs d’action. »

11A ce stade, nous reprendrons une question posée par Jobert (2002) : « Comment se donne à voir le genre au travail, comment montrer le travail du genre ? ».

12Dès lors des problèmes méthodologiques importants apparaissent pour déceler et mettre en mots ce qui n’a plus à être dit ! Peut-être que le concept de style pourrait nous porter secours dans cette tentative de compréhension fine de l’activité en réseau et des différents agirs en présence.

13Comme nous l’avons mentionné, nous pensons que le style exerce une fonction dans le collectif permettant à celui-ci d’enrichir et d’orienter ses rayons d’action. De plus, contrairement au genre, le style se donne à voir à la condition d’une reconnaissance des compétences par les pairs. Les concepts de genre et de style demandent à être clairement repéré par les professionnels avant même d’imaginer l’utilisation de la méthodologie de l’autoconfrontation croisée.

14L’autoconfrontation croisée, en l’absence d’un genre collectif stabilisé, nous a paru une méthodologie difficilement applicable, voire dangereuse. Elle demande au préalable une confiance des différents sujets non seulement entre eux, mais également entre chacun et sa propre institution, puisque chaque professionnel au sein du collectif réseau représente son corps professionnel et son établissement. Nous pensions alors confronter les professionnels repérés comme significatifs sur la base des séances de réseaux enregistrées et retranscrites. Après de nombreuses discussions entre chercheurs nous avons abandonné cette méthode de travail pour les raisons suivantes :

  • Nous ne nous sentions pas libres de confronter nos hypothèses questionnant des rapports de pouvoir entre partenaire n’ayant pas le même statut hiérarchique.

  • Nous nous trouvions face à des responsables d’institutions des professions libérales indépendantes et des employés spécialisés. Il apparaît clairement qu’un médecin ne peut pas parler à la place d’un éducateur, d’une infirmière ou que d’une directrice de crèche.

  • Nous faisons clairement la différence entre parler sur une pratique professionnelle qui n’est pas la sienne et tenter de comprendre finement le pourquoi de telle ou telle action entreprise par son collègue travaillant sur des tâches identiques ou tout du moins connues parce que déjà exercées.

  • Au-delà des questions de hiérarchie, les différents mandats professionnels, les différentes sources de prescriptions, nous sont apparus comme force majeure dans les interactions. Dès lors, si une séance en réseau multidisciplinaire pose fortement ces besoins de clarifications des mandats et des actions réalisées, nous ne pouvions qu’exercer de la confusion en demandant à un professionnel de l’action sociale de réagir sur des questions médicales.

15A ce stade de la recherche, nous avons arrêté le principe suivant : une autoconfrontation croisée même à partir de textes, n’a de sens qu’entre pairs appartenant à une même culture professionnelle. Toutefois afin d’éviter l’isolement du chercheur dans ses interprétations parfois sauvages des pratiques professionnelles, nous avons opté pour la méthode de l’autoconfrontation simple. Celle-ci a l’avantage de garder la dynamique de coanalyse entre sujets et chercheurs, permettant non seulement le développement de l’expérience professionnelle (qui reste un sujet de recherche en soi), mais aussi de dépasser les éternelles interprétations des auteurs de rapports de recherche, dont la soi-disant légitimité d’expert offre généralement plein pouvoir.

16Méthodologiquement, nous avons reconstruit le protocole de recherche suivant :

  1. Enregistrement des séances de réseau

  2. Retranscription complète des séances

  3. Première analyse par les chercheurs amenant à des demandes de clarification

  4. Série d’entretiens individuels avec les différents acteurs du réseau

  5. Retranscription complète des entretiens

  6. Deuxième analyse par les chercheurs avec constructions d’hypothèses

  7. Choix de quelques acteurs significatifs du réseau

  8. Transmission du matériel retranscrit aux acteurs significatifs

  9. Entretiens individuels sur la base du matériel retranscrit et des hypothèses des chercheurs

  10. Retranscription complète des entretiens

  11. Troisième analyse des chercheurs

17Changement de perspective :

18Lorsque nous nous sommes trouvés en phase 9 du protocole, quelques professionnels ont demandé une confrontation des matériaux récoltés entre partenaires du réseau interprofessionnel, dépassant ainsi nos inquiétudes énoncées auparavant, ouvrant par eux-mêmes des perspectives méthodologiques autour d’une autoconfrontation croisée. Dès lors le protocole s’est enrichi des points 12 et 13 introduisant de nouveaux entretiens au sein desquels les professionnels ont réagi sur l’action de leurs collègues en présence de ceux-ci. Nous accréditons cette avancée méthodologique exploratoire en nous référant à Hanique et Jobert (2002) qui proposent la confrontation à un pair référé à un genre différent. « A l’intérieur d’un même espace de travail, la pratique clinique nous enseigne que le genre, invisible dans le cours ordinaire de l’action, même perturbée, est révélé lorsque l’action d’un opérateur, réglée sur un certain genre, est confrontée, en situation, à l’action d’un pair référé à un genre différent. Plus généralement nous dirons que le genre se révèle différentiellement lorsque les circonstances du travail mêlent des opérateurs d’appartenance et donc de tradition différente. »

19Les professionnels ayant demandé des entretiens confrontant des genres différents ont une pratique interdisciplinaire largement expérimentée. Il s’agit d’un assistant social et d’une directrice de crèche. Nous avions précédemment posé trois conditions pour qu’un collectif réseau puisse créer un genre interdisciplinaire.

  • une durée suffisamment longue du travail en collectif ;

  • une stabilité des sujets en présence ;

  • une compréhension des rôles et fonctions de chaque professionnel en présence, mais surtout une compréhension du genre d’appartenance premier de chacun.

20De plus, suite à l’analyse des retranscriptions, nous pouvons insister clairement sur deux concepts indispensables à toute pratique en autoconfrontation croisée, soit la reconnaissance et la confiance. Nous avons approché cette méthodologie de coanalyse, instituant des rapports de confiance entre chercheurs et le collectif engagé dans le processus de recherche. Cet espace de confiance indispensable à la démarche ne se proclame pas d’avance. C’est dans le déroulement des interactions que se construit petit à petit ce qui donne sens aux sujets engagés dans la recherche. Nous postulons qu’au-delà des sentiments de feeling, de sympathie réciproque, c’est bien sur la question du sens que peuvent donner les professionnels eux-mêmes au processus dans lequel ils se sont engagés, que la confiance pourra s’établir durablement permettant une implication forte des sujets.

21La pratique des deux professionnels en question répond parfaitement à l’ensemble de ces paramètres. Dès lors leur demande de travailler en autoconfrontation croisée prend tout son sens et ce processus de recherche ne pouvait mettre en danger leur collaboration ; ce qui était notre crainte première.

Autoconfrontation croisée sur la base de documents écrits

22Nous avons repéré, par exemple, dans la lecture des entretiens établie en phase 9, des compréhensions de situations divergentes entre ces deux acteurs travaillant sur la situation d’un enfant pour lequel on soupçonne un environnement familial maltraitant. Nous avons isolé les passages relatifs à ces interprétations dissemblables et les avons soumis à la lecture des deux professionnels en présence. Cette rencontre prévue initialement d’une durée d’une heure s’est allongée à presque deux heures, les aspects émotionnels ayant été particulièrement forts et demandant du temps pour aller au bout des questions traitées.

23Afin de bien saisir ce que nous avons tenté de cerner dans ce travail, nous allons illustrer les contenus théoriques et méthodologiques par un exemple d’intervention. Les dialogues se passent entre Marco, un assistant social, Julie, une directrice de crèche et le chercheur. Cet entretien est le résultat d’un enchaînement de rencontres entre le chercheur et les deux professionnels. La première phase a été l’enregistrement d’une séance de réseau entre les deux sujets sans la présence du chercheur. Les discours enregistrés ont été retranscrits et questionnés par l’équipe de recherche. Il en est ressorti globalement une difficulté pour ces professionnels de comprendre comment chacun pense différemment la problématique et ainsi comment chacun construit son cours d’action sans référence à l’Autre. La problématique centrale relève d’une information donnée à la crèche par l’assistant social sans que la mère soit au courant. Cette situation liée à la question du secret professionnel sera prépondérante dans la manière dont les éducateurs-trices collaboreront avec la mère. Suite à cela le chercheur a eu un entretien semidirectif individuel avec chaque professionnel. Cela a permis une prise de conscience de la différence d’interprétation du texte réseau par chaque professionnel. Dans un troisième temps il a donné les textes des entretiens retranscrits aux deux sujets impliqués pour qu’ils puissent se lire et saisir ainsi le point de vue de l’Autre qui s’était exprimé en toute tranquillité dans un cadre privilégié avec le chercheur. En dernier lieu, les deux professionnels ont demandé à se rencontrer en présence du chercheur pour confronter leur point de vue.

Autour d’une autoconfrontation croisée

24Marco : Je veux juste te dire une chose, Julie, tu me connais quand même un brin. Est-ce que tu crois que moi, quand je vois cette femme (la maman), je ne lui dis pas « Je pense que c’est important que l’équipe éducative et la crèche soient au courant. » Elle me dit « Ça lui change quoi ? Alain (l’enfant) n’a pas subi ça. » Je sens une mère qui a déjà énormément de problèmes, qui a des problèmes à se séparer pour la première fois de sa vie de son petit enfant, parce que jusque-là...

25Julie : Elle n’a pas tourné une page et de faire un réseau pour ceux qui ne sont pas au courant, c’est dur !

26Marco : Et là, je me dis, je travaillerai ça avec la mère pour y arriver, mais moi, actuellement, ma priorité, c’est de caser l’enfant dans une crèche.

27Julie : C’est ce que l’on a fait, c’est-à-dire que l’on a commencé comme ça.

28Marco : Mais dis-moi, la prochaine fois, tu veux que je te dise, dis-moi Julie, parce que je suis pour essayer de collaborer. Dis-moi comment je dois faire la prochaine fois. Est-ce que tu préfères que je te dise « Julie, j’ai besoin urgemment, tout de suite et fais-moi confiance, d’une place pour un môme, pour des raisons que je ne peux pas te raconter. » Est-ce que toi tu me prends Alain comme ça, sans que je te dise rien ? Si tu ne préfères pas avoir le renseignement...

29Julie : Je préfère avoir le renseignement même si la mère n’est pas au courant, c’est évident.

30Marco : D’accord, O.K.

31On voit dans cet extrait que les professionnels ont l’occasion de parler de leur pratique, des interactions qu’ils ont vécues et peuvent ainsi tenter un entendement de la compréhension de l’action en fonction du point de vue de l’Autre. C’est dans le regard de l’Autre que le sujet saisit sa propre construction de l’action. On voit que l’assistant social cherche à clarifier les attentes de la directrice et ainsi adapter leurs modes de collaboration.

32Il nous reste à situer d’un point de vue méthodologique le statut des chercheurs au sein de l’activité recherche, spécifiquement lorsque celle-ci s’applique à un champ de pratiques. Barbier (2001) pose une distinction forte entre recherche ayant « pour dominante l’intelligibilité des pratiques et les démarches de recherche ayant pour intention dominante leur optimisation ou leur finalisation (c’est-à-dire la production de représentations sur une transformation possible de ces pratiques) ». Attributs d’objectivation dans un cas, attributs d’efficacité dans l’autre. Une recherche en intelligibilité implique un rôle distinct du cours d’action étudié. Cette différentiation certes fort éclairante demande une gestion des transitions en souplesse. Si nous nous situons dans une démarche d’intelligibilité, est-ce pour autant que la transformation en soit absente ? Et même si la classification des deux types de recherche se distingue par l’intention première des chercheurs (entre intelligibilité ou optimisation), est-ce que la clarification de ce qui se construit et comment cela se construit entre les sujets, ne participe pas, de fait, à une transformation de l’Homme au travail ? Nous pensons que toute analyse du travail construite en accord avec les professionnels et dans un climat de confiance permet un développement personnel du sujet. Ceci à la condition que le sujet trouve sens dans le processus de recherche au sein duquel il est engagé pour oser la visibilité de sa pratique et qu’un cadre adéquat lui permette de penser, voire d’interpréter ses actions. Au sein d’une recherche en intelligibilité, le rôle du chercheur est distinct de celui du praticien mais tous les deux collaborent à la mise en lumière des processus intersubjectifs en jeu.

33Au sein de cette analyse du travail, nous avons entretenu une collaboration très proche avec les praticiens ayant une culture professionnelle commune par le passé. Nous avons tous les deux travaillé durant de nombreuses années soit au sein du Service de protection de la jeunesse, soit dans des projets en lien avec l’Espace de vie enfantine. Les pratiques des infirmières en santé publique ou de l’assistante sociale de quartier procèdent elles, d’un rapport plus en extériorité. Ces connaissances et méconnaissances préalables ont une incidence certaine sur les compréhensions des actions repérées. Conscients de cet état de fait, les hypothèses émergentes ont été vérifiées auprès des sujets impliqués, durant le cours de la recherche. Le travail en réseau interprofessionnel est une pratique que nous avons expérimentée par le passé leur laissant de nombreuses interrogations liées à son intelligibilité. Jobert (1999), dans ses recherches en psychodynamique du travail renverse les conceptions usuelles en affirmant que la connaissance des terrains, l’implication dans les espaces de travail, les rapports privilégiés ne sont pas des obstacles mais les conditions d’une recherche. Cette implication des chercheurs, leur ressenti, leur subjectivité est intrinsèque au cours d’action et les transforme. C’est dans les situations de communication que se construit également le sens donné à une action. C’est dans ces espaces de transformation que s’élabore un déplacement des représentations ouvrant à de nouvelles compréhensions de l’action.

34Nous terminerons en ajoutant que l’activité de recherche suppose une communication sur cette activité, c’est-à-dire une activité de visibilité du processus engagé et des connaissances en découlant. Cela passe généralement par une formalisation liée à l’écriture ainsi que des présentations orales en retour.

L’agir dans le réseau complexe : la situation de Yasmine

Préambule

35La situation qui réunit les différents acteurs de ce deuxième réseau observé est assez emblématique de ces situations « bloquées » où toutes les actions sont d’avance plombées par des empêchements de nature diverse. Avant de dresser l’inventaire des difficultés qui préoccupent et réunissent les acteurs regroupés autour de cette situation, il est utile de présenter, dans les grandes lignes, les aspects significatifs qui caractérisent la famille concernée ainsi que les acteurs centraux qui ont accepté de se soumettre à notre regard. Ce cadre posé, nous pourrons développer une analyse approfondie des aspects qui nous ont paru significatifs pour la collaboration qui caractérise cette prise en charge en réseau. Dans un souci de clarté, nous privilégierons une approche qui regroupe nos différentes analyses et réflexions sous une forme thématique.

36Il convient encore de préciser que nos différents développements sont construits sur la base d’un corpus de textes, d’environ 120 pages, constitué sur la base des enregistrements de deux réunions de réseau et de six entretiens particuliers. Par ailleurs, avec deux des principales professionnelles concernées – une infirmière du Service santé jeunesse et une assistante sociale du Service de protection de la jeunesse – nous avons eu l’occasion de mener des autres confrontations allant jusqu’à des autoconfrontations croisées sur des questions spécifiques.

Lorsque les intervenants s’affairent autour d’une situation complexe

37Pour résumer en deux mots la situation qui nous intéresse, il convient de relever qu’il s’agit d’une jeune mère d’origine étrangère dont l’enfant unique, Yasmine, qui a un peu plus d’un an, est placée à EVE Mail depuis quelques mois. Cette jeune mère vit en Suisse depuis son mariage avec un homme, également d’origine étrangère mais au bénéfice d’un permis d’établissement. Après des épisodes de violence, la mère de Yasmine a demandé et obtenu le divorce. Cette décision lui a permis de clarifier sa situation conjugale, mais l’a également placée dans une situation de totale précarité. En effet, divorcée avant le délai des cinq ans qui donne droit à l’obtention d’un permis, cette jeune mère s’est retrouvée sans autorisation de résidence en Suisse. Aujourd’hui encore, le renvoi du territoire suisse constitue une menace constante. Autre élément qui complexifie la situation, la petite Yasmine est née de l’union entre sa mère et un ressortissant étranger sans permis qui transite régulièrement entre la Suisse et un pays limitrophe.

38Cette jeune femme est convaincue de son bon droit de demeurer sur territoire suisse – n’a-t-elle pas été victime de la violence de son ex-mari ? – et d’y faire sa vie. Toutefois, en raison de l’autorisation de séjour très particulière et provisoire dont bénéficie actuellement cette mère, toutes les démarches visant à l’aider à construire son projet de vie (travail, logement, soutien financier, etc.) sont freinées voire rendues impossibles pour de nombreuses questions. En effet, comment trouver un logement à Genève, alors qu’il y a déjà une pénurie des offres, sans être en mesure de présenter un permis de séjour valable, ni même de garanties de revenu ?

39Ainsi, l’ensemble des partenaires se heurte à une difficulté majeure : offrir un temps d’écoute à cette mère qui se trouve dans une situation qui désespérerait le plus grand nombre d’entre nous, sans toutefois être en mesure d’assurer un réel changement. Selon les intervenants et le type de mandat exercé, ce paradoxe est plus ou moins fortement présent. De fait, ce sont surtout les professionnels qui côtoient quotidiennement cette mère qui se trouvent face à un dilemme difficile à vivre. Ainsi en est-il du personnel d’EVE Mail qui assiste à la fois à la détresse de cette mère et à l’impuissance des travailleurs sociaux des services officiels qui sont obligés d’inscrire leur action dans le cadre dicté par le mandat et les règlements qui régissent leurs organisations.

40Dans cette situation, au vu de son contexte particulier, il n’est pas étonnant que ce soit la directrice d’EVE Mail qui ait poussé une des assistantes sociales à réunir les divers intervenants. Pour elle, il y avait une réelle urgence à mobiliser le réseau des professionnels concernés, à des titres divers, par cette situation afin de rechercher des solutions rapides en vue d’un changement. La notion de « crise », telle que la définit la directrice d’EVE Mail au moment où elle alerte les autres professionnels, n’est de loin pas partagée par l’ensemble des intervenants. Sans nier la détresse vécue par cette mère et la nécessité de rechercher des remédiations, ils portent un regard plus large et pondéré sur cette situation. Même très singulière, il est vrai que cette situation ne constitue pas un cas unique pour les services sociaux. L’accumulation de difficultés constitue-t-elle le critère central qui permet de définir la notion « crise » ? Dans le cas présent, nous poussons la provocation en relevant que le malaise semble vécu au moins autant par les professionnels qui côtoient quotidiennement cette jeune mère que cette dernière elle-même. En abordant la notion de « crise » et la diversité de conception des divers acteurs concernés, nous constatons un jeu de tensions qui situe le débat irrémédiablement sur le terrain des représentations tant subjectives que collectives. Nous reprendrons cette question à l’aide de différents éclairages, dont notamment ceux que proposent les notions de « style » et « genre ».

41Avant de commencer l’analyse de la dynamique de fonctionnement de ce réseau, nous allons préalablement présenter les différents acteurs impliqués et pris en considération dans notre recherche.

42Au niveau de la structure EVE Mail, nous trouvons la directrice de la structure et l’éducatrice référente de Yasmine. Au moment de la première réunion de réseau, elles accueillent la petite depuis cinq mois.

43Proche de cette structure d’accueil, nous trouvons une infirmière du Service santé jeunesse qui partage son temps entre vingt-cinq crèches. Son mandat de départ est de répondre aux besoins de la santé des enfants accueillis dans ces institutions. Comme nous le verrons dans les développements présentés ci-après, cette intervenante jouit d’une bonne marge de manœuvre dans son travail afin de répondre de façon pointue à certaines demandes exceptionnelles.

44Pour continuer dans le domaine de la santé, nous trouvons la pédiatre de la petite Yasmine. Elle suit l’enfant depuis son plus jeune âge et connaît de ce fait assez bien la situation de sa mère.

45Du côté du service social, nous trouvons deux assistantes sociales. La première est en charge du dossier d’aide sociale et financière (CASS) et suit la situation de cette mère depuis plusieurs années, avant même la naissance de Yasmine. Suite à une hospitalisation de l’enfant, pendant laquelle une suspicion de maltraitance a été formulée par l’équipe médicale de l’Hôpital des enfants et de la pédiatre, une seconde assistante sociale, du Service de protection de la jeunesse, a rejoint les autres professionnels déjà en charge de la situation pour apporter un soutien éducatif et prévenir d’éventuelles maltraitances ou négligences parentales.

46Pour comprendre la dynamique de ce « réseau », il convient de considérer à la fois le moment et les raisons qui ont amené les différents professionnels à intervenir. L’assistante sociale du CASS a été sollicitée au moment du divorce de sa cliente, et la pédiatre est intervenue après l’accouchement de Yasmine. A cette phase de prise en charge, une infirmière de santé publique (CASS) a été introduite dans la situation pour soutenir la mère. Cette collaboration a été interrompue par la mère qui ne souhaitait plus la présence d’une professionnelle à domicile. Cela explique la présence de la seconde infirmière (SSJ) dont l’intervention a été souhaitée par les autres membres du « réseau » préoccupés par des troubles du sommeil et une surcharge pondérale inquiétante présentés par l’enfant. Pour convaincre la mère de collaborer avec la nouvelle infirmière, cette dernière a été présentée par la directrice d’EVE Mail comme une collaboratrice de l’institution qui rencontre habituellement les parents. L’assistante sociale du SPDJ est intervenue, environ une année avant le début de notre recherche, lorsqu’il était question de « surveiller » les parents et de soutenir la mère et l’enfant. Au vu de la grande précarité qui caractérisait la situation à ce moment-là (mère sans permis de séjour et sans ressources, suspicion de maltraitance, etc.) le personnel de la pédiatrie et le « réseau » de professionnels souhaitaient un placement institutionnel mère et enfant. Face à l’opiniâtreté de la mère de Yasmine qui a réussi à trouver une chambre à louer, les professionnels, dont l’assistante sociale du SPDJ plus particulièrement chargée du volet « placement », ont accepté ce projet alternatif tout en exigeant une prise en charge de jour pour la petite. C’est dans ce contexte particulier qu’un placement à EVE Mail a été décidé. Ce dernier devant à la fois assurer le suivi quotidien et l’épanouissement de l’enfant ainsi qu’offrir un moyen de contrôle souple pour prévenir d’éventuelles négligences parentales.

47Au travers de ces quelques éléments de présentation, il apparaît très clairement que nous nous trouvons face à une situation pour le moins complexe qui soulève de nombreuses questions et préoccupations chez les professionnels qui interviennent à des titres divers. Plusieurs niveaux de réflexion mériteraient d’être abordés à ce stade de la présentation. Il y a tout d’abord le niveau « politique sociale et sanitaire » : morcellement et spécialisation des tâches des différents professionnels en fonction de leur appartenance à l’un ou l’autre organisation, coordination et risque de recoupement des actions des intervenants, etc. Il y a les enjeux liés à la collaboration interprofessionnelle : tension entre des cultures professionnelles, des mandats et des « genres » institutionnels divergents, voire contradictoires, définitions des rôles dans un esprit de complémentarité. Il y a des questions qui traduisent plus particulièrement des actuelles réflexions que mènent les écoles et les terrains autour de l’action et des compétences professionnelles : problématisation des situations dans leur globalité et définition de l’action à mener, gestion des tensions entre travail prescrit et action réelle, tension entre créativité (style personnel) et soumission à la hiérarchie, etc. Pour la situation présentée ci-dessus, nous pouvons sans problème reprendre les termes de Perrenoud (2002) qui s’est attelé à cette question des compétences. L’auteur relève que : bien malin qui pourrait dire au premier coup d’œil quelle est la tâche du travailleur social, sinon de « faire face à la situation », ce qui exige d’abord de s’en faire une représentation précise, d’identifier un besoin, un problème, une décision à prendre, une action à mener. Dans le cadre d’un travail de « réseau », nous pouvons encore préciser que non seulement le travailleur social devra définir les actions à mener, chose pour le moins peu aisée, mais de plus il devra les coordonner avec les autres professionnels dans une perspective de complémentarité et de partenariat.

48Comme nous le voyons, la liste des questions qui mériteraient d’être traitées est longue et pourrait sans autre être ouverte à d’autres préoccupations. Toutefois, dans le cadre de notre recherche, nous nous limiterons à (approfondissement de quelques aspects, ceux qui se profilent plus clairement dans l’axe de réflexion que nous avons défini.

49Dans les lignes qui vont suivre, par rapport à la situation présentée, nous allons tenter de rendre compte de la collaboration développée par les différents acteurs concernés tout en examinant une série de questions et d’enjeux particulièrement significatifs du travail en réseau. Cette démarche, menée pas à pas, nous amènera à pointer quelques mécanismes centraux que nous avons pu mettre en perspective suite à nos analyses du matériau constitué des différents enregistrements et interviews. Nous reprendrons ces différents aspects dans nos conclusions, lorsque nous serons amenés à proposer des lignes directrices en vue de l’établissement d’un protocole pour améliorer le travail en réseau.

50Pour ne pas tomber dans le piège de l’exhaustivité, nous avons fait le choix de nous référer aux réponses et propos des professionnels concernés par cette recherche en fonction des aspects traités. Il nous semblait effectivement judicieux de ne citer que les extraits particulièrement en rapport avec nos différents axes de réflexion. Dans le cadre de ce réseau, nous examinerons plus particulièrement les propos tenus par l’infirmière du SSJ et ceux tenus par l’assistante sociale du SPDJ. Là encore ce choix se justifie à la fois pour éviter des longueurs et des redondances et en raison des thèmes approfondis.

51L’usager et ses difficultés – une construction incertaine du problème et des actions à mener :

52Dès l’élaboration du projet de recherche, nous étions très curieux de découvrir la manière dont les différents professionnels allaient appréhender la situation sociale qui se présenterait à eux. Au travers de notre propre expérience de terrain, tant de praticiens que d’enseignants, nous savions que la culture professionnelle et le mandat institutionnel constituaient des références majeures dans la construction des problèmes. Par construction du problème, nous entendons la manière dont le professionnel va comprendre la situation et les diverses problématiques qui lui sont liées, mais également comment il va définir les actions à mener et les différents rôles qu’il choisit de jouer. Selon la fonction et le statut professionnel occupé, il nous paraissait évident que les préoccupations des divers intervenants allaient notablement différer. Au travers de nos premières analyses, cet aspect central de la collaboration entre professionnels d’horizons différents a pu facilement être identifié.

53Ne serait-ce que le regard porté sur les usagers, le repérage de leurs ressources et difficultés, les professionnels observés dans le cadre de notre recherche font état d’évaluations assez divergentes. Bien que repris ultérieurement dans nos analyses, il est judicieux de relever déjà ici que, selon les intervenants et leur ancrage concret dans la situation, l’usager considéré est tantôt Yasmine, tantôt sa mère, tantôt la famille.

54La définition des actions à mener dépend largement du regard porté sur l’usager et ses ressources ainsi que le temps d’engagement dans la situation. Les deux extraits qui suivent illustrent parfaitement comment l’infirmière, nouvellement impliquée dans le réseau déjà constitué, se montre sceptique quant à la pertinence de certaines interventions en fonction de sa perception de la cliente : On a une femme qui est jeune, qui est mordante, qui a envie d’avancer, qui dit que sa situation est bien meilleure qu’anciennement. Pour moi, elle est encore pleine de projets, pleine d’espoir (...) ça ne m’étonnerait pas qu’elle s’en sorte et déjà elle s’en est déjà bien sortie... A partir de cette lecture positive des ressources de l’usagère, l’infirmière se montre plutôt réticente à toute aide sociale : C’est une femme qui veut tout faire par elle-même (...) je n’y toucherais pas à ces histoires de gestion d’argent, même pour la recherche de travail, je crois qu’elle est assez pleine de ressources pour trouver (...).

55D’autres acteurs du même réseau de professionnels partagent la confiance que l’infirmière accorde aux ressources de l’usagère. Ainsi, une des éducatrices d’EVE Mail relève que : (...) c’est une maman qui se bat visiblement avec beaucoup de force pour rester ici... c’est une maman qui est très fière d’avancer toute seule... Une des assistantes sociales, celle qui s’occupe du dossier social et financier, formule un avis assez proche des deux autres : Je crois que Madame se mobilise pas mal et qu’elle essaie vraiment de faire tout ce qu’elle peut pour avoir les revenus suffisants et avoir un travail et un logement. Toutefois, parallèlement à la reconnaissance des compétences de cette jeune mère, l’assistante sociale met clairement en évidence l’extrême précarité de la situation : (...) à tout moment, elle pourrait être renvoyée de Suisse puisqu’elle est sans autorisation. Plus exactement, elle n’a pas obtenu l’autorisation de résidence en Suisse (...) elle a une autorisation de travailler qui est révocable en tout temps. Pour elle, elle a une énorme peine à comprendre... elle ne comprend pas qu’elle ne puisse pas rester en Suisse, mais en fait ni elle, ni l’enfant, ni le père de l’enfant n’ont d’intérêts directement en Suisse, qui pourraient justifier l’autorisation de séjour...

56Entre l’infirmière de prévention santé et cette assistante sociale, la lecture de la situation diffère grandement, non pas tant par rapport aux ressources personnelles que présente leur cliente, mais par l’angle de vue porté sur la situation. Bien au fait de la loi sur l’immigration et des réalités de la politique sociale fédérale et cantonale, l’assistante sociale a de sérieuses raisons de se montrer réservée, voire pessimiste. De son côté, l’infirmière porte son regard sur deux aspects ciblés directement en lien avec sa fonction d’infirmière et son rôle exercé au sein de la structure EVE Mail. Ainsi, lorsqu’elle évoque les problèmes qui se posent dans cette situation, elle se réfère clairement à sa pratique : C’est déjà d’avoir vu l’enfant (...) rien que par mon observation, c’est son poids et sa taille, par rapport à sa mobilisation, elle ne bougeait pas, elle avait un an et elle restait assise. C’était plutôt des problèmes physiologiques, je dirais. Mais après, je me suis posée plein de questions, comment est-ce que l’on peut arriver à ce qu’un enfant devienne aussi gros, qu’il dorme 4/5 heures dans la journée, quel est son rythme de vie ?

57En écoutant cette infirmière, il est intéressant de noter que si cette dernière saisit bien que les problématiques liées à la situation ne se réduisent pas aux seules préoccupations perçues au niveau de la santé de l’enfant, elle y tient : (...) toutes les difficultés, c’est vrai qu’il y a le travail, il y a l’argent, mais aussi le logement... c’est vrai qu’au réseau, c’est ressorti très fortement... et je reviens à l’enfant, il y a des problèmes de limites qui viennent très probants. Aux côtés d’une perspective directement liée à sa fonction de soignante, il est utile de relever que cette infirmière entrevoit son action, pour reprendre ses termes, de manière « ouverte ». Ainsi, elle situe son intervention de la manière suivante : (...) en tant que professionnel, il faut toujours fixer des objectifs avant de rencontrer la personne. Il y a le soin qui nous est demandé par l’ordre médical, mais quel est l’objectif aussi derrière ? (...) Il et important de créer un lien (...) et il y a des demandes qui se font spontanément à court terme et je crois de répondre à ça, c’est ce qui est important (...) si je pensais à long terme, je n’irais pas dans ces situations, parce que je me dirais que ça sert à rien (...) ils ont des ressources, des espoirs, des projets et c’est eux... en venant... je pense qu’il y a un rapprochement entre moi et eux et, tout d’un coup, ils ont envie d’en parler et il y a quelque chose qui se crée, quelque chose qui se réalise...

58Dans cet extrait, il semble évident que cette infirmière donne une coloration à son rôle et son action qui relève assez clairement de son « style » personnel. Toutefois, son appartenance au monde médical et plus particulièrement à celui de la santé communautaire est prégnante.

59Si on en revient à la question de la construction du problème, on s’aperçoit que l’infirmière, en conformité à son mandat et son rôle professionnel, s’intéresse prioritairement à l’enfant confié à EVE Mail et, dans un second temps, à la mère de l’enfant. Par rapport à la complexité de la situation financière et sociale, elle comprend bien le souci des autres professionnels tout en privilégiant une clef de lecture médicale et psychologique liée à la sphère individuelle – c’est une femme qui veut tout faire par elle-même, elle est pleine de ressources. Ainsi, il n’est pas étonnant qu’elle ne partage pas la même conception que les deux assistantes sociales concernant le soutien à assurer à cette jeune mère.

60La clé de lecture de l’assistante sociale du SPDJ, tant en ce qui concerne la hiérarchisation des problématiques liées à la situation que la conception des rôles à exercer, diverge assez singulièrement des réalités perçues par l’infirmière du SSJ.

61Intervenue quelques mois avant l’infirmière dans la situation qui nous occupe, l’assistante sociale identifie les problèmes de la manière suivante : Au départ, la demande était liée à une maltraitance soupçonnée, en tout cas certains gestes maltraitants de la part du père de l’enfant. Quand j’ai repris la situation, il y avait une description assez alarmante et en fait, en investiguant un peu, ce que j’ai compris c’est qu’il s’agit d’un problème d’intégration, un problème social aussi à Genève d’une personne étrangère qui a une vie très difficile, qui essaye de s’en sortir, mais qui se trouve dans une situation difficile au niveau pratique : logement exigu, le père de l’enfant qui n’a pas pu reconnaître l’enfant, un divorce difficile (...)... des aides autour d’elle, mais des aides qui ne peuvent pas réellement répondre à ses demandes du fait de sa situation au niveau du permis, etc. Plus loin, elle ajoute encore que : (...) il y aussi l’aspect relationnel, au niveau parental ils ont entre eux des différends...

62Le rôle que l’assistante sociale a pris dans la situation, là encore, est étroitement sous-tendu par sa manière d’élaborer les diverses problématiques en lien avec son mandat : Au départ, c’était un peu un rôle interventionniste. C’était « on appelle le SPDJ parce qu’il y a des soupçons de maltraitance... l’enfant est en danger » (...) l’appel venait du réseau qui s’était mis en place autour de Madame (...) Dans un deuxième temps, c’était investiguer, entrer en relation avec les parents, ce qui était primordial pour pouvoir apporter une aide. De fil en aiguille, il s’est avéré que s’il y avait danger par rapport à l’enfant, il fallait agir sur ses conditions de vie, c’est-à-dire petit logement, enfant qui pleure, Monsieur qui ne supporte pas, etc. dans un deuxième temps, j’ai pu me permettre... étant donné le fait d’avoir été sur place, d’avoir pu entrer en relation avec Madame... aussi avec le papa... dans un troisième temps, le réseau a été rassuré et on a pu parler d’intervention au niveau socio-éducatif, un peu aussi par rapport à l’enfant. Il y avait des problèmes de nourriture, elle est toujours obèse...

63Ce qui est frappant lorsque l’on compare cet extrait avec les propos de l’infirmière, c’est que la question de surcharge pondérale de l’enfant est aussi prise en considération, mais figure comme un problème parmi de nombreux autres et, apparemment, pas parmi les plus brûlants.

64A l’évidence, l’assistante sociale a également construit le problème et la ligne directrice de son action en conformité à ses références professionnelles et son mandat institutionnel. Le contenu de ces deux extraits d’entretien met clairement en évidence le mandat qui lui est imparti : protection de l’enfance (évaluation de la situation par rapport à des soupçons de maltraitance) et appui éducatif qui comprend à la fois les aspects relationnels et pratiques. La lecture procède ici assez clairement d’une approche socioéducative inspirée par les modèles d’intervention psychosocial et systémique.

65Contrairement à l’infirmière qui privilégie une problématisation centrée sur l’enfant et à la dyade mère-enfant, ce qui s’explique très bien par son ancrage professionnel au sein de la crèche, nous nous trouvons face à une clé de lecture qui prend en considération l’individu dans sa globalité et dans ses interactions avec son environnement. Ainsi, les problèmes de l’enfant sont entrevus à la lumière des conditions de vie précaires de la famille et des relations parentales quelque peu tendues. L’intervention professionnelle est située à l’articulation de nombreuses questions et niveaux de problèmes représentatifs des conceptions éducatives actuelles.

66Si nous nous penchons sur d’autres acteurs de ce réseau, nous pouvons dresser les mêmes observations en ce qui concerne la façon de problématiser la situation.

67Pour ne prendre qu’un exemple, l’éducatrice de la petite enfance décrit très précisément son rôle : J’ai envie de dire que je sens mon rôle plus proche de l’enfant, puisque c’est le travail que je fais au quotidien, d’accompagner Yasmine pour qu’elle s’épanouisse le mieux possible. Et sa responsable, la directrice d’EVE Mail, d’ajouter : (...) notre rôle c’est d’être témoin du quotidien, du quotidien au sens positif et noble du terme. On offre à une petite fille, à un parent, un quotidien, une rencontre journalière, un espace de vie avec le plus de légèreté possible, etc. En ce qui concerne la perception des problèmes liés à cette situation, les enregistrements laissent apparaître une oscillation entre, d’un côté, la centration sur les préoccupations qui émaillent le quotidien et, d’un autre côté, un intérêt pour un ensemble de questions relevant de la situation financière, sociale et familiale.

68Il est ainsi possible de relever des extraits rendant compte d’observations aux contenus passablement éloignés comme le témoigne la série d’extraits suivants. A côté de cet extrait : (...) il y a une histoire de photo. On n’a pas très bien compris, mais il n’y a pas de photo de Yasmine sur les casiers à la crèche (...), nous trouvons cet autre extrait : Yasmine est restée quand même un mois très statique (...) actuellement c’est une enfant, au niveau moteur, pour laquelle on n’a plus de souci, ou encore de ce dernier extrait : on peut avoir un discours par rapport à la mère, à l’éducation, et en même temps, elle a des conditions de vie qui font qu’elle ne peut pas mettre en pratique. Le logement, c’est quelque chose de très très urgent pour elle. Il convient de relever que les deux premiers extraits présentent des propos qui émanent de l’éducatrice référente de la petite Yasmine alors que le dernier extrait présente une analyse de la directrice. Ainsi, si nous trouvons une nouvelle fois la logique qui veut que les préoccupations du professionnel dépendent très directement des rôles exercés, il convient de relever que la fonction hiérarchique constitue également un facteur important pour l’appréhension des situations.

69Le dernier extrait, qui fait état de l’exiguïté du logement de la famille, ne constitue pas un propos isolé. Dans bon nombre de remarques ou questions formulées par la directrice ou le personnel d’EVE Mail, les conditions de vie précaire de la mère figurent comme leitmotiv. Pour bien comprendre ce phénomène, il est utile de comprendre que ces professionnelles sont touchées à vif par les difficultés de Yasmine, de sa mère et de son père du fait même qu’elles les côtoient tous les jours. Du coup, ne pouvant directement agir sur des problèmes relevant des conditions de vie de cette famille, les professionnelles de la structure EVE Mail tiennent un peu le rôle de mouche du coche face aux divers intervenants qui sont compétents pour ces questions. Les réunions de réseau constituent un excellent espace pour exposer leurs observations et attentes de changements. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point crucial lorsque nous examinerons le rôle joué par la structure EVE Mail dans la dynamique de ce réseau de professionnels.

70A ce stade de notre exposé, nous pouvons déjà formuler un premier constat. Si tout le monde semble tomber d’accord sur le dynamisme qui anime cette jeune mère, les problématiques entrevues et, du coup, les actions à mener diffèrent grandement d’un acteur à l’autre. Ce constat peut apparaître comme un simple truisme. Soit. Mais les différents acteurs mis en présence dans le cadre du réseau observé n’en ont qu’une conscience partielle. Et, ce qui est plus gênant, à aucun moment ces divergences ne sont mises en exergue et en discussion. Comment, dès lors, pourraient-elles être prises en considération durant l’action ?

Différentes clefs de lecture pour un même phénomène observé

71Si des différences de perception, de l’usager et sa situation, peuvent engendrer des différences de conception de l’action, des perceptions similaires peuvent également donner lieu à des analyses assez diverses. Si nous nous référons à notre matériau récolté, la perception que les différents intervenants ont de l’attitude de la mère de Yasmine s’inscrit globalement dans une même série de remarques. Tous notent que la relation qu’ils ont réussie à établir avec la mère est fragile et qu’elle pourrait, à tout moment et pour des objets divers, être unilatéralement interrompue. Ainsi, l’assistante sociale du SPDJ relève que : C’est une personne qui collabore, qui prend, qui est là, qui est en lien, mais un lien qui peut casser à tout moment (...). De son côté, l’infirmière du SSJ a également repéré ce risque de rupture du lien : C’est une maman qui a fermé la porte à d’autres services et je connais d’autres situations comme ça et c’est vrai, s’ils ne voient pas un intérêt, ils ferment les portes. Avec d’autres mots, l’éducatrice référente de l’enfant formule une observation qui appuie les remarques précédentes : Elle est très réticente du point de vue de l’aide qu’on peut lui apporter, elle est très méfiante.

72Tout le monde semble apparemment tomber d’accord autour de cet aspect central de la situation. Pourtant, si on y regarde de plus près, des nuances significatives apparaissent dans les énonciations des divers intervenants. Pour l’assistante sociale, la fragilité du lien n’empêche pas une réelle collaboration avec une cliente ambivalente mais intéressée par le soutien qui lui est apporté. Pour l’infirmière, la même fragilité du lien est comprise d’une autre façon. Pour elle, la relation établie avec la cliente est clairement conditionnée par l’aide concrète qui peut lui être accordée ou non.

73L’apparente concordance concernant l’observation du même phénomène, semble en réalité recouvrir des perceptions et conceptions de l’action professionnelle assez différentes. Ceci nous conduit à examiner ci-après attentivement la manière dont l’infirmière et l’assistante sociale analysent et contextualisent l’attitude de la mère.

Les clefs de lecture d’une assistante sociale

74Tout d’abord, nous allons nous pencher sur le discours de l’assistante sociale du SPDJ. Il est intéressant de voir comment elle évoque la nature de la relation établie avec sa cliente : Si elle a le sentiment que l’on fait des choses par derrière, si on n’est pas clair et surtout quand elle n’a pas de réponse, elle va chez une personne en disant « L’autre personne n’a pas fait ça », elle fonctionne comme ça, c’est dans les deux sens... Pour cette intervenante, il est clair qu’elle à faire à une cliente suspicieuse qui demande à vérifier ce qui est entrepris pour elle et qui n’hésite pas à aller se plaindre auprès d’un autre intervenant si elle estime ne pas avoir obtenu la réponse escomptée. L’assistante sociale, plutôt que de se formaliser et se raidir face aux exigences de sa cliente, adopte une lecture compréhensive. Le elle fonctionne comme ça atteste bien qu’elle a compris le fonctionnement de sa cliente, qu’elle l’accepte et qu’elle construit son intervention avec cette réalité. Lors du premier entretien, elle nous dira : J’y vais très doucement...Ce n’est pas facile... Derrière ces appréciations, se profile en fait toute une stratégie d’intervention qui tient à la fois compte de la singularité de la cliente, mais également du mandat institutionnel et du contexte d’intervention. Il convient de rappeler que l’assistante sociale du SPDJ est intervenue suite à un signalement de soupçons de maltraitance. De fait, la mère de Yasmine s’est vu imposer une seconde assistante sociale alors qu’elle voyait déjà celle du CASS. Dès lors, la fragilité du lien s’explique assez bien et l’attitude réservée de l’usagère paraît pour le moins compréhensible. Partant de ces données de départ, l’assistante sociale du SPDJ se voit effectivement contrainte de construire son intervention, comme elle le souligne, « très doucement » pour tenter d’établir une relation de confiance, préalable indispensable à tout appui éducatif. Comment ces parents pourraient-ils librement évoquer leurs divergences de conception éducative ou leurs questions et éventuels désarrois de parents alors que des soupçons de maltraitance planent sur eux ? Après évaluation de la situation, l’assistante sociale a bien saisi que les mauvaises conditions de vie et la précarité statutaires des parents sont davantage à incriminer dans les dysfonctionnements relevés lors du signalement que leur incompétence parentale. Aussi, essaie-t-elle de construire une action qui tient compte de ce paramètre en respectant certaines étapes indispensables. Les propos de l’assistante sociale sont explicites : On pourrait arriver en parlant éducatif etc., mais dans ces situations, ce qui est important, c’est d’abord le travail d’apprivoisement et ensuite de s’occuper du « paquet » pour aller plus au fond des problèmes éducatifs. Cette approche a l’air d’être opérante dans la situation puisque après plusieurs mois de suivi, l’assistante sociale relève, malgré la fragilité de la relation, que : C’est une personne qui collabore, qui prend, qui est là.

75Pour résumer, il semble bien que le positionnement de l’assistante sociale du SPDJ face à sa cliente est clairement lié à son mandat et au contexte d’intervention qui sont directement tributaires de la relation de confiance établie. Sans un minimum de confiance, comment soutenir ces parents dans leur rôle éducatif ? Les différentes étapes d’intervention définie par l’intervenante – évaluation de la situation et apprivoisement des usagers, définition des aides à apporter, etc. – nous permet de comprendre que nous nous situons dans une logique d’action à moyen ou long terme.

Les clefs de lecture d’une infirmière

76Pour les mêmes questions, si nous nous intéressons maintenant à l’infirmière et à son discours, nous trouvons une situation éclairée par d’autres conceptions et priorités. Dans un premier entretien, pour l’infirmière du SSJ, le lien établi avec la mère de Yasmine dépend essentiellement de la notion d’utilité. Ainsi, on comprend le sens de ses propos lorsqu’elle énonce : En tant que professionnel, il faut toujours fixer des objectifs avant de rencontrer la personne. Ceci ne signifie pas que cette infirmière fait l’impasse sur la dimension relationnelle. Elle aussi cherche à créer un lien avec l’usager, mais ce lien semble soumis à une autre logique qui tient vraisemblablement à la nature même de l’intervention. Nous ne sommes plus face à un mandat contraignant d’intervention et de surveillance parentales, comme cela est le cas avec l’assistante sociale du SPDJ, mais face à un mandat de prévention qui s’adresse à un usager qui choisit librement de répondre à l’offre de soutien qui lui est faite. Cela apparaît bien dans l’extrait suivant, dans lequel l’infirmière se réfère explicitement à son expérience professionnelle antérieure : J’ai travaillé pendant six ans dans le quartier de la Jonction et il y avait beaucoup de personnes migrantes (...) il y a toujours un bon accueil et il y a des demandes qui se font spontanément, à court terme, et je crois devoir répondre à ça, c’est ce qui est important (...) si je pensais long terme, je n’irais pas dans ces situations. Fort d’une expérience professionnelle marquante qui expliquerait le caractère aléatoire et ponctuel de l’accompagnement médico-social, l’infirmière fait aussi mention de la rupture qui a eu lieu entre la mère de Yasmine et sa précédente collègue. On comprend dès lors pourquoi elle formule son intervention sous la forme d’une proposition d’aide très ouverte : Je ne crois pas qu’il faille voir à long terme (...) Il faut voir, c’est vraiment ce genre de situation où on ne sait pas. Les jalons sont mis, les positions sont faites et c’est à cette maman de vouloir prendre. Je ne veux pas faire du forcing, de toute façon ça ne mènerait à rien du tout (..).

77A l’évidence, dès les premières démarches, l’infirmière ne conçoit pas de devoir intervenir trop directement, ni de manière durable dans la situation de Yasmine. Son rôle consiste avant tout à évaluer l’état global de santé de l’enfant accueilli en crèche et de conseiller et d’orienter les parents. A la lecture de notre analyse, l’infirmière du SSJ nous dit avoir pris conscience des forces en jeu au moment où une demande particulière lui a été adressée. Dans une large mesure, elle estime avoir été conditionnée dans son action par le climat d’urgence et les regards croisés que la directrice et la pédiatre portaient sur la situation. Il est intéressant de relever ce phénomène, cela d’autant plus que la demande d’intervention formulée par la directrice d’EVE Mail n’entre pas explicitement dans le cahier des charges d’une infirmière de crèche.

78Si nous revenons aux textes, nous voyons que la pertinence de l’intervention ne semble initialement pas soulever d’objection majeure alors que la gestion du temps de travail pose apparemment question : Est-ce que je vais pouvoir offrir à long terme ces rencontres, ce suivi à cette maman ? puisque j’ai vingt-cinq institutions avec autant d’enfants partout. C’est quelque chose d’un peu exceptionnel.

Autre culture professionnelle, autres clefs de lecture

79Au travers de ces quelques éléments de réflexion, entre cette infirmière et l’assistante sociale du SPDJ, nous sentons clairement apparaître des positionnements professionnels assez différents et cela tant par rapport à la perception de la situation que pour l’action à mener. Leurs préoccupations semblent issues de priorités assez différentes, ce qui n’est guère étonnant si on prend en considération le type de mandat institutionnel, le cahier des charges (disponibilité, hiérarchie des priorités, etc.) ainsi que les compétences et spécificités professionnelles. A cette liste, il conviendrait d’ajouter les singularités dont le style personnel de chacun des professionnels est empreint et dont les composantes relèvent notamment de l’expérience et de la motivation à travailler au sein d’un partenariat en réseau.

80Au premier stade de notre réflexion, d’aucuns pouvaient aisément objecter que nos analyses portent sur de légères nuances de formulation qui pourraient être simplement incriminées au style langagier des locuteurs. Pour notre part, à force de relecture des corpus d’entretiens, nous sommes parvenus à la conviction que ce sont précisément ces écarts en apparence minimes qui sont révélateurs de la dynamique des échanges entre intervenants dont les références professionnelles sont passablement éloignées.

81Bien évidemment, le style langagier est propre à chacun et témoigne de son individualité et de sa construction identitaire en tant que personne. Cependant, dans les chapitres précédents, nous avons vu que tout professionnel, au-delà de son style singulier, s’inscrit forcément dans une logique collective liée à son insertion dans une organisation et son appartenance à un domaine d’activité. Nous retrouvons ici la notion de « genre » qui nous permet de mieux saisir à quel point la culture professionnelle et l’ancrage institutionnel constituent des fondements essentiels de la conception de toute activité de travail. La prise en considération de la notion de genre ne doit cependant pas nous faire oublier la notion de « style » qui, dans différents propos tenus par les professionnels interrogés, semble également bien présente. Toutefois, dès lors que nous sommes confrontés à un texte, ces deux notions pourtant bien distinctes sont peu aisées à démêler en raison de leur étroit enchevêtrement.

Conception de l’action et genre professionnel

82Pour revenir à nos deux intervenantes – l’assistante sociale du SPDJ et l’infirmière du SSJ –, nous avons constaté que les divergences de vue apparaissaient déjà à la lecture des problèmes et de la définition des actions à mener. Si l’on considère certains échanges tenus par les professionnels en réunion, de nouvelles divergences émergent, de manière plus explicite, au moment de la préparation des interventions.

83Toutefois, avant de nous lancer dans l’analyse d’un exemple illustratif de ces « conflits » entre intervenants, nous allons ouvrir une petite parenthèse pour brièvement exposer la façon dont les différents intervenants se sont présentés entre eux lors de la première réunion de réseau. L’assistante sociale du CASS a fait mention de son rôle auprès de la mère de Yasmine, alors que la plupart des intervenantes se sont situées par rapport à l’enfant. La directrice s’est positionnée par rapport à sa fonction et, enfin, l’assistante sociale du SPDJ a évoqué son rôle en parlant de la situation – terme qui semble englober l’enfant, la mère et le père. Cette hypothèse semble se confirmer si l’on considère les actions concrètes que cette intervenante mène pour mobiliser les deux parents. Dans ces présentations informelles et spontanées, on remarque de très nettes différences de positionnement entre les intervenants réunis. Pour saisir la teneur de ces écarts, la notion de genre nous semble constituer une aide très précieuse.

84Nous allons maintenant nous pencher sur une suite d’échanges qui ont eu lieu lors de la première réunion de réseau. La séquence choisie concerne plus précisément le moment de régulation entre partenaires et qui avait pour but d’aider l’infirmière du SSJ à préciser le cadre de son intervention. Pour cette intervenante, comme elle nous l’a expliqué lors du premier entretien individuel, ce moment d’échange lui a permis de définir le sens de son intervention et d’en fixer le cadre : Moi qui suis infirmière de la crèche, (mon rôle c’est) que je puisse créer un lien avec cette maman, c’est ce qui a été convenu au colloque de réseau. C’est de rencontrer cette maman une fois par mois afin de lui offrir un temps comme on le fait en consultation de nourrissons dans les quartiers. Pour l’infirmière, les choses semblent bien fixées, elle a apparemment trouvé des repères pour son intervention : une rencontre mensuelle avec cette mère sur le mode des consultations de nourrissons. Sans doute que la consultation de nourrissons se rapporte à un modèle d’intervention clairement défini dans l’esprit de l’infirmière. On peut se demander si cette apparente évidence l’est également pour les autres professionnels. De fait, les échanges entre l’infirmière, la pédiatre et l’assistante sociale du SPDJ mettent plutôt bien en évidence que les interlocuteurs se situent dans des logiques et des conceptions de l’action assez éloignées.

85Au vu de ce qui vient d’être exposé précédemment, il n’est pas étonnant que l’assistante sociale du SPDJ suggère à l’infirmière, à deux reprises d’associer le père lors des entretiens de santé. Pour légitimer sa proposition, dans un premier temps, elle relève l’adéquation du père : J’ai vu le père lors d’un épisode où la mère de Y. avait demandé un placement parce que ça n’allait pas dans le couple (...) il était adéquat et la calmait (...) il avait une attitude adéquate par rapport à l’enfant. On voyait que la petite le reconnaissait, était contente de le voir... Oui, l’associer aussi... Puisqu’elle estime que ce père montre un intérêt et des compétences paternelles, l’assistante sociale semble concevoir une aide qui s’adresse à la mère, mais aussi au couple parental : (...) il faut d’abord la voir un moment seule. Elle aimerait des relations de femme à femme. Mais de montrer que c’est une famille. Ces propos sont très éclairants pour ce qui concerne les représentations de l’assistante sociale. Dans cette situation, il s’agit d’une famille et, pour elle, toute intervention doit logiquement tenir compte de cette réalité. Pour la pédiatre, l’idée d’associer le père constitue une piste intéressante à suivre et apporte par conséquent de l’eau au moulin de l’assistante sociale : Il faudrait proposer au papa et à la maman qu’ils en discutent ensemble... quel serait le moment idéal une fois par mois, pour qu’ils puissent avoir ce temps avec vous.

86Malgré les arguments avancés, fort curieusement l’infirmière n’entre à aucun moment en discussion sur ce point. Lors du second entretien individuel, questionnée à ce propos, elle a juste relevé que le père s’est présenté lors d’un des entretiens. Il convient de signaler que le père est venu de sa propre initiative et qu’il n’a pas été admis à l’entretien en raison du refus de sa compagne. L’infirmière a alors suggéré d’associer le père lors d’un rendez-vous ultérieur, mais rien n’a pu être concrétisé dans ce sens. Sans être opposée à l’idée de rencontrer le couple parental, l’infirmière du SSJ semble toutefois préférer les rencontres individuelles avec la mère. Cela tient-il à son style personnel ou bien cela tient-il à la conception même de la relation d’aide telle qu’elle est généralement définie dans le domaine des soins infirmiers, pour les interventions de conseil en santé et plus précisément les consultations de nursing ? Cas échéant, nous nous retrouverions dans une logique relevant de la culture professionnelle.

87Après avoir pris connaissance de ce passage qui la concernait directement, l’infirmière du SSJ nous a donné son analyse concernant la présence ou non du père de Yasmine aux entretiens. Avant la première réunion de réseau, elle n’avait reçu qu’une maigre information sur la situation familiale dans laquelle il était fait état d’une éventuelle violence conjugale et d’un père le plus souvent absent. Ceci semble expliquer cela. En ce qui concerne sa pratique habituelle, elle nous a affirmé rencontrer de nombreux pères et que, pour le type d’intervention qu’elle mène, la présence des deux parents ne paraît pas constituer une nécessité.

88Dans le cadre de la réunion de réseau, sans forcément connaître les références et le mandat précis des infirmières du SSJ intervenant dans les crèches, l’assistante sociale du SPDJ nourrit des conceptions claires quant à l’importance de collaborer avec les deux parents. Au vu de notre connaissance, tant du domaine de l’intervention sociale que du service concerné, nous pensons pouvoir affirmer que la vision globale d’une situation, dans une perspective systémique, constitue le genre de la maison. Depuis que le placement des enfants ne constitue plus la panacée pour garantir la protection et l’éducation d’un enfant issu d’un milieu fragilisé, de nombreux paramètres sont pris en considération (la situation sociale et juridique, le logement, les finances, le projet de vie actuel et futur des parents, les valeurs familiales, etc.) pour soutenir les parents et les aider à mobiliser leurs ressources. Bien sûr, selon les intervenants et leur style personnel, de grandes variations peuvent être entrevues au niveau de la problématisation et de la construction des interventions. Dans la même situation, un autre intervenant du SPDJ n’aurait peut-être pas fait appel au réseau des professionnels ou bien il aurait pu davantage mettre l’accent sur les entretiens du couple parental ou sur le projet de vie de la mère. Pour revenir à notre comparaison des actions discursives de l’infirmière du SSJ et de l’assistante sociale du SPDJ, nous pouvons noter qu’elle a permis de mettre en relief des différences significatives, relevant clairement des notions de style et de genre.

89A propos de la notion de genre, en s’appuyant sur les travaux de Bakthine, Clot et Faïta (2000) relèvent que (...) les rapports entre le sujet, la langue et le monde ne sont pas directs. Ils se manifestent dans des genres de discours disponibles dont le sujet doit parvenir à disposer pour entrer dans l’échange. S’il nous fallait créer pour la première fois dans l’échange chacun de nos énoncés, cet échange serait impossible. Ces genres fixent, dans un milieu donné, le régime social de fonctionnement de la langue. Il s’agit d’un stock d’énoncés attendus, prototypes des manières de dire ou de ne pas dire dans un espace-temps socio-discursif. Toujours en se référant à Bakthine, les auteurs ajoutent que chaque locuteur dispose en fait d’un « diapason lexical » propre à un milieu et à une époque.

90A la lumière de la notion de « genre », nous pouvons émettre l’hypothèse que les divergences de conception de l’action entre l’infirmière et l’assistante sociale, dont il question plus haut, seraient avant tout liées au diapason lexical de locutrices soumises à un genre professionnel différent. Cette hypothèse nous permet de nous dégager d’une analyse critique des professionnels observés portant isolément sur les qualités et compétences supposées des uns ou des autres. Pour notre recherche, la question de l’activité langagière est centrale.

91Par l’ouverture que dessine la notion de « genre professionnel », nous voyons mieux la dynamique des mécanismes profonds qui viennent troubler les interventions menées en partenariat. Bien souvent, les remarques des professionnels réunis en « réseau » commentent, voire critiquent l’action d’un des intervenants comme s’il s’agissait d’incompétences inhérentes à la personne ou à l’organisation dont elle est un des représentants. Nous en avons trouvé des exemples dans nos textes mais, afin d’éviter d’alimenter ce type de débat réducteur et stigmatisant, nous avons volontairement décidé de ne pas y faire référence.

92Dans notre recherche, il n’est donc pas question d’évaluer la pertinence de l’action professionnelle menée par l’infirmière du SSJ, l’assistante sociale du SPDJ ou un des autres intervenants, mais bien d’identifier les mécanismes qui sous-tendent l’activité langagière lors des tentatives de coconstruction collective des problèmes et des actions de remédiation.

93Pour éviter de nous éloigner de notre thème, nous préférons reprendre ultérieurement le débat sur les compétences professionnelles, question qui fait actuellement l’objet d’une large réflexion dans la construction des programmes de formation des différentes filières de la Haute école spécialisée (HES) santé-social.

94Pour poursuivre notre réflexion sur la manière dont les professionnels problématisent les situations sociales et conçoivent les interventions appropriées, il est utile de revenir un instant sur nos deux intervenantes principales. Nous avons précédemment vu comment l’assistante sociale du SPDJ, appuyée par la pédiatre de l’enfant, essayait d’amener l’infirmière vers une action qui intègre le père. Si la notion de genre professionnel se pose sans doute au niveau du choix d’intégrer ou non le père à une consultation nursing, d’aucuns estimeront qu’il s’agit là d’une question relevant aussi, voire principalement, du style de l’agent. Il est vrai qu’une autre infirmière du SSJ aurait tout aussi bien pu abonder dans le sens des suggestions émises par les partenaires ou avoir imaginé de son propre chef d’une telle éventualité. Le doute subsiste et nous l’acceptons. Ceci nous a amené à poursuivre notre investigation et à rechercher d’autres exemples, moins équivoques et davantage représentatifs des dilemmes relevant de la notion de genre professionnel.

La méconnaissance des références professionnelles des autres intervenants

95En relisant attentivement les différents textes, nous avons pu repérer quelques exemples emblématiques des malentendus qui peuvent régner entre partenaires provenant de genres professionnels distincts.

96Nous allons une nouvelle fois nous référer aux propos de l’infirmière qui, dans un de ses commentaires, montre qu’elle a une connaissance assez floue des méthodes d’intervention des travailleurs sociaux. Certains lecteurs pourraient penser que nous nous acharnons injustement sur l’infirmière du SSJ qui était pour la première fois associée à un « réseau » réunissant autant de professionnels. Nous pensons au contraire que les réponses spontanées et sincères de cette intervenante, qui a pleinement accepté de s’investir dans l’exercice demandé, constituent pour notre objet de recherche un matériau fiable et bien représentatif.

97Lors du premier entretien individuel, l’infirmière en question porte un regard quelque peu dubitatif sur l’action des deux assistantes sociales. A l’évidence, par rapport aux représentations positives qu’elle nourrit envers les réelles ressources de sa cliente, elle ne comprend pas trop le sens des démarches mises en place par les services sociaux : Les histoires de régler les factures, je crois que les deux assistantes sociales ne pourront pas faire grand-chose, c’est une femme qui veut tout faire par elle-même (...) je n’y toucherais pas à ces histoires de gestion d’argent, même pour la recherche de travail, je crois qu’elle est assez pleine de ressources pour trouver, mais vraiment, pour l’appartement, il faut l’aider... Cet extrait met assez bien en évidence que l’infirmière du SSJ, lors de la première rencontre de réseau, qui constitue une première pour elle, connaît assez peu les mandats et cultures professionnelles des deux assistantes sociales. En ce qui concerne l’assistante sociale du CASS, si on se réfère au mandat qui est confiée à son organisation, on voit mal comment elle pourrait ne pas se préoccuper de la gestion financière de sa cliente. Cette tâche constitue expressément un des volets de ses tâches prescrites. Pour la seconde assistante sociale, les démarches d’emploi ou bien les difficultés de gestion financière de sa cliente n’entrent pas directement dans ses attributions. Toutefois, ces aides ponctuelles constituent assurément de bonnes entrées en matière pour créer une relation de confiance. De plus, par rapport à la précarité de la situation familiale, on est en droit de se demander si ces démarches ne s’inscrivent pas, au même titre que la recherche de logement, dans la logique d’un mandat d’appui éducatif qui vise non seulement l’éducation de l’enfant, mais également les conditions de vie des parents dont il dépend. Une telle vision de l’intervention socio-éducative s’inscrit parfaitement dans les actuels courants de la relation d’aide qui préconisent une approche qui tienne compte des différents niveaux de complexité et qui favorise la mobilisation des usagers et de leurs ressources. Pour l’infirmière, porteuse d’un regard neuf lors de la première rencontre entre intervenants, la mère dispose d’un certain dynamisme et de réelles ressources personnelles qui ne justifieraient pas la mise en place d’un soutien social trop conséquent. En service social, paradoxalement, une telle configuration signifie plutôt un contexte d’aide favorable. Cette mère dynamique est actrice de sa vie et peut précisément bénéficier d’un soutien sans risquer de tomber dans le piège de la dépendance et de l’attentisme. Par ailleurs, au travers de l’aide apportée pour les aspects pratiques, l’assistante sociale peut créer un climat de confiance propice aux échanges plus intimes, notamment ceux qui relèvent de la dimension éducative et affective. Ce point de méthodologie mériterait de faire l’objet d’un débat au sein de la profession, mais également et surtout au sein du Service de protection de la jeunesse.

98Lorsqu’une même question suscite des réflexions professionnelles fort diverses

99Concernant les démarches de logement, les deux assistantes sociales sont soumises au regards croisés des autres intervenantes qui n’acceptent pas qu’aucune démarche ne puisse être tentée au niveau du logement. Il est effectivement difficile d’accepter l’idée qu’une mère avec enfant soit obligée de vivre, dans notre cité, dans une simple chambre. Pourtant, l’assistante sociale du centre d’action et de santé (CASS) qui fait état de son impuissance, résume bien les obstacles qui entourent toute démarche en vue d’un logement : Je suis très démunie, je ne peux rien faire du tout, donc c’est pour ça que je dis que quoi qu’elle fasse comme démarche, tout tourne toujours autour des papiers. Quand vous voulez prendre un appartement, on vous demande votre permis de séjour... A cela, elle ajoute une autre dimension qui a son importance : En tant que service officiel, on est obligé de tenir compte de l’officialité de la situation (...) on ne peut que respecter les décisions gouvernementales et la loi.

100De son côté, l’assistante sociale du SPDJ, qui partage globalement les réserves de sa collègue du CASS, met en exergue d’autres aspects. En relatant la période où sa cliente ne disposait d’aucun logement, elle resitue le contexte particulièrement complexe de la situation ainsi que les ambiguïtés qui entourent son action : (...) Il y aurait pu y avoir un placement institutionnel mère et enfant, mais elle (la mère) était tellement fière d’avoir pu trouver cette chambre, même petite, par elle-même et de se débrouiller seule. C’était lui enlever quelque chose que de la mettre en foyer. On l’arrachait à quelque chose qu’elle avait construit (...) et puis on a nos normes, nos valeurs et puis c’est vrai qu’il faut respecter son parcours aussi.

101Trouver un logement plus grand et décent pour cette mère et son enfant paraît dans la juste logique des choses. Pourtant, si on se réfère aux analyses développées par les deux assistantes sociales, il s’avère qu’une telle démarche relève d’une sérieuse gageure. En plus des difficultés relatives au manque de logement dans la cité et de l’absence de documents d’établissement, la mère de Yasmine tient farouchement à rester maître de sa destinée en prenant elle-même toutes décisions et initiatives la concernant elle et sa fille.

102Lors de la première rencontre de réseau, ces différents niveaux de réalités ne semblent pas pouvoir être vraiment entendus par les autres intervenants qui s’en tiennent principalement à leur incompréhension face à une situation jugée délétère. Loin de prendre la mesure du contexte particulier et de ses incidences sur toute démarche projetée, ils multiplient, à l’adresse des deux assistantes sociales, des conseils et autres suggestions pour mener les actions salutaires et attendues.

103Ce qui est intéressant d’analyser dans cette séquence d’interactions entre les membres du réseau, c’est la tension qui existe entre deux logiques d’action et de réflexion. D’un côté, nous trouvons deux assistantes sociales qui agissent au plus près de leur conscience et de leurs limites professionnelles. Elles reconnaissent volontiers que la question du logement constitue une des pièces majeures des actions à mener. L’assistante sociale du SPDJ est explicite sur ce point : (...) je pense qu’il faut d’abord agir sur les conditions de vie... c’est l’appartement, parce qu’elle a une toute petite chambre... mais c’est difficile parce qu’elle n’a pas de permis. Pourtant, ces deux professionnelles sont tenues de prendre en considération un ensemble de paramètres pratiques, difficiles à contourner, dont notamment la dimension éthique. Parmi les éléments d’analyse développés par l’assistante sociale mandatée pour offrir un appui éducatif, il est en effet question du respect de cette mère, de ses choix et de ses valeurs. Nous sommes ici au cœur de l’action sociale qui s’attache à finaliser des démarches avec et non pour l’usager. Cette recherche de logement pose clairement le sens de l’action et questionne certaines évidences. Devoir absolument trouver un logement plus grand pour cette mère et son enfant n’appartient-il pas à ces évidences qui risquent d’occulter une série de questions pourtant essentielles ? Pour cette mère, que représente ce projet de nouveau logement ? Ce dernier symbolise-t-il seulement la promesse d’une nouvelle vie, plus confortable avec sa fille, ou bien constitue-t-il aussi le terreau fertile de certaines peurs, de certaines questions existentielles tournées vers un avenir incertain ? Quelle vie cherche-t-elle à construire avec sa fille et son conjoint, que peu d’intervenants connaissent ? Ces questions subtiles mais incontournables sur le plan déontologique peuvent paraître secondaires si l’on s’en tient à la seule dimension opérationnelle de l’intervention. Si l’assistante sociale du SPDJ est demeurée discrète et plutôt à l’écoute des autres intervenants durant ce moment particulier de la réunion de réseau, elle était pourtant bien consciente de ce qui s’y jouait. Tout en reconnaissant la pression exercée sur elle, elle n’a pas senti la nécessité de placer les autres intervenants face à leur responsabilité comme lorsqu’elle doit faire face à des demandes pressantes de placement d’enfant. Dans ces moments de pression à accomplir, l’intervenante dit ne pas hésiter à rappeler les finalités de l’action et les enjeux éthiques : Des fois, je pousse un peu les choses, en disant « Si c’est si difficile que ça, on prend des mesures », c’est un petit peu pour pousser les gens dans leur raisonnement. O.K. danger, donc mesures, mais qu’est-ce que l’on fait vraiment par rapport à la situation et aux personnes ? Est-ce que l’on aide vraiment les gens comme ça ?

104Si on considère les diverses propositions formulées en réunion de réseau par les autres intervenants, il apparaît que c’est bien le niveau opérationnel qui était au cœur des échanges. Effectivement, si les intervenants rivalisaient entre eux pour imaginer des pistes d’action, toutes évacuaient peu ou prou la place centrale que tient la mère de Yasmine dans son propre projet de vie. Entre parenthèses, il convient de signaler que la plupart des propositions émises en réunion revêtaient un caractère pour le moins utopique. A se demander si certaines propositions, intéressantes pour certaines d’entre elles, mais peu ou prou opérationnelles dans l’ensemble, n’étaient pas davantage destinées à calmer le sentiment d’impuissance des intervenants qu’à réellement ouvrir des pistes d’interventions concrètes. Cette question fait d’ailleurs partie du questionnement que nourrit l’assistante du SPDJ lorsqu’elle est interpellée dans les situations de « crise » : On peut se sécuriser (...) mais est-ce que cela a un sens par rapport à la prise en charge ?

105Parmi d’autres propositions, nous trouvons un intervenant qui dit connaître l’avocat de la mère et se propose de l’appeler : Moi je l’appelle et je lui dit : qu’est-ce que vous faites pour cette maman ? Cette proposition sympathique, qui vise à accélérer les démarches en vue de l’obtention d’un permis de séjour pour la mère, oublie à la fois les procédures alambiquées et complexes qui entourent les demandes de permis et l’importance de consulter préalablement la principale concernée. Là encore, c’est une des assistantes sociales qui rappellera la nécessité de faire avec et non pas à la place de la cliente : Oui, mais il faut le faire en accord avec Madame (...) je pense qu’il faut toujours passer par elle.

106Si l’on compare les réflexions des assistantes sociales avec les différentes pistes d’action formulées par les participants à la réunion de « réseau », nous pouvons relever un écart significatif tant sur le plan opérationnel que sur le plan déontologique. La spécificité professionnelle se trouve ici clairement posée et apporte un éclairage des plus importants pour saisir le phénomène observé. Contrairement à nos premières analyses, pour lesquelles nous remarquions le caractère parfois équivoque de nos exemples, dans cette deuxième série d’extraits, nous nous retrouvons face à des situations vraiment emblématiques.

107Sans minimiser une certaine ignorance relevant de questions qui constituent le quotidien des assistantes sociales – plusieurs intervenants mélangent acte de naissance et permis de séjour – il est frappant d’observer à quel point les références professionnelles conditionnent le positionnement et la conception de l’action de chaque professionnel. Pour certains intervenants présents, l’action semble essentiellement se résumer à la recherche d’une solution concrète à un problème donné. Pour d’autres intervenants, les assistantes sociales notamment, l’action doit intégrer plusieurs niveaux de réalités et absolument associer l’usager. Ce dernier point peut paraître constituer une évidence. Pourtant, dans de nombreuses pratiques professionnelles qui concernent l’humain, cet aspect ne va pas se soi. Il suffit de penser à la situation du malade dans un service hospitalier où ce dernier est appelé à jouer son rôle particulier en abandonnant ses autres rôles sociaux (Goffman, 1993 & Murphy, 1990). Tenir compte de l’usager, de ses valeurs et croyances, de ses priorités et de ses ambiguïtés dans l’action à mener complique sérieusement les choses. Mais peut-il en être autrement si l’on tient à faire en sorte que le client demeure responsable de lui et des démarches en vue de consolider son projet de vie ? Si l’on se réfère à l’univers des valeurs cardinales qui fondent l’action des travailleurs sociaux (Djaoui, 2000), nous nous apercevons que le respect de la personne constitue une dimension cardinale. Ce souci apparaît très clairement dans les propos et réflexions de l’assistante sociale du SPDJ qui, tout en se montrant dynamique et prête à se mobiliser, rappelle aux autres intervenants qu’elle est d’abord et avant tout au service de sa cliente. Plutôt que de laisser la bride sur le cou de ses propres désirs de changement, elle place au cœur de son action le respect des valeurs et le choix de sa cliente. Cela ne signifie d’ailleurs pas qu’elle les cautionne et qu’elle ne les questionne pas pendant les entretiens.

108Quoi qu’on puisse penser de cette posture professionnelle, elle nous semble parfaitement représentative de la culture professionnelle qui a cours en travail social. Aussi, les suggestions insistantes des autres professionnels du réseau, qui entrent de fait en conflit avec la posture des assistantes sociales, pourraient en grande partie s’expliquer par le décalage insoupçonné des différents diapasons lexicaux qui sous-tendent les représentations et les actions. Comme le relèvent Clot et Faïta (2000), « La parole n’est pas un acte purement individuel opposé à la langue comme phénomène social. Il existe un autre régime social du langage organisé selon les formes sociales cataloguées de la parole dans un domaine d’activités. » Ainsi, le discours des assistantes sociales, comme celui des autres intervenants d’ailleurs, constitue, pour reprendre les termes de nos deux auteurs, une sorte de parler social recréé en situation.

109En nous rapportant aux premières confrontations entre l’assistante sociale du SPDJ et l’infirmière du SSJ, nous pouvons relever que ces deux intervenantes se sont mises au diapason professionnel tout en combinant et réinventant des manières propres d’agir, reposant sur leurs expériences antérieures. Sur cette question du répertoire spécifique qui se rapporte à la notion de style telle que la définit Clot, il ne nous est pas possible d’aller plus avant dans le cadre de notre étude. Un approfondissement de cette dimension nous aurait contraints à nous montrer plus intrusif lors de nos interviews. Au travers de l’observation de deux infirmières au style d’action différent, Clot (1998) a très bien su démontrer combien l’univers des idéaux et l’organisation de vie des deux intervenantes étaient dissemblables. Et l’auteur de noter : On pourrait dire plus précisément que le sens du travail posté pour l’une et l’autre n’est pas le même. Sans doute aussi les valeurs et les idéaux professionnels qui les animent toutes deux ne sont-ils pas superposables....) L’idée qu’elles se font du « professionnalisme » appartient visiblement à des horizons de sens non totalement commensurables (pp. 116-117).

L’action au regard des compétences professionnelles

110En considérant l’ensemble de nos textes, il apparaît de manière évidente que les actions décrites dans les discours des travailleurs sociaux ne relèvent pas d’une simple recherche de réponses à un problème donné, mais correspondent bien davantage à un déploiement de compétences caractéristique de la posture de praticien réflexif.

111Alors que notre recherche coïncide avec le démarrage des nouvelles formations HES Santé-Social, il nous paraît important d’aborder le volet des compétences professionnelles qui se situe au cœur des réflexions qui accompagnent la construction des nouveaux programmes. L’élaboration, pour chaque profession ou filières, du « référentiel métier » et du « référentiel professionnel » témoigne de cette nouvelle approche de la compétence professionnelle. Dans le cadre de notre recherche, nous allons nous limiter à mettre en relief quelques aspects centraux qui nous ont frappés lors de la lecture des textes issus de nos interviews et des enregistrements de réunions. Nous verrons que cet angle d’approche ne constitue en rien une digression, mais contribue au contraire à mieux cerner notre objet de recherche – l’action individuelle coordonnée avec celle d’autres professionnels.

112La compétence professionnelle entrevue comme une combinatoire de ressources :

113Si l’on se réfère aux auteurs qui ont réfléchi à cette notion de compétence et tenté de la définir, quelques aspects centraux reviennent constamment. Le premier point de convergence qui nous semble essentiel de noter, concerne le caractère dynamique du terme qui ne se réduit pas à une simple déclinaison de capacités situées hors contexte. Ainsi, Le Boterf (1994) estime que La compétence ne réside pas dans les ressources (connaissances, capacité...) à mobiliser mais dans la mobilisation même de ces ressources. La compétence est de l’ordre du « savoir-mobiliser ». Pour qu’il y ait compétence, il faut qu’il y ait mise enjeu d’un répertoire de ressources (connaissances, capacités cognitives, capacités relationnelles... (...) Notons au passage le caractère particulier de cette mobilisation. Elle n’est pas de l’ordre de la simple application, mais de celui de la construction. Le diagnostic du médecin n’est pas simple application des théories biologiques (pp. 16-18).

114De son côté, Tardif (1996) propose un éclairage qui s’inscrit dans la même ligne et note que la compétence est un système de connaissances, déclaratives (le quoi) ainsi que conditionnelles (le quand et le pourquoi) et procédurales (le comment), organisées en schémas opératoires et qui permettent, à l’intérieur d’une famille de situations, non seulement l’identification de problèmes, mais également leur résolution par une action efficace (pp. 33-45).

115Les éléments de réflexion que proposent ces deux auteurs, mettent clairement en évidence que la notion de compétence implique l’idée d’une combinatoire de ressources que l’acteur mobilise au travers d’un processus dynamique. Le Boterf insiste sur la dimension constructiviste de l’action qui ne se réduit jamais à une simple application technique dès lors qu’il s’agit des métiers de l’humain.

116Cette logique de construction de l’action, nous la retrouvons chez Schön (1994) qui l’a longuement étudiée dans ses travaux sur le praticien réflexif. Pour cet auteur, très attaché à la question des compétences professionnelles, la science appliquée ne correspond en rien à la réalité du terrain. Ainsi, il relève que du point de vue de la science appliquée, la pratique professionnelle est un processus de résolution de problèmes. S’il s’agit de choisir ou de décider, on tranche en sélectionnant les moyens les plus appropriés aux objectifs qu’on s’est donné. Mais, en insistant sur cet aspect de la résolution de problèmes, on met de côté la façon de le poser, c’est-à-dire le processus par lequel on définit la décision à prendre, les buts à atteindre et les moyens à utiliser (p. 66).

117Et l’auteur de relever que les praticiens sont confrontés à une tout autre logique. En effet, les problèmes n’arrivent pas tout déterminés entre les mains du praticien. Ils doivent être construits à partir des matériaux tirés de situations problématiques qui, elles sont intrigantes, embarrassantes et incertaines. Lorsque nous considérons la situation de la petite Yasmine, de sa mère et de son père, nous voyons bien que les difficultés énoncées se rapportent à des questions fort diverses – pour le moins embarrassantes et incertaines pour reprendre les termes de Schön – très éloignées les unes des autres et qui demandent à être élaborées pour faire l’objet d’une intervention sensée.

118Dans l’intervention qui nous concerne, emblématique des problèmes qui ressortent du travail social, les professionnels sont effectivement contraints de procéder à la lecture d’un ensemble de paramètres pour définir ce qui pose problème et qui va constituer l’objet de leur action. Il s’agit là de transformer une situation problématique en un problème tout court (...) et dégager le sens d’une situation qui, au départ, n’en a justement aucun. Poser un problème, c’est donc choisir : les « éléments » de la situation qu’on va retenir, établir les limites de l’attention qu’on va y consacrer et lui imposer une cohérence qui permet de dire ce qui ne va pas et dans quelle direction il faut aller pour corriger la situation (p. 66).

119Pour continuer l’idée de Schön, le praticien réflexif inscrit son action dans un processus durant lequel il va désigner des points sur lesquels il va porter son attention et définir le contexte de son action.

120Comme le relève l’assistante sociale du SPDJ, lors d’un deuxième entretien individuel, il faut être attentif à ne pas partir dans tous les sens. De fait, cette intervenante qui comprend bien le contexte global de la situation va définir des objets concrets pour une intervention prévue en plusieurs phases. Pour elle, la précarité liée à la situation de Yasmine et de sa mère, pour incroyable qu’elle puisse paraître n’est pas si exceptionnelle et s’inscrit bien dans l’actuel contexte social helvétique. C’est vrai qu’ici se sont des situations de vie qui existent depuis longtemps, mais c’est très caché. J’ai le sentiment que les choses émergent de plus en plus. A mon avis, c’est une situation socio-économique qui se prépare depuis quelques années déjà, mais très étouffée, très masquée (...) et c’est vrai que ce sont des situations qui sont certainement insupportables, parce que ça n’existe pas ici, ça ne devrait pas exister. Consciente du contexte dans lequel s’inscrit la situation dont elle a la charge, l’assistante sociale du SPDJ est également lucide quant aux limites qui entachent son action. Ainsi, elle note qu’elle est habituée à travailler sur le fil pour maintenir ces situations, en se disant que l’on a espoir d’un changement, mais on sait que ce n’est pas rapide, ce n’est pas magique, ça prend du temps. La notion de temps et celle d’incertitude sont constamment présentes dans le discours de cette intervenante qui se rend parfaitement compte que son action dépend de ce qui va se passer, des facteurs extérieurs dont elle n’a pas la maîtrise : Du moment où elle aura son permis, ça va débloquer pas mal de choses. Mais c’est une situation à moyen, long terme (...) on ne peut pas tout régler en même temps ; il y a une intégration d’une femme qui va se retrouver seule avec ces enfants ou avec un ami qui vient et qui part, des problèmes conjugaux. Par rapport à l’éducation, je pense qu’il y a quelque chose à faire (...). Pour l’assistante sociale du SPDJ, en premier lieu préoccupée par la question éducative, cette situation réunit des problématiques relevant de différents niveaux de réalité qu’elle doit hiérarchiser et structurer dans la durée. Pour faire écho aux propos de cette intervenante, nous pouvons citer Perrenoud (2002) qui, parlant de la question des compétences des travailleurs sociaux, note qu’il s’agit de mettre en place des stratégies d’intervention. Loin de préexister à la situation, la tâche en émergence, ou plus exactement plusieurs tâches parallèles ou successives apparaissent comme pertinentes. (...) Comme aux échecs, chaque coup modifie l’échiquier et crée une situation nouvelle. Pourtant, le but ne change pas et faire face à chaque situation consiste à s’en rapprocher.

121L’évocation du jeu d’échecs est intéressante car elle évoque à la fois la nécessité de mener une stratégie d’ensemble qui permet d’anticiper une série d’actions et l’incertitude qui accompagne nécessairement tous les jeux. Aux réflexions de Perrenoud, nous ajouterons encore un étage de complexité. Dans le jeu d’échecs, la finalité du jeu est à la fois explicite et univoque ; il s’agit de gagner. Dans le cadre de l’action sociale, l’ultime finalité de l’intervention est par contre autant soumise à l’incertitude que les différentes phases d’action.

L’incertitude au centre de l’action

122Pour enchaîner sur cette idée d’incertitude, il est intéressant de noter que cette composante singulière médiatise l’action sociale de diverse manière. Dans les réflexions développées plus haut, elle s’applique à la situation en général, à son évolution et par conséquent à l’ensemble des actions que les intervenants sont appelés à mener. Il convient de souligner que l’incertitude peut également se signaler au cours d’une intervention et venir troubler le professionnel qui pensait pourtant avoir clairement délimité sa tâche et sa fonction. Lors d’un entretien individuel, l’infirmière du SSJ nous a livré un exemple très illustratif de ce phénomène : L’entretien a duré une heure et c’est juste une minute avant de terminer qu’elle (la mère) me dit : « Est-ce que vous auriez encore un peu de temps ? » Et cette maman a commencé à me parler un peu du travail, de ses difficultés de travail, des difficultés horaires, du salaire, des besoins d’une jeune femme comme elle de faire du sport à l’extérieur, de faire une vie normale. C’est là que je reste très interrogative, parce que je me sens impliquée dans un rôle plus social et c’est là... comment jongler ? Il y a deux assistantes sociales et jusqu’où va être mon rôle, jusqu’où je vais pouvoir m’en remettre... d’une part à l’assistante sociale du SPDJ – qui n’est pas la même que l’assistante sociale du CASS – ça devient très compliqué tout ça. Je ne me suis pas encore située, J’ai choisi de répondre déjà à ses demandes de sport.

123Comme nous le rappelle Yves Clot (1998), Le travail est toujours l’espace et le temps d’une épreuve. L’auteur relève que le contact avec les processus réels débordent toujours les cadres préalablement fixés pour l’action ainsi que les anticipations que l’on s’en fait. Lors d’une recherche visant à analyser l’activité de deux infirmières, l’auteur constate que le travail observé est toujours plus étendu que l’action telle qu’elle est décrite et prescrite. Interpellé par ce phénomène, Clot comprend que l’organisation de l’activité de ces infirmières n’était parfois débordée que parce qu’elle était d’abord débordante (p. 160).

124Dans la réflexion de l’infirmière du SSJ, nous voyons combien il est parfois peu aisé pour un professionnel de la relation humaine de suivre précisément le fil de l’intervention tracée. Afin d’établir un climat de confiance et éviter une trop forte centration sur les problèmes alimentaires, l’infirmière a choisi d’offrir à sa cliente d’abord un espace d’écoute ouvert. Dans son esprit, un premier entretien devait permettre de préciser progressivement les finalités de son intervention, complémentaire de celles des autres intervenants. Cette stratégie parfaitement légitime s’est heurtée à la réalité de cette mère, pour qui ses difficultés font un tout et ne se laissent pas découper selon une logique administrative ou une définition des tâches établie par ses interlocuteurs.

125Toujours par rapport à cette question d’incertitude, nous pouvons encore mentionner la réalité supplémentaire que forme le réseau lorsqu’il s’agit d’une intervention menée en partenariat. Nous avons vu que les travailleurs sociaux sont amenés à appréhender et à construire leur action à partir des éléments diffus contenus dans la situation à laquelle ils sont confrontés. Contrairement à une intervention menée isolément par un seul professionnel, le processus de coaction discursive médiatise la « construction » propre àchaque intervenant. Cette interaction peut être entrevue comme un enrichissement, mais elle constitue aussi, comme nous l’avons vu dans plusieurs exemples cités, une pression et une source de tensions lors de désaccords sur la meilleure manière d’intervenir. Nous reprendrons de manière plus approfondie cette question lorsque nous évoquerons la dynamique de travail en réseau. A ce stade de la réflexion, nous pouvons toutefois déjà retenir que la coaction constitue une forme d’intervention plus complexe que l’intervention individuelle dans la mesure où elle génère une source de conflit et d’incertitude supplémentaire.

Des compétences incorporées pour faire face à des situations « divergentes »

126Pour reprendre la question des compétences professionnelles, nous aimerions une nouvelle fois nous référer à Le Boterf (1997) qui s’est penché de manière approfondie sur ce domaine. Pour l’auteur, les compétences ne constituent pas une réalité objective qui existe en soi car le sujet est au centre de la compétence. L’individu peut-être considéré comme constructeur de ses compétences. Il construit ses compétences en combinant et en mobilisant un double équipement de ressources : des ressources incorporées (connaissances, savoir-faire, qualités personnelles, expérience.) et des réseaux de ressources de son environnement (réseaux professionnels, réseaux documentaires, banques de données...). Dans cet extrait, nous voyons apparaître deux caractéristiques principales qui sont intéressantes à mettre en perspective avec les aspects soulevés par notre recherche.

127Tout d’abord, nos propres observations nous permettent de mieux comprendre cette notion de ressources incorporées. Nous avons eu l’occasion d’interroger les professionnels sur les modèles auxquels ils s’étaient référés pour élaborer leurs stratégies d’action. A chaque fois, cette question suscitait un certain embarras ou du moins demandait réflexion. Les réponses données sont très générales et assez peu représentatives de la richesse des réflexions présentées au cours des entretiens. Les aspects mis en avant font avant tout référence à la formation professionnelle acquise et aux expériences de terrain qui présentaient des similitudes avec la situation de la petite Yasmine. Cette difficulté que les professionnels rencontrent à mettre en perspective leurs connaissances n’est pas nouvelle dans la littérature, mais il est significatif qu’elle se donne une nouvelle fois à voir dans notre recherche.

128Schön (1994) explicite assez bien ce phénomène en soumettant le modèle de la science appliquée en question. Selon lui, ce modèle est incomplet et ne peut expliquer la compétence pratique dans les situations « divergentes » telles qu’elle se présentent au praticien. Leur définition du savoir professionnel rigoureux exclut des phénomènes qu’ils ont appris à considérer comme au cœur de leur pratique. Et l’art qu’il déploie pour en venir à bout n’a, selon eux, rien à voir avec la rigueur d’un savoir professionnel » (pp. 67-68). Aussi, pour cet auteur, il s’agirait de rechercher une épistémologie de l’agir professionnel qui soit implicite dans le processus artistique et intuitif et que certains praticiens font intervenir face à des situations d’incertitude, d’instabilité, de singularité et de conflit de valeurs (p. 75).

129Pour fonder son raisonnement, l’auteur nous ramène à nos actes quotidiens, où là aussi de nombreux savoirs sont démontrés alors que nous sommes souvent incapables d’expliquer ce que nous connaissons. La même chose se passe pour le professionnel car son travail quotidien dépend d’un savoir pratique tacite. Tout professionnel compétent peut reconnaître des phénomènes (par ex. la famille des symptômes associés à une maladie particulière, (...) pour lesquels il ne peut fournir d’explications plausibles ou de descriptions complètes. Dans sa pratique quotidienne, on ne compte plus les jugements de qualité pour lesquels il ne pourrait formuler de critères adéquats et il fait montre d’habileté dont il ne peut expliquer ni les lois ni les procédures. Même lorsqu’il utilise consciemment des théories et des techniques, il s’appuie sur des reconnaissances, des jugements et des compétences qui sont tacites (p. 76). Cette idée de compétences tacites fait directement écho aux propos de Clot (1998) qui note que dans bon nombre d’activités de travail, il y a une technique, voire une « tactique » que seule l’expérience permet d’acquérir (p. 109).

130Lorsque Schön évoque les savoirs tacites, il fait directement référence aux savoirs d’action incorporés à l’acteur. Nous retrouvons ici, une définition des compétences professionnelles proche de celle de Le Boterf qui, de son côté, fait encore mention de l’importance des réseaux de ressources de l’environnement. Si nous sommes totalement en accord avec ce deuxième axe proposé par Le Boterf, nos observations et analyse nous permettent de penser que le « réseau » constitue une source de compétences qui demanderait à être clarifiée et davantage mise en perspective.

131En effet, au cours de nos précédentes analyses, nous avons pu montrer que la communication entre intervenants pouvait être entachée par des malentendus inhérents à leur ancrage professionnel différent.

132Nous avons insisté sur la notion de « genre », qui nous paraît constituer un outil particulièrement adapté pour appréhender les décalages qui distinguent les discours tenus par les différents professionnels. Les savoirs incorporés, tels que nous venons de les mettre en perspective, nous semblent présenter un apport utile et complémentaire à la notion de « genre ». L’une et l’autre proposition insistent sur la dimension implicite du savoir et des références mobilisées dans l’action. Lorsque nous aborderons la question du fonctionnement du « réseau », nous reprendrons cet aspect central pour la communication entre professionnels provenant d’horizons différents. Comment les uns et les autres peuvent-ils communiquer leurs expériences et leurs compétences dès lors qu’ils n’en ont qu’une conscience assez vague ?

133Nous pourrions encore complexifier le débat en introduisant la dimension de l’intentionnalité. Ce point, qui constitue un objet de réflexion qu’affectionnent les philosophes, nous conduirait assurément vers un nouveau degré de complexité. En effet, au-delà de ce que l’acteur connaît ou peut dire de son action, comment prendre en considération l’ensemble des paramètres qui le poussent à agir de la façon dont il a agi ? L’action a son endroit et son envers nous rappelle Clot qui ajoute : Son produit pour le sujet ne saurait jamais recouvrir exactement son résultat dans le milieu (p. 160). Ce qui incite à agir ne coïncide pas forcément avec ce qui guide l’action. Posée pour un acteur déterminé, la question ouvre sur des perspectives pour le moins abyssales. A fortiori, nous pouvons légitimement penser que la question des intentions liées à l’action, dans les situations qui font l’objet d’une approche en réseau, se brouille encore un peu plus.

Les compétences professionnelles des éducateurs de la petite enfance

134Nos différentes analyses et réflexions, portant sur la question les compétences professionnelles, se sont jusqu’à présent focalisées sur les pratiques de l’infirmière du SSJ et de l’assistante sociale du SPDJ. Nous allons maintenant porter notre attention sur les compétences professionnelles relatives aux professionnels de la petite enfance.

135En prenant connaissance du texte relatif à la première réunions de réseau, notre attention a rapidement été attirée par quelques aspects singuliers qui revenaient constamment dans le discours des deux professionnelles d’EVE Mail. Lors de l’analyse, nous ne savions pas si les discours tenus étaient toujours représentatifs de la profession. Toutefois, l’exposé de nos résultats à l’équipe d’EVE Mail nous a permis de vérifier qu’ils pouvaient être généralisés car nos analyses pointent de toute évidence quelques caractéristiques centrales de la pratique des éducateurs de la petite enfance.

136L’importance de la narration :

137Avant d’entrer plus avant dans l’analyse, il nous paraît utile de relever que les propos tenus par les éducatrices d’EVE Mail – lors de la première réunion, mais également lors de la seconde réunion – se focalisent principalement sur leur pratique quotidienne, qu’il s’agisse d’observations générales ou de l’accompagnement de l’enfant. Ce quotidien apparaît fortement dans les nombreuses évocations que les professionnels produisent pour expliquer et commenter leurs réflexions. Ces évocations du quotidien, plutôt que de préciser ou ponctuer certaines observations, occupent de fait le premier plan des énoncés et font clairement apparaître le caractère narratif du discours. Ainsi, concernant les points délicats rencontrés dans la prise en charge, les constats dressés par les éducatrices sont souvent suivis de longs développements qui retracent, par le menu détail, des moments de vie entrevus comme illustratifs. Par exemple, lorsque les troubles du sommeil de Yasmine sont évoqués par l’infirmière du SSJ, la pédiatre s’interroge sur la façon dont se déroulent les nuits à la maison. Elle sait que le père a des horaires un peu particulier et imagine facilement que la lumière et le bruit puissent constituer une gêne qui pourrait venir troubler le sommeil de l’enfant. Plutôt que de prendre la balle au bond et alimenter le questionnement initié par la pédiatre, l’éducatrice présente à la réunion se lance dans un long exposé sur la gestion des heures de sommeil à EVE Mail : Maintenant, elle nous fait des monstres siestes, on la couche à 11 heures et elle fait 11 heures/4 heures. Si elle dort peu le matin – on la couche souvent en fin de matinée, vers 10 ou 11 heures – si elle se réveille vers midi, l’après-midi, on la recouche vers 3 heures, on est obligé de la réveiller à 5 heures, sinon elle ferait 3 heures et plus. La maman nous a quand même dit qu’il ne fallait pas qu’elle dorme trop, parce qu’à la maison, elle ne dormait plus la nuit. Donc après une heure et demie, on la réveille. Si elle s’endort vers 2h30/3h00 ; vers 3h/4h30 au plus tard, on la réveille. Hier je l’ai réveillée, mais elle n’était pas bien, on sentait qu’elle avait vraiment besoin de dormir.

138Il est difficile de savoir ce que les autres intervenants ont retiré de ce long descriptif, il est par contre intéressant de noter qu’il a mis fin au thème abordé. Au bénéfice de compétences d’action pourtant évidentes et reconnues par les autres intervenants, les éducateurs de la petite enfance ont semble-t-il de la peine à les mettre en mots. Nous retrouvons là une caractéristique classique des praticiens peu habitués à devoir rendre compte de leur action à des professionnels qui ne partagent pas leur réalité quotidienne ni, parfois, les enjeux spécifiques liés au domaine.

139Un certain anonymat :

140Outre l’aspect fortement narratif de la plupart des interventions des éducatrices d’EVE Mail, il convient de noter un discours qui use largement du pronom indéfini. Comme dans l’exemple cité ci-dessus, le on revient très fréquemment et frappe les réflexions du sceau de l’anonymat. Plusieurs pistes de réflexion peuvent être envisagées pour tenter de comprendre ce phénomène. Tout d’abord, cette tendance à l’anonymat pourrait être comprise comme une difficulté éprouvée par les éducatrices à s’approprier une action au nom personnel alors que l’accompagnement des enfants est avant tout une affaire d’équipe.

141Pourtant, pour appréhender ce particularisme, nous ne pouvons pas nous empêcher d’établir des parallèles entre cette propension à l’anonymat et, assez paradoxalement, le fort besoin de reconnaissance des éducatrices de la petite enfance, dimension que nous avions déjà eu l’occasion de mettre en perspective dans un de nos précédents chapitres. Ainsi, nous pensons que le recours au pronom indéfini, qui relève de la dimension identitaire, pourrait également concerner cette fragilité de statut professionnel.

142Si la responsable d’EVE Mail parvient mieux à affirmer son rôle et sa fonction face aux autres intervenants, le plus souvent, elle recourt également au pronom indéfini. Comme nous pouvons le voir dans l’extrait suivant, cette remarque s’applique également à des aspects qui relèvent directement de son rôle de directrice : Yasmine a commencé chez nous non pas en dossier particulier. On nous a juste signalé que ce serait bien si on pouvait La prendre, mais on n’était pas plus au courant que ça au départ. Dans les échanges que nous avons eus avec la directrice, il est clairement apparu que tous les contacts avec les instances extérieures étaient de sa compétence. Le recours plus ou moins systématique à l’anonymat pourrait aussi être compris comme une volonté plus ou moins explicite de mettre à distance la subjectivité qui est associée à un manque de professionnalisme. Ainsi, il est intéressant de voir que l’éducatrice référente de Yasmine, pour faire valoir la légitimité de ses observations, appuie sa perception personnelle sur une opinion collective : On a vu que c’était énorme le poids qu’elle avait pris. Je ne sais pas si elle a effectivement pris beaucoup de poids en l’espace d’un mois, mais on a trouvé qu’il y avait au moins un ou deux kilos en la portant. On a tous senti, en la prenant dans les bras, que Yasmine était plus lourde. A aucun moment, l’éducatrice ne fait mention d’une balance, comme si le sentiment général était suffisant pour préjuger d’une augmentation de poids. Là encore, nous pouvons voir une belle illustration de la notion de genre professionnel. De toute évidence, la balance est du domaine de l’infirmière du SSJ qui vient régulièrement peser et mesurer les enfants d’EVE Mail.

143Cette question d’identité professionnelle en lien avec le recours à un discours anonyme demanderait à être approfondie et pourrait sans doute faire un excellent thème de débat pour une supervision d’équipe. Lors d’une rencontre avec l’ensemble de l’équipe, il nous a été possible de vérifier que l’usage du pronom impersonnel dans le discours correspondait bien à un « genre » dans lequel l’ensemble des éducatrices se reconnaissait.

144Des généralistes qui s’adressent à des spécialistes :

145Après avoir exposé quelques remarques sur la forme des discours relevés dans nos enregistrements, nous aimerions maintenant examiner quelques points liés au contenu. Parallèlement à la forme du discours, les propos des deux intervenantes d’EVE Mail relèvent également de la question identitaire. D’emblée au démarrage de la première réunion de réseau, la directrice clarifie son positionnement ainsi que celui de l’éducatrice référente : Contrairement à vous tous, c’est une maman que l’on rencontre deux fois dans la journée, alors c’est vrai qu’on a besoin de vous (...) on peut la soutenir dans un quotidien, généraliste, tandis que vous, vous êtes tous des spécialistes. L’image que la responsable de cette structure donne d’elle et de sa collaboratrice est parlante ; elles sont des praticiennes du quotidien qui ont besoin de s’entourer de spécialistes. De fait, cet extrait entrecroise deux réalités distinctes qu’il est utile de considérer plus attentivement. D’un côté, sans surprise, il est fait état des éducatrices qui assurent jour après jour l’accompagnement de Yasmine, ce qui, par la force des choses, conduit ces dernières à rencontrer les parents qui amènent et viennent chercher l’enfant. De l’autre côté, ce qui nous paraît quelque peu étrange, nous voyons que les éducatrices de la petite enfance se considèrent, contrairement aux autres intervenants, comme des non-spécialistes. L’infirmière du SSJ ou les assistantes du SPDJ et du CASS peuvent-elles être considérées comme des spécialistes ? Tout dépend de quoi on parle. Alors qu’ils sont appelés à remplir des missions très diversifiées, le plus souvent, les travailleurs sociaux se considèrent eux-mêmes comme des généralistes de la relation d’aide.

146Une nouvelle fois, il nous semble que nous nous trouvons en face d’un déficit d’image professionnelle patent. Effectivement, si les éducatrices de la petite enfance considèrent la situation de Yasmine selon un angle de vision dicté par leur axe d’intervention, ce même constat peut également être appliqué aux autres intervenants. En ce qui concerne les compétences professionnelles, les éducatrices peuvent aussi se prévaloir d’une formation et d’une expérience de terrain. Alors qu’est-ce qui conduit ces éducatrices à adopter une position de soumission face aux autres intervenants ?

147Cette question a occupé nos esprits tout au long de la recherche et, même au moment où nous rédigeons ces lignes, nous n’avons pas trouvé de réponses définitives. Toutefois, pour nous, il s’agit clairement d’une question identitaire qui se joue à l’articulation de la hiérarchie des métiers et, par ricochet, de la notion de culture professionnelle. C’est un peu comme si les éducatrices de la petite enfance ne parvenaient pas à oser « penser » leur pratique. D’ailleurs leur laisse-t-on la possibilité réelle de la penser ? C’est un peu comme si elles ne se reconnaissaient des compétences que dans l’accompagnement des enfants et, comme nous le verrons ci-après, dans la perspicacité à repérer des signes de dysfonctionnement. Nous avons déjà évoqué le caractère narratif qui sous-tend les propos des éducatrices lors des moments de réunions. Pourtant, dans les interviews individuelles, elles se montrent totalement capables d’analyses et de remarques pertinentes. Ce grand décalage nous semble traduire autant un souci d’allégeance aux autres professionnels qu’un manque d’habitude à élaborer sa pratique et à soutenir un positionnement argumenté. Nous nous trouvons là, non pas dans le domaine des observations du terrain, mais bien dans celui de la lecture à distance de l’action accomplie. Il est bien possible que ce volet du métier ait été insuffisamment développé jusque-là.

148Pour terminer sur ce point, il convient de relever que la responsable d’EVE Mail, qui occupe pourtant une position hiérarchique n’ose guère plus s’affirmer que sa collègue. Dans le cadre de l’entretien individuel, la directrice nous a clairement fait entendre que la pédiatre n’était pas au courant des dernières approches relatives aux régimes alimentaires : A entendre la pédiatre, elle n’a pas du tout les notions de diététiques nouvelles qu’on nous apprend. Ce décalage de conception interfère directement dans la prise en charge quotidienne. Pourtant, lors de la réunion de réseau, la responsable d’EVE Mail n’a pas cherché à faire valoir son point de vue et à amorcer une discussion de fond sur la question. Même si la réunion de réseau ne constituait pas le lieu idéal pour mener un tel débat, une rencontre ultérieure aurait pu être organisée. Tout autre est le positionnement de la directrice qui semble avant tout vouloir éviter un conflit avec la pédiatre. En effet, s’adressant à la pédiatre, elle formule les propos suivants : Là il faudrait qu’on précise, parce que la diététicienne, Mme Untel, nous dit que pour les enfants qui ont des problèmes de poids, la nouvelle tendance ce n’est pas de diminuer les féculents, comme c’est le réflexe, mais c’est plutôt de diminuer les protéines et d’augmenter les féculents. Alors moi, j’ai besoin de vous entendre et si vous nous dites autre chose, on suit ce que vous nous dites...

149Apparemment bien renseignée sur la question et en mesure d’étayer son avis-par celui d’une experte, la responsable d’EVE Mail s’en remet de fait à la pédiatre. C’est elle la « spécialiste » même si ses références sont contestées. Mais cette contestation non assumée ne trahit-elle pas une marque de soumission à une figure hiérarchique ?

150L’importance des inquiétudes :

151Si la question de l’élaboration de la pratique et la construction d’un point de vue argumenté ne semblent pas faire vraiment partie de la culture professionnelle des éducatrices de la petite enfance, un autre trait signale fortement leurs compétences.

152En parcourant les textes qui se rapportent aux réunions de « réseau », il est tout à fait singulier d’observer la fréquence d’usage du terme inquiétude dans les propos tenus par les professionnels d’EVE Mail. Corollaire au sentiment d’inquiétude, nous trouvons aussi une grande prévalence du verbe rassurer dans sa forme prénominale (se rassurer). Se montrer inquiètes et signaler, ou au besoin dénoncer, aux autres intervenants les difficultés repérées semblent constituer un des axes importants de l’action professionnelle des éducatrices de la petite enfance.

153Nous, sans avoir d’informations particulières, que l’on a eues par la suite, on s’est très vite inquiété au niveau de la santé, on s’est inquiété pour Yasmine pour un problème de poids, c’est pour ça qu’on a interpellé, parce que ça entraînait des problèmes de motricité et on a senti derrière cette famille qu’il y avait quelque chose qui était difficile et lourd. Aux propos formulés par la responsable d’EVE Mail, nous trouvons en écho ceux de l’éducatrice référente de Yasmine : C’est vrai que quand elle s’est mise à bouger on a été rassuré, mais au départ, c’était quand même une enfant qui ne bougeait pas par rapport à son âge, un petit peu lente de développement, c’était peut-être pour ça que l’on s’inquiétait.

154Cette propension à s’inquiéter est sans doute liée à la mission de prévention et de dépistage précoce qui est explicitement confiée aux professionnelles de la petite enfance. Dans cette idée, ce phénomène concernerait moins le style spécifique aux deux intervenantes que la culture professionnelle et le mandat confié aux crèches.

155Comme en témoignent les deux précédents extraits, les problèmes de santé, de développement psychique ou moteur, constituent des objets d’inquiétudes fondés qui participent de manière attendue à la volonté de prévention et d’intervention précoce. Le court extrait suivant est assez illustratif sur ce point : On a un petit quelque chose au coin de la tête qui nous fait dire que cet enfant là, « attention »...

156Toutefois, ce qui nous a étonnés à la lecture des textes, c’est que ce regard « inquiet » s’applique également à des questions beaucoup plus anodines, qui relèvent davantage de soucis qui émaillent le quotidien. Le propos suivant, énoncé par une des intervenantes d’EVE Mail, met clairement en évidence la dramatisation d’un aspect pratique : C’est vrai que l’on était très inquiet en hiver. Quand j’ai vu partir Yasmine en pyjama léger, je me suis dit « au secours », est-ce qu’elle a ce qu’il lui faut ?

157Lors de nos premières analyses, nous nous sommes demandé si nous étions face à deux discours de styles proches ou si notre observation ne relevait pas plus largement du genre professionnel ?

158Nous avons eu l’occasion d’aborder ce point avec l’équipe qui confirme la dimension collective de cette propension à s’inquiéter. Il semblerait que le terme inquiétude constitue un terme générique qui désigne aussi bien les inquiétudes réelles que les observations et questionnements des professionnels de la petite enfance. De manière fine, une des éducatrices a suggéré que ce terme consacré puisse être lié à la forte empreinte maternelle qui singularisait ce métier à ses origines. Culturellement parlant, l’inquiétude n’est-elle pas l’apanage de la fonction maternelle ?

159Prévention et regard normatif :

160Nous voudrions maintenant aborder un autre aspect qui nous semble directement lié à la forte prévalence de la notion d’inquiétude présente dans les discours enregistrés.

161Nous venons de mettre en perspective l’importance que revêt le dépistage des problématiques chez les enfants accueillis à la crèche. C’est sans aucun doute le regard exercé des professionnels qui permet de signaler une large part des dysfonctionnements que présentent les jeunes enfants, ainsi que les négligences ou abus qu’ils subissent. Je sais que les enfants qui sont dans une situation à problèmes, j’ai beaucoup plus facilement noté des éléments dans le classeur d’information que pour d’autres enfants. Si les observations écrites font l’objet d’un soin particulier, selon l’éducatrice, il en va de même de l’attention portée à l’enfant durant la prise en charge : Quand on s’occupe de cet enfant, on a un regard un peu différent, on est attentif à certaines choses (...) avec toujours ce petit déclic au fond qui nous rappelle, qu’il y a un problème et qu’il faut faire attention.

162Pourtant, cette attention aiguë portée à tout signe jugé inquiétant, constitutif d’un éventuel problème, pourrait aussi conduire à certains excès. Effectivement, afin de prévenir des abus subis par un enfant, le regard inquisiteur peut être paradoxalement source de stigmatisation en lieu et place de la prévention initialement visée. Nous nous trouvons ici confrontés aux ambiguïtés qui résident au cœur de toute prévention et de toutes les informations qui y contribuent. La question du type d’informations qui doit ou ne doit pas faire l’objet d’une mise en commun lors des réunions de réseau pourrait constituer à elle seule un objet d’étude. Par rapport au volet de la prévention, il est utile de relever que l’absence d’information est préjudiciable à une action sensée, de même qu’une information trop systématisée. En effet, si des éléments extérieurs sont pertinents voire nécessaires pour corroborer des observations de terrain, ces mêmes éléments d’information, portés trop vite à la connaissance des professionnels, peut totalement venir induire et fausser le regard. Il suffit de se référer à l’effet Pygmalion mis en exergue par Jacobson et Rosenthal pour s’en convaincre (Meirieu, 1996, p. 23). Par rapport aux situations « en crise », ce risque est réel et demande à être sérieusement pris en considération. La responsable d’EVE Mail en est d’ailleurs bien consciente même si elle ne s’est pas toujours comment bien faire. En effet, lorsqu’elle veut éviter trop d’induction de la part des professionnels, elle prend le risque d’être accusée de rétention d’information. Dans l’analyse de la deuxième situation, nous verrons également que ce même phénomène peut exister entre la structure EVE Mail et le service social. Cette question fait intégralement partie de celle relevant des compétences professionnelles et ne peut être définitivement réglée hors d’une logique du cas par cas et en fonction d’une lecture globale qui prend en considération un ensemble de paramètres.

163Au-delà du risque d’induction relatif à certaines informations extérieures, il convient également de noter le caractère parfois réducteur et normalisant de certaines évaluations produites par les professionnels. Lors de la première réunion de réseau, pour légitimer les inquiétudes que lui inspirait Yasmine, l’éducatrice référente a fait savoir que : Normalement à cet âge on commence à faire du quatre-pattes et à bouger... on s’inquiétait. La pédiatre est en désaccord avec cette manière de voir les choses et ne s’en cache pas : On a le droit d’avoir des retards dans certains domaines... pour autant que ça ne soit pas un retard global, on ne s’inquiète pas. A l’évidence, deux écoles de pensée s’affrontent autour de la question de l’évaluation des risques et de l’inquiétude qui en découle. L’éducatrice craint de voir la maison brûler alors que la pédiatre insiste sur le caractère relatif de toute norme et l’importance de prendre en considération un ensemble de données.

164Si nous pensons que la notion d’inquiétude constitue une des facettes visibles des compétences développées par les éducateurs de la petite enfance, nous estimons qu’elle mériterait d’être explorée afin d’en mieux délimiter les contours.

165Concernant la focalisation d’attention sur les situations « problématiques », la responsable d’EVE Mail nous fait part d’un autre effet pervers, formulé par bon nombre de ses collaborateurs. L’énergie et le temps mobilisés pour les enfants qui suscitent l’inquiétude ne se fait-il pas au détriment des autres enfants accueillis à la crèche ? Comme pour donner du crédit à cette question qui est sur les lèvres de beaucoup de professionnels, la directrice relève que : Il y a des enfants dont on ne parle pas forcément en équipe parce qu’ils vont bien.

166Etre intégré dans le réseau :

167Avant de clore ce volet des compétences professionnelles des éducatrices de la petite enfance, il nous semble pertinent de relever un dernier aspect qui a toute son importance. Lors d’un entretien avec sa responsable, l’éducatrice référente a clairement mis en évidence l’importance que revêtait pour elle d’être présente lors de la réunion de réseau et de pouvoir participer activement à un échange de points de vue et de préoccupations avec les autres professionnels.

168A sa manière, elle a clairement mis en perspective que la communication entre partenaires dépasse la seule transmission d’informations. Le fait d’être physiquement présent à la réunion, lui a assurément permis d’entendre parler de la situation de Yasmine au travers d’angles de vue très différents. Apparemment, cette participation lui a également permis d’appréhender des aspects informels, peut-être infimes mais significatifs pour elle, qui sont rarement rapportés par une collègue, même très rigoureuse et soucieuse d’une bonne transmission. Je trouve que d’entendre les différents partenaires parler de l’enfant, de la situation, on a un autre aperçu. On capte aussi l’information différemment... si on prenait une de mes collègues maintenant, pour lui demander comme elle ressent la situation de Yasmine, elle pourrait pas la décrire comme je peux la décrire, moi.

169Aux observations de sa collaboratrice, la responsable d’EVE Mail ajoute que ça nourrit aussi la place de chacun. Formulation originale qui, dans sa dimension métaphorique, met clairement en perspective la corporéité de toute communication et qui sous-tend également l’échange entre partenaires. Pour chaque acteur, il s’agit d’être physiquement présent à la réunion pour sentir comment les autres vivent la situation, de prendre sa place et puis également de pouvoir échanger jusqu’à satiété tous les éléments de réalité qui questionnent.

Le réseau, son fonctionnement, ses buts

170Dès que l’on cherche à saisir le fonctionnement et les interrelations entre partenaires qui coagissent au sein du réseau, il est judicieux de resituer quelques enjeux majeurs qui sous-tendent cet exercice.

171Tout d’abord, il est utile de se rappeler les précédents développements autour des notions de genre et de style. En effet, nous avons vu que les intervenants appelés à agir autour d’une même situation vont se retrouver confrontés à une première difficulté, celle d’un manque de référentiel professionnel commun. Cet élément de réalité noyaute et médiatise cependant toute une série de questions relatives à la coaction, qu’il s’agisse de la compréhension et les clarifications de rôles entre partenaires, les attentes nourries par rapport au travail en « réseau » ou encore les prises de décisions.

172Un autre aspect vient encore compliquer la communication entre les travailleurs sociaux réunis. Il s’agit ici de la nature même de l’activité, située au cœur des métiers de l’humain. Loin d’un contexte qui sied aux sciences appliquées, les praticiens sont appelés à intervenir sur un terrain où le singulier se dispute quotidiennement à l’incertitude. Les savoirs d’actions qui permettront au professionnel de mener une intervention appropriée, sont avant tout issus d’un ensemble de ressources incorporées qui lui sont propres (expériences professionnelles, qualités personnelles, intuition, gestuelle, etc.). Nous retrouvons ici l’idée du diapason professionnel et la notion de style qui appartient à chaque acteur.

173Cet ensemble de compétences propres à l’acteur constitue un bagage professionnel opérationnel dans la grande majorité des situations rencontrées. Toutefois, même efficace, la dynamique et de nombreuses facettes de cet ensemble constitué de compétences demeurent peu connues de l’acteur. Les savoirs d’actions demeurent difficiles à appréhender et par là-même difficiles à expliciter, même aux collègues les plus proches. Ainsi, lorsque des professionnels provenant d’horizons divers se réunissent autour d’une même situation, cette difficulté ne s’en trouve que renforcée.

174Dans le cadre des entretiens, les termes utilisés par les professionnels lorsqu’ils évoquent leurs interventions sont parfois équivoques et sous-tendus par une large part d’implicite. Pour évoquer la progressive mise en confiance de l’usager, préalable nécessaire à toute demande d’aide, nous trouvons des expressions du type : Il faut que quelque chose se crée ou bien C’est le travail d’apprivoisement et ensuite on peut s’occuper du paquet. Pour soutenir ses observations, l’éducatrice référente de Yasmine recourt volontiers à ses impressions personnelles et à celle de ces collègues. Les formulations du genre : On a tous senti ou encore on a tous trouvé reviennent souvent.

175Ces évocations peu précises recouvrent certainement des compétences professionnelles et des techniques d’intervention plus ou moins formalisées. Toutefois, le langage oral qui en constitue le support habituel, voire exclusif pour certains professionnels, en rend mal compte. Dans les retranscriptions que nous avons pu réaliser, le langage tenu gomme le plus souvent la complexité et les différents niveaux attachés à l’action. De fait, en deux trois mots, il restitue ce qui mériterait de faire l’objet d’un développement écrit de plusieurs lignes, voire de plusieurs pages.

176En fait, les professionnels du réseau observé semblent fonder leur communication sur d’autres bases que sur une argumentation détaillée de leur action. L’ouverture d’esprit, la volonté de mettre en commun des informations et des réflexions et la confiance semblent constituer les ingrédients centraux de la dynamique de ce « réseau » qui est vécue positivement par l’ensemble des partenaires.

177Après ce préambule qui nous a permis de contextualiser les enjeux majeurs qui entourent la dynamique qui anime un réseau de professionnels, il est temps d’examiner de manière approfondie quelques aspects significatifs apparus à la lecture des textes.

178La difficile délimitation des rôles :

179La délimitation des rôles et l’articulation des tâches entre acteurs, constitue le premier aspect que nous nous proposons d’étudier plus attentivement. Cet aspect fait également écho à la notion de genre professionnel. Cependant, afin d’éviter les redondances, dans les lignes qui vont suivre, nous allons nous pencher plus spécifiquement sur les interactions et autres régulations qu’une coaction exige des partenaires.

180La première réunion de réseau a permis de réunir l’ensemble des professionnels momentanément présents dans la situation. Dans les enregistrements, il apparaît que cette rencontre a permis aux différents partenaires de faire connaissance et de mettre en commun les différentes pièces de puzzle que chacun détenait. Ils ont ainsi eu l’opportunité d’entendre de vive voix comment les autres intervenants étaient confrontés à la situation de la petite Yasmine et comment ils se positionnaient dans leurs interventions.

181Si l’on examine attentivement les propos tenus par les professionnels lors des différentes séquences d’interactions, tous les niveaux de réalité s’entrecroisent allègrement. Ainsi, les simples échanges d’informations cohabitent avec les questionnements autour de points obscurs, de même que les réflexions de fond côtoient les évocations d’événements significatifs aux yeux de certains intervenants. Très vite pourtant, la question de la cohérence des actions entreprises par le réseau d’intervenants s’est trouvée posée. Après les présentations d’usage, l’assistante sociale du SPDJ relève que : On a chacun des petits bouts et on est intervenu chacun à quelques semaines, quelques mois d’intervalle et il est important de voir aujourd’hui, comment on organise nos interventions autour de Madame.

182De fait, parfois de manière très directe et parfois de manière plus détournée, les professionnels abordent au fil des réflexions la question de la clarification des rôles et tâches de chacun.

183Dans un précédent paragraphe, nous avons déjà vu que l’infirmière du SSJ a souhaité entendre les suggestions des autres professionnels pour définir son rôle auprès de la maman de Yasmine. La pédiatre et l’assistante sociale du SPDJ ont répondu à cette demande de manière très directe, voire incisive dès qu’il s’agissait d’intégrer le père de l’enfant aux entretiens de santé. L’infirmière résistera à cette idée, mais une longue régulation avec les éducatrices d’EVE Mail et la pédiatre lui permettra de finaliser son programme d’intervention : Alors je retiendrai la proposition que je voie Yasmine toutes les six semaines avec l’équipe ; on en parle, on fait le point. Parallèlement on pourrait communiquer à la maman les dates fixes quand je passe pour qu’elle puisse prendre un petit moment le soir.

184A part l’intervention de l’infirmière qui est clairement médiatisée par les demandes des autres partenaires, peu de régulations décisives ou de décisions sont à relever pour cette première réunion. Il y a bien sûr la question de la recherche de logement qui en fait partie. Lorsque la question apparaît, elle donne d’abord lieu à une suite de suggestions et de développements sur des aspects connexes, tels que l’absence de permis ou la volonté d’autonomie de la mère de Yasmine. C’est seulement au détour d’une réflexion qui porte sur le changement de comportement de Yasmine, question indirectement liée à celle du logement, que l’assistante sociale du SPDJ reviendra sur une des suggestions lancées par un des partenaires : Je vais contacter le Centre de contact Suisses-Immigrés, je vais regarder par rapport à l’appartement... vous pensez qu’ils ont des... ? Si l’assistante sociale se montre ouverte aux propositions qui lui ont été plus ou moins directement adressées, l’interrogation qui vient ponctuer sa résolution montre toutefois une certaine hésitation, voire un certain scepticisme. Au-delà de l’objet traité, il est intéressant de relever le processus qui a permis la prise de décision. De toute évidence, l’assistante sociale a réussi à prendre sa décision suite à une courte réflexion personnelle qui s’est déroulée parallèlement à la discussion entre partenaires. Ceci montre que les réflexions développées dans le cadre de ce « réseau » se déroulent selon une logique qui tient davantage à une spontanéité discursive qu’à une organisation stricte des thèmes et des temps de parole.

185De fait, il convient de relever qu’aucun moment précis et aucune procédure définie n’ont été aménagés pour le déroulement de la première réunion. Comme dans l’exemple produit ci-avant, les aspects organisationnels émergent au fur et à mesure des réflexions et viennent le plus souvent ponctuer les changements de thème. En fin de réunion, pendant laquelle aucun procès verbal n’a été tenu, les décisions prises n’ont pas été rappelées. En réalité, l’enregistrement donne à entendre une discussion de plus en plus spontanée, sans doute nécessaire au rapprochement des intervenants, mais quasi impossible à retranscrire.

186Les chevauchements de rôles et les luttes de territoire :

187Au-delà de l’aspect organisationnel, un des effets positifs que permet une rencontre entre professionnels attelés à une même situation, c’est la découverte de territoires proches et d’actions réalisées à double.

188Ainsi, les deux assistantes sociales ont-t-elles découverts qu’elle ont recouru aux mêmes stratégies pour aider la mère de Yasmine à classer ses affaires. L’une et l’autre ont pensé à lui fournir un classeur et il a fallu cette rencontre en « réseau » pour que ce point apparaisse subrepticement au fil de la discussion. Concernant ce point de détail, l’absence de concertation ne porte pas à conséquence et a plutôt provoqué l’amusement étonné parmi les autres professionnels. Toutefois, cet incident met clairement en évidence l’importance d’une communication entre intervenants autour d’une même situation et cela d’autant plus clairement lorsqu’ils partagent une même identité professionnelle.

189Au-delà du phénomène de « doublon », telle qu’elle s’est produite entre les deux assistantes sociales pour une de leur tâche, nous pensons que la question du territoire peut aussi faire l’objet d’un « conflit » entre professionnels. Nous en avons repéré plusieurs exemples dans le cadre de notre recherche. Lors de la réunion de « réseau », il était clairement entendu que l’infirmière du SS] s’occuperait de l’aspect santé et qu’elle rencontrerait à cet effet la mère de Yasmine. Lors de l’entretien individuel, évoquant son style d’intervention, l’intervenante a mis en avant l’importance de « l’écoute ouverte ». A partir de là, il devient clair qu’elle se profile sur un terrain proche des deux assistantes sociales, ce qui l’oblige à préciser plus finement le sens de ses interventions. Lors des entretiens, il est intéressant de noter que l’infirmière ne semble être consciente que d’une facette de cette double question. Elle se rend effectivement compte qu’elle doit davantage recentrer son écoute sur la question de la santé, mais elle ne semble pas saisir que les deux assistantes sociales placent également l’écoute au centre de leur action. Nous retrouvons ici le problème posé par la notion de culture professionnelle. L’infirmière, en lien avec la formation qu’elle a reçue à l’école du Bon Secours, pense être particulièrement compétente pour être à l’écoute de la mère de Yasmine, reléguant les deux assistantes sociales à des tâches de nature concrète (gestion des factures, démarches en vue d’un logement ou d’un emploi, etc.). Etonnamment, questionnée sur le rôle des assistantes sociales au cours des interviews, aucun élément n’est mentionné concernant la composante relationnelle qui occupe pourtant une place centrale dans leur action professionnelle.

190A partir de l’angle d’approche privilégié par notre recherche, nous pensons qu’il s’agit là d’un phénomène à appréhender à la lumière des enjeux de territoire qui traversent les collaborations interprofessionnelles. Une fois son rôle défini avec les partenaires, il est clair que l’infirmière n’a pas voulu se cantonner dans un rôle de conseillère en diététique et a laissé libre cours à son style personnel qui accorde une place de choix à l’« écoute ouverte ». Son action de prévention santé s’est ainsi élargie vers un soutien psychosocial, ce que certaines séquences d’action montrent clairement. L’infirmière a effectivement accompagné la mère de Yasmine dans une démarche de vestiaire. En fait, de par la définition personnelle donnée à son action, sans forcément le vouloir, l’infirmière entre en concurrence avec les deux assistantes sociales.

191Comme le relève Djaoui (2000), dans les équipes pluriprofessionnelles, les profils de poste ne sont pas toujours clairement fixés. C’est la pratique qui « objectivise » l’identité du praticien aux y eux des autres, qui fait que l’on peut dire « j’ai telle ou telle mission », « c’est à tel professionnel de faire ceci ou cela  » ; (p. 88). Dans le cas qui nous occupe, il semble bien que ce soit l’action sur le terrain qui ait entraîné des chevauchements de rôle, ce qui milite en faveur d’un processus de régulation constant entre intervenants. Et cette question ne concerne pas seulement les aspects mineurs de l’action, cela touche clairement à la dimension identitaire des professionnels réunis en réseau.

192Comme le relève Djaoui, si le partenariat, la mise en place des réseaux deviennent des modalités d’intervention fortement revendiquées et recherchées (...) elles ne se font pas sans mal. Et l’auteur de préciser que souvent, les rapports entre corps professionnels (ou services) se font sur le mode soit de la subordination, soit du parallélisme des interventions. (...) la tentation est souvent grande, pour chaque service, d’augmenter son domaine d’intervention et de compétence. Il faut défendre des prérogatives liées à son métier. Il faut surveiller les professions voisines pour éviter qu’elles deviennent trop « envahissantes » et qu’elles n’occupent des territoires symboliques trop importants. Des effets de concurrence entre les organisations existent. Voulant légitimement justifier leur existence, elles « s’approprient » les clients (...). Dans ces jeux de collaboration, partenariat ou concurrence, le praticien doit défendre son identité professionnelle et organisationnelle (p. 91).

193Les éléments de réflexion proposés par Djaoui jettent un éclairage instructif sur la « compétition », qui se joue entre l’infirmière du SSJ et les deux assistantes sociales. Ce phénomène, que nous avons repéré dans les textes de nos enregistrements, pourrait être directement imbriqué au morcellement des missions institutionnelles et des tâches spécifiques confiées aux professionnels qui y travaillent. Pourtant, à ce stade de la réflexion, il est utile de nuancer quelque peu le tableau en soulignant la part de liberté que chaque intervenant conserve tout de même. Ainsi, si le cumul des références professionnelles collectives et les contraintes liées au mandat institutionnel exercent une réelle emprise sur les praticiens, ces derniers n’en développent pas moins un style personnel.

194Entre culture professionnelle, mandat institutionnel et style personnel :

195Comme nous l’avons déjà précisé plus haut, l’analyse de cette deuxième situation ne nous a pas permis d’approfondir les styles propres à chaque acteur. Pourtant, nos textes nous ont permis d’observer différentes manières de négocier les contraintes liées aux contraintes institutionnelles.

196Le positionnement de l’infirmière du SSJ, qui n’hésite pas à sortir du cadre prescrit par son cahier des charges – Je ne vous cache pas que tout ce qui a été fait jusqu’à maintenant est hors de mon cadre – s’oppose de façon tranchée à celui de l’assistante sociale du CASS qui s’en remet strictement à la fonction qui lui est assignée. Lors d’un premier entretien, l’infirmière a clairement mis en perspective le caractère particulier de son intervention : Est-ce que je vais pouvoir offrir à long terme ces rencontres, ce suivi avec cette maman, puisque que j’ai vingt-cinq institutions, avec autant d’enfants partout ? C’est quelque chose d’un peu exceptionnel...

197Puisque l’intervention dans la situation de Yasmine ne relève pas directement de son rôle habituel, il est serait intéressant de saisir les motifs profonds qui ont poussé cette infirmière à intervenir malgré tout. Lors de nos rencontres, elle invoque les pressions des autres intervenants, notamment celles de la directrice d’EVE Mail. Cette donnée nous paraît totalement pertinente, mais nous pensons que les compétences professionnelles spécifiques que cette intervenante a construites dans le cadre d’une autre organisation socio-médicale sont ici également en jeu. Lors d’un premier entretien, l’infirmière du SSJ a tenu à présenter la situation de Yasmine comme emblématique des situations de migrants qui ont constitué son quotidien pendant des années. Par conséquent, sortir du rôle habituellement exercé au sein des crèches n’a sans doute pas constitué une difficulté majeure à cette infirmière. En fait, elle a tout de suite saisi comment elle pouvait remplir un rôle dans cette situation, même si cela débordait quelque peu le cadre de ses fonctions.

198Tout autre se présente le positionnement de l’assistante sociale du CASS qui, a de nombreuses reprises, rappelle les limites qu’imposent le cadre légal et les règlements institutionnels qui entravent son action : En tant que service officiel, on est obligé de tenir compte de l’officialité de la situation des gens et on ne peut pas faire ce que l’on veut. Si de nombreuses prescriptions conditionnent assurément la mission d’aide sociale et d’assistance financière, dans la situation qui nous concerne, elles semblent bloquer toute part de créativité et de prise de liberté. Je suis très démunie, je ne peux rien faire du tout (...) tout tourne toujours autour des papiers tend à répéter l’assistante sociale qui lie toute démarche au statut de l’usager et de son permis sans pouvoir se départir de son rôle premier au CASS. Si les contraintes de cette organisation sont sans doute plus pesantes que celle du SSJ, nous pouvons malgré tout questionner la part de liberté que les acteurs s’accordent dans l’exercice de leur fonction. Ce point, qui a trait à la notion de style personnel, a d’ailleurs constitué un sujet de litige entre les deux intervenantes. Lors de notre second entretien personnel, l’infirmière du SSJ nous a avoué être agacée par le sentiment d’impuissance mis en avant par l’assistante sociale du CASS, Elle n’arrête pas de le dire, et elle le lui a fait savoir : Je lui ai dit : « Vous ne pouvez pas remettre le dossier à quelqu’un d’autre... ». Au-delà d’un conflit relatif aux références collectives, il semble bien que la question du style soit ici également visée. Dans les différents textes, l’infirmière du SSJ se présente avant tout comme une professionnelle passionnée pas son travail et qui s’y engage pleinement. Ne redoutant pas de multiplier des actions, parfois même assez éloignée de son mandat lié à la santé, elle semble assez mal comprendre la position des professionnels qui s’en tiennent au cadre strict des prescriptions.

199De façon peu surprenante, nous pouvons voir que la question relative aux prises de décisions et de clarifications de rôle entre partenaires est de celles qui ouvrent sur une multitude d’aspects implicites peu évidents à débusquer pour les professionnels engagés sur le terrain. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point lorsque nous aborderons notre proposition de protocole.

200La notion de temps :

201Un autre aspect a retenu notre attention lors de la lecture de nos textes. Sans ce qu’elle soit directement nommée, la notion du temps semble constituer une variable qui a son importance pour la dynamique du réseau et l’engagement des intervenants.

202Si nous reprenons la situation de litige entre l’infirmière du SSJ et l’assistante sociale du CASS, il est instructif de prendre en considération, entre autres aspects, leur ancienneté dans la situation. Au moment de notre recherche, la deuxième intervenante assurait un suivi de plusieurs années, alors que l’infirmière débarquait tout fraîchement. Comme le relève l’assistante sociale du SPDJ, les nouveaux intervenants se montrent souvent remplis d’enthousiasme lors des premiers moments d’intervention. En parlant de l’infirmière, elle note que : J’ai remarqué qu’elle était très active (...). Quand une personne arrive comme ça, qui a du temps, qui est disponible, elle va entreprendre un maximum de choses. De son côté, l’infirmière du SSJ craint un essoufflement des deux assistantes sociales qui œuvreraient, selon elle, de manière trop peu incisive. Ce point soulève une autre réalité temporelle et renvoie une nouvelle fois au positionnement professionnel des différents intervenants et, d’une certaine façon, au risque de confusion des tâches par excès de zèle.

203Par rapport à des situations pour lesquelles un soutien peut s’étendre sur plusieurs années, il y a forcément une progressive recomposition du réseau des professionnels. De nouveaux intervenants étant appelés à remplir des rôles initialement non prévus ou tout simplement amenés à prendre la relève de collègues qui se retirent, pour diverses raisons, de la situation. C’est ce que relève l’assistante sociale du SPDJ lors d’une des interviews : Il y a des personnes qui changent, donc il y a des rééquilibrages à trouver. Dans des situations complexes, il y a souvent des intervenants qui, en fonction de l’évolution, rentrent dans la situation et chaque fois il y a quelque chose qui se joue, il faut réguler.

204Le mouvement inéluctable des partenaires oblige à de continuelles régulations et conditionne le fonctionnement du travail en réseau qui évolue au fil du temps. Il y a des événements qui se sont passés, des personnes qui se sont greffées, d’autres qui sont moins présentes, c’est vrai que ça bouge, que c’est mouvant, ce n’est pas quelque chose d’acquis.

205Lors de notre dernier entretien avec l’infirmière du SSJ, nous avons appris que cette intervenante avait décidé de passer le relais à une collègue d’une institution dont le mandat est davantage en rapport avec un suivi personnalisé à long terme. Il est bien clair que la dynamique du « réseau » va s’en trouver modifiée et que des réajustements entre partenaires devront être orchestrés.

206Concernant le réseau observé, notre recherche s’inscrit de toute évidence dans un cycle dynamique où les « anciens » et « nouveaux » intervenants s’appliquent à collaborer de manière efficace et concertée. Le sentiment positif affiché par la plupart des partenaires semble en témoigner.

207Comme autre réalité temporelle, il convient encore de signaler le temps nécessaire aux intervenants, non seulement pour apprendre à fonctionner ensemble, mais aussi pour parvenir à saisir la situation dans toute sa complexité et y apporter des réponses. Lors d’un deuxième entretien, en se remémorant les précédents mois de collaboration entre partenaires, l’assistante sociale du SPDJ souligne bien cette difficulté : C’est une situation où tout le monde a mis du temps à comprendre (...) c’est l’histoire de la situation, c’est aussi le temps que ça prend pour que les choses se mettent en place.

208Après avoir passé en revue différentes facettes des problématiques qui sous-tendent une pratique de réseau, du moins celles que nous avons pu repérer dans nos textes, il est judicieux d’examiner un aspect que nous n’avons pas encore abordé jusque-là, mais qui nous paraît tout à fait central. Dans les lignes qui suivent, nous allons évoquer la dimension relative à l’organisation et à la gestion du réseau, réalité essentielle pour la dynamique et le bon fonctionnement du travail en partenariat. Pour regrouper les différentes facettes que recouvre cette dimension, nous avons décidé de recourir au terme de pilotage qui nous a paru parfaitement indiqué. Effectivement, pour que le travail en partenariat ne devienne pas le « réseau de la Méduse », l’art de la navigation et le recours au pilotage s’imposent.

209Le pilotage et les réunions du réseau :

210Qui pilote le réseau, et de quelle manière ? Cette double question est des plus centrales, mais nos textes nous montrent qu’elle demeure équivoque et peu prise en considération.

211Dans le réseau observé, l’assistante sociale du SPDJ occupe plus ou moins ce rôle. Si nous avançons ce constat avec prudence, c’est en raison de certaines ambiguïtés que nous avons repérées dans les discours enregistrés. Lors d’un premier entretien, l’infirmière du SSJ avait compris que le pilotage était assuré par la directrice de la crèche et la pédiatre qui suivait Yasmine depuis sa naissance. Lors d’un second entretien, après avoir relu la retranscription des propos qu’elle avait tenus lors de la première rencontre, notre interlocutrice s’est étonnée de sa réponse initiale : J’ai été très affirmative en disant que c’était la pédiatre et maintenant ça ne l’est plus du tout. Et je me dis « comment ça se fait que j’aie pensé cela ? ». Et pourtant, j’étais très affirmative et vraiment, pour moi, c’était parti comme ça. Pour comprendre le phénomène de ce « malentendu », deux hypothèses conjointes s’offrent à nous. Tout d’abord, pour évoquer les problèmes de santé de Yasmine et définir le cadre d’intervention de l’infirmière, il n’est guère étonnant que la pédiatre se soit tout naturellement imposée comme une interlocutrice privilégiée. Par ailleurs, la première réunion de réseau a bien été organisée par l’assistante sociale du SPDJ, mais sous l’impulsion de la directrice d’EVE Mail. Ainsi, il est fort probable que ce soit cette responsable qui ait mis au courant l’infirmière qui passe régulièrement dans son institution. Lors du deuxième entretien, pour l’infirmière tout est devenu clair car elle a établi une collaboration directe avec l’assistante sociale du SPDJ.

212Au cours du premier entretien, l’éducatrice de la petite enfance s’est elle aussi montrée très surprise de découvrir que ce n’était pas sa directrice qui assurait le pilotage du réseau. Que cette intervenante et l’infirmière aient pu penser que la directrice avait pris en main la gestion du réseau n’est pas étonnant. Effectivement, l’une et l’autre sont les plus proches collaboratrices de la directrice d’EVE Mail qui, de par son style très dynamique et son charisme, peu aisément être identifiée à un pilote.

213Pour l’assistante sociale du CASS, sa collègue du SPDJ est tout naturellement appelée à exercer le rôle de pilote du fait de la fonction centrale qu’elle occupe dans la situation. Cette remarque rejoint un des constats que nous avons précédemment formulés, à savoir la vision circulaire que l’intervenante du SPDJ privilégie constamment pour agir dans cette situation. Son approche est sans doute fortement liée à son mandat institutionnel, mais, de fait, elle est certainement une des intervenantes les plus appropriées à gérer le réseau des intervenants.

214Si on écoute maintenant la principale concernée, elle ne se montre pas très déterminée à assumer un véritable rôle de leadership. Lors du premier entretien, l’assistante sociale du SPDJ a simplement relevé que : La première réunion réseau que l’on a eue, c’est moi qui l’ai organisée. Mais je ne pense pas que l’on puisse parler de pilotage... c’est plutôt une des parties qui organisent en fixant la date, l’heure, etc. En reprenant ce point lors d’un deuxième entretien, le propos est demeuré dans la même veine : Je pense qu’il faut que quelqu’un le fasse. Ce n’est pas trop difficile de le faire, ça ne me pose pas de problème.

215Si le pilotage d’un réseau dépend dans une certaine mesure du style propre au pilote, au fil de nos lectures et de nos entretiens, il nous est clairement apparu qu’il s’agissait aussi et avant tout d’une question de méthode ou, plus précisément dans le cas présent, d’absence de méthode comme en témoigne de nombreuses remarques telles que celles formulées par la directrice de la crèche : Ce qui se joue avant que tout le monde s’asseye autour de la table et jusqu’à ce que tout le monde soit parti est très important et, dans la mesure du possible, il faut rester jusqu’au bout parce que ce que nous a dit la pédiatre, quand tout le monde était loin, était fondamental à mon avis.

216Face à notre suggestion de protocole pour améliorer la gestion du réseau et l’animation des réunions, l’assistante sociale du SPDJ s’est montrée intéressée. Pour elle, un canevas pour guider l’action ne serait pas inutile et elle a pu mettre en relief les apports significatifs d’un tel outil : Je pense qu’il faudrait un fil rouge, quand même. Un fil rouge, mais avec la souplesse que l’on pourrait y mettre par rapport à la situation (...) Se fixer des objectifs et protocoler la manière de traiter ces objectifs et en même temps ça permettrait peut-être d’éviter ces moments où on est dans des niveaux tellement différents qu’on n’arrive pas forcément à entendre ou comprendre ce que dit l’autre.

217Ces éléments de réflexion mettent bien en évidence les limites d’une spontanéité discursive telle qu’elle apparaît dans nos enregistrements. Les propositions avancées par l’assistante sociale pointent des aspects que nous avons déjà entrevus dans nos développements comme des sources de malentendus et de dysfonctionnements. Nous allons maintenant passer en revue différents aspects relatifs au pilotage du réseau, en y ajoutant à chaque fois nos questions et suggestions.

218Les réseaux – une constellation mouvante :

219Pour commencer, nous allons prendre un point qui n’apparaît jamais dans les discours enregistrés. Il s’agit de la sélection des intervenants qui vont participer aux réunions du réseau.

220Lors des entretiens, au fil des propos enregistrés, nous avons pu découvrir que d’autres professionnels intervenaient de près ou de loin dans la situation. Ils n’ont pas participé aux réunions, sans doute à juste titre, mais comment leur influence est-elle prise en compte ? Le peut-elle d’ailleurs ? Le plus souvent, ces nouveaux intervenants sont contactés par la cliente elle-même qui en informe ou non un des membres du réseau. Nous avons vu qu’un réseau constitue une entité mouvante qui est animée par le dynamisme et l’engagement de ses participants. Concernant l’investissement différencié des intervenants, on peut se demander si ce point ne mériterait pas d’être davantage pris en compte et explicitement orchestré entre partenaires. Une photographie du réseau observé nous donne à voir une image contrastée. Il y a des intervenants au long court, d’autres à l’investissement frénétique mais limité dans le temps ; il y a des intervenants dont le dynamisme semble s’être lentement émoussé au fil du temps alors que d’autres semblent mieux réussir à maintenir le cap. Sans doute que d’autres photographies, prises à d’autres moments, nous montreraient une tout autre composition de la dynamique du réseau. Au moment où nous écrivons ces lignes, un changement de partenaires est déjà intervenu au niveau de l’infirmière du SSJ qui a passé le relais à une collègue exerçant dans le cadre des soins à domicile. Par ailleurs, un appartement a finalement pu être trouvé pour Yasmine et sa mère, ce qui a logiquement entraîné un changement de crèche et, par conséquent, des intervenants de la petite enfance.

221Nous retrouvons ici l’idée des cycles qui animent indubitablement la vie de tout partenariat. Dans cette idée, nous nous demandons si cette variable ne devrait pas être clairement prise en considération dans le pilotage du réseau. Lors des réunions, les participants devraient pouvoir s’exprimer sur leur positionnement du moment ainsi que sur l’énergie et les disponibilités dont ils disposent. Cela permettrait de lever quelques malentendus et d’éviter les déceptions liées à des attentes trop importantes. Au-delà des interventions individuelles, cela permettrait également de définir une co-action fondée sur des objectifs communs qui tiennent compte des réelles forces en présence.

222Enfin, une telle démarche favoriserait la distribution de certaines tâches qui peuvent être remplies indifféremment par l’un ou l’autre des intervenants. Pour ne prendre qu’un exemple, nous avons remarqué que presque tous les intervenants, à un moment ou à un autre, se sont préoccupés de la garde-robe de Yasmine sans qu’il soit fait état d’une réelle concertation entre partenaires.

223Les réunions de réseau – un jeu d’attentes :

224Lorsque nous examinons les attentes que les différents professionnels expriment face aux moments de rencontre, nous voyons émerger des aspects très concrets qui soulignent bien l’importance que revêt une bonne gestion des moments de rencontre. Ainsi, pour l’infirmière du SSJ, qui a décidé de quitter le réseau en assurant le relais avec une collègue d’un autre service, une précédente réunion avait un sens précis : Cette fois, pour moi, il y avait un objectif clair, c’était de présenter la nouvelle infirmière et de poser mes questions. Mais de manière plus générale, cette intervenante nourrissait des attentes assez bien ciblées par rapport aux réunions : C’était chaque fois, un peu savoir où on en est, quand même savoir où on avance (...). de dispatcher un peu les objectifs entre nous, qui fait quoi. (...) Je pense que c’est important. En questionnant l’assistante sociale du CASS, nous trouvons des attentes assez proches : Ce qu’apportent toujours les réunions de réseau, c’est des clarifications, des explications et des comptes rendus de ce chacun peut faire et a fait. Cette intervenante rappelle également deux raisons essentielles qui justifient les pratiques de réseau : Si on n’est pas en réseau, si on est pas en relation, on peut penser ce qu’on veut ou faire des démarches à double. (...) Le niveau de l’information est primordial... que l’on sache alerter les bonnes personnes au bon moment.

225Une mise en commun de l’information constitue une bonne raison pour réunir les professionnels qui interviennent autour d’une même situation. Cet objectif est-il toutefois suffisant et n’est-il pas légitime de nourrir d’autres ambitions par rapport à une pratique de réseau ?

226Pour aller plus loin dans la collaboration entre partenaires et assurer une véritable régulation concertée, tant l’animation des réunions – avec une organisation stricte des objectifs, des thèmes et des temps de parole – que la gestion du réseau mériteraient d’être mieux précisés. Dans les lignes qui suivent, nous allons reprendre quelques aspects centraux qui constituent autant de points qui demanderaient à être pris, selon nous, en considération lors des réunions.

227Les réunions – une communication souvent problématique :

228En prenant connaissance des retranscriptions des réunions du réseau, une série de confrontations et de malentendus ont pu être repérés dans les dialogues. Nous avons déjà fait état de certains malentendus au cours de nos analyses précédentes pour aborder la notion de genre.

229Cependant, nous aimerions revenir sur ce point plus précisément par rapport à la gestion des réunions. Dans nos textes, il est possible de mettre en perspective bon nombre de malentendus et de tensions qui traversent les échanges entre partenaires. Comme pour toute communication humaine, cette observation constitue un truisme. Toutefois, comme il s’agit de réunions de travail qui visent à réguler les actions entre professionnels, il est quand même surprenant de voir que les désaccords ne font guère l’objet de discussions de fond. Afin d’en savoir plus, nous avons tenu à reprendre ce point lors des entretiens personnels avec les différents intervenants concernés. Le thème a rencontré un évident écho auprès de la plupart de nos interlocuteurs et il n’a guère fallu les pousser pour qu’ils nous livrent leurs agacements et autres points de litige. Pour demeurer dans la ligne de notre développement, parmi de nombreux autres exemples, nous avons choisi de reprendre un extrait emblématique qui implique l’infirmière du SSJ et les deux assistantes sociales : Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas d’entretiens réguliers et fixes et que l’on puisse pas, même si on a beaucoup d’entretiens, téléphoner (...) Je l’ai dit au dernier colloque, mais je n’ai pas été entendue. (...) L’assistante du SPDJ me dit que ce n’est pas gérable, mais je ne suis pas d’accord. Ce court passage fait clairement apparaître que l’infirmière du SSJ nourrit une certaine vision de la relation d’aide et saisit mal la pratique des assistantes sociales. Chose amusante, cette intervenante recourt à une même rhétorique que les assistantes sociales, le manque de temps, pour résister aux demandes d’intervention trop pressantes qui lui sont adressées : Quand j’ai dit une fois par mois, l’assistante sociale du SPDJ m’a dit toutes les trois semaines, quelque chose comme ça. Je me suis dit qu’elle ne se rendait pas compte que j’ai vingt-cinq institutions et que je dois gérer partout.

230Au-delà de la question du manque de temps, qui est certes centrale, il semble bien que nous trouvions là une nouvelle fois face à un véritable dialogue de sourds qui ressort de la notion de genre professionnel. Comme les différentes intervenantes ne se préoccupent pas des mêmes questions et poursuivent pas les mêmes objectifs, il est donc guère étonnant que leur conception de la relation d’aide diffère. Mais en ont-elles bien conscience ?

231Il convient de saluer le courage des intervenants qui osent pointer les désaccords qui émergent au fil de leur collaboration. Toutefois, se pose la question de la bonne gestion de ce décalage pour éviter les écueils de l’intolérance et les ruptures de communication. Est-il possible de dénouer les litiges entre les intervenants des différents univers professionnels sans débusquer les décalages qui résident au cœur de leurs conceptions de l’action ? A nos yeux, il nous paraît évident que lors des réunions de « réseau », surtout au cours des premières, un espace doit être impérativement accordé aux intervenants pour qu’ils puissent échanger sur leurs conceptions professionnelles respectives. Comme le relève l’infirmière du SSJ : Ça n’a pas été fait, mais il semble que ça devrait être évident.

232De même, les « conflits » qui émergent au fur et à mesure des collaborations devraient pouvoir faire l’objet d’une discussion approfondie. L’aménagement de tels espaces de parole permettraient assurément à des intervenants provenant de cultures professionnelles différentes de mieux communiquer et de mieux saisir les enjeux spécifiques relatifs à l’exercice des rôles et fonctions de chacun. Par ailleurs, un tel exercice permettrait aussi de clarifier les divergences qui ne manquent jamais d’émerger entre professionnels du même métier. Un même ancrage professionnel ne signifie effectivement pas un même bagage de compétences et de références et un recours aux mêmes modèles d’intervention.

233En dehors de la question des références personnelles et professionnelles, les malentendus semblent également dépendre du niveau d’expérience que les intervenants ont du travail en partenariat. Lors d’un entretien, l’infirmière du SSJ a reconnu que c’était sa première expérience de collaboration dans un « réseau » élargi. Le plus souvent, elle est amenée à travailler avec un, deux ou trois professionnels. Dans une certaine mesure, ceci explique sans doute le positionnement actif et volontaire qu’elle a adopté au sein du partenariat examiné dans notre recherche.

234De son côté, l’assistante sociale du SPDJ, qui semble bien exercée au travail en partenariat, ne se formalise pas trop par rapport aux éventuels conflits et malentendus qui peuvent survenir entre les intervenants. Pour elle, tout simplement : ça fait partie du travail.

235Interrogée sur les griefs que les autres intervenants pourraient, à tort ou à raison, lui adresser, elle ne s’en émeut pas : Si quelqu’un estime que ça ne joue pas, qu’il me pose la question, on en discute. Ça ne veut pas dire que suis patiente et cool, mais ça fait partie du travail. Au moment où on a une situation difficile et complexe, qui amène à des conflits qui sont à l’image de leur fonctionnement, avec des intervenants différents, c’est inévitable. Cette lucidité quant aux potentialités de conflit inhérentes au travail en partenariat honore cette assistante sociale. Toutefois, nous avons vu qu’une pratique du coup par coup ne constitue de toute évidence pas la meilleure pratique pour gérer les rapports entre partenaires. Elle comporte un risque de stigmatisation ou, au contraire, de banalisation des différences de points de vue. Les différences de points de vue et de conception de l’action qui émanent entre les partenaires ne constituent-elles pas précisément une des forces qui animent le travail en réseau ?

236Les lieux de réunion :

237Parmi d’autres questions qui ont trait au pilotage d’un réseau, le lieu où se déroule les réunions semble aussi jouer un rôle non négligeable. Dans nos textes, nous avons été intrigués par le fait que les réunions se passaient toujours dans les locaux d’EVE Mail. Là encore, nous donnons la parole aux intervenants qui offrent un éclairage des plus instructifs.

238Pour sa part, l’infirmière du SSJ questionne le fort investissement des directrices de crèche et la force centrifuge qu’elles impriment à la dynamique des interventions collectives auxquelles elles participent : Toutes les directrices se plaignent des situations sociales, c’est surtout des directrices qui s’impliquent énormément, mais c’est paradoxal parce qu’elles s’en plaignent (...) Pourquoi les colloques de réseau se font en crèche ? (...) Entre collègues, on se disait toujours que les situations de maltraitance, ce serait mieux hors du lieu, alors que tout ce que l’on a comme situation de maltraitance se fait à Baud-Bovy.

239L’assistante sociale du SPDJ nous a fait part d’une réflexion qui met en perspective la probable influence du lieu sur le contenu même de la réunion. Je me suis demandée si c’était bien que l’on fasse les réunions de réseau à la crèche (...) Je me suis demandée si c’était pour ça que l’on était très focalisé sur les questions d’alimentation, de régime... de sommeil de Yasmine. (...) je me demande si cela ne serait pas mieux la prochaine fois de la faire au SPDJ (...)parce que finalement, entre leurs inquiétudes (celles des éducatrices d’EVE Mail), surtout par rapport à Yasmine et à ces choses-là, et mes réponses, il y a un décalage. Je me disais que finalement c’était plus une réunion par rapport à Yasmine que par rapport à la situation dans sa globalité.

240Dans ces quelques lignes, nous retrouvons bien le souci de cette assistante sociale qui tente de faire en sorte que les réunions de réseau prennent en compte un ensemble de réalités resituées dans un contexte général de l’action collective.

241La confiance et le secret de fonction :

242Comme dans la première situation examinée dans notre recherche, les intervenants de ce réseau élargi ont buté sur la question de la gestion des informations. Les partenaires doivent-ils tout se dire ? Line certaine discrimination des informations s’avère-elle nécessaire ou non et avec quels effets sur le plan de la communication ?

243Ces questions se sont posées très concrètement à l’infirmière du SSJ : C’était ma propre question par rapport à la crèche. J’ai réalisé que si j’en dis trop, ça suscite plus de questions, si j’en dis pas assez, elles vous parlent d’aller vérifier auprès de la maman ou auprès des personnes du réseau. Et l’intervenante de relever que ce point, qu’elle qualifie de grosse difficulté, constitue un point délicat de sa relation avec les éducatrices d’EVE Mail. De manière assez étonnante, nous retrouvons une grande similitude entre les propos de l’infirmière et ceux tenus par la directrice de la crèche lorsque nous évoquions la question des inquiétudes, thème récurrent des discours tenus par les éducateurs de la petite enfance.

244Toujours en référence à l’opinion exprimée par l’infirmière du SSJ, il est intéressant de relever une alliance entre elle et les assistances sociales sur ce point : Avec les assistantes sociales, on a plus l’habitude de travailler ensemble, quand même, qu’avec la crèche. Toutefois, une certaine connivence ne signifie pas mettre en toutes les informations en commun : Au début, l’assistante sociale du SPDJ voulait tout savoir sur l’histoire ; en fait, j’en sais pas mal parce que la mère de Yasmine m’en a parlé. Mais c’est elle qui a choisi de le dire (...) elle s’est livrée petit à petit. Contrairement à ce l’infirmière semble croire, l’assistante sociale du SPDJ relève que la mère de Yasmine dépose volontiers des bouts de son histoire aux différents intervenants quand bien même elle demeure plutôt méfiante : Il y a des choses que certainement elle ne voudrait pas qu’on aborde, mais maintenant, comme elle en parle à tout le monde, je pense qu’on peut en parler très ouvertement. Au début j’étais un peu coincée, j’avais un peu des craintes, parce qu’elle est très sensible à ça. Ceci tend à montrer que le secret professionnel, ou plus précisément le secret de fonction dans la situation présente, est en partie déjoué par l’usager lui-même. Pourquoi garder secret des informations que la plupart connaissent et qui ont utile à la compréhension générale de la situation ? Ainsi, avec bon sens, l’assistante sociale du SPDJ note que l’on ne peut pas tout se dire, mais il faut se dire ce qui est utile par rapport à la situation et au travail qu’on va faire ensemble.

245Le réseau et les stratégies de l’usager :

246La gestion des informations, qui relève d’une réalité des plus complexes, mériterait assurément de faire l’objet d’une clarification lors de la première réunion de réseau. Une sorte de contrat qui lierait les différents partenaires et les soumettrait à la confidentialité pourrait très bien être envisagé.

247Comme nous avons déjà eu l’occasion de développer longuement ce point, nous allons maintenant approfondir un aspect connexe à la gestion des informations entre partenaires. Nous venons de voir que l’usager, qui communique avec chacun des protagonistes du réseau, participe à une pollinisation de l’information. Si ce phénomène est dans une large mesure inévitable, il n’est pas sûr que l’usager agisse toujours innocemment.

248Dire que l’usager occupe une place déterminante dans la construction des interventions dont il est le bénéficiaire, paraît constituer un truisme. Toutefois, dans une perspective systémique, en début de recherche, nous avons émis l’hypothèse que l’usager faisait partie intégrante du réseau et pouvait influencer de manière assez décisive les différents professionnels, leurs représentations et leurs actions.

249Pour Djaoui (2000, p. 53 et suivantes), il s’agit des stratégies de l’usager dont il a répertorié toute une série de ressources et de réactions de défense. Si nous nous en tenons à nos textes, la mère de Yasmine apparaît comme une personne qui semble habile pour adresser les mêmes demandes aux différents intervenants tout en se plaignant que personne ne l’aide. Peut-être s’agit-il seulement de l’expression de sa propre confusion. Paradoxalement, à diverses reprises, les intervenants relèvent le besoin de contrôle de leur cliente qui est par ailleurs très active dans ses démarches. Aussi, sommes-nous tentés de penser que la mère de Yasmine agit aussi à dessein et par là-même impulse sa propre dynamique au réseau.

250L’assistante sociale du SPDJ est très consciente de ce phénomène. Ainsi, alors que le budget de sa cliente est complètement assuré par sa collègue du CASS, elle s’est retrouvée à s’occuper de la gestion des factures. Nous avons déjà vu que les deux intervenantes avait œuvré en doublon, mais pour l’assistante sociale du SPDJ cela n’est pas totalement dû au hasard ou à un dysfonctionnement entre professionnels : C’est vrai que c’est aussi la maman qui induit ce genre de confusion. D’une manière plus générale, cette intervenante a bien compris comment sa cliente parvenait à agir sur les différents professionnels en charge de son dossier : C’est une personne qui a tout un jeu par rapport aux relations. Elle va faire appel à une personne, il y a une certaine proximité de relation qui va se créer, et elle va parler des autres intervenantes et se plaindra si quelque chose ne joue pas. (...) Elle a vraiment beaucoup de préoccupation et, à certains moments, il y a confusion et sa situation amène aussi ça dans le réseau, C’est sa manière de fonctionner, c’est sûr que ça conditionne.

251Dans un autre extrait, l’assistante sociale du SPDJ met clairement en évidence que certaines informations données par la mère de Yasmine demandent à être vérifiées et qu’une certaine prudence est de mise : J’ai vu avec ma collègue du CASS, je l’ai vue à deux reprises, alors qu’elle me dit que l’assistante sociale ne fait rien pour elle, qu’elle ne la voit pas, j’ai pu vérifier qu’elle l’avait vue une ou deux fois. Donc il faut être attentif à ça et ne pas entrer tout de suite là-dedans. On s’aperçoit que la stratégie de la cliente appelle une contre-stratégie chez l’assistante sociale du SPDJ. Ainsi, plutôt que de blâmer la mère de Yasmine, elle intègre sa manière de fonctionner tout en déjouant les effets pervers que suscite sa communication indirecte. Mais, assurément, cela demande du doigté que seules une prise de distance et une bonne connaissance de l’usager peuvent garantir.

252Fort de ces éléments de réflexion, notre première hypothèse semble se confirmer. A sa façon, selon la communication qu’il établit avec les différents intervenants, les informations qu’il leur dispense ou non, les stratégies de défense conscientes et inconscientes qu’il adopte, l’usager agit forcément sur le fonctionnement du réseau et la collaboration entre partenaires. Là encore, cette question devrait pouvoir être prise en compte par le pilotage du réseau. Lors des réunions, les professionnels pourraient alors mettre en perspective les distorsions de communication et étudier des stratégies communes pour les neutraliser. Dans le réseau observé, il convient de relever le louable effort des intervenants qui ont décidé d’associer la mère de Yasmine à une partie des réunions de réseau. Pour une évidente raison d’éthique, ces moments d’échange n’ont pas été enregistrés et intégrés à notre démarche de recherche. Nous aurons l’occasion de reprendre l’ensemble de ces constats et réflexions lorsque nous aborderons la partie conclusive de notre recherche. Pour clore cette partie de notre analyse, nous avons jugé important d’explorer quelques aspects qui sous-tendent, de manière implicite, la pratique du réseau observé.

Les apports indirects du travail en réseau

253Tout au long de notre réflexion, nous avons vu que la pratique du « réseau » observée dans notre recherche répond à de multiples fonctions. Aux préoccupations concrètes – éviter les doublons, faire la connaissance de professionnels engagés dans la même situation, etc. – s’ajoutent d’autres éléments de réalité tels que l’échange d’informations et d’expériences ou la confrontation d’idées, notamment par rapport aux aspects qui font problème.

254En nous entretenant de manière plus approfondie avec l’infirmière du SSJ et l’assistante sociale du SPDJ, nous avons pu faire émerger d’autres aspects.

255Le perfectionnement professionnel :

256Quand tu vas dans d’autres lieux, tu rencontres de nouvelles personnes. Tu apprends parce qu’ils sont différents et qu’ils ont une autre expérience. (...) C’est intéressant, par exemple, de voir comment les crèches fonctionnent, leur vision des choses, les demandes qu’elles peuvent avoir.

257Elargir le réseau des partenaires en vue de situations à venir :

258C’est utile, parce que tu connais les gens et une prochaine fois, tu auras plus de facilité pour collaborer. Avec une autre crèche, avec laquelle j’ai collaboré, je sais que je peux avoir un contact direct et discuter.

259Se rassurer grâce au filet de sécurité offert par le réseau :

260C’est sûr, je suis aussi sécurisée. Quand je téléphone à une des intervenantes qui peut me dire « J’ai fait ça, j’ai fait ci », je me dis « Ouf, il y a quelque chose qui se fait ». (...) Ça me sécurise de savoir que la crèche est dans la course, s’il y a quelque chose de grave qui se passe, ils vont me contacter. (...) c’est pour moi des filets de sécurité, c’est sûr que je suis moins seule. Si j’ai prévu de voir la mère de Yasmine le lundi et qu’elle va mal le jeudi et ne m’appelle pas, je ne le saurai pas. Dans ce sens, c’est très utile d’avoir des contacts. Le fait de se connaître, même si on a des différents et des conflits, ça permet de s’appeler pour dire « Voilà ce qui se passe ».

261Se sentir soutenu par un regard extérieur :

262Par rapport à la situation elle-même ou une autre qui est aussi très difficile, je me dis quand je sens qu’un autre intervenant ressent les choses un peu de la même manière et dit : « On peut faire ceci ou cela », c’est vrai que ça me rassure car je ne peux pas décider toute seule de ces choses-là. Si je suis à penser une chose que les autres intervenants me disent « Ecoutez, c’est n’importe quoi », je vais quand même un peu réfléchir, je ne vais pas rester sur ma position.

263Ces deux derniers aspects mettent clairement en exergue le sentiment de solitude que le travailleur social peut ressentir dans sa pratique professionnelle. De fait, dans sa pratique, ce dernier est appelé à se montrer créatif ce qui l’amène à devoir constamment trancher entre diverses options qui orientent son intervention. A défaut de ne pouvoir constamment se référer à des collègues ou à sa hiérarchie, il paraît évident que le travailleur social doit se sentir rassuré de ne pas devoir continuellement œuvrer seul. Cet aspect significatif de la pratique de réseau sera repris, avec l’ensemble des éléments apparus au cours de notre recherche, dans nos conclusions lorsque nous évoquerons la question du protocole d’intervention.

L’agir dans un réseau restreint : la situation d’Alain

Préambule

264Afin de saisir en finesse ce qui se passe au sein d’une séance de réseau, nous avons choisi de vous faire découvrir les interactions en jeu au plus proche de la réalité. Après une brève description du contexte, nous allons retracer deux séances de réseau impliquant quatre acteurs. Cette volonté de description nous paraît importante pour saisir le processus de recherche à partir duquel se sont construites les thématiques exposées ultérieurement. Le passage à la loupe des discours permet de saisir comment se tisse l’interrelation entre les professionnels concernés, à partir de quoi se construisent les discours et ce qui n’est pas énoncé. Ce qui est tu, étant également partie prenante de l’action, dans ce que cela influe sur ce qui est dit. Nous chercherons ensuite à comprendre comment les professionnels attachés à deux institutions relevant de la prévention de l’enfance, construisent différemment la problématique qui les rassemble. Puis nous nous attarderons sur la notion de style très présente au sein de cette situation et sur l’autoconfrontation croisée source de développement personnel et professionnel.

Contexte du réseau

265Nous allons présenter ici un réseau de peu de membres, ce qui nous permettra peut-être d’affiner davantage les interactions au sein de cette entité. La situation travaillée se présente ainsi :Un assistant social du Service de protection de la jeunesse (SPDJ), déjà connu par la directrice d’EVE Mail, demande une place d’urgence pour un petit garçon de 3 ans, que l’on prénommera Alain. L’origine de la demande prendra une ampleur importante dans la problématique posée autour de l’enfant. L’assistant social n’a pas de mandat concernant cet enfant, mais il suit la famille et travaille directement avec la fratrie plus âgée d’Alain.

266Pour obtenir une place à l’espace de vie enfantine, l’assistant social informe la directrice de la situation familiale dans laquelle se trouve Alain. Le père est en prison, la mère est débordée, elle a encore trois autres enfants adolescents dont un garçon qui pose problème (délinquance). Auparavant, c’était le père qui s’occupait d’Alain, ne travaillant qu’à mi-temps. L’arrestation subite du père a non seulement créé un choc psychologique pour l’ensemble de la famille, mais pose aussi des problèmes organisationnels.

267Il a fallu trouver une solution immédiate pour la garde d’Alain, et quand on connaît les listes d’attente dans les institutions de la petite enfance en ville de Genève, il n’était pas évident de trouver une solution adéquate. Dès lors l’assistant social qui suit cette famille, mais qui n’a pas de souci particulier concernant Alain, utilise son réseau personnel pour trouver une solution rapide. Ainsi il téléphone à la directrice d’EVE Mail.

268Il est évident que pour décrocher une place en urgence, il faut quelque peu argumenter, et l’assistant social raconte brièvement la situation familiale. Les raisons de l’emprisonnement du père ne seront pas évoquées. EVE Mail ne se situe pas dans une zone géographique proche du logement de la maman, mais au vu de la difficulté de trouver une solution, cela ne paraît pas essentiel à ce moment-là.

269Alain intègre la crèche en début d’année civile. Très vite ce petit garçon retient l’attention des éducateurs-trices de la petite enfance par son comportement plutôt agressif envers les autres enfants. Alain demande beaucoup d’attention. L’intégration est assez difficile, toutefois la situation s’améliore et le printemps se déroule sans signalements particuliers. Suite à la fermeture d’été, Alain réintègre la crèche en automne et très vite il se fait remarquer par des comportements particuliers. Un bilan intermédiaire est établi. Les professionnels s’interrogent sur ce que vit l’enfant par rapport à la situation du père en prison, s’il sait où se trouve son père. Ces questions interpellent beaucoup les professionnels. Puis il est fait état des comportements particuliers d’Alain se couchant sur des petites filles, les embrassant sur la bouche, etc. L’éducatrice référente pense qu’il ne s’agit pas de jeux d’enfants naturels sur leur exploration sexuelle, mais de comportements d’imitation d’adultes. De plus, de nombreux bleus ont été observés sur les jambes de l’enfant. L’équipe termine une observation écrite en notant... bref, faisons quelque chose.

270L’équipe d’EVE Mail s’interroge beaucoup sur ces comportements et devant la perplexité des uns et des autres, la montée d’inquiétude pouvant faire imaginer le pire, la directrice demande à une psychologue de la Guidance infantile de venir observer Alain afin de mieux saisir ce qui se passe et de recueillir un avis extérieur et expert. A ce stade nous nous trouvons déjà en situation de travail interdisciplinaire avec trois institutions engagées autour de la problématique sociale, affective et peut-être psychologique de cet enfant : Le SPDJ représenté par un assistant social, la Guidance infantile avec une psychologue et une institution petite enfance avec une directrice et une éducatrice référente inquiète.

271Parallèlement à cette mise en place d’un travail en réseau, la maman demande une place à plein temps pour son enfant, car elle devra travailler plus, et cela dès le début d’année civile suivante.

272La directrice décide d’avoir un entretien avec l’assistant social et de prévoir une séance de réseau avec tous les partenaires concernés dont la mère.

273A ce stade nous pourrions définir la situation de crise comme émergente durant de long mois, puis aboutissant à un point saillant par les observations répétées de comportements difficilement explicables et de l’apparition de bleus sur les jambes. On peut imaginer que le contexte familial particulier connu par l’équipe éducative a participé à l’inquiétude générale autour de cet enfant.

274Lorsque le travail en réseau a démarré, durant l’automne, très vite la mère a reconduit sa demande de prise en charge d’Alain à 100 % tout en faisant mention de la difficulté organisationnelle résultant de l’éloignement de la crèche par rapport à son lieu de domicile. Elle a demandé à l’assistant social d’entreprendre des démarches auprès d’autres institutions de la petite enfance plus proches de son habitat.

275Pour travailler sur la mise en place et sur l’activité du réseau, nous avons pu enregistrer en direct deux séances de réseau puis à partir de ce matériel nous avons procédé à cinq entretiens. Il n’y a pas eu d’autres séances en réseau si ce n’est au moment de l’arrivée de l’enfant dans une deuxième crèche, lieu sur lequel nous n’avions pas l’autorisation d’enregistrer. Durant la recherche, un entretien avec la mère s’est déroulé avec la directrice et l’éducatrice référente, sur lequel nous n’avons pas jugé indispensable d’obtenir un enregistrement, sur demande de la directrice de crèche qui avait à ce moment besoin de gagner la confiance de la mère, et ainsi avait le souci de ne pas complexifier la situation en rappelant la recherche en cours. De notre point de vue, nous n’avions pas là un entretien de réseau, mais bien un entretien personnalisé, ce qui ne rentrait pas directement dans notre protocole de recherche.

Séance de réseau entre la directrice, l’éducatrice référente et la psychologue

276Le premier rendez-vous de réseau se passe entre la psychologue de la Guidance infantile, l’éducatrice référente d’Alain et la directrice d’EVE Mail. La séance démarre entre les deux partenaires de la crèche en attendant la venue de la psychologue. L’éducatrice référente procède à une description en détail des comportements d’Alain envers sa directrice. Très vite l’éducatrice parle de la situation familiale en pointant quelques aspects importants pour elle et ses collègues : On se pose des questions sur ce qu’il voit à la maison. Il en voit peut-être un peu trop ? On ne connaît pas tellement la situation familiale en fait, à part ce que l’assistant social nous en a dit.

277Que ce soit au niveau des comportements ou de la situation familiale d’Alain, l’équipe éducative à travers les propos de l’éducatrice référente, est déstabilisée, inquiète, mal informée et ne sait que faire. La demande d’aide à la psychologue à travers une observation a pour but de réorienter l’action des professionnels d’EVE Mail. Les questions que pose l’équipe concerne la garantie des comportements d’Alain et parallèlement le comportement qu’ils doivent adopter en tant que professionnels, que ce soit envers l’enfant ou envers la mère.

278Le diagnostic devrait servir à réorienter les représentations, affaiblir ou au contraire renforcer les craintes, bref se rassurer quant à la validité ou non des interprétations posées sur la situation. La psychologue est donc investie comme experte pouvant poser une appréciation certaine sur des comportements déviants ou non ainsi que sur la manière d’agir adéquate en fonction du diagnostic posé. Si nous nous référons aux textes prescrits, nous nous trouvons dans la situation type où les professionnels de la petite enfance font appel à un service dont le mandat est de collaborer autour de la prévention. C’est bien une réponse experte sur la problématique d’Alain qui est attendue par l’équipe d’EVE Mail.

279Nous avons essayé de comprendre à travers la retranscription complète de cette séance, ce qui se joue dans les dialogues, dans les interactions entre les personnes présentes ou absentes et comment chaque sujet construit le problème. La directrice restitue la situation ainsi : Je vais reprendre depuis le début cette situation qui nous a été proposée par un des assistants sociaux de la SPDJ... il nous a demandé une place d’urgence, parce ce que le papa a été emprisonné de manière imprévue, pas planifiée... donc, la maman ne nous a jamais reparlé, c’est l’assistant social qui nous a dit ça par rapport à la prison.

280Très vite, on parle du contexte familial et pas de l’enfant. Ce qui apparaît en premier c’est que le père est en prison, et ce qui pose problème est la source de l’information. L’équipe éducative de la crèche connaît la situation du père sans que la mère sache que cette information leur est parvenue par l’assistant social. De plus, par la suite, la maman ne s’est pas confiée à l’équipe de la crèche. La mère ne nous a jamais reparlé...

281La psychologue reprend ce qui est sous-entendu comme problème : Mais la mère sait que l’assistant social vous l’a dit. Comment l’assistant social peut vous dire des choses...

282Les propos de la psychologue réinterroge la question du tiers absent (l’assistant social).

283La directrice de la crèche coupe pour argumenter en faveur de l’assistant social : Parce que c’est quelqu’un avec qui on travaille depuis un moment et qui a confiance et qui voulait vendre son dossier...

284On apprend ici que l’assistant social a confiance en la crèche, il pense pouvoir dire ce qu’il sait concernant la famille sans que cela pose problème. Or justement ce qui semble faire réellement problème, au-delà des comportements de l’enfant, c’est justement cette parole libre dont les professionnels de la petite enfance ne savent que faire.

285La directrice décrit ce qu’elle n’a pas pu réaliser, ce qui démontre le type de relation qu’elle entretient avec la psychologue, soit une relation de confiance au sein de laquelle on peut exprimer également ce qui à fait défaut dans son action : J’avais le but que cette maman nous le dise, que l’on puisse en parler... je n’ai pas du tout réussi... je n’ai pas réussi à lui dire simplement : « Est-ce que vous êtes en train de me dire que le papa d’Alain est en prison ? »

286Sentiment d’échec pour la directrice qui accorde une importance toute particulière à ce que la mère de l’enfant puisse nommer sa situation familiale dans son entier, sans crainte et sans retenue. La question qui se pose aux chercheurs est : pourquoi les professionnels de la petite enfance ont un besoin impérieux que cette femme fasse état de sa situation familiale ? Pourquoi la directrice vit comme un échec son entretien avec la mère, est-ce uniquement du fait que celle-ci n’aura pas prononcé le mot prison ? Nous pouvons en douter.

287Sur une question de la psychologue : On sait pourquoi le père est en prison ? La réponse de la directrice interroge la relation avec l’assistant social en employant l’adverbe « suffisamment ». Non, là il a été quand même suffisamment discret...

288L’assistant social, le tiers absent est celui a qui l’on délègue les responsabilités face à cette problématique de difficulté de dialogue avec la mère, de non-dit.

289L’éducatrice référente raconte un dialogue avec la mère dans lequel elle a demandé à celle-ci comment se passait les visites d’Alain à son père. La mère a répondu : Il le voit deux, trois fois par mois et ça se passe très bien.

290A nouveau, la mère dit le minimum, lui permettant d’être dans une relation socialement correcte avec la crèche. Cela pourrait être sa manière de saisir le rôle d’une crèche, centré sur la garde de son enfant. C’est avec l’assistant social que celle-ci a investi la problématique familiale dans son ensemble, avec lui qu’elle partage des questions intimes. Nous pourrions imaginer sans trop de difficultés que cela est largement suffisant quand il s’agit de nommer ce qui fait souffrir. Cette hypothèse reste difficile à vérifier sans entretien avec la mère. Pour éclairer ce passage, revenons encore au prescrit et rappelons-nous le projet pédagogique d’EVE Mail qui fait clairement mention d’une volonté de partenariat avec les parents. Cela influe évidemment sur leur compréhension de la situation et leurs attentes qui ne correspondent pas au vécu de cette situation.

291La directrice continue : Il voit régulièrement son papa en prison, mais on n’a jamais dit à ce petit garçon que son papa était en prison, donc il est en institution, au travail.... je trouvais monumental... je ne comprends pas que l’assistant social n’ait pas fait ce travail d’aider cette maman à le dire à l’enfant.

292Rien ne prouve que la mère n’a jamais dit à l’enfant que son père est en prison, elle ne parle peut-être pas de prison aux membres de la crèche, ce qui relèverait d’un choix personnel. Il s’agit pour nous de comprendre ce qui provoque une telle fixation au sein de l’institution petite enfance.

293La psychologue tente une redéfinition des rôles en relevant que : C’est à l’assistant social de vous aider, parce que c’est lui qui vous l’a dit et qui vous a mis dans cette situation-là.

294A nouveau on retrouve un déplacement des responsabilités sur le tiers absent, permettant à la psychologue de repositionner la problématique.

295La directrice tente d’expliquer ce qui lui fait problème : Surtout s’il n’y avait pas d’interférences sur Alain, mais Alain parle de policiers tout le temps. Quand je dis ça à la maman, elle nous dit : « C’est parce que son grand frère a eu des histoires avec un vélomoteur, donc la police est venue à la maison.

296On voit ici que la directrice ne peut faire confiance à la mère, sachant que la mère lui cache l’emprisonnement du père, elle ne prête plus crédit aux dires de celle-ci. La directrice termine sur ces mots sans appel : « Elle détourne ».

297La problématique pour la crèche est posée autour de cette insistance du non-dit qui entraîne un climat difficile où toutes les interprétations deviennent des possibles.

298L’éducatrice référente reprend sur un terrain plus fiable, directement lié à sa pratique professionnelle, qui est l’intégration d’Alain à la crèche, intégration difficile dont elle finira la description ainsi : Il était plus malheureux qu’heureux de venir.

299Ce qu’on comprend ici c’est qu’Alain avait une vie plutôt « heureuse » avec ses parents ne désirant pas en être séparé, même pour une courte durée (demi-journées). Que vivait-il à la maison, avec ce père qui a été incarcéré, c’est la question centrale que se pose les éducateurs.

300La psychologue redéfinit son rôle, face à cette proposition de description du comportement d’Alain : Oui, c’est pour cela que vous me faites venir, finalement.

301Elle reprend la description de l’éducatrice référente en lui disant que c’est des termes d’adultes, il faut être hyperconcret quand on raconte ce genre de choses. Ce genre de choses s’appliquant, comme nous l’avons vu précédemment, aux comportements particuliers d’Alain envers les fillettes du groupe.

302La psychologue nomme deux niveaux dans le discours de l’éducatrice référente : comment faire ? comment interpréter ? Finalement votre question à vous qui est la plus importante, c’est quand même comment faire avec, pour l’aspect prévention, en tous les cas une réaction professionnelle, saine.

303La psychologue est subtilement directe en recadrant le rôle d’EVE Mail. On est sur le comment faire avec et plus dans l’interprétation, ce qui contredit fortement le discours préalable de la directrice qui se centre sur l’interprétation du non-dit de la mère sur son enfant, du non-dit de l’assistant social à la mère par rapport au fait qu’il a transmis à la crèche les raisons de l’absence du père. Le discours de la psychologue est très marqué par ce mot final « saine ». On comprend ici le besoin pour la psychologue de réorienter l’action professionnelle sur d’autres objectifs. Elle propose un résumé de sa compréhension de la situation : Frère en fugue, sœur enceinte, cet enfant devrait être protégé. Cette situation familiale peut provoquer des fantasmes foisonnants.

304Elle ne parle pas du père en prison, est-ce une volonté de sa part, tentant d’ouvrir un nouvel angle d’attaque de la situation ? Elle insiste également qu’il faut pouvoir travailler sur des faits, ce n’est qu’à cette condition qu’une interprétation serait possible.

305La psychologue se recentre sur l’enfant et pose une question cruciale : Est-ce qu’il y a souffrance chez l’enfant ?

306La directrice renomme son souci, son inquiétude... pas seulement qu’est-ce qu’il voit, mais aussi qu’est-ce qu’il subit ?

307La psychologue à nouveau recadre en rétorquant : Question à laquelle je ne vais pas pouvoir répondre... Le seul moyen de savoir, c’est de voir ce qu’il montre ici comme souffrances.

308Epreuve de réalité, l’experte ne peut pas répondre à l’inquiétude générale des éducateurs de la petite enfance. La psychologue insiste en reparlant des faits à observer à la crèche et ne pas se confondre en interprétations : Vous devez réagir avec lui comme un enfant « normal » même si la situation est particulièrement lourde.

309Ici le ton change par l’emploi de verbe devoir !

310La directrice reprend : Ma question est comment on va avancer avec cette histoire, parce qu’entre-temps, on a eu un téléphone de l’assistant social, la mère trouve la crèche trop loin, ce qui est une réalité... « Je ne vais pas faire ça dans votre dos, mais je vais chercher une autre crèche plus proche. » On lui a juste dit que c’était sa dernière année... si pour Alain ce serait positif ce changement... Mais riches de tout cela qu’est-ce qu’on fait ? Comment vous voyez cela ?

311Celle-ci répond par une évaluation globale : Alain a un trouble au niveau de l’attachement. J’aime bien parler de problématique de l’enfant sans chercher les causes.

312Suit de longues explications de la psychologue sur ce qu’est un trouble de l’attachement. Elle finira ainsi : Pour moi c’est clair, il faut remettre un cadre. Que l’on parle à cet enfant de la prison, vous, vous avez ça, presque comme un but, comme quelque chose de normal. Vous vous dites que maintenant il faudrait que cet enfant sache, qu’on lui parle de la prison. Mais là, vous êtes pieds et mains liés, ce n’est pas évident de travailler comme ça ; si vous ne pouvez pas dire à cette maman que vous savez, vous êtes coincées. Si l’assistant social vous dit « Non, je n’étais pas sensé vous le dire, j’ai fait une erreur » ; je pense qu’il faut lâcher ça aussi, faire comme si vous ne saviez rien et ne plus avoir envie que cette mère parle de la prison à son fils. Ce n’est pas simple vos relations et là, vous avez quelque chose je dirais, d’important à dire à cette maman, que cet enfant ne va pas bien. Donc, il faut avoir une confiance, il faut être dans une relation de confiance pour pouvoir faire cela. Donc, si elle sait que vous savez, mais qu’elle ne veut pas le dire, vous voyez ce que je veux dire, on est vite perdu.

313Nous comprenons la complexité de la situation et le besoin pour la psychologue de replacer les choses à leur bonne place. Un peu plus loin dans la discussion elle réentamera la question fondamentale, qui est celle-ci :... On peut voir le problème autrement, qu’est-ce que ça change pour vous que la mère sache que vous sachiez ?

314La directrice répond : Que l’on serve de relais quand Alain parle de policiers...

315La psychologue : Ça n’empêche pas de lui poser la question, lui demander pourquoi il parle de policiers....Le risque avec une histoire comme ça, c’est qu’on focalise toute la problématique de cet enfant sur le fait que son père est en prison alors qu’il y a un tas d’autres choses.

316La directrice : Quand on ne sait pas tout, on fait une fixation.

317Ici l’intervention d’une personne extérieure, hors de la situation, permet visiblement de démêler la problématique et de donner de l’espace, du recul aux professionnels de la petite enfance pour revoir la situation sous un nouveau jour. Les questions tourneront ensuite sur une thématique essentielle dans le travail en réseau soit le secret professionnel.

318La psychologue pense à présent que la mère sait que les professionnels de la crèche sont au courant de la situation du père : Oui mais peut-être qu’elle sait que vous le savez... Si c’est l’assistant social qui vous l’a dit. Nous on est très strictes, parce que l’on est tenues au secret médical.

319L’éducatrice référente : Ce n’est pas la même chose que le secret de fonction ?

320La psychologue : C’est encore plus sévère, mais je trouve que quelques fois quand même ce n’est pas si mal qu’entre intervenants, quand on se dit quelque chose comme ça... Le secret de fonction est au centre de la problématique. Le pouvoir médical est sans conteste, puisque chez eux c’est encore plus sévère, mais quand même c’est pas si mal... on est dans le flou le plus total sur ce qui doit ou ce qui peut être dit. A ce moment la psychologue parle d’une décision possible qui serait de faire une observation par elle-même puis une rencontre pour un bilan. Elle rappelle que la crèche doit pouvoir garder son rôle qui est du dépistage. Propositions de faire les observations en commun.

321Cela passe par le cadrage des rôles de chacun, soit :

  • poser un diagnostic sur l’état de santé de l’enfant pour elle ;

  • accompagner l’enfant et nommer l’état de souffrance de l’enfant à la mère pour les éducateurs ;

  • travailler sur la problématique générale de la famille pour l’assistant social.

322De cette première séance de réseau, dont l’assistant social ne fait pas partie physiquement, nous pouvons saisir combien il est difficile de comprendre comment les acteurs construisent le problème auquel ils se sentent soumis. Le questionnement premier des éducateurs de la petite enfance était de comprendre le comportement d’Alain et c’est pour cela qu’ils ont demandé de l’aide à une psychologue de la Guidance infantile. Or dans la séance de réseau, une nouvelle problématique apparaît, principalement pour la directrice, qui est celle du secret professionnel en situation de réseau. Il sera dès lors essentiel que cette question puisse être reprise avec le principal intéressé, soit l’assistant social, afin que chaque acteur puisse définir ce qui fait réellement problème pour lui. Nous pouvons déjà repérer que les constructions sont différenciées et que, dès lors, le travail en commun demande des clarifications explicites. Sans cela, l’incompréhension régnera, stérilisant toute tentative d’actions concertées.

323En résumé et face à des comportements difficilement compréhensibles liés à la sexualité, l’équipe éducative d’EVE Mail exprime son inquiétude pour un enfant de 3 ans nommé Alain :

  • On se pose des questions...

  • Qu’est-ce qu’il voit, qu’est-ce qu’il vit à la maison ?

  • On ne connaît pas tellement la situation familiale...

  • Quels comportements devons-nous avoir ?

324Face à ce questionnement, la directrice active un lien avec une psychologue ressource de la Guidance infantile. La demande est formulée comme conseils sur les pratiques.

325Lors de l’entretien qui se déroule avec trois actrices, soit la directrice d’EVE Mail, la psychologue et l’éducatrice référente, une nouvelle problématique est posée par la directrice. Celle-ci relève d’un non dit sur l’emprisonnement du père et concerne cette fois-ci les professionnels d’EVE Mail, la mère de l’enfant et l’assistant social. Le problème qui était lié au comportement de l’enfant est déplacé sur un contexte familial particulier qui indispose les professionnels par le fait qu’il est à la fois connu et non-dit à la mère et à l’enfant. D’un problème de comportement d’enfant nous passons à une problématique de communication entre adultes. La directrice signifie qu’elle a besoin de créer une relation plus proche avec la mère et que ce non-dit empêche la relation. La confiance est rompue.

326Cette situation peu confortable entraîne des interprétations abusives par le manque de clarté environnant. La psychologue insiste sur l’importance de l’observation et non sur l’interprétation dans la recherche de causes du dit comportement. L’objet de la rencontre sera finalement de resituer l’action de chacun dans ses propres champs de compétences et de se recentrer sur l’enfant. Le problème de la responsabilité se pose et celle-ci incombera au tiers absent, soit l’assistant social. Une des décisions importantes sera prise est de reprendre le non-dit à sa source, soit avec l’assistant social. Pour l’enfant il est conseillé d’agir envers lui comme envers n’importe quel enfant et de mentionner à la mère que son fils montre des signes de souffrance.

327Derrière ces ajustements sur qui fait quoi, se pose la compréhension des champs d’intervention, des références et des modèles d’actions. Ceux-ci demandent à être visibilisés pour une réelle compréhension réciproque et un travail en coopération envisageable.

328Nous retiendrons les thèmes suivants :

  • le rôle de dépistage attribué aux crèches, quelles actions en découlent ? ;

  • l’interprétation dans les situations qui nous échappent ;

  • la confiance ;

  • le secret de fonction.

Séance de réseau entre l’éducatrice référente, la directrice et l’assistant social

329Contexte : la situation a évolué par la demande plus formelle de la mère pour une place à 100 % pour l’enfant ou un changement de crèche. Une confusion autour de la date de naissance de l’enfant a produit des incompréhensions entre la mère et les professionnels d EVE Mail. L’enfant était inscrit avec une date de naissance au mois d’octobre, il devait donc commencer l’école enfantine quelques mois plus tard. Or la mère informe que l’enfant n’est pas né en octobre mais en novembre, ce qui signifie une année supplémentaire de crèche pour l’enfant qui ne peut pas être admis à l’école enfantine. Evidemment, vu sous cet angle, la décision pour un placement à 100 % et éventuellement un changement de crèche prend une autre ampleur.

330Les règles institutionnelles à EVE Mail ne demandent aucune vérification sur les questions d’identité, de dates de naissance, etc. des enfants inscrits. La règle est la confiance en la parole des parents. Ainsi, suite à la rectification de la mère sur la date de naissance d’Alain, l’institution redéfinit son engagement envers l’enfant. Il lui reste plus d’une année de crèche, et non plus quelques mois.

331La directrice s’entretient avec l’éducatrice référente pour clarifier leur position suite à ce nouvel élément et désire pouvoir apporter une réponse sur leur possibilité de prise en charge de l’enfant, avant l’arrivée imminente de l’assistant social. Puis la directrice demandera à l’éducatrice de se retirer voulant un espace de parole privilégié avec l’assistant social, l’objectif étant de mettre les choses au clair au sujet du non-dit et des comportements inquiétants de l’enfant. Pour cette discussion qui s’annonce délicate, la directrice imagine que la présence de l’éducatrice pourrait se révéler gênante pour l’assistant social. Nous pouvons repérer que le rôle hiérarchique se distingue parfaitement et que l’éducatrice référente n’est pas identifiée comme une collaboratrice égale à l’assistant social. Ce type de réajustement passe par la direction sans que cela ne pose problème. La règle est intégrée.

Séance de réseau entre la directrice et l’éducatrice référente

332Le contenu est centré sur la date de naissance d’Alain. L’institution s’en tient au discours de la mère, malgré le manque d’explications. L’éducatrice relate : Elle a dit que nous avions fait une erreur... C’est bien votre écriture ? Oui. Elle était tout étonnée de s’être trompée.

333Réponse de la directrice : Maintenant il faut que l’on travaille ensemble, parce que d’autant plus s’il y a un an et demi au lieu de six mois, il y a de quoi faire.

334Cette donnée de temps est déterminante, cet élément prépondérant impose pour la directrice un nouveau champ d’actions à définir, soit une mise à plat en réseau, une prise de position de la crèche, de renvoyer le non-dit à l’assistant social et de travailler sur les observations : Je pense qu’il faut que l’on réfléchisse.

335Qui est le « on » dont parle la directrice, est-ce l’éducatrice référente et elle-même, l’assistant social en plus ou encore la directrice et ses adjointes... aucun élément dans la discussion ne permet de savoir a qui est attribué ce « on ». L’éducatrice référente ne demande pas d’explications.

336La directrice décide de voir seule l’assistant social : Je pense que ce serait gênant si je faisais cette remarque devant un éducateur. Elle désire mettre les choses au point : Si on accepte cet enfant c’est à la condition de dire à la mère qu’on est au courant de la situation familiale...

337La directrice monologue comme si elle répétait ce qu’elle aura à dire à l’assistant social. La référente ne revendique rien, pas une remarque sur le fait que la directrice désire voir seule l’assistant social. Il semble que les rôles sont suffisamment définis au sein de la crèche et que cela revienne à la directrice ne pose pas problème à l’éducatrice. Cet état de fait apparemment bien établi nous questionne, car il met en relief que, dans le domaine de la petite enfance, les rencontres avec d’autres professionnels extérieurs à l’institution sont sous la responsabilité de la directrice, l’éducateur pouvant être présent mais jamais seul. Dans les autres corps de métiers des champs de l’humain, ce ne sont jamais les directions qui se situent à ce niveau de l’action, mais bien les professionnels en charge de la situation.

338Dans ce dialogue, le positionnement de l’éducatrice référente est en retrait par rapport à celui de la directrice. Nous pouvons relever le peu de prise de responsabilité, son rôle consistant à relater les faits et à attendre une prise de position ou une décision de la directrice. Nous relevons également un fréquent recours au « on » dans le discours de l’éducatrice qui fait référence à l’institution, il y a pas ou peu de positions personnelles annoncées : Et je me suis demandée et je voulais venir en te demandant ce que tu en pensais, si on donnait la place de X à Alain.

339L’éducatrice se concentre sur la suite du placement d’Alain, on sent derrière ses paroles qu’elle désire garder l’enfant au sein de la crèche : En attendant, la maman essaie de voir ailleurs, elle a fait des démarches...

340La directrice répond : Il faut réagir vite.

341Il est clairement sous-entendu qu’Alain a sa place au sein de EVE Mail, mais ni la directrice, ni l’éducatrice référente ne le disent explicitement, pourquoi ? Ce serait comme si elles ne pouvaient prendre cette décision, qu’elle ne serait pas de leur ressort, or à qui appartient-t-elle ? Il y a là une confusion sur qui décide quoi. Il est évident que la décision qui concerne l’acceptation d’une place à 100 % à la crèche relève de cette institution, de la direction de celle-ci. Par contre la décision de laisser son enfant à EVE Mail ou de le placer dans une autre crèche revient à la mère. Quant à l’assistant social du SPDJ, son mandat à ce niveau de la situation ne lui confère aucun droit particulier si ce n’est de donner un avis sur la question.

342On peut aisément imaginer que lorsque l’on est pris dans la situation, que les éléments se bousculent, il devient difficile pour l’ensemble des sujets de définir clairement ce qui revient à qui. Les séances en réseau devraient permettre de tels réajustements.

343L’éducatrice référente pour appuyer son désir de garder l’enfant annonce tout de go : J’ai levé Alain et il avait les jambes recouvertes de bleus... Il m’a dit : c’est maman.... S’il s’en va en janvier, on a fait un travail, on aura commencé et on va rester frustré, j’aimerais bien qu’il reste. D’un autre côté, est-ce que l’on va de l’avant, on fonce ?

344Ces propos montrent la difficulté à se situer entre des désirs personnels dus à un engagement affectif et les possibilités institutionnelles de répondre à la problématique énoncée qui cette fois fait appel à des questions de maltraitance. Ce « J’aimerais bien qu’il reste » montre ledésir de s’impliquer pour l’éducatrice mais que la décision ne lui incombe pas. Elle relate à la directrice une discussion qu’elle a eue avec la mère de l’enfant. Face à la mère, l’éducatrice a usé d’arguments en faveur de la continuation de l’enfant au sein de leur institution, sans savoir s’il y avait une place disponible pour lui dès janvier. On sent que la situation échappe aux éducateurs-trices, leur glisse des mains au moment où ils sont les plus inquiets, relatant des traces de coups. L’éducatrice confirme son état d’impuissance en finissant son récit parcses mots : Pour l’instant, elle (la mère) n’attend, rien du tout de nous.

345A noter le « pour l’instant » relevant l’espoir d’une évolution de la situation qui pourrait encore changer...

346Réponse de la directrice sur un autre registre plus formel : Oui, elle attend qu’on lui dise que l’on a une place à plein temps.

347Nous avons affaire ici à une situation complexe où les projets d’intervention de la crèche en lien avec les suspicions de maltraitance ne répondent pas aux attentes de la mère qui elle se préoccupe uniquement de trouver une place à plein temps, si possible plus près de son domicile. Devant cette difficulté d’appréhender la situation dans son ensemble, à laquelle s’ajoutent des éléments d’ordre émotionnel et affectif, la directrice cherche un espace de compréhension en faisant appel à l’assistant social : Oui, en même temps j’avais envie de demander à l’assistant social : est-ce que c’est une bonne chose qu’on le prenne à plein temps ? L’éducatrice surenchérit : Est-ce vraiment une bonne idée de lui faire faire tous ces trajets. Réponse de la directrice : A part ça, il ne faut pas rêver, une place en crèche, à l’âge qu’il a, à plein temps, ils ne vont pas trouver demain matin. Et l’éducatrice de répondre : Absolument.

348Le « ils » fait directement allusion à une alliance entre la mère et l’assistant social. Finalement ce sera le fait de pouvoir offrir cette place à plein temps ou non qui déterminera la suite de l’intervention. On sent ici un mouvement d’aller-retour pour les professionnels de la crèche qui s’interrogent sur leur mandat, leur possibilité d’action, leur pouvoir de prise de décision, de la pertinence de leur évaluation de la situation et devant ces ajustements inconfortables, c’est l’élément institutionnel autour d’une place disponible ou non qui clôt temporairement la discussion.

Séance de réseau entre l’assistant social et la directrice

349La directrice pose le problème du non-dit clairement à l’assistant social, avec la compétence de se remettre en question autant elle-même que son interlocuteur. La directrice raconte la situation tout en la rejouant sans s’en rendre compte en ne prononçant à aucun moment le mot prison, à l’image de ce qu’elle le reproche à la mère. Il y a comme un tabou autour de cette question.

350Pour l’assistant social, ce n’est pas si important de nommer les choses car dans les actes, la famille va voir le père en prison, avec Alain.

351La directrice rétorque : Mais ça ne lui a jamais été dit.

352Or, les questions que l’on peut se poser sont les suivantes : Qu’est-ce qui n’a jamais été dit et comment peut-on réellement savoir ce qui lui a été dit ou non ?

353Ce que l’on sait de ce qui n’a jamais été dit à la mère, c’est que l’assistant social a informé la crèche que le père était en prison. N’aurions-nous pas affaire à une confusion de niveaux ?

354La directrice propose, dans un discours indirect, une explication pour l’enfant. Ce qui est étonnant est que le mot « prison » n’est pas nommé par la directrice alors que cela correspond à son attente première par rapport à la mère. La question du tabou est-elle si forte que l’on se trouve dans un processus reproductif ? Cela pourrait être une hypothèse. Voici l’explication que la directrice propose de donner à l’enfant : Les enfants font parfois des bêtises, et ils sont punis ; les adultes, c’est la même chose et ça n’enlève rien au fait que ton papa t’aime et reste ton papa.

355La question qui reste essentielle pour nous est de comprendre comment les professionnels construisent les problématiques dans lesquelles ils sont impliqués. Où situent-ils le problème ? Est-ce dans le fait de connaître l’emprisonnement du père où est-ce le fait que l’enfant n’ait jamais entendu parler de la prison ? Et qui sait s’il ne l’a pas entendu dans son contexte familial, de la part de ses frères et sœurs, etc.

356Nous pensons que ce qui inquiète particulièrement la directrice est un non-dit dont elle souffre elle-même dans sa relation à la mère. Il s’agirait donc de clarifier en premier lieu cette problématique avant de la transposer sur l’enfant. De plus si cette question prend tant d’amplitude, c’est certainement qu’il y a des valeurs, des références théoriques, peut-être même des modélisations qui se heurtent à cette situation en la rendant paradoxale. Nous apprendrons plus tard que le modèle de référence de la directrice est la parole vraie définie par Françoise Dolto. Dès lors on comprend mieux comment l’institution construit le problème autour de ce non-dit. Nous ne pouvons que constater qu’il paraît indispensable que les professionnels en présence explicitent leurs référentiels afin qu’ils puissent réellement comprendre l’origine des différents points de vue.

357L’assistant social défend le fait d’avoir nommé à la crèche l’état d’emprisonnement pour le père. De son point de vue, pour travailler ensemble il faut que l’ensemble des professionnels détiennent les mêmes informations. Quant à nommer ou pas le mot prison devant l’enfant, c’est à la mère de savoir ce qu’elle désire dire à son fils : Cela fait partie de la sphère privée. L’assistant social sépare clairement les deux niveaux. Il définit le problème ainsi : C’est à savoir est-ce que je dois vous le dire ou pas ? Problème de collaboration ou de coopération ? Pour l’assistant social, si des professionnels veulent coopérer, c’est-à-dire construire une action ensemble, alors il faut qu’ils puissent nommer ce type d’information. Autrement on les partenaires demeurent à un simple niveau de collaboration, d’ajustement des différentes actions en cours. Cette distinction centrale dans les situations de réseau sera un des points de réflexion retenus comme significatifs dans cette recherche. Une fois ces deux positions énoncées, posant des repères différents, les deux interlocuteurs tentent de ne pas entrer en conflit et cherchent une position consensuelle. Suit une argumentation confuse des deux côtés.

358La directrice pose la question de l’information donnée à la crèche uniquement pour obtenir une place pour l’enfant : Où est-ce que vous devez le dire pour que votre enfant soit accueilli ?

359Pourquoi la directrice personnalise le débat et parle de votre enfant ?

360Aurions-nous là une nouvelle problématique émergente qui est celle des rapports de pouvoir, à qui appartient la situation à traiter ? Question abrupte mais évidemment significative dans un travail en réseau.

361Il n’y aura pas de réponse de la part de l’assistant social, le terrain devenant glissant et chacun se raccrochant à de bons rapports à entretenir.

362Bien sûr on est d’accord, en même temps... dit la directrice. Tout à fait, répond l’assistant social.

363On ne sait plus très bien de quoi parle chacun, mais ce qui paraît essentiel est que les partenaires cherchent à rester d’accord, en tous les cas au moins superficiellement.

364L’assistant social s’interroge et réargumente en parlant du secret professionnel que lui et la directrice ont à partager.

365La directrice répond à un autre niveau : C’est vrai que je me posais la question, puisqu’elle (la mère) nous a dit que vous emmeniez les enfants voir leur papa, ça elle nous l’a dit.

366Derrière cette petite attaque rangée, l’assistant social ironise : Dans le foyer où il est ? C’est un sacré foyer !

367Il rentre dans le jeu par un dégagement discursif. De qui se moque-t-il, de la mère, de la directrice ou de lui-même ? Que comprend-t-il de la situation ? A ce niveau on pourrait imaginer que la situation se durcisse et que l’espoir de travailler en coopération se dissolve. Mais il n’en sera rien, nous pouvons penser que l’attachement à la situation familiale et à l’enfant soit suffisamment fort pour que cela oblige les professionnels à trouver un terrain d’entente.

368De manière péremptoire, la directrice relève l’importance du tabou par rapport au bien-être de l’enfant. Pour elle, si la prison n’est pas nommée, alors le père est mal, la mère est mal, et cela veut dire que l’enfant est mal également. Elle interpelle l’assistant social en lui précisant qu’il a un rôle à jouer dans cette dynamique.

369L’assistant social reprend : Le gros tabou, c’est le tabou vers l’extérieur, parce qu’au sein de la famille, le seul qui est censé ne pas être au courant – si j’ai bien compris – c’est bien Alain, mais que l’on amène en prison pour voir son papa... Le discours est fait à l’intérieur... par contre ça ne sort pas du clan familial. Il conteste l’interprétation de la directrice et il argumente comme s’il se sentait accusé. Son argumentation n’est pas entendue. La directrice poursuit son développement en relevant que c’est ce point précis qui a compliqué leur collaboration. Qu’est-ce qui est source de complication ? Que le tabou ne sorte pas du clan familial ? Si c’est cela, ce n’est pas un problème pour Alain mais pour la crèche qui est mise à l’écart, qui ne fait pas partie du clan, qui n’est pas reconnue comme partenaire dans l’éducation de l’enfant. Rappelons que les objectifs d’EVE Mail font clairement mention d’un travail de partenariat avec les familles. On peut ainsi comprendre que cet évincement pose réellement problème à l’institution. Dès lors, ne faudrait-il pas parler de cela avec la mère ?

370L’entretien se poursuit sur un autre aspect qui est mis en lien avec la suite du placement ou non à EVE Mail. La directrice relève que : Indépendamment de cette histoire, on a des inquiétudes sérieuses pour Alain. Qu’il reste chez nous ou qu’il s’en aille, on a le devoir de vous les transmettre.

371Puis elle continue sur la question d’une place pour Alain à 100 %. La crèche a proposé une place, mais la mère a répondu qu’elle cherchait quelque chose plus près de son logement. La crèche a répondu qu’il n’y avait pas de problème pour eux, mais la directrice demande à l’assistant social de résoudre le problème vite, car ils ont « des queues derrière ». On aurait pu imaginer que vous préfériez une solution ou une autre.

372La directrice annonce que la crèche a des inquiétudes sérieuses pour l’enfant, mais n’en dit pas plus. Elle revient à la question du lieu du placement, comme s’il y avait un lien de cause à effet, mais qui n’est pas nommé.

373Pourquoi faire tant de détours ? Pourquoi la directrice n’expose-t-elle pas clairement les choses à la mère, elle qui pourtant attend que celle-ci lui parle de sa situation d’épouse d’un homme incarcéré ? Il y a là cerainement des questions de territoires d’action à délimiter et c’est de cela que les deux professionnels devraient parler. Mais sur le moment, les enjeux ne peuvent apparaître si clairement.

374L’assistant social reprend sur la place en crèche disponible : Je préférerais qu’Alain reste ici mais pour la mère, côté pratique, c’est pas terrible.

375Continuation du dialogue sur les avantages ou non pour Alain de rester à EVE Mail.

376Puis la directrice annonce abruptement que la sœur aînée est enceinte et de rajouter : C’est une maman qui nous parle, puisqu’elle a dit que la sœur aînée est enceinte.

377L’assistant social répond : Ça c’est un scoop pour moi.

378La directrice reprend : Nous on sait ça...

379Pouvoir annoncer ce scoop répond à un besoin de reconnaissance pour la crèche. En lien avec ces dialogues entrecoupés et peu suivis, l’assistant social est certainement dans un grand inconfort ne sachant toujours rien de ces inquiétudes sérieuses annoncées au préalable.

380Enfin, la directrice revient sur la situation d’Alain : Par rapport à Alain, on a bossé depuis...

381Puis elle lit les notes de ses collègues. Récit long qui dure presque trois pages. Descriptions des comportements problématiques d’Alain en matière de sexualité. La directrice finit ce long monologue descriptif, lourd en inquiétudes pour l’enfant (sexualité + bleus), en demandant à l’assistant social : Voilà ce qui s’est passé les deux derniers mois, ça vous étonne ? Qu’est-ce que vous avez comme réaction ?

382Etrange manière d’interpeller son collègue de réseau à qui elle demande par ailleurs conseil sur la suite ou non du placement chez eux. Nous pouvons supposer qu’au niveau des interactions et de ce qui se jouent entre ces deux sujets, la notion de reconnaissance est primordiale. L’institution de la petite enfance a besoin de démontrer ses compétences et ainsi justifie son intérêt à garder l’enfant entre ses murs. Cet exemple n’est en rien illustratif de cette institution spécifique, nous pensons que c’est le résultat de l’ensemble des représentations sociales autour des professions de la petite enfance qui s’expriment là. Un besoin évident de se faire reconnaître, par rapport aux autres métiers des champs sociaux et médicaux. La non-reconnaissance des métiers de la petite enfance dans l’édifice de formation HES-S2 (santé social) y est également prépondérant. Ainsi la position institutionnelle, les enjeux et les représentations qui y sont liés jouent des rôles déterminants sur l’action des professionnels. Cela dépasse largement une rivalité entre deux professionnels en quête de reconnaissance, la suite de la situation confirmera cette hypothèse.

383L’assistant social est sous le coup des révélations de la directrice autour des comportements d’Alain. Dans sa réponse il annonce qu’il a été actif dans l’emprisonnement du père. Ceci explique son implication forte avec cette famille. Il termine par : Inquiet, terriblement inquiet pour Alain. Je pense qu’il a besoin d’un suivi.

384Suit un récit de l’assistant social sur son mandat concernant l’ensemble de la famille, il finit par : La question que l’on peut se poser, est-ce que l’on ne veut pas voir les choses ? Fait-il allusion à la mère, à lui-même, on ne peut le savoir, mais ici l’émotionnel s’empare du discours et déstabilise le professionnel.

385La directrice répond : Est-ce que l’on peut ? A qui fait-elle allusion ? On passe du registre de la volonté à la responsabilité. Opacité sur les questions de responsabilités, se jouent ici des rapports ambigus entre ces deux acteurs en présence.

386L’assistant social reprend : Voilà, la question reste là.

387Puis il renchérit en demandant à la directrice si elle a pu parler avec la mère de toutes ces inquiétudes pour Alain : Non, pas du tout.

388Il lui à semblé nécessaire de passer auparavant par l’assistant social, lui donner cette information avant d’entreprendre quoi que ce soit : Ça me semblait plus simple de parler avec vous. On est censé ne rien savoir. On ne s’était pas vu, on n’avait pas assez collaboré, je ne me sentais pas tout d’un coup, de poser ça sur la table.

389On entre dans un autre registre de communication qui ne disqualifie pas l’autre. La directrice peut nommer qu’elle avait besoin de l’assistant social, qu’il était difficile pour elle d’assumer plus dans cette famille, toutefois elle désire absolument être partie prenante, voilà une des difficultés majeures de cette situation. La directrice n’a pas le mandat de travailler avec cette mère et pourtant elle est impliquée dans un travail de réseau avec un assistant social, la position est effectivement complexe.

390L’assistant social reprend avec empathie : C’est sûr que c’est un problème.

391De quel problème parle-t-il ? On ne le sait pas, mais le « c’est sûr » réconforte la directrice. Il poursuit en proposant une action à venir : Il faut que nous voyons cette mère ensemble indépendamment d’où se trouve le père. Ces comportements vous auraient de toute façon inquiétée.

392Oui, de toute façon. Nous sommes d’accord.

393Besoin de se repositionner tous les deux sur un terrain d’entente.

394Donc, on va essayer de régler comme ça...

395Décision prise par l’assistant social pour tenter de « régler » cette histoire...

396La directrice redonne la conduite du réseau à l’assistant social : C’est vrai que c’est vous qui avez un peu tout en main.

397L’assistant social veut rencontrer la psychologue, puis il désire au moins lui parler, lui téléphoner, avoir un petit entretien avec elle. Cela ne semble pas facile de rentrer en contact avec l’institution de la Guidance infantile. Comme si cela n’était pas gagné d’avance ! La collaboration avec les domaines médicaux et thérapeutiques est certainement plus complexe que dans le champ du social pour un assistant social.

398Dans les prises de décision pour le suivi d’Alain, l’assistant social fait entrer un nouvel acteur, le thérapeute de la mère : Parce qu’il faudra d’après moi, qu’il y ait une cohérence de réponses entre les professionnels et le milieu familial face à Alain, afin de pouvoir donner une chance de redresser la barre.

399L’assistant social emploie le futur en parlant de cohérence : Pour avoir une chance, il faut travailler avec l’ensemble des acteurs, le réseau apparaît comme primordial. Je vais demander de l’aide, aidez-moi, comment intervenir dans ce genre d’histoire ?

400La demande d’aide s’adresse à la psychologue. Mais de quelle histoire parle-t-il ? Qu’est-ce qui est le plus dur, ce qu’il vient de vivre ou ce qu’il doit faire dans un futur proche pour cette famille ? Nous avons le sentiment que ce « genre d’histoire » fait aussi référence à l’entretien qu’il vient de vivre.

401La directrice conclut ainsi : Ça va comme ça ? Mus me donnez des nouvelles ? laissant ainsi les rênes pour le déroulement de la suite à l’assistant social. Il devient de fait le pilote du réseau.

402Celui-ci rétorque : C’est plus que des nouvelles, il faut que l’on collabore... c’est plus qu’un retour.

403Si nous nous rappelons la demande préalable de l’assistant social envers la directrice de ne pas collaborer mais de coopérer, nous voyons ici que ces terminologies restent floues et s’emploient de manière alternée sans grande distinction dans le langage usuel.

404L’entretien se termine dans un flou étonnant, chacun suivant sa route. L’assistant social a décidé de demander de l’aide à la Guidance, puis pense avoir un entretien avec la mère d’Alain, parfois il est mentionné avec la directrice, parfois non, de même pour l’entretien avec la Guidance, les choses ne sont pas vraiment arrêtées.

405La directrice ne prévoit rien, comme si son travail était achevé, le futur appartenant à l’assistant social. Ce positionnement n’est pas celui du début de l’entretien où elle regrettait de ne pas pouvoir mieux travailler avec la mère. Une fois qu’elle a pu exprimer son malaise sur la question du non-dit, le travail auprès de la mère, la suite du placement et les difficultés repérées dans le comportement d’Alain, semblent prendre moins d’importance. Ce qui confirme l’hypothèse que le problème pour la crèche ne se situe pas vraiment au niveau des effets du non-dit sur Alain mais la position difficile face à la mère qui ne désire pas s’engager davantage dans ce dialogue. Position très difficile à vivre pour les professionnels de la crèche qui reportent la responsabilité sur l’assistant social. Cela pose la question du mandat des différents professionnels en jeu dans un réseau, et de la reconnaissance de chacun dans ses limites d’action. Si nous voulions éclairer cette problématique à partir des textes prescriptifs, nous verrions que la définition des rôles n’est pas suffisamment claire et que les questions de délimitations, par exemple dans le lien à la mère, ne peuvent se cristalliser dans des textes. Ce sont les situations, dans leurs spécificités, qui peuvent éclairer les praticiens sur leurs limites dans l’action en lien avec l’agir de l’ensemble des professionnels impliqués.

406Finalement l’assistant social trouvera une autre crèche, plus proche de l’habitat de la mère, pour accueillir Alain. La décision aura été prise par la mère qui argumentera ce changement de crèche uniquement pour des questions organisationnelles, de déplacement. L’éducatrice référente a de la peine à accepter cet état de fait, pensant qu’au niveau relationnel, Alain avait enfin établi un accrochage affectif important avec les membres de l’équipe éducative et qu’un changement de lieu ne pouvait que le déstabiliser à nouveau. La directrice a un avis un peu différent que sa collaboratrice, pensant que la situation pourrait mieux évoluer si on repartait de zéro en nommant l’ensemble de la problématique à la directrice de la nouvelle crèche. Ce qui se fera dans un entretien rassemblant la mère, l’assistant social, la directrice d’EVE Mail et la directrice de la nouvelle crèche. Du point de vue de la recherche, nous pouvons supposer qu’EVE Mail au-delà de son éloignement géographique, était devenu trop incisif pour la mère, peut-être même inquiétant voire dangereux. Lorsque des suspicions de maltraitance existent, il devient difficile de rester en retrait. Si les inquiétudes concernant les comportements étranges d’Alain en lien avec la sexualité ont pu être nommé, les questions autour des hématomes sur son corps n’ont jamais été traitées.

407Cet entretien nous interroge sur plusieurs aspects : les rapports de pouvoir entre professionnels dans le travail en réseau. Ceux-ci sont directement liés aux représentations diverses qu’ont les professionnels de leur rôle, de leur mandat, posant la question de la délimitation de leurs actions. Entre le prescrit et le réel, il reste un territoire à circonscrire. Ce dernier aspect touche les questions de reconnaissance liées aux deux points précédents. Comment parvenir à faire reconnaître son action au sein d’un collectif alors qu’on ne sait pas vraiment ce que chacun attend des autres membres ? Cela touche également des aspects plus personnels rejoignant le style engagé dans l’action. Quant aux concepts de collaboration et de coopération, ils demandent à être explicités et vérifiés en cours d’action.

408Ce n’est pas quelqu’un qui vient de démarrer, c’est quelqu’un qui a des années de pratique. C’est aussi toute la qualité, parce que le jour où on n’a plus de sentiment quand on est dans des situations comme ça, il faut vite que l’on change de travail. Heureusement qu’il est touché, mais est-ce que ce n’est pas un peu trop ? Parce qu’au bout d’un moment, ça te paralyse la situation.

409Dans ce court extrait, on peut repérer que l’action professionnelle de l’assistant social est principalement comprise en lien avec le style de la personne. Un style très affectif qui interroge quand même sur sa pertinence ou non. « N’est-ce pas un peu trop ? » ose lancer la directrice. Toutefois les années d’expérience montrent que le professionnel peut construire son action de manière spécifique. Comme nous l’avons montré au sein du chapitre concernant les questions de style, c’est uniquement lorsque l’on a pu faire ses preuves sur le terrain, que l’on a été reconnu par ses pairs, que l’on peut oser affirmer son style. Si les compétences n’avaient pas été reconnues, le professionnel n’aurait pas pu développer au sein d’une institution et d’une équipe ses spécificités. Il aurait été remis à l’ordre, faisant référence au genre de la maison. Dans le cas d’une pratique en réseau, cet assistant social se confronte avec des professionnels qui appartiennent à d’autres corps de métier. Aussi son style propre est à reconquérir auprès de collaborateurs qui, s’ils sentent du professionnalisme derrière ses interventions, n’en sont pas moins déconcertés. Si le rapport de confiance semble acquis, ce qui reste frappant, c’est l’absence de verbalisation entre les acteurs d’un réseau sur ce qu’ils perçoivent du travail des autres membres. Ainsi se construisent des dialogues qui, au-delà du sens premier des mots, se chargent émotionnellement. Au travers de la manière dont la directrice a interpellé l’assistant social lors de la séance de réseau, on ressent toute une stratégie, certainement inconsciente, pour faire émerger ce qui est à dire. Dans ce cas précis, il s’agissait de montrer à cet assistant social que la manière dont il a présenté la situation a court-circuité l’action de la crèche dans son intervention ultérieure. Mais cela ne sera jamais relaté aussi simplement. Parler au sein du réseau, des différents styles des membres concernés ne paraît pas chose aisée. D’autant plus que personne n’aurait la légitimité pour le faire. Toutefois ce manque de paroles sur l’action peut créer de sérieuses incompréhensions, pouvant même aller jusqu’à paralyser une situation, comme le relève la directrice de crèche.

410Si l’on revient au rapport de la psychologue sur l’enfant, ses recommandations ne seront pas réellement retenues, proposant un accueil plus personnalisé pour Alain, alors qu’EVE Mail travaille en « décloisonne » (pas de groupe préconstruit et un accompagnement multiréférentiel au niveau des éducateurs-trices.)

411Chaque fois qu’on appelle la psychologue pour un enfant, elle dit que la solution serait que l’on fasse beaucoup plus d’individuel. Elle n’est pas seulement pour le cloisonné, elle est pour l’individuel. On rigole quand elle dit ça.

412Au sein de cette situation, même si le mandat est clair, cela ne veut aucunement dire que l’action effectuée sera en accord avec la prescription. La psychologue doit résister aux inquiétudes de la directrice qui ne concernent finalement pas son domaine d’intervention. De plus, ne répondant pas directement aux attentes, ce que préconise la psychologue ne sera pas mis en valeur, au contraire cela sera tourné en dérision. Toutefois son intervention aura permis une prise de recul indispensable dans une situation de crise.

413Les représentations concernant la mère de l’enfant sont teintées de la complexité de la situation en général.

414Mais déjà avant l’entretien, rien que dans les couloirs. Combien de fois, je me suis presque hérissé les cheveux avec elle, parce que chaque fois, elle me racontait autre chose. Vous l’avez appelée pour lui dire qu’elle avait la place, alors que deux heures avant, elle me disait qu’elle n’avait pas la place, alors qu’elle savait déjà qu’elle avait cette place. Elle me racontait chaque fois d’autres choses, ce n’était jamais clair. Je sentais qu’elle me mentait ou qu’elle se moquait de moi. Cet entretien que l’on a eu, en même temps, je me disais que je n’avais pas le droit de penser ça. Je la critiquais, j’avais une mauvaise idée d’elle. Je n’ai pas pu voir à travers elle en fait, parce qu’elle s’est fermée aussi.

La spécificité des rôles, la reconnaissance et les référentiels

415Cet entretien de réseau nous montre la difficulté pour des professionnels de la petite enfance à se situer dans leurs relations aux parents. Lorsque ceux-ci posent problème, comment construire la relation alors que des suspicions de maltraitance enrobent la situation ? Si les professionnels se laissent aller à des jugements, ils ne pourront que se sentir coupables d’avoir posé une appréciation évidemment défavorable à la personne. Mais comment rester de marbre lorsqu’il s’agit de traiter des situations si prenantes du point de vue affectif ? D’ailleurs les professionnels doivent-ils rester de marbre, certainement pas, mais quelle position adopter ? Ce sujet aurait de notre point de vue toute sa place dans un travail de réseau. Une clarification des positions affectives devraient permettre la mise en place d’une stratégie d’actions, ou tout du moins d’actions concertées. Nous pouvons remarquer au sein de ces extraits d’entretien que les représentations de l’équipe d’EVE Mail sont à l’antithèse du positionnement de l’assistant social. Il n’est pas de notre propos de tenter de déterminer la position adéquate. Par contre, ce qui paraît intéressant à relever, c’est que la diversité des représentations et donc des relations ne sont pas un frein à la construction d’une action concertée. Peut-être même sommes-nous là au plus proche du sens premier d’un travail en réseau. Mais à nouveau cela ne peut se développer que si ces éléments peuvent être explicités, sans jugement de valeur.

416L’entretien au sein de la nouvelle institution, auquel la maman était présente ne requiert pas l’assentiment de l’éducatrice. Celle-ci aurait voulu au préalable une réunion réseau avec l’ensemble des professionnels pour mettre à plat la situation et organiser le changement de crèche. Un second entretien avec la mère aurait été adéquat ultérieurement. Cette éducatrice met en avant, c’est le besoin de poser les choses entre professionnels, de pouvoir expliciter la situation de la famille à la directrice de la nouvelle crèche et ceci sans la mère pour que l’ensemble des informations et ressentis puissent se transmettre en toute liberté. Elle argumentera en rappelant que la question des bleus n’a pu être retransmise, la discussion s’étant principalement axée sur les comportements d’Alain liés à la sexualité. Ici se pose la question de la place des clients au sein des réseaux.

417Voici ce qu’en dit l’éducatrice : Je me suis dit que l’on arriverait jamais à retransmettre, surtout que lors de l’entretien que l’on a eu avec la maman et l’assistant social, on a trouvé quand même une maman qui était ignorante de tout ce qu’on lui a dit ou raconté et qui était vraiment sur la défensive, quelque part. Ça n’aurait pas été possible de retransmette tel que l’on aurait voulu là-bas.

418La réalité sera autre, puisque l’entretien dans la nouvelle crèche a permis une clarification importante des données. Seule, la question des bleus reste effectivement non dite. L’explication qui sera donnée concerne la surcharge affective et l’incapacité de traiter de tout en même temps. Si l’intention y était, la capacité émotionnelle était trop entachée par la lourdeur de la situation.

419A ce moment, il (l’assistant social) me dit qu’il ne fallait pas faire les mêmes erreurs que l’on a faites quand on a commencé. C’était bien le cas du premier entretien que l’on avait fait où on avait fait un peu notre mea culpa, en disant que l’on aurait dû poser le tout sur la table. Je n’aurais pas dû accepter un enfant dont je savais des choses que je n’étais pas censée savoir et vous, vous n’auriez pas dû me dire des choses que je n’étais pas censée savoir. Riche de ça, il a voulu que les choses soient posées, pour le démarrage dans une nouvelle institution. Il a voulu que ce soit le plus clair possible, donc il a voulu que l’on soit là, il a voulu que la maman soit là, pour que tout le monde entende la même chose.

420Dans cet extrait, la directrice relate comment les choses se sont enchaînées. Ce qui est particulièrement frappant est l’emploi, répété à cinq reprises du terme il a voulu. Le verbe vouloir est certainement bien choisi pour souligner que c’est l’assistant social qui a décidé, que cela lui revient et que finalement cela ne se discute pas. Ce passage nous montre la place de chaque acteur au sein du réseau, des prérogatives de l’assistant social qui est visiblement le pilote sans que rien n’ait été verbalisé là autour. Il se peut que par les pratiques antécédentes, cela soit un état de fait sur lequel il n’est plus nécessaire de revenir.

421Rappelons-nous qu’en début de situation, la fin d’un entretien entre la directrice et l’assistant social s’était terminé par un dialogue peu clair entre ce qu’il est possible de faire (le vouloir) et ce qui ne peut être repéré (le pouvoir). Suite à cet entretien de clarification sur ce que vivait la crèche autour du non-dit, le discours a clairement évolué sur un positionnement très affirmé. L’assistant social veut, et il n’y a plus de question à se poser sur ce qu’il peut ou non. La directrice se place dans la position de devoir justifier une décision déjà prise en son absence. Elle ne revendique pas autre chose et accepte ce positionnement qui paraît faire sens pour elle. On se trouve au cœur des questions de responsabilités :

  • Qui est responsable de quoi ?

  • Jusqu’où a-t-on la capacité de décider ? (pouvoir)

  • Quelles sont les intentions derrière l’action ? (vouloir)

  • Quels en sont les motifs ? (raisons)

422Dans ce cas précis, l’assistant social a repris le pouvoir, avec des intentions claires de ne pas se retrouver dans une situation par trop complexe, d’où un besoin de clarification entre les acteurs en jeu « il a voulu que ce soit le plus clair possible », ce qui explique en partie ses raisons.

423Et il le dit. Il l’a dit clairement. En arrivant là-bas, puisque c’est une nouvelle directrice, il a dit « Moi, j’ai l’habitude, dans les réseaux, en tant qu’assistant social PDJ, c’est moi, je veux être au courant un, de tout ; deux, c’est moi qui m’occupe de la coordination du réseau ». Il a posé le cadre très vite. La directrice ne comprenait pas pourquoi j’étais là. Evidemment elle ne comprenait pas le sens de ma présence.

424On peut aisément imaginer que l’ensemble de ces données échappe à la compréhension de l’éducatrice référente, n’ayant tout simplement pas l’information nécessaire pour ce type de compréhension. Pour la directrice, on sent une volonté de repli, due aux textes de préfiguration liés à son champ professionnel. Ayant senti que l’assistant social reprenait la situation en main, elle s’est rangée à son rôle de directrice d’institution de la petite enfance, pour qui l’action autour de ce type de problématique se nomme prévention et non-accompagnement, suivi, appui des familles.

425En fin d’entretien de recherche, la directrice exprimera ce qu’elle aurait aimé faire. On découvre ici que son point de vue n’est pas du tout le même que celui de l’assistant social, mais qu’elle ne l’a jamais exprimé devant lui. Cela démontre la difficulté de travailler en coopération alors que les mandats explicites ne sont pas les mêmes pour les acteurs. Voici la position de la directrice : C’est ça qui devrait être évalué : cet enfant, dans cette situation-là devrait pouvoir être protégé dès que l’on a vu ça. Il devrait être sorti de sa famille, protégé, faire une évaluation d’un côté de la maman, évaluer le degré de sécurité de déni, de « récupérabilité » de cette maman pour s’occuper de cet enfant, pour après, petit à petit le lui redonner. (...) Non, ce n’est pas le job que j’aurais voulu faire, ce n’est pas mon mandat en tant que directrice de crèche. Dans des problèmes d’abus sexuels, de suspicion et de maltraitance, c’est ce qu’il faut dire. (...) Il faut que j’accepte que j’aie deux cents autres familles à part celle-là...

426La directrice s’octroie le droit de participer à l’activité réseau autour de familles dites problématiques, mais son action personnelle ne peut s’étendre au-delà de son mandat qui est principalement celui du bien-être et du développement de l’enfant au sein de son institution. Si ces limites peuvent être ainsi clarifiées d’un point de vue prescriptif, l’ensemble se déconstruit puissamment dans le réel de l’activité, impliquant des actions souvent paradoxales.

427Le même exercice de classification des délimitations de l’action pourrait être entrepris au sein même de la crèche, clarifiant ainsi le rôle de l’éducatrice référente dans une activité collective en réseau. Sans cet effort de verbalisation et de notification des délimitations des rôles de chacun, on ne peut que se retrouver dans la situation évoquée par la directrice, de sentiment de frustration pour l’éducatrice référente. Il s’avère qu’il est particulièrement difficile de participer à moitié dans une activité réseau. Cela a-t-il même un sens ? S’il y a une intention nommée de vouloir impliquer les professionnels de la petite enfance dans ce travail collectif, le niveau des capacités, lié à la notion de pouvoir, ne suit pas. Les raisons évoquées sont différenciées entre la notion de temps disponible non dévolu, à ce type d’activité, et du manque de qualification professionnelle dont la responsabilité reviendrait aux écoles. Au sein d’EVE Mail, la volonté de dépasser cette problématique est un souci majeur. Intégrer par petites touches les éducateurs-trices dans ce type d’activité relève d’un espoir d’auto-formation interne quelque peu « sauvage ». Cela mériterait un travail plus construit au sein de l’institution agrémenté parallèlement d’une mobilisation externe pour une évolution des pratiques de formation.

428Voici comment s’exprime l’avis de l’éducatrice référente : Je regrette de ne pas pouvoir continuer, parce que c’est la première fois, dans ma carrière professionnelle, que je peux suivre un cas comme Alain, avec un réseau derrière et j’avais envie de continuer, voir la suite, voir l’évolution ; c’est aussi un peu un travail personnel.

429Nous voyons que le travail en réseau permet aux professionnels d’élargir leurs connaissances, donc leur champ d’action. Nous avons pu repérer que du point de vue de l’espace de vie enfantine, participer à un réseau actionne une reconnaissance de la pratique auprès d’autres professionnels appartenant à d’autres cultures professionnelles, pour la plupart mieux reconnues socialement. C’est un espace de réflexion, de confrontation, d’explicitation, ce que Clot nomme « l’arène de jugement », c’est-à-dire ouvert aux yeux de tous. Pour les professionnels de la petite enfance cet exercice n’est pas aisé, n’ayant que très peu de pratique de ce type au sein de leur activité. Réussir à s’exprimer, à se faire comprendre et à se faire entendre est un exercice périlleux, comportant des risques liés aux jugements d’autrui. Affronter cet espace collectif est une forme de développement personnel et professionnel. Le dernier point que nous aimerions aborder est la notion de clarté. Au sein d’EVE Mail, la référence théorique est construite à partir des apports de Françoise Dolto, autour du concept de la parole vraie. Nous n’allons pas ici développer la pensée de cette psychanalyste, mais nous comprenons que l’enfant est une personne et que ce postulat fait sens dans l’ensemble de la prise en charge éducative. A partir de ce référentiel, nous avons compris que le non-dit autour de l’emprisonnement du père posait une problématique particulière pour cette crèche. Au sein des entretiens, le mot clarté revient de nombreuses fois, employé comme ressource première, comme objectif à atteindre ou encore comme déterminant dans une évaluation d’une situation et d’une personne. A contrario, l’ombre empêcherait toute action professionnelle construite et détériorerait la qualité d’existence.

430On se demandait ce qui a été dit a ce petit garçon par rapport à son départ (du père). Si la maman a été bien claire. Non pas du tout, justement ça n’a pas été clair.

431Plus loin la directrice enchaîne : On lui a dit (à l’assistant social) qu’il y avait une problématique autour de la sexualité qui n’est pas claire...

432Nous pouvons retrouver de nombreux exemples de ce type, retraçant ce besoin de clarté pour pouvoir entreprendre une action professionnelle, donnant un sentiment d’idéalité autour de la mise en lumière comme remède miracle. Il est évident qu’une problématique demande la plupart du temps à travailler sur des clarifications pour une compréhension du sens. Mais c’est bien à partir de la confusion et des tensions en jeu que l’on peut tenter de construire des nouveaux regards modifiant la perception globale de la situation.

Les fondements de l’action de l’assistant social

La question du pilotage :

433L’assistant social du SPDJ se situe nettement comme pilote de réseau en argumentant que cela est lié à son mandat. Le prescrit permet pour ce professionnel de se situer clairement dans la dynamique des acteurs en réseau. Le mandat impose un suivi des familles sur le long terme, quel que soit le placement institutionnel de l’enfant. Le deuxième aspect concerne le pouvoir conféré au Service de protection de la jeunesse quant à des prises de mesures en faveur de la protection de l’enfant. En cas de problématique suffisamment importante, l’action de l’assistant social peut aller jusqu’à une demande de tutelle pour l’enfant. Ce pouvoir positionné en lien avec la protection et le bien-être de l’enfant engendre des responsabilités souvent difficiles à gérer. Cette question de la responsabilité positionne de fait le professionnel dans un rôle pivot où les décisions, lorsqu’elles n’émanent plus du client, lui reviennent in fine.

434Mais parce que moi je reste, c’est ça, d’une part c’est parce que moi je reste et d’autre part, parce que j’ai une attitude plus large auprès de la famille, même au niveau « mesures à prendre ». Moi je pense que le pivot ça doit être notre service.

435Moi je le dis, je le précise, mais au fond cela se fait assez naturellement, parce que entre guillemet je parle par exemple d’un enfant placé en institution comme ça, souvent c’est avec l’accord des parents, mais des fois c’est sans la collaboration des parents, des fois si la collaboration devrait s’arrêter, tout le monde sait que notre service pourrait prendre des mesures, donc les questions est-ce que on pourrait par exemple rouvrir les visites de ce père à cet enfant à l’extérieur de l’institution par exemple, on la pose à la Protection de la jeunesse, parce que c’est vrai que c’est le SPDJ qui a ce rôle. Alors presque automatiquement on devient le pivot ou la centrale décisionnelle des réseaux, pour moi c’est toujours dans ma pratique, moi je prends ce rôle-là.

436Au sein de la situation d’Alain, la clarification autour de ce rôle de pilote n’a pas été aussi effective. Nous pouvons imaginer que dans un réseau aussi restreint du point de vue du nombre de professionnels impliqués, cela n’a pas paru nécessaire à instituer. Toutefois les questions de responsabilités restent effectives et posent pour le professionnel des positionnements souvent difficiles à assurer. Se situer comme pilote de réseau désigne une prise de responsabilité sur les décisions à venir. Nous entrons dans un champ délicat qui est celui de l’éthique professionnelle. Si nous définissons l’éthique comme un exercice de positionnement dans une situation singulière impliquant les conséquences de cette appréciation, alors nous comprenons que toute action demande une réflexion et un choix qui ne pourra être arrêté comme norme institutionnelle. Le singulier fait appel à la non-généralisation et demande une exigence personnelle face à l’agir. Car comment construire un agir justement quand celui-ci se verrait dans l’obligation d’enfreindre les aspects prescriptifs ? Comment poser une décision en situation avec des interlocuteurs différents qui peuvent être porteurs de positions contradictoires ?

437Oui, alors ça oui, il y a des moments où, je crois que c’est quand tu dois prendre des décisions, ou quand ça touche des thèmes comme la maltraitance, abus sexuel, etc. Alors là tu es toujours limite avec une attitude légale, et ça c’est un peu la difficulté de notre travail, alors tu ne peux pas te permettre, tu es amendable, et tout ça, et tu as des décisions à prendre, tu ne peux pas sous-évaluer, sous-estimer l’importance de certains gestes, et le fait que ça reste quand même consigné comme ça.

438Il ne s’agit nullement de savoir qui a tort ou qui a raison, chacun développant un discours légitime en fonction de la place qu’il occupe et du contexte au sein duquel il évolue. Pour un pilote de réseau, il s’agirait de prendre des décisions au-delà des rapports de pouvoir. Les notions de vrai ou de faux nous paraissent peu valides dans les situations observées, ce qui fait sens d’un point de vue éthique serait la prise en compte des conséquences dont résultent les prises de position. Dans toute situation de travail, des positions contraires s’expriment et il s’agit d’œuvrer avec cet état de fait pour l’agir. Etre au centre des décisions demande de dépasser l’éthique de la conviction personnelle de chaque acteur en jeu pour entrer dans l’éthique de la discussion. Personne ne peut imposer sa conviction à l’autre mais un point de vue peut être mis en discussion. Tout projet démocratique reste la possibilité pour chacun de penser par soi-même. C’est à cette condition que le sujet peut devenir agissant a contrario du sujet subissant.

439Non, je crois que cela a été discuté, pour autant que l’on puisse discuter. Nous ne pouvons pas dire, honnêtement, vis-à-vis de cette mère, qui a de la peine à venir, écoutez, on le laisse là alors qu’il y aurait une place ailleurs plus proche. Le critère c’est une maman qui a un moment donné, je vous dis, elle se promène en trottinette, donc pour gagner du temps, donc il faut aussi tenir compte de cela. Ce n’est pas qu’il n’y a pas eu de discussion, il y a eu discussion autant avec la mère autant qu’avec Mail. Entre autre on a aussi parlé qu’il y a encore une année de crèche. C’était pas qu’il n’y avait pas un petit moment, s’il y avait eu que cinq ou six mois on n’aurait pas fait de changement pour Alain, il y a encore une année et demie, on ne peut pas demander à cette mère de se réveiller une heure et demie plus tôt le matin, de payer car elle n’a pas de moyens financiers, elle devait payer une autre dame qui venait chercher Alain et le garder une heure ou deux. Je veux dire qu’il y a des limites.

440Oui on ne pouvait pas discuter, on a discuté pour autant que c’était possible on en a parlé aussi avec Mail, et puis on s’est dit que non, on ne pouvait pas exiger malgré le bon travail, etc. Disons, on peut aussi faire confiance aux autres, qui viennent après.

441Dans l’espace professionnel en réseau, l’objet de pensée devient la construction d’espaces communs sans nier les différences. Au-delà de questions de conflits, le travail en équipe postule qu’il est possible de construire une action professionnelle commune quelles que soient les valeurs personnelles des acteurs en présence. Dans ce positionnement il devient nécessaire de penser la différence. Celle-ci ne devrait pas aboutir au rejet de l’Autre mais à une construction prenant en compte l’altérité. Quant à la décision, si elle revient à un acteur, celui-ci se confrontera au sentiment de solitude face à ce qu’il aura établi comme un agir juste.

442Le secret professionnel :

443Si nous nous rappelons la situation du non-dit autour de l’emprisonnement du père telle que nous l’a fait comprendre les professionnels d’EVE Mail, nous verrons ici que l’assistant social ne comprend pas la situation à partir des mêmes éléments. Nous abordons une question sensible dans les métiers de l’humain qui concerne le mensonge ou la rétention d’information. Les valeurs autour de cette articulation sont souvent très arrêtées, comme pour contrebalancer un champ par trop sensible et peut-être même intrusif. Peut-on cacher ce que l’on sait, et à qui pourrait-on le dévoiler ? Au sein du réseau analysé dont les acteurs appartiennent à des cultures professionnelles disparates, cette problématique éclate à la figure des intéressés. Si nous reprenons la directrice de crèche, qui s’appuie sur un registre théorique autour de la parole vraie, nous comprenons un point de vue qui défend le maximum de paroles données sur toutes situations. Le statut de la parole étant saisi comme instrument professionnel au service de la « libération » d’un agir.

444Si nous prenons à présent la pratique de l’assistant social, la construction de la problématique est liée au rapport de confiance établi avec la mère, impliquant des espaces privilégiés de parole dans un espace relationnel construit. Toutefois, partager des informations confiées par le client, dans un espace professionnel, n’entache aucunement l’éthique professionnelle. Mentir, cela peut être compris comme une transgression et des valeurs et des normes en jeu. A nouveau, nous ne pouvons tenter de saisir la situation que grâce à la compréhension des différentes forces en jeu. Un élément serait la recherche du moindre mal dans l’intérêt du client. Un autre pourrait être le mandat final qui est dans le cas de la protection de la jeunesse, la protection de l’enfant pour son bien-être. Or garder à l’esprit l’orientation générale de la coaction peut demander la transgression des textes prescriptifs. De plus, pour l’assistant social, construire une action en réseau demande une connaissance égalitaire des informations sur les situations explorées.

445On prône le travail de réseau, que pour moi c’est quelque chose d’important, mais alors il faut arrêter de se cacher derrière le secret de fonction. Parce que c’est antinomique, le travail de réseau et le secret de fonction, ça va pas.

446L’assistant social différencie clairement un travail en réseau qui devrait permettre une collaboration dans l’action, c’est-à-dire une construction commune dans l’intervention. L’assistant social utilise le terme « collaboration » dans le contre sens de la définition que nous en avons donné. Ce qu’il entend par collaboration relèverait de ce qui se définit théoriquement sous l’appellation « coopération ».

447Pour la spécialisation et le secret de fonction alors hip hip hip hourra on va faire du travail de réseau, du pratico-pratique, organisationnel, mais je ne vois pas l’utilité à ce moment-là, on se téléphone, on..., voilà. Ou si on veux faire un travail de fond, il faut voir pour bafouer le secret de fonction, pour partager les renseignements capitaux. Si je reprends la situation d’Alain, c’est un tout petit réseau, et l’idée, c’est que finalement le fait qu’il y ait eu un peu ce double discours, alors je rappellerai que cette histoire du père qui est emprisonné, la crèche le sait, mais la mère ne sait pas que la crèche le sait, la collaboration du réseau, ça a permis de faire sauter le tabou. Et le fait d’être tout seul cela n’aurait pas été possible parce qu’il n’y avait pas de tabou-là.

448L’assistant social tente de démontrer que l’agir en réseau ne peut se concrétiser que dans un partage du secret de fonction. Dès lors il s’agit de reconnaître les différents acteurs du réseau comme des partenaires égaux liés aux mêmes prérogatives en matière du secret professionnel. Bien souvent, le travail en réseau dans les métiers de l’humain fait appel au monde médical qui ne pourrait partager le secret médical avec un éducateur, par exemple. Nous voyons là toute la complexité de l’agir professionnel collectif impliquant des cultures professionnelles différenciées liées à des prescriptifs parfois contradictoires, voire paradoxaux. Toutefois la créativité des acteurs ne se restreint pas aux frontières du prescrit. Nous pouvons repérer dans notre exemple que la prise de risque chez l’assistant social, qui a paralysé l’action des éducateurs de la petite enfance, a fini, par son explicitation, à lever un tabou paralysant l’agir. Nous relevons que la question de la confiance en l’action de l’autre a permis une mise à plat des données, élément indispensable au dépassement de la problématique. La directrice de la crèche a décidé d’interpeller l’assistant social sur cette question pour tenter de comprendre ce qui se jouait dans l’articulation de cet agir vécu comme paradoxal. La confiance demande de la visibilité et la directrice n’a pas eu peur de nommer sa problématique et son désaccord face à cet autre professionnel, pilote de réseau. Les relations déjà établies et l’expérience en commun ont permis de dépasser une cristallisation dans le conflit pour tenter une compréhension plus large de la problématique. L’assistant social a bien compris la position différente de la directrice qui ne pouvait agir dans le même sens que lui : Parce que finalement c’était peut-être mission impossible sur EVE Mail, enfin je veux dire, la place des différents acteurs est différente. Donc peut-être pour eux c’était difficile. Enfin, j’essaie de voir comment ça peut se construire. Ça dépend avec qui on bosse, et comment on connaît les personnes avec cette directrice, je sais qu’après on travaillera ensemble pour contourner l’obstacle. Alors c’est vrai que maintenant je le dis plus ouvertement ou plus tranquille, parce que je sais qu’avec elle ça se travaille après.

L’expression des sentiments dans les métiers de l’humain

449Nous avions repéré précédemment les notions de genre et de style (Cf. chapitre 1). Les entretiens avec l’assistant social ont fait émerger la notion de style de manière très marquée. Rappelons que si le genre est attaché au collectif, le genre de la maison, le style définit la manière dont le sujet met en scène son action. Le style est la représentation des éléments constitutifs de l’agir d’un sujet dans ses spécificités. Le style est également la libération des affects, des sentiments, du subjectif dans le travail et pour le travail. Si le genre est la socialisation collective des différents styles en interactions, ce qui fait sens pour le groupe, le style est la quintessence de la personne. Nous nous trouvons dans la sphère du rapport intime du sujet dans son articulation au réel.

450A partir du matériel empirique, nous pourrions user de la définition suivante du style de ce professionnel : Pour moi c’est ma façon d’être qui est plus un outil qui me convient à moi, parce que je l’ai apprivoisé, je pense, pour moi être professionnel ça ne doit pas être... prenons l’exemple de l’humour, on ne peut pas dans les cours, selon moi, de formation, d’éducateur, mettre un cours de mime ou d’humour, parce que c’est un instrument qui m’est tellement personnel.

451La question qui se pose dans les interactions entre les professionnels de la petite enfance et le style très démonstratif de l’assistant social s’articule ainsi : est-ce que les sentiments font partie du travail ? Dit plus finement, est-ce que l’expression des sentiments peut favoriser une compréhension de la problématique à traiter ? Ces questions somme toute banales sont encore prégnantes dans les métiers de l’humain. Nous savons combien la neutralité du professionnel est une place noble à acquérir aujourd’hui. Garder sa place, être en recul pour mieux appréhender la situation, ne pas se laisser envahir, garder une position professionnelle sont l’adage des formations actuelles. La place des sentiments dans 1 agir nous entraîne sur un terrain fragile et sensible. Peut-on éprouver de l’amour et de la haine, avons-nous le droit d’exprimer des sentiments de tristesse, de souffrance ? Or si l’on retourne l’interrogation, on peut se demander comment le professionnel pourrait être désincarné, les sentiments permettent la reconnaissance, le témoignage de la relation à l’Autre. Le partage de l’émotion serait-il une force du professionnalisme, un matériau riche qu’il s’agirait de travailler et de nommer ? Si l’on montre son humanité, en perd-t-on pour autant sa place et son pouvoir ? Nous pouvons postuler qu’il n y a pas d’agir humain sans émotion et sans affect. Lorsque l’affect n’est ni nommé, ni exprimé, se construisent des protections défensives qui peuvent se retourner soit contre le professionnel, soit contre son client. Si l’on se défend trop de l’intolérable de la situation, comment pouvoir travailler sur la situation ? L’ensemble de la problématique de l’expression de l’affect au travail est traversé dans notre situation.

452Mais Claire, pour les choses que je viens de... le dernier exemple qui est là, tu arrives, au bout d’un quart d’heure, va savoir pourquoi, hein tu n’arrives plus à parler, parce que tu as les larmes qui coulent, moi je chiale devant les clients, hein... feeling, pas feeling, merde, j’en sais rien moi, mais quand l’autre elle me raconte des horreurs, et que j’en ai les larmes aux yeux, hein, moi je chiale, hein mais ça, je l’ai appris depuis petit comme ça, moi, mon fils pas, je suis pas arrivé à lui transmettre ça, lui il s’enrage quand il me voit pleurer, hein parce que pour lui un homme, et Dieu sait où il a appris ça, je veux dire c’est pas moi qui lui ai appris ça. Un homme ne pleure pas. Alors, soit ça te réveille des trucs à toi, soit tu es fatigué, soit tu n’en peux plus, là...

453Les pleurs de l’assistant social dans une séance en réseau poseront problème à l’éducatrice du jeune enfant. Voir un professionnel, pilote de réseau, exprimer corporellement ses sentiments paraît être la perte de sens, de compétences et de sécurité pour ses interlocuteurs. Ces questions sensibles autour de l’expression des sentiments, si elles appartiennent de fait à chaque sujet, se rattachant ainsi au style, elles participent également à la notion de genre professionnel. Dans l’extrait qui suit, nous comprenons la déstabilisation que produit les pleurs de l’assistant social sur l’éducatrice référente.

454On a appris pourquoi le papa est en prison. Le papa est en prison, parce qu’il a abusé de la grande. Pour la maman, ça a été très dur de le redire autour de la table. C’est clair qu’elle avait les larmes aux yeux. L’assistant social a commencé à avoir les larmes aux yeux. Je n’ai pas regardé ma directrice, parce que je me suis dit qu’on allait tous se mettre à pleurer. C’est peut-être cette situation-là. On en entend parler, mais là, c’était la première fois que j’étais confrontée directement à une telle situation. On ne peut pas vraiment décrire ce que l’on ressent sur le moment, parce que l’on ne peut rien faire, on est complètement impuissant et on se pose plein de questions. En même temps, je me demandais quelle est la relation avec Alain, qu’est-ce que l’on pourrait tirer comme conséquence de ce que l’on a appris ensuite. Nous, il faut aussi que l’on puisse rester objectif et que l’on ne reste pas trop avec les sentiments, que l’on ne s’implique pas trop non plus, ce n’est pas notre rôle. Justement, quand j’ai vu l’assistant social se mettre dans cet état, je me suis demandé, mais lui, c’est un pilier.

455Du point de vue de l’institution de la petite enfance, être professionnel c’est ne pas montrer ses sentiments, parvenir à maîtriser la situation, rester hors jugement. Nous voyons combien les représentations autour de l’émotivité, de la visibilité des sentiments et même le droit ou le non-droit de penser ou porter un jugement sur l’Autre requiert des positions très différenciées. Pour l’éducatrice référente, le genre de son institution est stabilisé autour de la maîtrise des sentiments. Qu’en est-il de sa propre perception des choses, nous ne possédons aucun élément qui nous permettrait de poser un avis objectif. Si nous acceptons l’idée que le chercheur est partie intégrante de l’ensemble des partenaires en jeu, alors nous pouvons penser que ces éléments autour de l’expression de la subjectivité interrogent cette professionnelle au-delà des jugements moraux qu’elle articule.

456Je me disais que je n’avais pas le droit de penser ça. Je la critiquais, j’avais une mauvaise idée d’elle (la mère).

457Cette acceptation assez générale de cet « être au monde » professionnel froid interroge la congruence entre les attentes institutionnelles et les actions des professionnels face aux clients. A ces derniers il leur est demandé qu’ils puissent se livrer, exprimer leur souffrance face à une attitude dite professionnelle qui est le retrait. Le partenariat est, du point de vue de l’émotionnel, largement inégalitaire. Nous ne cherchons pas à extraire une position définitive sur ces interrogations centrales dans les métiers de l’humain, nous relevons à travers cet exemple des positionnements institutionnels et personnels qui interrogent l’action. La directrice de la crèche exprimera un sentiment de réussite lorsque la mère d’Alain se sera enfin laissée aller lors d’un entretien en laissant couler des larmes. Toutefois l’appréciation générale du point de vue d’EVE Mail est une mère qui est énormément dans le déni, se protégeant derrière une forte carapace. Du point de vue de l’assistant social, qui travaille sur sa propre émotivité en présence du client, la mère s’est positionnée dans une relation très proche, très intimiste, dans une confiance totale. Nous pouvons repérer que le positionnement du sujet professionnel influence de façon indéniable la relation construite avec le sujet client. L’interprétation en sera ainsi teintée et construira de façon différenciée l’agir professionnel.

458Bien sûr les questions de style, principalement lié à l’expression des sentiments, doivent trouver leur geste juste, entre mandat institutionnel et intentions personnalisées. Trop d’affect peut autant nuire dans une interprétation abusive des comportements des clients, que le retrait total derrière une attitude professionnelle objective qui ne laissera pas l’espace suffisant à l’expression de ce qui pose problème. Nous conclurons sur le simple fait que l’absence de subjectivité dans les métiers de l’humain peut conduire à une déshumanisation du travail sous le couvert d’une rationalité absolue. Bien sûr notre exemple n’est nullement représentatif de cet état de fait, mais la dérive rationaliste nous semble appartenir au débat actuel concernant la souffrance au travail. L’agir juste, relevant d’une pensée personnalisée dans l’action peut aboutir à une solitude, voire une disqualification professionnelle. Si la notion de style peut dans une première acceptation, paraître naïve, voire évidente, l’exercice de son propre style au sein d’une équipe est un effort permanent posant la question centrale du lien entre travail prescrit et travail réel.

459Si nous revenons à notre situation, nous verrons que derrière une position assez arrêtée en début de situation, le processus d’interaction entre l’ensemble des acteurs du réseau modifie l’acceptation première. En fin de situation, lorsque Alain changera de crèche, suite à l’entretien de passage dans la nouvelle institution, l’assistant social, la mère de l’enfant et la directrice d’EVE Mail iront boire un verre ensemble. Voici ce qu’en rapportera la directrice : On a fait cet entretien où on a posé beaucoup de choses, il s’est trouvé qu’après l’entretien, on a quitté la crèche avec la maman, l’assistant social et moi. L’assistant social a proposé que l’on aille boire un café. Je pense que je n’y aurais pas été si ça n’avait pas été la fin de l’accueil d’Alain, parce que justement, il fonctionne très comme ça, mais il fait passer des choses, en ayant une proximité non professionnelle. Comme c’était la fin du placement d’Alain je me suis dit : « J’y v ais. »

460Nous comprenons que la proposition d’aller boire un café entre eux est nommée par la directrice comme une attitude de proximité non professionnelle. Toutefois elle reconnaît que cela fait passer des choses. Il serait intéressant de comprendre plus en profondeur d’où vient cette compréhension des limites d’une attitude professionnelle. Dans le cadre de cette analyse sur les interactions du travail en réseau, nous saisissons combien les représentations de l’agir professionnel se différencient d’une institution à une autre et d’un sujet à un autre. Paradoxalement, ces tensions ne sont jamais explicitées, alors qu’elles pourraient être un outil professionnel très pertinent dans le travail en réseau. Travailler dans et avec la subjectivité demande un positionnement clair sur ce que l’on en fait dans l’action professionnelle. L’assistant social dira à ce propos : Du moment que ça m’émeut, je me creuse un peu la ciboulette pour essayer de comprendre le pourquoi du comment et je fais des hypothèses. Etre professionnel n’est pas la position dans laquelle tu t’es mis pour recevoir des renseignements, le professionnalisme c’est ce que tu en fais après. Le professionnalisme, c’est quelque chose que tu reconnais dans les actes, qui ne peut être reconnu que dans les actes. Donc c’est ce que tu en fais, dans ton agir.

Poser une parole sur l’agir

461Suite aux enregistrements des séances réseau et de leurs retranscriptions, nous avons procédé à un entretien explicatif avec les membres principaux du réseau. Ces entretiens ont également été retranscrits, puis, l’ensemble des textes a été donné aux professionnels pour lecture. Suite à cela, l’assistant social (Marco) et la directrice (Julie) ont ressenti le besoin de procéder à un nouvel entretien, en confrontation croisée à partir des textes. Ces espaces de parole ont été animé par le chercheur, amenant les problématiques relevées durant l’analyse et cherchant à approfondir la pensée de chacun. Dans cet espace particulier, le chercheur est partie prenante du processus de parole, il ne se situe nullement en extériorité mais bien comme sujet impliqué dans le processus de réflexion.

462Si nous reprenons l’exemple du différend autour du non-dit sur l’emprisonnement du père, voilà comment les explications de chacun ont pu s’articuler dans ce dialogue :

463Marco : Mais dis-moi, la prochaine fois, tu veux que je te dise, dis-moi Julie, parce que je suis pour essayer de collaborer. Dis-moi comment je dois faire la prochaine fois. Est-ce que tu préfères que je te dise « Julie, j’ai besoin urgemment, tout de suite et fais-moi confiance, d’une place pour un môme, pour des raisons que je ne peux pas te raconter » Estce que toi tu me prends Alain comme ça, sans que je te dise rien ? Si tu ne préfères pas avoir le renseignement...

464Julie : Je préfère avoir le renseignement même si la mère n’est pas au courant, c’est évident.

465Marco : D’accord, OK.

466Julie : Mais alors que l’on se dise : « Le but est d’arriver à lui dire qu’elle soit suffisamment en confiance et à l’aise chez nous pour nous le dire. »

467Marco : C’est d’ailleurs ce que l’on s’est dit d’entrée quand je t’ai dit l’histoire Ensemble on s’est dit : « Ensemble, il faudra travailler pour que cette mère puisse vous le dire. »

468Julie : Peut-être que je suis assez impatiente. Mais c’est vrai que je préfère savoir, c’est mon mode de fonctionnement et ça ne me pose pas de problème.

469On voit dans cet extrait que les professionnels ont l’occasion de parler de leur pratique professionnelle, des interactions qu’ils ont vécues et peuvent à cette occasion tenter une compréhension plus fine de la manière dont le partenaire à abordé la problématique. On voit que l’assistant social cherche à clarifier les attentes de la directrice et ainsi permettre une adaptation de leur mode de collaboration. Mais les points de vue restent différents et ne participent pas encore d’une compréhension commune de la situation. Ainsi l’assistant social revient sur la discussion en intégrant de nouveaux éléments.

470Marco : D’un autre côté, je me dis que c’est important de savoir et pour moi, ça te donne des outils. Je te dis l’histoire, comment ça s’est passé, il est en prison pour des histoires comme ça. Si Alain parle pendant qu’il est à la crèche : « Mon papa est en prison, mon papa il est malade, mon papa il est comme ça. » Mais si, comme n’importe quel autre enfant, toi à ce moment-là, même si l’éducateur ou l’assistant social n’a pas dit l’histoire, tu vas voir la mère et lui dire : « Alain m’a dit que son papa était malade, il est très malade, il m’a dit que le papa est en prison. » Est-ce que le fait que je t’aie dit l’histoire t’aurait empêché, si Alain disait ce genre d’histoires, d’aller vers la mère et dire : « Ecoutez, il a parlé de prison. » Là, je comprends que c’est un handicap, le fait que je te le dise.

471Julie : C’est encore un sacré tabou, la prison.

472Marco : D’accord Alors, là je crois que c’est au sein de ton équipe qu’il faut que vous travailliez.

473Dans ce court extrait, on peut remarquer que le fait d’avoir pu explorer leurs pratiques réciproques permet aux professionnels de mieux cerner ce qui pose réellement problème au sein de leur collaboration. On passe de la question du secret non dévoilé par l’assistant social à la question du tabou de la prison, difficilement verbalisable pour les éducateurs-trices de la petite enfance. Cet entretien en confrontation ne participe plus à l’analyse directe des pratiques, mais nous ouvre un nouvel espace qui peut permettre :

  • la vérification des hypothèses posées en cours d’analyse ;

  • le développement personnel et professionnel.

474Si l’on reprend un deuxième thème qui a été largement abordé soit les émotions au sein de la pratique professionnelle, voici ce que les sujets, après coup, peuvent en dire :

475Marco : Comment ? Répète, redis ça. Vous êtes touchée par quel côté émotionnel, par exemple ?

476Julie : La sensibilité que tu as. Tu dis que tu fais peur, je trouve que tu es quelqu’un d’extrêmement sensible.

477CH : Il y a eu un exemple très concret, c’est peut-être Claire (éducatrice) qui en a parlé où vous aviez tous les larmes aux yeux et elle disait « Pour moi, un assistant social, c’est le pilier, de voir le pilier qui pleure, tout s’effondre. »

478Maco : Mais non.

479CH : Mais oui, de son point de vue.

480Le chercheur (CH) appuie l’argument pour que l’assistant social (AS) parvienne à entrer dans la compréhension de l’Autre, soit ici l’éducatrice référente.

481Marco : Je comprends.

482CH : C’est très ambivalent la visibilité des émotions, c’est en même temps une qualité et il y a le défaut de la qualité. Vous en avez beaucoup parlé.

483Julie : On est tout le temps là-dedans, soit on est touché et on peut faire quelque chose, et on en fait peut-être un peu trop ou on n’est pas touché, on a la distance professionnelle, et on n’est pas forcément toujours efficace. C’est vrai que c’est la qualité du défaut, le défaut de la qualité et tout ça. (...)

484L’avis assez construit de la directrice durant la situation professionnelle devient nettement plus souple allant peut-être même jusqu’à une certaine confusion autour de cette notion. Que faut-il faire, jusqu’où peut-on montrer ses sentiments, autant de questions qui ont le mérite d’être abordées de front permettant de faire évoluer les convictions premières. Une réponse à cette thématique ne paraît pas justifiée, ce qui importe est d’ouvrir le débat, de partager différentes manières d’appréhender ce type de sentiments dans la pratique et de construire un agir tenant compte des styles des sujets en présence.

485Marco : Maintenant, par contre, il faut que je te demande officiellement : « Est-ce qu’à la rentrée, on puisse en discuter avec toute ton équipe ? » Parce que je suis persuadé que Lucie a dû en parler : « Ce mec se met à chialer. »

486Julie : Elle ne va pas en parler comme ça Marco (prénom fictif de l’assistant social) (...) C’est intéressant, J’aimerais que tu animes un colloque là-dessus avec mon équipe, sur les sentiments comme ça.

487CH : Que vous, vous puissiez aussi être ouvert à ce qu’on vous interpelle sur ce genre de choses, du coup, forcément. C’est comme un aller-retour.

488Julie : Je trouve génial, même si c’est la veille de mes vacances, que je suis fatiguée et je ne sais pas comment je vais arriver à la fin de la semaine, je trouve génial ce genre de truc. (...) Je pense que même dans ton rapport de toi à lui, il y a quand même des... Je ne peux faire que des hypothèses un peu sauvages là-autour, mais je crois qu’il y a quand même quelque chose de l’ordre que les travailleurs sociaux sont un peu sur un piédestal par rapport à une pratique de ce type-là et ça il faut absolument que ça bouge. Et ça ne passera pas par une formation dans une école, ça passera par des moments de rencontres de pratique, c’est là que c’est intéressant.

489Marco : Exact, bien sûr. Et vous devez pouvoir oser avec ces foutus assistants sociaux de dire : « Attendez, c’est nous qui sommes là, c’est nous qui voyons, c’est nous qui connaissons la petite enfance. Expliquez-moi selon quelle théorie vous dites ça. Moi, j’en ai plein de théories à vous donner par rapport à mes hypothèses. Vous me dites que c’est celle-là, mais c’est laquelle de théorie Monsieur ? » Permettez-vous cela.

490CH : Pour revenir à la recherche, on fait aussi l’hypothèse que dans ce type de recherche, on est vraiment en interaction. Pour nous, ce que l’on espère, c’est que ça apporte un développement, principalement du côté de la petite enfance, puisque dès le départ, on sait qu’il y a cette difficulté, mais aussi dans la relation avec les travailleurs sociaux, etc.

491Julie : Les travailleurs sociaux par rapport à l’image qu’ils ont des crèches, etc.

492Marco : Animer un colloque, pas forcément, mais venir à un colloque expliquer ma façon de travailler et ma façon de vous voir et mon idéal de collaboration, volontiers.

493La méthodologie qui consiste à mettre en présence des professionnels engagés autour d’une même pratique et de confronter leur agir ouvre un espace de réflexion nouveau, jusque-là les méthodologies de recherche liées à des entretiens plaçaient les sujets interviewés en dehors de la synthèse analytique. Replacer le sujet au centre du processus de recherche en lui redonnant la parole sur son propre agir à partir d’un matériau récolté, donne une nouvelle dimension dans la recherche. Le chercheur peut poser une parole face aux personnes engagées dans le processus et les positions, tout en restant différenciées, s’ouvrent vers une construction commune du savoir.

La reconnaissance

494Au sein de cette situation, nous pouvons facilement repérer que les professionnels sont confrontés à un réel qui leur échappe. Le travail de réseau mis en place entre des intervenants qui appartiennent à différents corps de métier fait office d’espace de visibilité de ce qui émerge dans l’imprévisible, l’aléatoire, à ce qui ne se maîtrise ni par les prescriptions, ni par les savoirs théoriques. La mobilisation de l’ensemble des acteurs concernés pour faire face à la résistance du réel, tente de se construire dans l’intelligence pratique. Cette intelligence rusée ne peut s’exercer que dans la reconnaissance des pairs, elle demande de la créativité de l’agir, la capacité à exercer son propre style.

495Nous pensons que les cheminements parcourus par les professionnels sont indissociables d’une relation de confiance établie entre eux. Nous avons observé ici des séances de réseau n’impliquant pas plus de trois personnes. Ce nombre restreint permet de tisser des liens dans un cadre sécurisant. Cela favorise également l’expression des sentiments, des doutes, des tensions et des désirs. Toutefois cette approche parfois conflictuelle entre les personnes ne peut exister et perdurer qu’à la condition d’une reconnaissance de l’action privilégiée par l’Autre. (Dejours 1996) montre que la dynamique de la reconnaissance passe par deux types de jugements : le jugement d’utilité et le jugement de beauté.

496Le jugement d’utilité :

497Il porte sur l’utilité technique, économique ou sociale des contributions du sujet au procès du travail. Ce jugement est prononcé par la hiérarchie, mais peut l’être aussi par les subordonnés ou les clients.

498Voici ce qu’en dit l’assistant social : Cette force chez moi, vient de la reconnaissance de ma compétence par les gens que je suis, qui se traduit d’une façon, des fois, les remerciements sont rares, mais il y en a, se traduit de façon très différente, par exemple le gars qui me parle, « Va chier », mais propre en ordre, il t’insulte, mais que des années après, tu apprends qu’il a quand même poursuivi la piste que tu lui avais donnée, donc la reconnaissance elle a des formes différentes et multiples. Mais ça m’a rarement, mais alors rarement, cette force-là m’a été donnée, par la reconnaissance de mes collègues ou de ma hiérarchie.

499Le jugement de beauté :

500Il ne peut légitimement être porté que par « ceux du métier », par les pairs, seuls à même de mesurer l’ancrage dans la tradition et la l’innovation apportée, des règles de l’art à la touche personnelle qui vient signer et signifier le registre du singulier dans le groupe d’appartenance. Nous avions déjà repéré l’importance de la reconnaissance des pairs pour tout sujet en situation de travail, mais à nouveau, comment se construit cette reconnaissance, par quels chemins obtient-on cette acceptation collective, cette légitimité indispensable au développement personnel ? Le jugement de beauté passe par deux temps dans cette dynamique de reconnaissance :

  • Tout d’abord la conformité de la contribution aux règles de métier, qui consacre l’appartenance à la communauté de métier.

  • Puis à l’originalité de la contribution, ce en quoi le travail effectué fait la différence entre le sujet et ses pairs.

501Reconnaissance du faire d’abord, gratification identitaire, ensuite.

502... Euh, et je t’ai répondu, c’est non, ici, ça n’a pas été reconnu ni au niveau du groupe ni au niveau institutionnel, par contre il y a des fois ou ça m’a été reconnu ça, justement dans ces réseaux, hein, qu’on me dit, ah Monsieur quand même, on a fait du bon travail, on vous remercie, vous avez fait du bon travail, te reconnaisse de ton professionnalisme là, et c’est vrai que là ça fait du bien, hein voilà. C’est rare, c’est trop rare à mon avis, euh les valorisations que je préfère c’est que, purée qu’est-ce qu’au début c’était chiant, ou qu’est-ce que vous étiez dur, ça n’allait pas, ou des trucs comme ça, mais, à la fin j’ai compris qu’est-ce que c’est bien, ou alors, alors ça oui, ça c’est des moments rares, mais que je déguste avec plaisir, parce que me donne la force de continuer, et me donne la force de continuer à me déshabiller.

503On voit ici combien cette reconnaissance est non seulement importante mais aussi nécessaire pour continuer dans son travail, pour construire ses actions dans le rapport à l’Autre. Nous pensons que les métiers de l’humain demandent à ce que l’émotionnel dans l’agir soit reconnu et à cette condition les débordements affectifs auraient peut-être tendance à se stabiliser. Pourquoi ne pas montrer ses émotions alors que l’essentiel du travail se joue sur le registre de l’agir communicationnel ?

504Dans les métiers de l’humain, la relation est presque toujours inégalitaire. Ce sont des métiers de pouvoir qui s’actualisent dans le rapport à l’Autre. Cette dissymétrie ensablée sous des valeurs d’aide, de sollicitude, d’espoir égalitaire produit un envahissement d’affects qui peuvent amener à des sentiments de peur, de panique, de solitude... Il est donc nécessaire de travailler son rapport à l’altérité. Il s’agit de travailler avec l’Autre comme un sujet, comme avec soi-même, ce qui demande une position éthique à renouveler dans l’incertitude de l’action. Dès lors il paraît nécessaire de nommer les sentiments, pouvant établir une égalité de don à don. La parole permet de décoller de la situation lorsque celle-ci devient destructrice. La question de la distance relationnelle reste prédominante. Si j’apprends de l’Autre, j’apprends également où l’Autre me mène. Je construis mon savoir en rapport à l’Autre à la condition que l’Autre m’intéresse. C’est la question de la différence. La relation n’est pas tout le métier, mais le métier n’est rien sans la relation.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.