Chapitre 1. Cadre Théorique
p. 23-74
Texte intégral
Analyse du travail
L’énigme du travail : entre travail prescrit et travail réel
1Pourquoi le travail serait-il énigmatique alors que de très nombreux discours et ouvrages savants se sont penchés sur cette thématique depuis des décennies ? Aujourd’hui il est reconnu que les savoirs académiques ne peuvent à eux seuls signifier les réalités complexes. Il est donc admis que les connaissances sur les savoirs pratiques sont indispensables à une compréhension fine des activités humaines. Les ergonomes, suite à de nombreuses observations sur le terrain, ont décelé un écart particulièrement éclairant entre travail prescrit et travail réel. Nous ne discuterons pas ici la valeur sémantique de la terminologie employée, cela nous entraînerait dans un autre champ de recherche, mais nous nous attarderons sur cette dialectique entre ce qui est prescrit, soit les normes, les règles, les consignes, bref l’ensemble de l’appareillage produisant des savoirs préétablis et ce qui donne vie à cet ensemble, soit l’homme au travail.
2L’évolution des systèmes productifs de biens et de services ainsi que l’évolution du rapport au travail remettent en question les évidences antérieures liées au travail. Cette évolution rapide positionne le professionnel au sein de tensions indissociables de son activité :
Difficulté à prescrire le travail du fait de la diversité, de la variabilité et de la complexité croissante des situations.
Généralisation des logiques financières et commerciales entraînant des innovations incessantes, des exigences de qualité et de compétitivité, une personnalisation des produits...
Imprévisibilité et singularité des situations.
Injonctions à la responsabilisation personnelle, à la créativité, à la réflexivité, accroissant lourdement sa charge.
Souhait de mettre du sens à son travail, de s’investir, d’être acteur dans les décisions qui le concernent.
3Cette évolution du travail et du rapport subjectif au travail place le sujet au centre de contradictions souvent difficilement gérables. La question est alors de savoir comment les opérateurs font réellement pour gérer efficacement la multitude des composantes des situations de travail et quelles sont les conditions mobilisatrices d’une intelligence au travail permettant de « tenir » dans ces contextes très contrariés.
4L’analyse du travail s’est construite autour de la distinction entre travail prescrit et travail réel. Or la « réalité » de l’action est difficilement cernable. Devant ce que l’on pourrait nommer prescriptions floues ou suffisamment évasives pour englober un nombre maximum de situations diversifiées envisageables, l’homme au travail déploie une inventivité particulièrement efficace afin de se préserver de devoir justifier toute activité contraire ou en marge de ce qui avait été envisagé par les textes préconstruits. Même au-delà de la justification, comment pourrait-on expliquer objectivement ce qui s’est construit dans une relation d’aide, alors que ce qui a été mobilisé trouve source dans un monde intraduisible relevant plus d’intuitions que de savoirs objectivables.
5L’Homme au travail est lui-même pris dans cette obscurité de ce qui a été fait. L’expérience du travail reste un phénomène obscur aux yeux même de celui qui travaille. Le sujet fait donc appel à des ressources propres qui s’enracinent dans sa propre histoire, au sein de sa personnalité et à la singularité de son rapport au travail. Le sujet est immergé dans l’action, ne mobilisant pas uniquement l’intellect ou le cognitif, mais également le corps et l’émotionnel dans son rapport au monde. Nous avons affaire ici à un ensemble d’éléments qui échappe au champ de la prescription mais qui se redéploie dans les interactions, ciment des relations sociales au travail.
6En termes de méthodologie, il s’agit de partir du postulat que la tâche n’est jamais réalisée telle qu’on l’imaginait. Peut-on élucider les composantes essentielles de l’activité en interrogeant ceux qui la réalisent ? C’est étonnamment la principale source d’information sur laquelle reposent les recherches actuelles. Or cela ne paraît pas si simple. Le professionnel commence en général par décrire ce qu’il doit faire (tâche prescrite) et comment il doit le faire (activité prescrite). Il est donc nécessaire de dépasser cette description formelle pour atteindre les objectifs qu’il se donne et la manière dont il les réalise (Laville, 1989).
7Si l’on soutient que les hommes au travail déploient toute une activité destinée à pallier les manques de l’organisation, alors qu’en est-il de la communication, des interactions, de la coopération, de tout le tissu social indispensable à la vie professionnelle ? Comment collaborer de façon étroite avec son collègue sans connaître le réel de son activité ? Comment coordonner les différentes manières de travailler si ce n’est dans une certaine transparence de l’action ? Il faut donc tenter une visibilité des actes professionnels afin d’en saisir les fondements. Or les façons de faire sont personnalisées impliquant la subjectivité de l’agent pour déployer une intelligence remédiatrice. La visibilité demande dès lors d’oser collectiviser cette part du travail impensé par autrui. La singularité de cette négociation entre désir et résistance du réel rend toute modélisation impossible. De plus lorsque le sujet rencontre une difficulté, c’est tout son corps et ses affects qui traversent un doute difficilement transmissible. Ce n’est que lorsque l’obstacle sera vaincu qu’une narration de ladite performance pourrait se développer. Or la coordination et la coopération demandent une visibilité des actes dans les séquences mêmes de déstabilisation, impliquant pour le travailleur le risque de dévoiler ses défaillances.
8L’organisation du travail se doit de concilier l’inconciliable soit le besoin d’intimité nécessaire à la mobilisation de la personnalité et l’exigence de la visibilité indispensable à la coordination, qui plus est au travail en réseau. L’élément décisif permettant une entrée dans cette double astreinte est la confiance. Or la confiance ne se décrète pas, elle ne peut être un donné, elle ne peut se révéler que dans son intégrité, sa totalité. On ne peut être à moitié confiant, on l’est ou on ne l’est pas. La confiance se construit dans l’expérience même de son rapport à l’autre. Elle se construit dans ce qui met l’agent en danger, dans ce qui éprouve le corps et l’esprit, dans cette mise à nu du besoin de l’Autre, soit dans les situations de crise. C’est la façon dont l’Autre se comporte face à une situation imprévue qui fera sens ou non pour le collectif. Lorsque le prescrit et l’intelligence rusée se dérobent, c’est dans le recours à l’Autre et dans les réponses apportées par celui-ci que peut se construire ce sentiment indispensable à tout travail en collectif. Si les principes restent partagés, si les règles de base ne sont pas contrevenues face à l’imprévisibilité, alors un capital-confiance pourra se développer. Mais les normes mobilisées ne sont pas celles décrétées par des textes, ce sont les règles du métier, ce qui a déjà été éprouvé. On ne triche pas, on ne ruse pas n’importe comment. La tricherie est ce qui permet de faire correctement son travail alors que justement celui-ci résiste à l’épreuve de la prescription. On le fait pour mieux réussir au travail, pour mieux tenir sa place et celle des autres. Ce sont aussi les prises d’initiatives pour mieux pallier les carences de l’organisation. Ce qui s’est mis en place gentiment et qui fait partie intégrante du travail mais qui ne se dit pas, ne se dévoile pas. Ce processus est nommé genre du métier (Clot et Faïta, 2000). Ce qui fait sens au travers du collectif au travail. Ici on fait comme cela, et on ne l’explique pas. L’implicite au travail est donc essentiel au bon fonctionnement de toute organisation. Espaces de convivialité, discussions de couloirs, pause café, autant de lieux informels productifs de récits, récits d’expériences du travail au sein desquels s’évaluent les façons de faire personnalisées par rapport aux règles du métier.
9Epreuves de vérité qui permettent de tester si ce qu’on fait est correct et reconnu par les pairs. Chaque professionnel possède son style au travail, ses ficelles du métier, et c’est dans les confrontations entre normes collectives et compétences spécifiques que se joue la coopération. Le temps perdu où l’on se raconte des histoires est en fait un temps particulièrement productif, car il est l’espace de visibilité, lieu de test de son appartenance au collectif. Ce sera dans cet entre-deux que pourra se construire la confiance nécessaire au travail en équipe. La coopération ne peut donc pas être prescrite puisqu’elle sert justement à agencer ce qui est au-delà de la prescription. Loin de nous l’idée d’un déni de la prescription. C’est bien parce que l’homme au travail est pris entre la contrainte imposée et la résistance au réel que le sujet va s’engager dans cette exploration qui va l’amener à inventer, à la créativité, à ce qui sera sa part, son expérience professionnelle. Cet investissement de soi dans l’entreprise permet en retour une rétribution dans le registre de l’identité qui passe par la reconnaissance. C’est l’identité même du sujet qui se construit à travers le regard de l’Autre, sous la forme de la reconnaissance. A défaut de coopération, c’est le repli et la souffrance ou des stratégies de défense face à la souffrance qui s’expriment dans les collectifs. Or pour ne pas casser la mobilisation au travail, la réponse est bien dans la reconnaissance, reconnaissance de savoir-faire, reconnaissance de savoir-être, reconnaissance aussi des difficultés et de la souffrance au travail.
10Au terme de la présentation de l’analyse du travail, nous pouvons rappeler que l’ergonomie de langue française à ouvert un débat essentiel sur la santé au travail en posant cette dialectique entre travail prescrit et travail réel. La psychodynamique du travail à intégrer ces concepts pour appréhender une analyse fine de l’homme au travail. Les thématiques essentielles comme la coopération, la visibilité, la confiance, la crise, le genre, le style et la reconnaissance seront les clés d’entrée pour une compréhension en profondeur des réseaux examinés. Nous tenterons à travers ces concepts de saisir les problématiques repérées comme la prévention, l’inquiétude et les rapports de pouvoir en jeux. Déconstruire cette intelligence au travail devrait nous permettre de mettre à jour les compétences en œuvre. Cette recherche se veut aussi une reconnaissance de l’expérience et une tentative de visibilité et d’explicitation des mécanismes conscients et inconscients de l’homme au travail.
Du point de vue du prescrit
11Méthodologiquement il aurait été requis de repérer et d’analyser l’ensemble des textes préfiguratifs au travail pour l’ensemble des partenaires impliqués dans les réseaux retenus. Bien sûr que dans le cadre d’une recherche comme la nôtre, d’une courte ampleur, nous ne pouvions entrer dans un tel travail. Nous avons donc retenu nos deux partenaires principaux, soit l’institution petite enfance EVE Mail et le Service de protection de la jeunesse (SPDJ).
12Il est important en introduction de clarifier la terminologie employée entre travail prescrit et textes de préfiguration du travail. Comme dit précédemment, l’ergonomie de langue française a construit une distinction entre travail prescrit et travail réel. Cela a permis de saisir très explicitement un espace jusque-là peu exploré qui est celui de l’engagement de l’homme au travail. C’est bien parce que celui-ci est pris entre la contrainte imposée par la prescription et la résistance du réel du travail que le sujet va inventer, ruser, trouver ses propres ressources pour répondre à cette tension inéluctable entre deux champs imposant des réalités, non pas antagonistes, mais diversifiés.
13Bronckart (2001), professeur linguiste attaché à l’Université de Genève a distingué les différents textes (oraux et écrits) qui constituent la préfiguration du travail, soit tout ce qui est en amont de l’activité dite réelle. A l’intérieur de ce corpus, il identifie ce qui peut être nommé textes prescriptifs, c’est-à-dire ce qui donne des prescriptions pour l’action, type manuels de cuisine, modes d’emploi. Or dans les métiers de l’humain, de manière générale, il y a très peu de données prescriptives, puisque que c’est dans la relation même à l’autre que se construit la tâche. Il est évident qu’il est dès lors bien difficile, voire impossible d’indiquer des prescriptions à suivre, et que les textes relèvent plus d’orientations générales de l’action.
14Quant au travail réel, Bronckart définit cet espace comme le travail effectué, s’interrogeant sur la complexité du réel, qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne le serait pas ?
15Pour des raisons de simplification, faisant souvent appel à la littérature liée à l’analyse du travail du point de vue des ergonomes et de la psychodynamique du travail, nous garderons la dénomination usuelle, et lorsque le besoin de précision sera prédominant nous utiliserons la distinction entre textes de préfiguration et travail prescrit. Pour la question du travail réel ou travail effectué, nous garderons la terminologie classique autour du réel.
16Pour l’espace de vie enfantine EVE Mail nous choisirons de garder la terminologie attachée aux textes de préfiguration, puisque nous n’avons pas trouvé de textes prescriptifs. Nous avons donc recherché des textes préfiguratifs ayant trait à la profession d’éducateurs-trices du jeune enfant et de directions des institutions genevoises attachées à la Délégation de la petite enfance. Durant la lecture de ces documents, nous avons retenu les questions directement liées à notre sujet de recherche soit les situations de crises au sein desquelles des professionnels sont impliqués directement ou indirectement et les questions liées au travail en réseau.
17Les textes repérés sont :
Petite enfance : Déontologie, Genève, 1995 ; ont participé à l’élaboration de ce document : l’Association genevoise du personnel de la petite enfance, le groupe petite enfance, la délégation à la petite enfance, et M. Jonathan Klein, consultant.
La mission des institutions de la petite enfance, texte rédigé par l’Association des directrices et directeurs de crèches (AGDC), Genève, 2000.
Mission de la direction AGDC, Genève, 2000.
Définition de la fonction type du service’d évaluation des fonctions du personnel de l’Etat de Genève.
18Puis nous avons recensé les textes internes à EVE Mail comme :
Le projet pédagogique.
Des textes de présentation de l’institution
L’historique d’EVE Mail.
19Les textes genevois autour de la profession :
20Globalement nous pouvons constater la rareté des écrits en amont du travail. Nous trouvons dans le document « Déontologie » une contextualisation de l’évolution de la profession d’éducateur du jeune enfant :
21En l’espace de quelques dizaines d’années, notre société a été le théâtre de changements fondamentaux, en particulier au niveau de la dynamique familiale. En effet, de plus en plus, les femmes travaillent à l’extérieur ; les couples se fragilisent ; les rôles paternel et maternel se modifient et l’éducation des enfants s’externalise. Ce dernier point fait qu’aujourd’hui une nouvelle dynamique éducative entre famille et l’extérieur est en train de se mettre en place. D’autre part, les valeurs de notre société, avec son histoire et sa culture, ne sont pas seulement transmises par la famille et l’école, mais aussi par les professionnels de la petite enfance. Les multiples mutations économiques et sociales de ce20e siècle expliquent le développement très rapide des lieux d’accueil préscolaire. Les métiers de la petite enfance ont pris un nouvel essor. De ce fait, une formation de base et une formation continue de qualité sont devenues indispensables. Elles donnent un cadre de référence à tous les professionnels en fonction. De substituts parentaux qu’ils pouvaient être autrefois, les professionnels se reconnaissent davantage aujourd’hui comme partenaires relais de la famille, tant dans le domaine des soins que dans celui de l’éducation (1995, p. 4).
22Cette contextualisation du rôle de l’éducateur du jeune enfant montre l’importance qui est accordée au lien avec la famille et à l’ensemble des institutions liées à l’éducation de l’enfant. Si ces aspects ne sont encore décrits que du point de vue des intentions, nous rappelons que cet extrait de texte date de 1995, et que l’évolution de la fonction des institutions de la petite enfance et des professionnels qui y sont rattachés est en pleine extension. Nous pouvons relever ici que l’émergence d’un travail collectif autour de la petite enfance est l’entrée dans la compréhension globale de la complexité dans laquelle devra travailler le professionnel engagé dans cette profession.
23En introduction au code de déontologie, les aspects liés à la reconnaissance de la profession apparaissent comme essentiels à développer :
24Les professionnels de la petite enfance sortent de l’ombre ; les formations des futurs professionnels s’améliorent ; l’identité des professionnels de la petite enfance prend sens et substance ; le domaine de la petite enfance devient un objet de préoccupation sociale, politique et économique. Des droits sont acquis, reconnus, et c’est tant mieux. En conséquence, vivre avec des petits enfants implique aussi des devoirs et des responsabilités envers l’enfant, ses parents, envers ses collègues et la société. Ne serait-ce pas la prise de conscience par chacun de ces responsabilités qui donnera leur réelle valeur aux métiers de la petite enfance ? Ce code de déontologie est une réponse affirmative à cette question. A travers lui, nous souhaitons que les professionnels conscientisent l’importance de leur travail tout comme la responsabilité qu’ils portent personnellement à donner une image positive de leur profession.
25Nous voyons que la reconnaissance de cette profession est en cours d’acquisition, que le professionnel est en charge de cette accréditation et qu’il en porte la responsabilité. Au sein de cet extrait, le terme même de professionnel est répété de nombreuses fois, révélateur du besoin de nommer le caractère professionnel de cette activité. Ce besoin de reconnaissance et de valorisation de la profession est un des éléments qu’il sera intéressant d’analyser à partir des situations concrètes sur lesquelles nous travaillerons du point de vue du travail réel. Ce qui paraît également frappant est la responsabilité donnée aux acteurs que sont les professionnels dans cette difficulté de reconnaissance, alors que les responsabilités socio-politiques ne sont nullement relevées. Les professionnels se doivent de prendre sur eux l’évolution ou non de leur métier. Lourde tâche dont ils ne peuvent maîtriser ni les tenants, ni les aboutissants.
26Au sein du code de déontologie, la seule phrase qui concerne notre problématique est celle-ci : Lorsque l’enfant est menacé dans son intégrité, le professionnel de la petite enfance prend toutes les mesures nécessaires pour le protéger. Nous retrouvons la notion de protection de l’enfant mais rien sur le travail en réseau interprofessionnel, sur la compréhension globale de la situation. Au sein de la définition de la fonction type du personnel de l’Etat de Genève, il est clairement indiqué dans la description de la fonction que celle-ci implique entre autres :
27→ La participation par l’observation attentive et quotidienne de l’enfant à la prévention et au dépistage en matière de santé physique et mentale
28→ L’établissement et le maintien avec les parents, les collègues et les services extérieurs, des relations nécessaires au développement harmonieux de l’enfant
29→ Le respect, dans l’exécution autonome de ces tâches, du projet pédagogique et des règles fixés par l’institution
30Les questions de prévention et de dépistage sont clairement énoncés établissant un lien avec un partenariat, avec les familles et les services s’assurant du développement de l’enfant. La collaboration avec des partenaires extérieurs à l’institution fait donc partie intégrante de la fonction d’éducateur-trice du jeune enfant. Rien n’est dit sur le comment procéder, toutefois le sens de l’action est dévolu aux institutions comme indiqué dans le dernier alinéa :
31→ Le respect dans l’exécution autonome de ces tâches, du projet pédagogique et des règles fixés par l’institution
32C’est au sein des textes internes à EVE Mail que nous pourrions saisir les orientations et les règles dévolues aux questions de prévention, de dépistage et de collaboration. Au sein du texte « Mission des institutions de la petite enfance » (2 pages), nous retrouvons dans le sous-chapitre Prévenir :
33→ Veiller à l’émergence d’une difficulté pour préserver l’enfant et sa famille
34Puis en fin de texte souligné :
35→ Travailler en partenariat avec les parents et en réseau avec les services extérieurs
36Nous trouvons un nouveau vocabulaire concernant la prévention : veiller à l’émergence d’une difficulté avec pour objectif la préservation, soit la protection. Les pratiques avec les parents sont définies en partenariat, et celles incluant d’autres services ; en réseau. Cette différenciation est énonciatrice de la distinction de place des différents sujets engagés au sein d’un collectif. La place des parents au sein des pratiques en réseau est questionnée. Quant à l’appellation réseau, elle concerne l’ensemble des partenaires appartenant à des services et non ce qui est traditionnellement compris par réseau, soit l’ensemble des personnes pouvant être impliquées dans la problématique. Dans le document « Mission des directions » réapparaît les notions de prévention et de mise en réseau social. Nous ne pouvons que nous interroger sur la fluctuation du vocabulaire laissant une part importante à chaque institution dans l’interprétation de ces données. Il est encore nommé sous relations extérieures :
37→ Entretenir des relations et des collaborations avec les partenaires extérieurs
38On voit que les relations extérieures sont omniprésentes, qu’elles revêtent une importance toute particulière pour cette profession, mais nous soulevons que cette tâche prévaut ici à la direction et qu’elle était également affectée aux éducateurs-trices du jeune enfant dans l’établissement de la fonction type. Est-ce le même niveau de pratiques qui est attendu ou y a-t-il des spécificités dévolues à chaque fonction ? Les documents n’en disent rien. Y aurait-il d’autres textes faisant état des situations problématiques de dépistage et de travail en réseau auxquels les professionnels sont de plus en plus confrontés ? Nous n’en avons pas trouvés. Rappelons qu’au sein d’EVE Mail, l’institution à partir de laquelle nous avons mené notre recherche, le recensement des situations d’enfants demandant une attention particulière s’élève à 10 %. Lorsque l’on sait que la plupart des institutions de types crèches accueillent plus de 100 enfants, ce pourcentage montre un nombres élevé d’enfants qui risquent de se trouver un jour ou l’autre en situation de crise demandant une intervention en réseau. Venons-en maintenant aux textes internes à l’institution EVE Mail.
39Les textes internes à l’institution :
40Au sein de sa plaquette de présentation, EVE Mail décrit, dans ses objectifs généraux, les points suivants : L’EVE du Mail se veut aussi un lieu de rencontre avec les familles. Nous sommes là pour l’enfant, mais aussi pour ses parents. L’équipe éducative partage avec ces derniers ses observations sur l’enfant. Elle est à l’écoute des parents et collabore avec eux. Plusieurs manifestations informelles ont lieu chaque année, pour stimuler les échanges. Nous collaborons aussi avec d’autres professionnels : Service de santé de la jeunesse, Service de protection de la jeunesse, Guidance infantile, Ecole des parents, etc.
41Nous voyons qu’EVE Mail indique très clairement une position en faveur d’un travail en partenariat, que ce soit aussi bien avec la famille qu’avec l’ensemble des acteurs concernés par la petite enfance. Nous pouvons affirmer sans prendre trop de risques que cette orientation fortement posée ici est de manière générale une direction vers laquelle tend l’ensemble des institutions de la petite enfance à Genève. Le contexte défini ultérieurement, décrit en introduction du code de déontologie, en est l’explication principale, soit les changements de vie au sein des familles et l’évolution des rapports sociaux en général offrant de moins en moins des réseaux de solidarités naturels suffisants pour prendre en charge les petits enfants au sein des familles élargies. Nous pensons également qu’au-delà de ce changement de société, la direction d’EVE Mail est particulièrement intéressée à travailler dans ce sens. Cette institution qui a aujourd’hui dix années d’existence est toujours sous la responsabilité de la même directrice et celle-ci avait pratiqué auparavant dans le champ du travail social. Cette personnalisation est certainement prépondérante dans les orientations définies au niveau institutionnel.
42Dans les objectifs pédagogiques nous retrouvons deux points sur six qui concernent notre problématique, soit :
proposer un lieu de prévention et d’écoute, ouvert aux situations d’urgence ;
proposer un lieu favorisant une relation de partenariat dans la rencontre et l’échange entre les enfants, leurs parents et l’équipe éducative.
43Si les mots retracent directement les questions de crise à travers la notion d’urgence et que le partenariat avec les familles est clairement sollicité, ce qui apparaît plus étonnant est l’utilisation du verbe proposer. Les autres objectifs pédagogiques sont déclinés avec des infinitifs plus interventionnistes comme offrir, favoriser, accompagner et être. Les deux objectifs qui nous concernent commencent par proposer. Or, proposer implique une intervention plus en retrait, sous le bon vouloir du partenaire impliqué. Ce serait comme si, sur ces deux objectifs précis, les professionnels ne pouvaient imposer une pratique reconnue par les partenaires comme légitime. Il y a là un positionnement prudent, proposant plutôt qu’imposant. Nous resterons attentifs sur cette question soulevée durant l’analyse des situations de travail.
Pour le Service de protection de la jeunesse
44Pour présenter cette institution de manière très succincte mais toutefois précise, nous nous appuierons sur un article intitulé Service de protection de la Jeunesse : familles migrantes et droit de l’enfant, comment intervenir ? (Galetto, Ganty, Loser, Tejedor, Zulian, in Béday-Hauser, Bolzman, 1997) La mission principale du service est d’aider les mineurs et leur famille dans leur relation personnelle et de veiller, ce faisant, au bon développement des mineurs. Pour plus de détails on peut se référer à la loi sur l’Office de la jeunesse, J 6 05 entrée en vigueur le 8 août 1958.
45Cette approche, sans mandat, se fait dans le cadre d’une négociation dans laquelle la famille est partenaire. Les travailleurs sociaux œuvrent essentiellement sur les difficultés relationnelles, les troubles du comportement ainsi que l’inadaptation scolaire et professionnelle. Les travailleurs sociaux utilisent différentes méthodologies de travail auprès des familles, à savoir :
analyse systémique ;
approche psychosociale individuelle et travail social de groupe ;
médiation familiale et communautaire.
46En dehors de cela et en vertu de sa mission de prévention secondaire, le service doit également aider les mineurs dans leur insertion sociale au sens large, dans la mesure où d’autres organismes ne s’en préoccupent pas déjà ou en collaboration avec ceux-ci. Dans cette optique le Service de protection de la jeunesse privilégie entre autres l’intervention collective. Il est divisé en trois groupes s’orientant sur des activités spécifiques :
consultation, appui et évaluation ;
évaluation continue des lieux de placement pour enfants et adolescents ;
secrétariat aux institution SAI.
47Dans le cadre de notre recherche, les professionnels concernés se trouvent dans le groupe consultation, appui et évaluation. C’est donc celui-ci qui retiendra notre attention. Au sein d’une plaquette de présentation le SPDJ se présente ainsi : Un service social de prévention à la disposition des jeunes et des familles. Un service chargé de veiller aux intérêts des mineurs
48Cette plaquette destinée au tout-public emploie un vocabulaire plus accessible, mettant en avant la notion de prévention, tout en gardant la phrase : veiller aux intérêts des mineurs qui est une autre appréciation que l’idée du bon développement écrit dans la loi.
49L’activité du groupe consultation, suivi et évaluation est décrite ainsi Des travailleurs sociaux à la disposition :
des familles, parents et jeunes, qui expriment le besoin d’être écoutés ou secondés ;
d’organes administratifs et judiciaires chargés de prendre des décisions sur la situation familiale des mineurs.
50Des prestations pouvant aller du simple renseignement à la prise en charge à long terme et à l’exercice de mandats ordonnés par le juge des mineurs.
51Des moyens diversifiés qui correspondent à la multiplicité des demandes :
le travail social individualisé ;
l’approche systémique ;
le travail en intervention collective ;
la médiation familiale ;
l’audition d’enfants ;
la collaboration avec toute personne ou organisme pouvant apporter une aide dans l’analyse et la compréhension.
52Nous trouvons quelques données centrées sur notre problématique, soit le travail en intervention collective et la collaboration avec toute personne ou organisme pouvant apporter une aide dans l’analyse et la compréhension. Toutefois le travail en intervention collective est une pratique largement plus étendue que le travail en réseau, puisqu’il fait appel à toutes les personnes ressources autour d’une situation. Quant à la collaboration, elle est là aussi définie de manière très large, incluant certainement le travail en réseau. Nous sommes étonnés que la mention travail en réseau ou travail en partenariat avec les autres services s’occupant de l’enfance ne soit pas spécifiée en tant que tel, le Service de protection de la jeunesse étant au centre de nombreuses collaborations interservices. Dans la « Définition de la fonction type du personnel de l’Etat de Genève », attachée aux éducateurs en milieu ouvert, nous trouvons la fonction qu’exercent directement les deux professionnels avec lesquels nous avons collaboré. Au sein de ce texte nous pouvons relever quelques aspects significatifs pour notre recherche :
53→ La connaissance et l’utilisation de ressources de la collectivité, de même que la collaboration avec différents secteurs professionnels, l’information et la consultation de personnes et services spécialisés ; la connaissance du langage, des caractéristiques et des techniques de ceux-ci
54Au sein de ces lignes nous trouvons une description assez fine qui dépasse le terme générique de partenariat et qui identifie la nécessité de la compréhension du comment se construit et est traitée la problématique à partager, allant même jusqu’à la connaissance des différents langages, ce qui fait certainement référence à des pratiques spécifiques des domaines juridique et de la santé.
55Un autre alinéa a retenu notre attention :
56→ La participation à des groupes de travail et à diverses commissions
57Faisant à nouveau appel à une terminologie très large pouvant inclure éventuellement un travail en réseau portant des thèmes ou des problématiques interinstitutionnelles. Nous retrouvons la notion de participation dont font également référence les textes liés à la petite enfance. Nous avons également lu la définition de « la fonction type du personnel de l’Etat de Genève, attaché à la fonction d’assistant social ». En effet le SPDJ est un des grands services d’Etat de Genève employeur d’assistants sociaux.
58Du point de vue du prescrit, nous trouvons sous but de la fonction ; adopter les buts du service. Il serait intéressant de savoir comment ces buts sont définis et si les professionnels se retrouvent dans ces définitions. Nous avions trouvé une mission principale présentée ci-dessus qui fait appel à aider les mineurs et leur famille dans leur relation personnelle et de veiller, ce faisant, au bon développement des mineurs. Le texte est si généraliste qu’il est difficile de se situer, car le bon développement des mineurs peut être interprété de nombreuses façons.
59La collaboration étroite avec les intéressés, soit les clients, est mise en avant. En ce qui nous concerne, nous retrouvons la connaissance des caractéristiques et des techniques des différentes spécialités pour une collaboration efficace. Nous pouvons penser que les différentes spécialités font référence à d’autres ancrages institutionnels, et pour la collaboration efficace, nous n’avons pas d’élément permettant de la définir un tant soit peu. Il nous semble que la fonction type de l’éducateur en milieu ouvert est plus centrée sur le travail en réseau, donnant des éléments plus précis sur les conditions d’un partenariat. Du côté de l’assistant social, la fonction est plus dirigée dans la collaboration avec le client. Toutefois les textes restent trop généralistes pour en tirer des lignes forces.
60Dans le « texte de loi J 6 05 » (Loi sur l’Office de la jeunesse), on retrouve dans l’article premier nommé objet, le but qui est de favoriser l’éducation des enfants et des adolescents et qu’il assure par ses services, la protection de la santé physique et morale de la jeunesse. Dans la partie consacrée au Service de protection de la jeunesse (chapitre 2, article 12, alinéa 1), les objectifs généraux sont énoncés ainsi : Assiste, la famille dans sa tâche éducative, veille aux intérêts des mineurs et, s’il y a lieu, intervient pour assurer leur sauvegarde. Il assume la surveillance des mineurs placés hors du domicile de leurs parents. Ici le texte fait référence aux intérêts et à la sauvegarde des mineurs. A nouveau les termes utilisés laissent une grande part de responsabilité quant à leur interprétation.
61Un autre article à retenu notre intérêt faisant état du secret professionnel en lien avec les situations de partenariat (chapitre 1, article 7) : Les professionnels travaillant au sein de l’Office de la jeunesse sont tenus au secret de fonction ou au secret médical. L’alinéa 2 pose un bémol qui nous intéresse particulièrement : Toutefois, lorsque le bien du mineur le justifie et qu’il ne résulte aucun inconvénient dans l’action sociale, juridique ou médicale des services de l’ojfice, le service intéressé fournit, de son propre chef ou sur demande motivée, les renseignements utiles aux autorités et services appelés à s’occuper de la situation des mineurs. De plus, les services peuvent échanger avec des médecins, des ecclésiastiques et, s’il y a lieu, avec d’autres personnes tenues au secret de fonction ou au secret professionnel, des informations utiles aux mineurs. Enfin des indications non confidentielles peuvent être échangées avec des institutions privées qui collaborent avec l’office (alinéa 3).
62Nous voyons que l’échange d’informations est accordé au sein de l’Office de la jeunesse, lorsque le bien des mineurs le justifie et qu’il n’en résulte aucun inconvénient pour l’action sociale. La question qui nous vient à l’esprit pose le problème de la responsabilité. Qui décide que l’information divulguée est nécessaire au bien du mineur et qu’il ne peut en résulter aucun inconvénient ? Nous voyons également que seules les informations non confidentielles peuvent être échangées avec des institutions privées. Il est également très délicat de définir ce qui est de l’ordre des informations confidentielles ou non. Cette problématique sera centrale au sein des situations de réseau que nous analyserons.
63Un texte a également éveillé notre attention, étant directement lié à notre problématique. Il s’agit d’un texte de présentation, très court (trois pages) écrit conjointement par quatre services, soit le SPDJ, le Service santé jeunesse, le Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent des Hôpitaux universitaires de Genève (Guidance infantile) et le Service éducatif itinérant. Ce texte se nomme « Les services de prévention pour la petite enfance collaborent avec les institutions genevoises de la petite enfance. »
64Il faut relever que Les services de prévention pour la petite enfance sont écrits avec des grands caractères de police alors que la deuxième partie de la phrase collaborent avec les institutions genevoises de la petite enfance sont en taille de police de moitié plus petite. L’objet de ce texte est évidemment de présenter les quatre services auteurs de la plaquette, mais nous pouvons nous interroger sur le rôle dévolu aux institutions de la petite enfance. Présentées ainsi, celles-ci ne participent pas directement au travail de prévention puisqu’elles n’appartiennent pas selon ce titre aux services de prévention pour la petite enfance. Les institutions genevoises de la petite enfance sont présentées comme une entité à part avec laquelle les quatre services en question collaborent. Ayant examinés les textes appartenant à la petite enfance, qui donnent une large part de leurs activités aux questions liées à la prévention, cela ne peut que nous interroger. Nous pouvons relever une volonté de distinction nette entre les différents services ou institutions travaillant en lien avec la petite enfance et, de ce fait la collaboration qui est mentionnée demande une clarification des places attribuées à chacun et des niveaux hiérarchiques indiqués de manière implicite par ce titre.
65Sur la page de présentation, l’objectif de la plaquette est mentionné : Ce document donne une information sur les différents services de prévention pour la petite enfance afin de permettre aux professionnel(le)s des institutions de s’orienter vers le service compétent. Nous comprenons que cette plaquette est écrite à l’intention des professionnels de la petite enfance, comme guide de l’action en cas de situations problématiques. Chaque service se définit succinctement.
66Pour le SPDJ :
67→ Surveillance du respect des normes d’encadrement des enfants et de la qualité des prestations qui leur sont offertes
68Si cette terminologie peut nous surprendre, nous sommes obligés d’entrer dans la complexité du fonctionnement du service pour comprendre cet alinéa. Les questions de surveillance appartiennent à un autre groupe interne au SPDJ, soit le groupe évaluation continue des lieux de placement alors que les deux professionnels impliqués dans nos situations appartiennent eux au groupe d’appui éducatif. Nous voyons que le SPDJ intervient au sein des institutions de la petite enfance avec des mandats différents. La notion de prévention au sein du texte susmentionné, est présentée à partir du groupe évaluation des lieux de placement, qui est l’autorité de surveillance des institutions préscolaires. Ce petit détour nous montre combien le concept de prévention reste flou, qu’il peut être interprété de nombreuses façons et qu’institutionnellement, il peut être reconnu différemment suivant le lieu à partir duquel on intervient. Relevons qu’au sein du même service, la prévention prend une autre couleur suivant le regard posé sur la problématique.
69Au sein du document les différents services se présentent et posent la rubrique du Comment intervenons-nous ? Toutefois ce comment ne dit rien de l’action professionnelle, il définit les champs d’intervention dévolus aux différents services présentés. Pour le SPDJ dont nous avons plus longuement parlé et qui se présente ici au travers du groupe évaluation des lieux de placement, nous ne relèverons que les buts dans un souci de clarification de ce que fait chaque partenaire. Les buts sont énoncés ainsi : Veiller à ce que les conditions d’accueil offertes aux enfants par les institutions favorisent un bon développement physique et mental de ceux-ci, répondant, ainsi, au mandat de l’Ordonnance fédérale réglant le placement d’enfants.
70En fin de chapitre, nous allons présenter brièvement à l’aide de ce document axé sur la prévention, les trois autres Services impliqués puisque nous les retrouverons dans les deux situations analysées au sein de cette recherche. Nous rappelons que si nous avons choisi de présenter plus globalement deux institutions, soit EVE Mail et le SPDJ, c’est que la majorité du matériel récolté lors des séances de réseaux et des entretiens concernent ces deux espaces d’intervention. Le Service santé jeunesse (SSJ) est impliqué uniquement dans la deuxième situation alors que le Service de la guidance infantile l’est dans la première.
71Le Service santé jeunesse se présente sous le titre de promotion et protection de la santé et du développement. Nous voyons que les objectifs poursuivis par le SSJ se retrouvent totalement dans les textes dévolus à la petite enfance. Les professionnels qui interviennent sont des infirmières de santé publique, des psychomotriciennes et le pédiatre responsable de la Division petite enfance du SSJ. Ce service s’adresse à tous les enfants accueillis dans les institutions et à leurs familles ainsi qu’aux professionnels de celles-ci. Les buts sont formulés ainsi :
Promouvoir une réponse de qualité aux besoins de santé et de développement des enfants
Participer à l’identification des besoins de santé et de développement particuliers
Promouvoir, pour les besoins de santé et de développement particulier, une prise en charge adéquate dans l’institution, et des orientations appropriées pour les parents
72Il est ensuite développé, comment interviennent les professionnels, nous nous attacherons ici uniquement à l’intervention des infirmières en santé publique, et ne relèverons que les points qui nous concernent directement, soit :
Observation de la santé des enfants
Soutien pour la prise en charge dans l’institution et l’orientation des parents en cas de besoin de santé spécial
Intervention de cas : maltraitance et épidémies
Education à la santé
73La Guidance infantile se présente sous le titre de Prévention des troubles psycho-affectifs du jeune enfant. Les professionnels qui interviennent sont des psychologues et psychologues-logopédistes du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (Guidance infantile) et de la division petite enfance du Service de santé jeunesse. Ils s’adressent aux équipes éducatives et aux responsables des institutions de la petite enfance qui sollicitent une collaboration. Les buts sont formulés ainsi :
Promouvoir un accueil en adéquation avec les besoins psycho-affectifs des enfants
Détecter le plus précocement possible les troubles psychiques et du développement
Elaborer des stratégies de prise en charge particulière pour un enfant présentant un trouble psychique
Accompagner l’équipe éducative dans le suivi de situations difficiles au sein de l’institution
Instaurer une collaboration sur le long terme avec les équipes éducatives Du point de vue de l’intervention nous ne relèverons que deux points, soit :
Echange avec l’équipe éducative des observations et des connaissances de l’enfant et de la famille
Participation aux réunions de parents
74Le service éducatif itinérant qui se présente ainsi Soutien à l’enfant et à l’équipe lors de difficultés d’intégration. Les professionnels sont des psychopédagogues de l’antenne du Service éducatif itinérant de l’ASTURAL-Action pour la jeunesse. Ils s’adressent aux professionnels des institutions de la petite enfance accueillant des enfants qui présentent des inadaptations à la vie de groupe, des difficultés d’apprentissage et de comportement ou des retards dans leur développement. Les buts sont formulés ainsi :
Soutenir l’équipe dans son travail avec l’enfant
Soutenir et maintenir en intégration l’enfant en difficulté
75Ce service n’étant pas impliqué dans notre recherche, nous n’aborderons pas ici les questions liées à l’intervention. Sur les textes en amont de l’action, nous relèverons quelques points qui nous paraissent significatifs du point de vue des textes de préfiguration que nous avons retenus :
Le flou persistant des terminologies employées autour des outils d’intervention professionnelle. Nous pouvons relever ce manque de délimitation plus spécifiquement autour des termes couramment employés comme : travail en réseau, partenariat, travail en intervention collective et collaboration.
La difficulté à démarquer les différents champs d’intervention entre les services liés à la protection et à la prévention de la petite enfance.
La même difficulté à délimiter les objectifs des différents services autour de la santé et du développement de l’enfant.
La non-reconnaissance par les différents services de la mission de prévention au sein des institutions de la petite enfance.
76Nous rappelons que ces points émergent d’une analyse de textes préfiguratifs en amont de l’action, ce qui ne nous dit encore rien de ce qui se fabrique dans l’action professionnelle au sein des pratiques en réseau interprofessionnel. A ce niveau, nous tentons une compréhension de ce qui est demandé et attendu des professionnels du point de vue des institutions, ce qui est nommé « Prescriptions » par les ergonomes de langue française. Par la suite, entrer dans l’analyse du travail du point de vue du réel devra nous permettre de comprendre en quoi ces prescriptions influent ou non sur l’action et comment les professionnels développent de l’intelligence pratique pour contourner ce qui fait défaut ou problème au sein de la prescription.
La notion de réseau
Préambule
77En élaborant notre projet de recherche, dès les premiers contacts pris avec le terrain, la responsable de la structure EVE Mail nous a parlé de l’importance que revêtaient les pratiques de réseau pour la résolution des situations de crise. Pour elle, établir des contacts et des connexions entre professionnels de différents services constitue une pratique d’ouverture pertinente qui offre de sérieuses garanties pour la prise en charge. Que des travailleurs sociaux, impliqués dans une même situation familiale ou sociale, se concertent pour rechercher des remédiations et tenter d’agir en synergie, ne nous semblait pas très novateur. Ce qui était plus surprenant pour nous, c’était de constater l’engouement que le travail de réseau suscite auprès d’une directrice d’une structure éducative de la petite enfance.
78Pour l’action sociale, l’action en réseau s’inscrit assez clairement dans le prolongement de la diffusion de deux modèles dֹ’intervention proches ; le modèle systémique, qui a bouleversé les pratiques des travailleurs sociaux dès le début des années 80, et le travail communautaire qui a préparé le terrain des différentes approches à orientation collective (modèle « réseau », méthodologie de projets). Comme le rappelle Djaoui (2000) : Le travail en équipe, le partenariat, la mise en place de réseaux deviennent des modalités d’intervention fortement revendiquées et recherchées.
79Pour analyser les actions menées par les professionnels réunis autour d’une situation de crise signalée par la structure EVE Mail, nous avons décidé de prendre en ligne de mire cette question de la coaction et de mieux cerner la notion de travail en réseau ainsi que les diverses acceptions, représentations et enjeux qu’elle recouvre.
80Dès nos premières investigations bibliographiques visant à préciser la notion de réseau, nous avons pris conscience de l’ampleur et de la complexité d’une telle entreprise. Les contacts que nous avons pris avec plusieurs professionnels n’ont guère levé notre perplexité. A l’évidence, nous nous trouvions face à un terme polysémique, recouvrant des pratiques fort diverses, voire parfois contradictoires.
Premiers éléments de définition
81Le phénomène de vulgarisation de la notion de réseau n’est pas l’apanage du travail social et peut être observé pour l’ensemble des disciplines et domaines de l’activité humaine. Ainsi n’est-il pas étonnant de constater que ce terme recouvre une diversité de sens et de définitions. Même pour le seul domaine de l’action socio-éducative, selon les auteurs choisis et leur ancrage théorique et pratique, cette notion s’applique à des logiques et champs d’action fort divers et n’appréhende par conséquent pas les mêmes réalités.
82Avant de nous tourner vers des textes proposés par les auteurs qui se sont intéressés de près à la notion de réseau, il nous semblait pertinent de considérer les différentes acceptions du mot réseau proposées par les dictionnaires. Dès les premiers éléments de définition, il est intéressant de relever que les termes ensemble et structure reviennent comme un leitmotiv, qu’il s’agisse de voies ferrées, de lignes téléphoniques, de fleuves et de leurs affluents, de villes unies par des liens, etc. Plus proche de nos préoccupations, le terme de réseau définit aussi un ensemble de personnes qui sont en liaison, qui travaillent ensemble. Pour caractériser la structure d’un réseau de personnes, le terme d’organisation sera volontiers employé pour évoquer la répartition de ses éléments en différents points. Certaines images, les sociétés secrètes ou mafieuses par exemple, viennent naturellement à l’esprit lorsque l’on évoque la notion d’organisation. Fort heureusement, les réseaux de résistants de la dernière guerre mondiale offre une image plus optimiste. Toujours en nous référant aux dictionnaires, nous apprenons qu’en sociologie, le réseau social constitue une structure définie par des relations entre des individus.
83Si nous nous rapportons à ces premiers éléments de définition, nous pouvons déjà retenir que les dimensions organisationnelle et structurelle constituent deux composantes importantes pour appréhender la notion de réseau.
Notion de réseau et travail social
84Si nous nous tournons maintenant du côté des auteurs qui ont approfondi la notion de réseau et plus particulièrement le travail en réseau, nous trouvons des informations très utiles pour compléter nos premiers éléments de définition. Dans son ouvrage, Lia Sanicola (1994, p. 39) nous rend attentifs au fait que le terme de réseau appartient au langage commun avec des acceptions selon les disciplines considérées. Dans le domaine des sciences humaines, le mot réseau est le plus souvent complété par l’adjectif social sans pour autant délimiter le champ disciplinaire concerné (anthropologie, sociologie, psychologie sociale, etc.). L’auteur relève que tous ces travaux ont permis d’élaborer un paradigme, utile pour comprendre un nouveau principe d’organisation de la société, qui dépasse les schémas traditionnels dans lesquels le lien social se voit stabilisé et renforcé par les rôles institués et les fonctions qui leur correspondent, ou par effet d’échanges entre systèmes et sous-systèmes. Ce nouveau paradigme évoqué par Lia Sanicola est également relevé par le sociologue Pierpaolo Donati (in Sanicola, 1994) qui explique combien la notion de réseau a permis de porter un nouveau regard sur les problématiques sociales et, conséquence logique, de développer de nouvelles approches pour l’aide sociale. L’intervention de réseaux est une façon de penser et de faire le travail social - qu’il s’agisse de politique ou à proprement parlé de social. Elle consiste à observer les problèmes de la société comme des problèmes générés par des relations sociales et aspire à les résoudre non sur la base de facteurs purement individuels/volontaristes ou, au contraire, purement collectifs/structurels, mais à travers de nouvelles relations sociales et de nouvelles mises en relation de ces relations (p. 61).
85Au travers de ces deux cours extraits, on mesure à quel point la notion de réseau est intimement rattachée à une vision globale et interactive de la société et de ses acteurs, dans laquelle les relations sociales sont entrevues dans des ensembles structurels complexes. Les propos de Sanicola et de Donati font écho à ceux de Marie-Chantal Guédon (Les réseaux sociaux, in Brodeur et Rousseau, 1984, p. 16) qui, elle aussi, relève combien la notion de réseau a permis de porter un regard nouveau sur les problématiques sociales et de développer de nouvelles approches pour l’aide sociale. Dans le secteur de l’assistance psychosociale, on accorde une attention croissante à l’existence des réseaux sociaux et à l’influence qu’ils peuvent exercer sur la vie des individus. Au fur et à mesure que s’imposent les courants systémiques et éco-systémiques dans les modes d’approche des problèmes psycho-sociaux, les spécialistes de l’aide psychosociale sont amenés à reconnaître de plus en plus que l’être humain doit être considéré, non pas comme une entité isolée, mais comme un être en interaction constante avec un environnement physique et social dont il fait partie. Dès lors, les réseaux sociaux auxquels cet être appartient doivent être pris en considération dans le traitement des difficultés psychosociales qu’il peut présenter, que ce soit à titre d’éléments explicatifs de ces difficultés ou à titre de ressources disponibles pour en faciliter la solution.
86En rupture avec les approches de type casework (du Ranquet, 1989, p. 19), Guédon souligne que l’intervention de réseau a ceci de caractéristique qu’elle ne concerne pas un individu ni même une famille en particulier, mais tout un système social plus ou moins étendu composé de réseaux sociaux en relation les uns avec les autres (p. 16). Pour compléter ces premiers éléments de définition proposés par Guédon, il est intéressant d’entendre les précisions que propose un auteur qui se situe dans le courant systémique. Sluzki (1993) relève que suivant la vision éco-systémique de Bateson, qui affirma que les frontières de l’individu ne se limitent pas à sa peau mais qu’elles incluent l’autre, on peut supposer que les frontières du système significatif ne se limitent pas à la famille, nucléaire ou étendue, mais qu’elles incluent l’ensemble des relations significatives de chaque individu : famille, amis, relations de travail, d’études, d’insertion communautaire, de pratiques. Ce niveau intermédiaire de la structure sociale semble, à mon sens, être un pont capital pour une compréhension plus achevée des processus d’intégration psycho-sociale, de la promotion du bien-être, du développement de l’identité et de la consolidation des potentiels de changement (p. 243).
87Le sociologue Pierpaolo Donati (1994) à l’instar de nombreux théoriciens et praticiens, établit une ligne de démarcation entre la théorie des systèmes et les approches de type réseau. Selon cet auteur, l’approche de type réseau, qui est d’abord relationnelle, diffère de l’approche systémique en ce qu’elle se constitue sur la base d’un présupposé tout à fait distinct. Ainsi, elle n’assume pas comme primaire le concept de système, mais plutôt celui de relation sociale et de ce fait observe, pense et agit la relation sociale non comme expression ou effet du système mais comme réalité humaine sui generis (p. 63).
88Cette différenciation entre approche systémique et pratiques de réseau est emblématique de la complexité et du flou qui entoure la notion de réseau. Ainsi, Lia Sanicola (1994) note qu’il suffit de confronter les définitions du concept de réseau que chaque auteur propose pour se rendre compte qu’il existe des différences substantielles, justement au niveau épistémologique. En changeant la valeur explicative du concept, on change également le paradigme et la pratique (p. 54)
89Bien que le modèle systémique et les diverses pratiques de réseau diffèrent sur certains fondements théoriques et leur cadre d’intervention, il est tout de même intéressant de relever qu’ils se rejoignent autour de l’importance accordée à l’environnement social et aux interactions entre un ensemble élargi d’acteurs. Ainsi, à la lumière de ces premiers éléments de définition, il nous est possible de relever que le terme de réseau est intimement rattaché à une vision globale et interactive de la société et de ses acteurs. Ceci implique que l’intervention de réseau ne concerne pas un individu ni même une famille en particulier, mais tout un système social. Même pour l’approche systémique, les frontières du système significatif débordent largement de l’individu et de sa famille proche, puisqu’elles incluent l’insertion communautaire.
Les réseaux sociaux
90En ce qui concerne l’approche réseau, il convient de distinguer différents niveaux d’interaction sociale. L’ouvrage de Brodeur et Rousseau constitue une source à laquelle de nombreux auteurs se réfèrent. Aussi, en nous basant sur l’article de Guédon (1984), nous allons situer de manière succincte quelques aspects majeurs des différents types de réseaux. Tout d’abord, il convient de distinguer les réseaux primaires. Guédon nous dit qu’il s’agit d’une entité collective, et non d’un enchaînement de relations focalisées sur un individu donné, tous les membres d’un même réseau se connaissant les uns les autres ; il s’agit d’un groupement « naturel » d’individus, les liens unissant ces derniers étant de nature affective, positive ou négative, plutôt que fonctionnels ; il s’agit d’un ensemble dynamique et susceptible de fluctuer avec le temps en fonction des relations interpersonnelles qui se créent au gré des circonstances (p. 21 et suivantes).
91A cette première définition, Guédon ajoute que les institutions sociales peuvent aussi, dans une certaine mesure, être définies comme des réseaux puisqu’elles sont fondées sur la constitution de relations entre des unités sociales, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes. L’auteur ajoute que les relations commandées par les institutions sociales ont cependant un caractère un peu différent de celles qui forment les réseaux primaires. Leur principale particularité, c’est d’être construites en vue de répondre à des exigences de nature fonctionnelle. (...) Nous avons convenu d’appeler « réseau secondaire » ce genre de construction sociale, basée sur des liens entre des individus, mais des liens essentiellement fonctionnels, à la différence des réseaux primaires.
92Si les institutions sociales doivent être considérées comme des réseaux secondaires, Guédon précise encore que ces derniers sont de type formel, ce qui tranche avec la forme habituelle des réseaux secondaires. Effectivement, pour la plupart des auteurs qui ont étudié la question de l’utilisation préventive ou thérapeutique des réseaux sociaux, il est davantage question de réseaux secondaires informels. Des mères de famille qui se regroupent pour assurer à tour de rôle la garde de leurs enfants, des personnes seules qui conviennent de former un réseau téléphonique pour se maintenir en contact les unes avec les autres, des familles d’un même quartier qui organisent des loisirs communs sur une base régulière, etc. sont autant d’exemples de réseaux secondaires non formels. En fait, ce sont des initiatives de membres de réseaux primaires visant à partager des ressources ou à élaborer un lieu de support collectif, pour trouver des solutions à des difficultés communes, sans que les services fournis par le regroupement ainsi créé ne débordent les limites de ce regroupement et acquièrent un statut véritablement institutionne (p. 27).
93Pour tenter de résumer les principales caractéristiques et fonctions des différentes formes de réseaux, il est utile de faire une nouvelle fois appel aux éléments de définition que propose Guédon :(...) Les réseaux primaires, les réseaux secondaires non formels et les réseaux secondaires formels correspondent à trois niveaux différents de structuration des relations sociales ; les moins structurés et les plus souples sont représentés par les réseaux primaires alors que les plus secondaires formels se situent au niveau le plus stable et le plus structuré. (...) Les réseaux primaires sont les lieux où se définissent les besoins, où s’élaborent les demandes de services et où se consomment ces services ; les réseaux secondaires non formels sont à la fois fournisseurs et consommateurs des services qu’ils produisent, de par les échanges internes qui les caractérisent ; quant aux réseaux secondaires formels, ils sont essentiellement fournisseurs de services (p. 28).
94Si on se réfère aux différents éléments de clarification proposés par Guédon, il est possible d’affirmer que les réseaux concernés dans le cadre de notre recherche sont essentiellement fournisseurs de services et par là-même clairement de type « secondaires formels ».
Le modèle réseau et les interventions
95En ce qui concerne la dimension de l’intervention, Donati (1994) nous dit que l’intervention de réseaux, en fait, n’est pas une « technique » particulière de construction des relations sociales, mais une façon de savoir les observer dans leur être et dans leur faire, en comprenant et en expliquant les sentiers de leur « émergence » et « excédent » au point de pouvoir intervenir dans leur modification, dans le sens d’une autorégulation des relations observées et agiespar les mêmes sujets sociaux (p. 63).
96De son côté Sanicola (1994) relève les stratégies préconisées par les différentes écoles qui s’appuient sur le concept de réseau. Toutes dépassent l’itinéraire traditionnel de la prise en charge qui, en engageant un processus de solution du problème, amène inévitablement le service social à déposséder l’usager de la gestion même de son problème. Au contraire, ces stratégies inscrivent l’action en faveur de l’usager dans une logique de type communautaire, caractérisée par des effets qui sont plus proches de la prévention que de la réparation. Pour bien saisir que la dimension collective est au cœur de l’intervention réseau, il est utile de se référer à la fonction de l’intervenant. Lia Sanicola note que dans l’intervention de réseau, l’intervenant a un rôle d’orientation et de guide relationnel, facilitant les processus qui mènent la demande de l’usager du champ individuel au champ collectif de la dépendance à l’autonomie (pp. 57-58).
97Toujours en termes d’action en réseau, Sanicola se réfère au spécialiste Claude Brodeur, pour lequel l’action passe par des phases successives qui vont de la mise en commun des problèmes et de leur reformulation, à la prise en charge collective, en passant par la conscience d’être en réseau. (p. 56).
98Si dans les pratiques de réseau les intervenants visent un soutien de l’usager hors du seul champ individuel en agissant également sur le terrain des interactions collectives, les intervenants systémiciens tentent d’intervenir à la fois sur le client et sur les différents systèmes et sous-système que constituent l’institution, la famille et le social. Fidèle aux postulats du modèle systémique, Sluzki (1993) note que toute action fait l’objet d’une étroite concertation entre les divers intervenants qui œuvrent de concert autour d’une même problématique. L’auteur note la nécessité de répartir les responsabilités, d’organiser des prises de décision claires et flexibles, de structurer des réseaux de communication efficaces (...) des courts-circuits fonctionnels et une frontière nette et semi-perméable avec l’exogroupe. Dans notre cas, il s’agira de l’ensemble hospitalier, tant au niveau administratif qu’au niveau des autres secteurs professionnels, de la communauté avec laquelle nous travaillons, et aussi des organisations professionnelles, etc. (p. 239).
Notion de réseau et pratiques observées dans le cadre de notre recherche
99Si nous tentons une première mise en lien entre les apports théoriques et les pratiques observées dans le cadre de notre recherche, il est possible de formuler quelques constats qui précisent utilement le propos de notre démarche. Les stratégies d’intervention préconisées par l’approche systémique et les pratiques réseaux, au-delà de leurs divergences épistémologiques, se signalent par deux dimensions incontournables. Tout d’abord, le professionnel appelé à intervenir dans une situation ne va jamais se lancer dans une action isolée et prendra en considération, d’une manière ou d’une autre, les autres intervenants concernés. Deuxièmement, plutôt qu’une résolution de problème centrée sur l’individu, l’intervenant dépassera un mode de prise en charge qui tiendrait à l’écart les différents réseaux familiaux et sociaux de la personne soutenue.
100Nous sommes assez éloignés de la perspective qui sous-tend les pratiques langagières examinées dans le cadre de notre recherche. Effectivement, les discours récoltés au travers de nos enregistrements et de nos interviews ne témoignent aucunement d’une prise en charge qui englobe les réseaux entourant l’usager. A chaque fois, il est question d’une action visant la résolution de problèmes ciblée sur l’individu.
101En ce qui concerne le volet de la collaboration, les enregistrements des rencontres entre professionnels donnent à entendre des propos qui relèvent d’une logique d’échange d’informations et, parfois, d’une régulation de l’action entre partenaires. Les pratiques observées dans notre recherche étaient effectivement très individualisées et largement tributaires du mandat institutionnel de l’intervenant. Nous sommes assez loin d’une volonté de coconstruction de l’action entre partenaires ainsi que d’une attention portée à l’existence des réseaux sociaux informels comme le préconisent l’approche systémique et les pratiques de réseau.
102En ce qui concerne notre objet de recherche, à la lumière de ces différents éclairages, nous commençons déjà à mieux cerner la notion de réseau. De fait, il convient de relever que les pratiques que nous évoquerons tout au long de notre propos concernent clairement des réseaux de type « secondaires formels ». Par ailleurs, si les intervenants approchés se soucient de s’informer sur leurs pratiques respectives, ce qui constitue une initiative que l’on peut saluer, leurs pratiques s’inspirent fortement du modèle de service social individuel ou familial, classiquement appelé casework (du Ranquet, 1989, p. 19).
103Par conséquent, les coactions des professionnels observés tout au long de cette recherche doivent être clairement distinguées des approches systémiques et des pratiques de réseau. Les travailleurs sociaux que nous avons approchés font référence à des formes d’actions au cours desquelles ils débordent des frontières de leur service et œuvrent dans une logique de partenariat avec les différents intervenants concernés par une même situation.
104Dans les analyses finales de notre recherche nous reviendrons sur la notion de réseau et de ses implications en lien avec nos analyses des pratiques observées. Au-delà de quelques thèmes de réflexion centraux, nous proposerons également un protocole d’intervention sous forme de questions et de points de repères utiles aux travailleurs sociaux appelés à travailler en partenariat.
Travail de réseau ou partenariat ?
105Au cours de notre recherche bibliographique, il est apparu que l’appellation « travail de réseau » ne s’appliquait pas véritablement aux pratiques observées. Cela nous a amenés à explorer plus largement autour de la question de la coaction et nous avons finalement découvert des pistes de réflexion pertinentes en nous intéressant à la notion de partenariat. Nous avons vu que les pratiques de réseau impliquent de situer les problématiques individuelles dans une perspective collective, ce qui signifie que ce type d’intervention ne concerne pas un individu ni même une famille en particulier, mais tout un système social. Une certaine vision de l’usager et des multiples systèmes d’acteurs qui l’entourent constitue le fondement et la légitimation des pratiques de réseau.
106Avec la notion de partenariat nous nous trouvons face à une logique moins soucieuse des réseaux primaires que de la collaboration interinstitutionnelle.
107Avec d’autres auteurs, Elian Djaoui (2000) note un morcellement des interventions sociales. On observe une tendance à la segmentation et à la taylorisation des prises en charge avec une multiplication des professionnels et des services (p. 6l). Conséquence logique, chaque organisation, en fonction des missions qui lui sont dévolues, appréhende les populations d’une manière nécessairement spécifique et partielle (...) Si l’on prend l’exemple, assez banal, d’une famille qui présente une juxtaposition de problèmes intriqués, elle devient l’objet d’un suivi assuré par une multiplicité d’intervenants. (...) La multiplication et, à certains égards, le morcellement des interventions rendent difficile une vision globale du problème. Les démarches risquent de présenter à ces usagers l’image d’un travail social morcelé, incohérent ou redondant, ce qui peut induire des effets fâcheux (p. 90).
108Ainsi, pour tenter de déjouer les dysfonctionnements induits par la multiplication et le morcellement des interventions, les travailleurs sociaux vont tout naturellement chercher à établir des collaborations avec des professionnels d’autres services sociaux. Pour désigner ce type d’intervention, il serait approprié de recourir au terme de « partenariat ». Toutefois, une telle situation serait sans doute trop simple et idéale. En réalité, à l’instar de nombreux professionnels qui utilisent invariablement différentes appellations pour désigner ce type de collaboration, Djaoui relève que dans le cas où des services différents sont impliqués, on évoquera plus volontiers les termes de « partenar iat » ou de « pratique de réseau » (p. 88). Nous voyons que l’affaire est compliquée.
109Dhume (2001), auteur qui s’est intéressé de près au partenariat, confirme que ce type de pratique est intimement lié à la mutation des services sociaux et par là-même des pratiques des professionnels. On peut émettre l’hypothèse que l’inflation de l’usage du terme « partenar iat » n’est pas qu’un effet de mode, même s’il existe un attrait certain qui tend à masquer ses enjeux. L’on sait que le champ social et la société dans son ensemble connaissent une évolution importante depuis quelques dizaines d’années. Alors que l’heure des grandes institutions semble avoir sonné, on peut estimer que les conceptions de l’intervention sociale ont changé (...) L’hypothèse est donc que le désir de partenariat est un reflet de ces évolutions. (...) Pour étayer cette hypothèse, il n’est qu’à voir l’orientation des politiques sociales, l’exhortation ou l’injonction au partenariat, à la concertation, à la coordination, au réseau, etc. (p. 14).
110Au-delà des changements socio-politiques, Dhume relève que le partenariat est également lié à l’importance que revêt la complexité des faits sociaux actuels : Non pas que ces questions soient en elles-mêmes nouvelles, mais la manière dont on les pose aujourd’hui est différente, plus compliquée, en raison de l’évolution sociétale (p. 26). En étayant son propos sur les travaux d’Edgar Morin, Dhume note que le paradigme de complexité remet fondamentalement en question les modes de pensée binaire qui cherchaient à distinguer le mal du bien, le normal du pathologique, etc.
111Ainsi, prenant l’exemple de l’insertion sociale, l’auteur estime que toute action dans ce domaine appelle une intervention croisée et articulée de plusieurs acteurs aux compétences différentes. En effet, aucun acteur ou aucune institution n’a en soi les capacités et les compétences de traiter l’ensemble de la complexité des situations individuelles. Et imaginer qu’une institution puisse tenir ce rôle reviendrait à lui confier une mission d’ordre totalitaire (p. 27). Ce dernier extrait, qui fait clairement écho aux propos de Djaoui produits plus haut, explique bien pourquoi le partenariat a de nos jours le vent en poupe. Dans son ouvrage, Dhume rapproche l’émergence du partenariat avec l’évolution vers la complexité. Toutefois, il questionne cette notion de partenariat dont il est largement fait mention dans le domaine du travail social et que chacun semble essayer de pratiquer : Puisqu’il n’est pas tout et n’importe quoi, quelle est la spécificité de ce mode de coopération ? (p. 10). Pour cet auteur, beaucoup de questions demeurent cachées par un discours consensuel et généraliste. Ainsi, il rappelle que ce vocable est issu du champ du management de l’entreprise. Il aurait ainsi été absorbé dans les discours de politiques publiques, marquant en même temps une tendance à l’entrepreneurialisation des services publics (p. 75).
112Dans un tout autre registre, Dhume souligne que cette notion résiste à l’analyse, en raison d’une absence d’objet en tant que tel, et qu’elle ne peut être réduite à une seule affaire de technique. Pour cet auteur, le partenariat est affaire de méthode mais doit aussi être articulé à la question des postures et des identités professionnelles.
113Dhume relève que lorsqu’on a comme projet de travailler ensemble, il faut se mettre d’accord sur ce que l’on veut faire ensemble. Il faut aussi s’entendre sur les conditions de ce travail : qu’est-ce que l’on entend (et que l’on sous-entend) lorsqu’on parle de « partenaires », de « partenariat », etc. S’ils ne se construisent pas des références communes, les « partenaires » potentiels risquent fort de passer l’un à côté de l’autre sans s’être vus ni compris ! Et sans jamais avoir fait de « partenariat ». (...) il faut remarquer que chacun fait comme si le partenariat allait de soi. Comme s’il suffisait d’attendre des partenaires. Ou comme s’il suffisait de dire « nous sommes partenaires » pour que la lumière fût et que le partenariat commençât à exister (p. 13).
114Dhume note que la référence aux pratiques montre que le partenariat n’est en rien une affaire simple et qu’il demeure le plus souvent difficile à construire. Et l’auteur de reproduire une parole entendue dans la bouche d’intervenants sociaux : Le partenariat c’est difficile de faire sans, mais c’est difficile de faire avec. Comme le partenariat est affaire complexe, il n’est pas étonnant que la terminologie qui vise à désigner l’interaction entre les intervenants l’est également.
115Dhume relève qu’il est possible de distinguer le registre du « faire avec » (collaborer) et celui de l’« agir ensemble » (coopérer). Pour l’auteur, le terme de « collaborer » signifie « travailler avec quelqu’un », aussi propose-t-il de l’associer avec la notion de « faire avec ». En ce qui concerne le terme « coopérer », Dhume relève qu’il signifie originellement « faire quelque chose conjointement avec quelqu’un. On retrouve ici une connotation forte d’action conjointe, impliquant une codécision et une coresponsabilité à l’image des coopératives. Coopération, dérivé du latin chrétien « cooperatio », signifie « part prise à une œuvre commune ». (...) Pour Dhume, cette distinction lexicale n’est pas futile, car elle soulève la question du degré d’implication réciproque et les liens d’engagement entre partenaires.
116Si la collaboration et la coopération posent toutes deux l’enjeu de l’altérité et de la différence, le second terme sous-entend une démarche plus volontaire, un réel choix du cadre de l’action décidé par les intervenants eux-mêmes. Le terme de collaboration sous-entend une certaine dose de résignation, une soumission au principe de réalité qui est clairement contenue dans l’expression « on n’a pas le choix, il faut faire avec ».
117Cette distinction entre « faire avec » ou « agir ensemble », nous semble essentielle dès lors que des intervenants sont appelés à coagir. Dans notre recherche, nous nous sommes constamment heurtés aux questions qui entourent l’engagement des partenaires et leur action conjointe. Entre une simple mise en commun des informations entre partenaires et une réelle coconstruction de la problématique et des actions à mener, il y a place pour une grande diversité de pratiques. L’analyse du matériau récolté dans notre démarche a permis de mettre en exergue des modes de faire collectifs qui varient de façon significative, notamment selon les intervenants et leur mandat institutionnel ou les phases de l’intervention.
118En ce qui concerne la notion de coopération et d’« agir ensemble », qui implique un réel engagement des partenaires autour d’un projet commun et d’objectifs à atteindre, elle s’applique assez peu aux pratiques observées malgré une véritable volonté d’ouverture interinstitutionnelle. Le plus souvent, les coactions que nous avons pu analyser relèvent d’une logique du « faire avec »,inhérente au morcellement des interventions sociales, d’une collaboration qui autorise les échanges d’information et les rencontres entre partenaires. Dans nos conclusions, nous reviendrons sur ces notions de collaboration et de coopération, car elle sous-tendent et colorent fortement l’engagement des partenaires ainsi que le sens et la portée de leur action commune.
Terminologie pour notre recherche
119En considérant les différents éléments de compréhension et de clarification qui s’appliquent tant à la notion de « réseau » que de « partenariat », il apparaît clairement que ces deux termes ne sont pas stabilisés et pour le moins ambigus. Dans le cadre de notre recherche, nous utilisons différentes formules pour désigner les pratiques interinstitutionnelles observées. Toutefois, ces dernières relèvent clairement d’une action en réseau et, dans l’acception que nous privilégions, cela signifie un partenariat entre professionnels de différentes organisations qui collaborent autour d’une même situation familiale en s’appuyant sur un réseau de type « secondaire formel ».
Du genre au style, visite de la créativité dans les métiers de l’humain
120L’action dans le champ socioéducatif est intimement liée au champ de l’interaction entre personnes. Il n’a y a pas ou peu d’actions situées hors des interactions humaines. Dès lors le travailleur social n’est pas maître de son action, dans le sens de la toute-puissance sur..., elle se construit dans la relation avec son client, ses collègues, sa hiérarchie.
121Or chaque agent est potentiellement porteur d’une « culture » personnalisée faite d’habitus au sens de Bourdieu, de préconstruits psychosociologiques qui vont intervenir directement dans les choix conscients et inconscients de tous les types d’actions imaginées et réalisées.
122C’est ici une des caractéristiques subtiles des métiers de l’humain où l’inattendu se solde d’une réaction humaine, avec toute la complexité et les inconnues que cela suppose. Cette réaction est donc le fruit d’une action antécédente également construite par un sujet, construisant ainsi une coconstruction d’actions en chaîne difficilement prévisibles quant à un quelconque résultat prédéterminé.
123Dans cette incertitude majeure, l’agent a besoin de se rattacher à une « culture collective » permettant un repérage, quoique toujours mouvant, à ce qui est considérer par les pairs comme juste ou tout du moins comme faisant partie d’une norme socialement et professionnellement acceptable. Plus l’incertitude est grande, plus le besoin de partage avec un groupe de référence est déterminant. C’est ici que la notion de genre, introduite par Clot et Faïta (2000) apporte un éclairage important, pour une compréhension fine des références auxquelles les agents font appel consciemment ou inconsciemment, pour poser tels ou tels actes. Bien sûr, toute action est sous-tendue par une structure normative multiréférencielle. Les prescriptions sociales et les textes de préfigurations, au sens où l’entend Bronckart, sont inévitablement constitutifs de toutes actions engendrées par le sujet.
124Au sein de cette partie nous traiterons plus particulièrement la question du « genre », pour ensuite centrer la focale sur le sujet en explorant le concept de « style ».
125Citons Hanique et Jobert (2003) qui redéfinit les sources de la normalisation dont nous traiterons selon une métaphore très éclairante : Pour les sciences du langage comme pour les sciences du travail, les normes de signification se référeraient ainsi à trois sources : le dictionnaire assimilable au prescrit, les mots des autres qui produisent le genre, et ses mots à soi, accentuation personnelle, personnalisation du parlé social des groupes d’appartenance du locuteur.
Le concept de genre comme préalable à la libéralisation du style
126Notons tout d’abord que le genre énoncé ici ne fait nullement référence aux textes usuels des genres masculins et/ou féminins. Le genre renvoie au collectif. Le genre peut être compris comme une sorte d’habitus propre à un collectif qui fait que dans une institution, les praticiens pensent et agissent selon des manières qui feraient dire à un observateur externe qu’elles présentent des traits communs ou des airs de famille. Ces agirs dont on comprend la ressemblance sont pour Clot et Faïta (2000) décisifs pour la mobilisation psychologique au travail. « Ils marquent l’appartenance à un groupe et orientent l’action en lui offrant, en dehors d’elle, une forme sociale qui la représente, la précède, la préfigure, et, du coup, la signifie. Ils désignent des faisabilités tramées dans les façons de voir et d’agir sur le monde considérées comme justes dans le groupe de pairs à un moment donné » (p. 14).
127Le genre est difficilement repérable et verbalisable par les acteurs au travail, étant eux-mêmes pris dans cette norme collective qu’il n’est de fait plus nécessaire de nommer ni de discuter. C’est justement ce qui fait partie de la « maison », ce qui fait cohérence, les meubles que l’on ne change plus de place car on ne voit plus comment cela pourrait être autrement que dans cet agencement-là. Toutefois le genre ne peut être une référence indéplaçable, sa nature même, sa fonction première demande d’être momentanément stabilisée, offrant une plate-forme de référence pour l’action individualisée accréditée au sein d’un groupe de pairs. Nous reprendrons ici une citation de Clot et Faïta (2000) : C’est un système souple de variantes normatives et de descriptions portant plusieurs scénarios et un jeu d’indétermination qui nous dit comment fonctionnent ceux avec qui nous travaillons, comment agir ou comment nous abstenir d’agir dans des situations précises ; comment mener à bien les transactions interpersonnelles exigées par la vie commune organisées autour des objectifs d’action.
128Dès lors des problèmes méthodologiques importants apparaissent pour déceler et mettre en mots ce qui n’a plus à être dit ! Clot utilise la méthode de l’autoconfrontation croisée (ACC) qui permet une redécouverte de l’action par le regard de pairs. Hanique et Jobert (2003) proposent la confrontation à un pair référé à un genre différent : A l’intérieur d’un même espace de travail, La pratique clinique nous enseigne que le genre, invisible dans le cours ordinaire de l’action, même perturbée, est révélé lorsque l’action d’un opérateur, réglée sur un certain genre, est confrontée, en situation, à l’action d’un pair référé à un genre différent. Plus généralement nous dirons que le genre se révèle dijférentiellement lorsque les circonstances du travail mêlent des opérateurs d’appartenance et donc de tradition différente.
129Nous retiendrons l’idée de la confrontation mais plus simplement que Clot, au travers d’actions réelles situées observées. La confrontation se joue au sein d’un même genre, à la différence de Jobert, mais entre acteurs ayant des positions hiérarchiques différentes. Pour que le genre se donne à voir, il s’agit de cerner des actions situées spécifiques dans des situations de conflit ou simplement de désaccord. Nous pensons que les différentes positions hiérarchiques au sein d’une même institution sont porteuses d’ajustements qui sans le vouloir sont directement liées à la question du genre.
130C’est dans l’observation d’un dialogue entre une responsable et une éducatrice que cet élément nous est apparu. Il s’agissait d’un conflit d’idées, d’interprétations sur une situation de travail qu’il nous a été possible de repérer ce qui faisait sens pour le collectif, ce qui était admis comme référentiel, ce qui ne pouvait être remis en question sans entrer dans un conflit de normes trop explosif.
131Les situations de conflit au sein des situations de travail, plus spécifiquement comment se construit le discours dans les situations de conflit, sont de notre point de vue, productrices de transactions au cours desquelles le genre émerge comme régulateur de conflit. Toutefois, si le genre est porteur d’un socle collectif structurant, au sein d’une organisation apprenante, on pourrait penser qu’il se produit inévitablement et heureusement une évolution de la pensée collective autour des questions de normes socioprofessionnelles.
132Nous allons tenter d’illustrer ces propos en rapportant une séquence d’observation clinique, qui relate les propos de Julie1, une directrice de crèche, Claire, une éducatrice référente concernant une suspicion de maltraitance envers un enfant de 3 ans, Alain, en instance de changement d’institution (crèche) et le chercheur (CH).
133Julie : Chaque fois qu’on appelle la Guidance infantile pour un enfant elle dit que la solution serait que l’on fasse beaucoup plus d’individuel. Elle n’est pas seulement pour le cloisonné, elle est pour l’individuel. On rigole quand elle dit ça.
134Claire : Les enfants s’adaptent facilement, mais lui, je pense que ça peut l’aider à être dans un plus petit groupe.
135Julie : Claire pense ça, moi pas. Je le vois épanoui au moment de la réunion, il est présent.
136Claire : Mais Julie, c’est un moment structuré, ce n’est pas un moment de jeu libre quoique, ça dépend, il a eu des phases, il y a eu des hauts et des bas avec Alain : Il y a des phases où ça ne va pas du tout.
137Julie : Je vais conforter Claire, parce que c’est une bonne solution qu’Alain soit à la Dent de Lait, donc le cloisonnement lui conviendra très bien.
138Claire : Je pense que je cherche des points positifs, pas pour me déculpabiliser, mais peut-être quand même un petit peu.
139CH : Ce que j’entends là, moi, c’est quand même que le cloisonnement ou le décloisonnement est un sujet interne chez vous, ou bien ?
140Claire : Non, pas du tout.
141Julie : Non, mais il l’est quand il y a des situations d’enfants qui ont des difficultés.
142Claire : Je suis pour le décloisonnement, je prône le décloisonnement, je ne serais pas restée ici sinon. Au contraire, je trouve très positif, mais je pense personnellement que je me crée des points positifs pour vraiment être à l’aise avec cette situation qui se termine.
143Julie : Parceque c’est très frustrant.
144On voit que la notion de genre, ici pour l’accueil des enfants en décloisonnement, passe par des réajustements continuels. La professionnelle de la Guidance infantile, qui est intervenue sur demande de la crèche pour une observation de l’enfant Alain, donne comme indication un cadre plus structurant pour l’enfant.
145Cette structuration passerait par un accompagnement plus individualisé qui serait réalisable dans une appartenance à un groupe avec un suivi de professionnels stabilisé. Or cette méthode éducative n’est pas celle préconisée par la structure d’accueil présente. Une manière de renforcer le genre de la maison sera de dénigrer gentiment le constat du professionnel de la Guidance infantile « on rigole quand elle dit ça », alors que cette professionnelle intervient sur demande de la directrice de la crèche.
146Claire, éducatrice référente de l’enfant tente de reprendre cet argument, mais dans le déroulement des interactions, on peut relever que la directrice la pousse dans ses retranchements et l’éducatrice finira par renforcer ce qui est la norme en disant : Je suis pour le décloisonnement, je prône le décloisonnement... mais je me crée des points positifs pour être vraiment à l’aise avec cette situation qui se termine..
147La directrice (Julie) apparaît comme porteuse des valeurs de son institution et fait apparaître dans ses interactions avec ses subordonnées ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Même l’avis d’une spécialiste appartenant à un autre genre ne réussira pas à ébranler ce qui fait certainement corps au sein de cette crèche, ce qui lui est spécifique par rapport à d’autres institutions de la petite enfance, c’est-à-dire le décloisonnement. Nous rajouterons, avec Clot et Faïta (2000), que : Dans un milieu professionnel, on n’abandonne jamais sans conséquences délétères l’idée de partager des formes de vie en commun, réglées, renforcées par l’usage et les circonstances. Les tiraillements entre variantes qui s’affrontent sont d’ailleurs souvent le meilleur signe qu’on cherche à stabiliser un genre.
148Dans cette autre séquence :
149Claire : Personnellement, je ne peux pas dire que je suis frustrée, mais c’est vrai que je n’ai pas l’impression que l’on a terminé cette histoire, en fait. J’ai l’impression que l’on vient de commencer et je regrette un petit peu que l’on s’arrête là. On a eu donc cet entretien avec la maman et Marco, l’assistant social. J’aurais bien voulu voir la suite, voir ce que l’on aurait pu faire, discuter avec l’équipe, aussi, parce que l’on n’a pas pu faire vraiment un retour avec l’équipe.
150Julie : Il n’y avait pas de sens d’en faire un, après cet entretien quand on a su qu’Alain ira dans une autre institution. Ca n’avait pas de sens de « perdre du temps avec l’équipe » pour leur donner un retour. Ils savent que pour Alain c’est son dernier jour, vous en avez parlé avec les enfants.
151Claire : Oui, encore ce matin, c’était une des dernières fois, il a amené encore un dessin. Mais je suis quand même pas mal restée sur cet entretien que l’on a eu avec Marco et la maman. Je n’ai pas été choquée, mais j’ai quand même été bien touchée et par elle par ce qui s’est passé dans la famille et par lui, la réaction qu’il a eue.
152CH : Tu peux dire un petit plus, pourquoi as-tu été si touchée ?
153Claire : On a appris pourquoi le papa est en prison. Le papa est en prison, parce qu’il a abusé de la grande. Pour la maman, ça a été très dur de le redire autour de la table. C’est clair qu’elle avait les larmes aux yeux. Marco a commencé à avoir les larmes aux yeux. Je n’ai pas regardé Julie, parce que je me suis dit qu’on allait tous se mettre à pleurer. C’est peut-être cette situation-là. On en entend parler, mais là, c’était la première fois que j’étais confrontée directement à une telle situation. On ne peut pas vraiment décrire ce que l’on ressent sur le moment, parce que l’on ne peut rien faire, on est complètement impuissant et on se pose plein de questions. En même temps, je me demandais quelle est la relation avec Alain, qu’est-ce que l’on pourrait tirer comme conséquence de ce que l’on a appris ensuite. Nous, il faut aussi que l’on puisse rester objectifs et que l’on ne reste pas trop avec les sentiments, que l’on ne s’implique pas trop non plus, ce n’est pas notre rôle. Justement, quand j’ai vu Marco se mettre dans cet état, je me suis demandé, mais lui, c’est un pilier. (...)
154Claire : En plus, en ce moment, je trouve qu’il (Alain) est encore plus rayonnant que d’habitude. Il nous donne tout ce qu’il peut de lui. Il est très très attachant en plus comme petit garçon. J’ai de la peine à le voir partir, à l’imaginer là-bas, à recommencer à zéro. (...)
Mais déjà avant l’entretien, Julie, rien que dans les couloirs. Combien de fois, je me suis presque hérissée les cheveux avec elle (la maman), parce que chaque fois, elle me racontait autre chose. Vous l’avez appelée pour lui dire qu’elle avait la place, alors que deux heures avant, elle me disait qu’elle n’avait pas la place, alors qu’elle savait déjà qu’elle avait cette place. Elle me racontait chaque fois d’autres choses, ce n’était jamais clair. Je sentais qu’elle me mentait ou qu’elle se moquait de moi. Cet entretien que l’on a eu, en même temps, je me disais que je n’avais pas le droit de penser ça. Je la critiquais, j’avais une mauvaise idée d’elle. Je n’ai pas pu voir à travers elle en fait, parce qu’elle s’est fermée aussi.
155On retrouve ici beaucoup d’éléments concernant le genre de la maison. Ce qui est considéré comme professionnel, ce qui ne l’est pas. La question des sentiments, de la gestion de l’émotionnel semble être un critère très important au sein de cette institution de la petite enfance. Claire se fait violence pour intégrer le genre de la maison, malgré ses émotions elle tente à tout prix de ne pas laisser couler ses larmes, car cela ne serait pas professionnel. Elle semble très perturbée par l’attitude de l’assistant social qui exprime physiquement ses émotions face au client.
156On peut repérer également des codes moraux en jeu, Claire ne se sent pas le droit de penser du mal de la mère d’Alain. « Je n’avais pas le droit de penser ça. » On peut penser à travers cet extrait que les éducateurs de la petite enfance n’ont pas le droit d’émettre des jugements envers les parents. Qu’ils doivent garder en toute circonstance une posture non critique ! Dans le réel quotidien cela ne s’avère pas possible, comment ne pas poser un jugement sur cette mère qui a une attitude dépréciative envers l’éducatrice. « Je sentais qu’elle me mentait, qu’elle se moquait de moi. » Cette difficulté entre des prescriptions morales et une pratique professionnelle très liée à l’affectif place les professionnels dans des sentiments de culpabilité difficiles à gérer. Si nous avons pu repérer des séquences illustrant la notion de genre, nous pensons que celle-ci est étroitement liée à la question du style.
Le style comme empreinte subjective de l’action
157Si le genre est attaché au collectif, le style définit la manière dont l’acteur va mettre en scène son action. Nous pouvons imaginer que la stylistique de certaines personnes au travail soit si spécifique, que cela pourrait mettre en danger la cohérence apportée par le genre de la maison. Il faut donc avoir montré et démontré son appartenance au genre pour pouvoir oser la liberté stylistique. Le style contrairement au genre se donne à voir, il est de fait repérable, « cette manière de faire, cela ne peut être que X ou Y ! »
158Développer son style de travail démontre que la visibilité des différences n’est pas forcément productrice de chaos, mais aussi de créativité et de spécificités professionnelles personnalisées. Nous pouvons penser que pour tenter de repérer un style, il sera plus aisé de se tourner vers « des anciens de l’équipe », ceux que l’on ne changera plus, ceux qui ont fait leurs preuves et dont les conduites marginales ne seront plus vraiment remises en question.
159Nous pourrions émettre l’hypothèse que l’ensemble des styles au sein d’une équipe est producteur d’un genre collectif. Les styles ne sont donc pas producteurs de conflits, mais a contrario producteurs de normes. A moins bien sûr qu’une prise de pouvoir par un style particulier ne laisse que peu de place à l’émergence de tous autres types de créativité. Dès lors nous serions observateurs d’une institution « malade » au sein de laquelle des groupes de pressions tenteraient des ruptures de genre.
160Nous montrerons ici en exemple le cas d’un travailleur social qui, pour surmonter les tensions morales quotidiennes qu’entraînent son activité, se laisse aller à des discours peu coutumiers du genre de « sa maison », et même du genre de sa profession :
161Alors, qu’honnêtement ce n’est pas quelque chose qui me gêne, ce machin (enregistreur), mais par rapport aux renseignements qu’elle me disait, et puis je me disais, c’était la première fois que je prenais l’enregistreur, comme pour dire, voilà, bon je ne peux pas dire n’importe quoi, entre autre, parce que les même renseignements avec Julie, à la limite j’aurais déconné, dis des grosses beuveries, mais qui m’aurais permis d’avaler de soulager tout cela, etc. De gagner quelques temps, pour réfléchir, maintenant qu’est-ce qu’on fait, des trucs comme ça. Par contre avec le truc (enregistreur) je ne me suis pas autorisé à dire des beuveries, parce que j’en dis énormément, je crois que c’est ma façon de me vacciner. Par moment, je peux aussi sortir des trucs très cyniques, mais je crois que c’est ma façon de me blinder, parce que avec tout ce qu’on voit, mon Dieu, et voilà, et ça me permet de me décharger de tout le poids. Je ne sais pas, je me suis vraiment trouvé hors jeu. C’était bizarre.
162On peut penser ici que ce travailleur social à su démonter ses compétences professionnelles face à ses pairs et face à sa hiérarchie pour oser développer une manière d’être à la limite du « socialement acceptable ». Et pourtant cette position marginale lui confère une identité professionnelle propre, donc une reconnaissance, ce qui engendre comme on le sait un développement des compétences en œuvre.
163Et voici comment ce même travailleur social (Marco) est décrit par Julie, directrice appartenant à une autre institution (petite enfance). Ces deux agents ont une longue pratique de collaboration commune : Ça m’a fait penser à la première fois où il est venu avec cette maman. La première fois, il m’avait appelée par téléphone pour me dire : « J’ai une situation d’urgence, je cherche une place en crèche » et comme il me connaissait pour d’autres situations, il est venu. Il faut dire que Marco est du Sud, il joue beaucoup avec les sentiments ; il me l’a dit qu’il avait pleuré un maximum pour avoir une place chez nous. Il a fait les violons, etc. A ce moment, on a accepté de prendre Alain et le premier entretien a été fait avec S – je n’étais pas présente – parce que la situation s’est faite comme ça et toi, tu étais déjà là, et C, une autre éducatrice, au départ. Les autres personnes ne connaissaient pas Marco et, parce que c’était dans un autre site. Ils ont bien compris qu’il était assistant social au SPDJ, ils ont bien compris qu’il était assistant social principalement pour le frère aîné, mais qu’il venait là, avec la maman pour le premier entretien, uniquement en qualité d’ami de la famille, qu’il ne venait pas avec sa casquette et son rôle d’assistant social. Tout de suite, quand on m’a retransmis ça, je me suis dit : « Non, vous n’avez pas compr is. » En général, un assistant social, il a la famille en entier, quand il y a une situation particulière et il n’a pas que le frère aîné, il ne vient pas à titre amical, il vient au titre d’assistant social. Mais déjà là, il y avait eu confusion. L’équipe avait compris ça, avait entendu qu’il venait en toute amitié. Ça, c’est fondamental et c’est vrai que c’est le mode de fonctionnement de Marco. (...)
164C’est un ensemble, et je ne lui lance pas la pierre, parce qu’en plus de ça, ce n’est pas quelqu’un qui vient de démarrer, c’est quelqu’un qui a des années de pratique. C’est aussi toute la qualité, parce que le jour où on n’a plus de sentiment quand on est dans des situations comme ça, il faut vite que l’on change de travail. Heureusement qu’il est touché, mais est-ce que ce n’est pas un peu trop ? Parce qu’au bout d’un moment, ça te paralyse la situation.
165La question du style peut être interprétée de nombreuses façons. On voit ici que la culture est donnée comme explication première « Marco est du Sud et il joue beaucoup sur les sentiments. » Il est fait référence à des normes culturelles comme pour « excuser » un débordement stylistique. Cela lui appartient, appartient à son histoire propre, mais en aucun cas cela relève de la norme commune, du « genre de la maison ». Comme déjà dit précédemment, nous pensons qu’au contraire les conduites marginales sont productrices de normes. C’est à travers l’expérimentation « hors normes » que se construisent les frontières de ce qui devient acceptable ou non collectivement.
166Pour le travailleur social être apte à développer son style sans faire cavalier seul, tout en appartenant à une culture commune d’un groupe de pairs relève selon nous d’une capacité à développer une créativité de l’agir. Ce terme employé par Joas (1999) est pour nous une porte d’entrée dans le monde de la métis, troisième et dernier concept à explorer au sein de ce chapitre.
167Au sein de nos exemples cliniques, nous pouvons repérer facilement que nos professionnels sont confrontés à un réel qui leur échappe. Le travail de réseau mis en place entre intervenants appartenant à différents corps de métier fait office d’espace de visibilité de ce qui émerge dans l’imprévisible, l’aléatoire, à ce qui ne se maîtrise ni par les prescriptions, ni par les savoirs théoriques. La mobilisation de l’ensemble des acteurs concernés pour faire face à la résistance du réel, tente de se construire dans l’intelligence pratique, l’intelligence rusée, la métis. Or cette intelligence rusée ne peut s’exercer que dans la reconnaissance des pairs, car elle demande de la créativité de l’agir, de ce que l’on a appelé précédemment la capacité à exercer son propre style.
Agir en situation de crise
168Dans le champ de l’action sociale, la confrontation aux situations de crise peut devenir une pratique quotidienne suivant les domaines d’activité. Face aux complexités croissantes des situations sociales et à la difficulté de trouver des solutions répondant à la demande, les professionnels sont en recherche de nouvelles pratiques donnant sens à leurs actions. Toute dynamique impose des changements d’état, la crise en est l’exagération. Si dans tous les rapports sociaux, où l’instabilité est ce que le réel a de vivant, la crise est toujours présente, que ce soit sous-jacente ou à l’horizon des relations en cours. Lorsqu’elle émerge, sa brutalité et sa force entraînent un vacillement incontrôlable pour les sujets sociaux en proie à cette irruption. Nous ne pensons pas la crise en terme de maladie sociale mais bien comme une dynamique particulièrement éclairante dans sa mise à jour des processus psychosociaux, des imbrications du psychisme et du social, de l’individuel et du collectif. Dans ce sens, nous l’avons pensée comme objet de recherche pertinent pour construire notre problématique sur les réseaux secondaires. Nous pourrions définir la crise comme un processus dynamique critique dévoilant à son paroxysme une accumulation de représentations, de suppositions, d’indices épars qui ne trouvent plus à se réinvestir dans une signification structurante. C’est alors qu’intervient, de façon souvent impromptue, le déclencheur. Action disproportionnée d’une parole, d’un fait, d’un événement occasionnant une rupture de sens qui va drainer, rameuter et cristalliser les suppositions et indices antérieurs. Le sujet social collectif ou individuel s’éprouve désorienté et démuni, il est mis en crise par l’incapacité de se déterminer et de maîtriser ce qui se pose comme problème insoluble, comme impasse (Barus-Michel, Giust-Desprairies, Ridel, 1996, pp. 49 et 105).
169Dans sa cristallisation, l’espace temps semble réduit, figé, demandant une action immédiate comme pour se prouver que ce qui n’était pas pensable mais qui est advenu, n’est qu’un fantôme passager. Le non-sens demande au minimum une tentative de réappropriation qui se transforme régulièrement en un besoin d’agir dans un temps le plus immédiat possible. L’urgence s’impose.
170La question de l’urgence fait appel à ce qui, de fait, n’a pas été prévu ou en tous les cas ce qui n’était pas prévisible à ce moment-là. Cette absence de prévisibilité temporelle fait que l’on agit comme on peut, du mieux que l’on peut, de la manière la plus efficace en fonction de la situation et du contexte donné. Devant l’urgence, la mobilisation puis l’action trouvent justification. Dans ce rapport au temps compté, l’agir fait sens.
171Face à ces situations de crise qui se situe largement au-delà de l’exception, les professionnels se trouvent confrontés à un vide de modélisation, à un impensé théorique. Comment aurions-nous pu faire autrement ? Il n’y avait plus que cela à faire !
172L’efficacité se confond à la rapidité, imposant des modes d’action plus agis que pensés. On se doit d’agir à chaud, en raison même de cette question de crise, qui ne permet en aucune façon de rester dans la position d’observateur, de penseur... il y a urgence !
173Mais qu’est-ce qui définit cette position demandant indéniablement de construire une action ? Qu’est-ce qui agit en l’homme pour aboutir à cette décision inéluctable que l’on se trouve en situation de danger ? L’urgence actionne des représentations de dangerosité à éviter, à contourner. On agit sur la base d’une idée selon laquelle on ne peut rester dans la situation où l’on se trouve, où l’on risque de se trouver, si l’on n’agit pas. Derrière cette évaluation de la situation à chaud, se cachent des notions de responsabilité, de citoyenneté, face à une autre position inverse qui serait celle du déni, de la négligence ou encore de l’égoïsme.
174S’il y a urgence, c’est que le sujet a décidé qu’il y avait urgence. Nous voyons que cette notion qui agit sur la temporalité, il faut faire vite, trouve sa résonance au plus profond des représentations et des valeurs des acteurs en présence.
175« Poser qu’un ressort moral est au cœur de l’action en situation d’urgence revient à considérer l’urgence comme indiscutable ; elle ne saurait être sujette à critique, à tout le moins toute critique à son endroit s’expose à une fin de non-recevoir, parce qu’elle doit exister en référence au bien suprême qu’elle entend préserver, l’intégrité de l’être humain » (Soulet, 2001, pp. 151-159).
176Dans cette acceptation totale qu’on ne peut faire autrement qu’agir, qui plus est agir dans l’urgence, selon nos codes moraux, au mieux nos codes éthiques, peut-il rester un espace suffisant à une pensée analytique, un espace réflexif comme on se plaît à le nommer aujourd’hui ?
177Si nous pensons que le réseau secondaire est agi par des situations de crise, pour lesquelles il y a urgence à se rencontrer, c’est qu’un sujet ou plusieurs ont décidé que le cas à traiter devenait intolérable, pas nécessairement insupportable pour le client mais invivable pour le ou les professionnels qui l’entourent. Rester passif devant ce que l’on évalue comme dangereux pour l’Autre n’a pas place dans le registre de l’action sociale.
178Nous postulons que toute situation de crise désigne un changement subit. Une rupture créée par un événement qui paraît transformer radicalement les conditions d’existence. Sa soudaineté suppose un début brutal, sa fin est incertaine. Dans le champ de l’action sociale, que nous différençons du champ médical, sa désignation repose sur du relatif. Elle est appréciation du danger, de l’acceptable ou non dans la sphère éthique de la condition humaine. Pour être urgente, une situation doit avoir été jugée comme inquiétante, demandant une action rapide, présente, le temps à venir étant jugé comme menaçant.
179A partir de cet essai de définition de ce que reflète une situation de crise, demandant une action urgente, l’agir dans son rapport à la professionnalité, à la modélisation et au sens de l’action interroge.
180Comment le professionnel pourrait-il jouir d’un espace de réflexion suffisant pour penser, pour s’appuyer sur ou pour tenter une modélisation de son agir alors que s’impose, dans un rapport au temps compté, l’urgence ?
181Est-ce que devant cette difficulté majeure qui est cette obligation éthique d’agir, le professionnel ne réduit pas prioritairement un état pénible produit par ses propres craintes, risquant ainsi de mettre en action un système social parfois lourd à gérer, voire stigmatisant pour son client ?
182Si toute situation dans le champ de l’humain est par essence spécifique, nous ne pouvons tenter une compréhension fine de ce que l’on nomme situation de crise qu’à partir de l’analyse des pratiques des professionnels impliqués. En effet la situation définie comme suffisamment problématique pour mettre en danger le bénéficiaire de l’action sociale est d’abord jugée comme telle par le professionnel en regard de ses représentations et de son mandat. La crise est d’abord ce qu’en disent et ressentent les acteurs. Cette disposition est particulièrement explicite dans les professions de la petite enfance, le nourrisson, voire le jeune enfant ne possédant pas suffisamment le langage pour exprimer sa souffrance. Dans ce cas précis, un éducateur de la petite enfance ne peut vérifier ses hypothèses au sein d’un échange verbal.
183Dans ce champ spécifique, l’éducateur-trice se trouve dans des situations particulièrement délicates. Il se sent surinvestit au niveau de la responsabilité définie en lien avec le mandat de prévention qu’il s’est attribué. Il est l’adulte responsable confronté à la fragilité de l’enfant, totalement soumis aux soins physiques et affectifs qui sont nécessaires à son développement. Responsabilité citoyenne face à la société civile qui a accrédité des droits de l’enfant, lui assurant un statut de personne à part entière. Il se doit de protéger l’enfant, il est investi d’un devoir de protection. Sa position de professionnel et d’adulte le place devant un dilemme difficile qui est l’éventuel empiètement du public dans la sphère privée des familles.
184Les acteurs pris dans la crise sont tout d’un coup privés des appuis habituels de décisions, de critères, de référents, ils ne savent plus à quel aune mesurer l’accumulation d’éléments que la crise fait échapper. Si le professionnel a déterminé qu’il se trouvait face à une situation de crise, comment ne pas se laisser emporter dans le domaine des sentiments, de l’émotionnel, du désordre affectif ? Si l’on repense au positionnement de responsabilité qu’endosse l’éducateur-trice du jeune enfant, comment réagir de façon posée, comment gérer l’urgence selon une certaine professionnalité reposant sur une modélisation de l’action. Cette action prompte qui se doit d’être adéquate dans le présent est peut-être porteuse paradoxalement d’inefficacité à moyen et long terme.
185« Par une surcharge du présent, le temps court, visant une réponse conjoncturelle mais certaine, se démarque de la perspective du projet qui, elle, conçoit expressément une réponse durable, même si hypothétique » (Soulet, 2001).
186Devant l’ensemble de ces difficultés, dans une absence de modélisation de l’action, la pratique en réseau secondaire semble offrir de nombreux avantages dans la gestion des situations de crise. Se devant de ne pas agir seul, les professionnels de la petite enfance peuvent faire appel à de nombreux services, reste à déterminer qui sera l’interlocuteur adéquat en fonction de la problématique rencontrée.
187La question de l’urgence et du déclenchement du signalement reste de la responsabilité des éducateurs-trices avec tous les obstacles relevés précédemment. Toutefois prendre le temps d’informer des collègues de l’action sociale appartenant à d’autres corps de métier oblige à prendre un certain recul. L’action même d’information demande une remise en ordre des éléments, un essai d’objectivité, une tentative de clarification afin que l’interlocuteur puisse saisir les enjeux de la situation présentée comme urgente. Cette interaction offre un espace de concertation dépassant le libre arbitre des sujets impliqués. Peut-être qu’un début de protocole s’impose à l’insu des acteurs en présence. Toutefois la clarté autour des mandats et des compétences de chaque intervenant est la condition première permettant au professionnel ayant mis à jour la situation de crise de savoir très rapidement qui contacter avec quelle demande.
188Au sein de l’observation clinique que nous avons pu enregistrer, il apparaît clairement différents temps d’action, très proches temporellement mais très distincts en termes de types d’actions.
189L’immédiateté se joue dans la découverte de ce qui sera nommé situation de crise. Dans le cas présent, suspicion de brûlures de cigarettes et blessures au cou camouflées sur un enfant de 2 ans. L’éducatrice agit dans l’urgence en signalant avec beaucoup d’émotion cette observation à la directrice de l’institution. Ce qui définit l’urgence est le contexte familial dans lequel évolue l’enfant, toxicomanie et mère célibataire. Mais ce qui détermine de notre point de vue la nécessité de partager cette problématique avec d’autres intervenants est l’insupportabilité de la situation pour l’éducatrice, en référence à la maltraitance que subit l’enfant, et le sentiment de perte de sens pour la directrice de l’institution qui avait misé sur un rapport de valorisation et de confiance envers la mère. « L’imaginaire social est dominé par la persécution et on ne voit plus que danger là où il y avait projet et idéal. » (Barus-Michel, Giust-Desprairies, Ridel, 1996, pp. 36-37).
190Ces sentiments mélangés entre culpabilité, colère, rejet, souffrance obligent ces professionnels à faire appel à une bouée de secours, un axe de repères, un balisage autre que cet amalgame émotionnel difficilement gérable. Tout va très vite, la première personne informée sera une infirmière du Service de santé de la jeunesse qui collabore régulièrement avec cette équipe. La directrice lui définira cet événement comme un début de situation de crise.
191L’arrivée de l’infirmière, très rapide, oblige l’équipe éducative à passer dans un autre registre qui est celui du domaine médical. Ce qui m’intrigue c’est ce triangle dans la nuque, c’est la peau qui a été arrachée, c’est bien clair et c’est bien délimité et c’est ce badigeonnage à l’Eosyne. Je pense qu’il faut faire un constat médical. Ici les références professionnelles font appel à des compétences sanitaires vérifiant s’il y a lieu de s’inquiéter ou non. Cette première évaluation de la situation ne permet pas un avis définitif, il faut un constat médical et ce sera le médecin de garde du Service de santé de la jeunesse qui sera interpellé. L’infirmière se chargera de téléphoner au médecin, quatrième personne engagée dans cette situation. Je t’appelle, c’est assez urgent, il y a un constat médical à faire. Message laissé sur un natel.
192La directrice demande s’il ne serait pas adéquat d’informer la tutrice de l’enfant, une assistante sociale travaillant au Service du tuteur général. Puis elle évoque la thérapeute de la maman à la Fondation Phoénix.
193L’infirmière, hors du champ émotionnel très intense, (re)situe la problématique dans un autre rapport au temps. Laissons un peu couler, j’attends le médecin jusqu’à 14 heures (il est 12h20). De toutes façons, il n’y a pas urgence, il n’a pas de fièvre et on peut réfléchir chacun de son côté.
194La directrice prise dans une autre logique qui est celle de sa loyauté face aux membres du réseau, a besoin d’en informer les membres. Mais nous, on a l’habitude dans les moments de crise et que l’on en a déjà eu – pas de maltraitance, mais de crise – on a toujours appelé la tutrice et la thérapeute. Je suis plus tranquille si on fait cela.
195Au téléphone on pourra remarquer que le discours de la directrice est plus en retrait. Elle annonce à la réceptionniste de la Fondation Phoénix que c’est assez urgent. Puis elle annonce à la thérapeute qu’elle a un petit problème... On a constaté des blessures un peu suspectes, styles brûlures. On est un petit peu inquiet... on a fait venir l’infirmière pour être sûr que c’était une bonne idée de faire faire un constat médical... pour moi c’était important et on a l’habitude de la faire, c’est de vous avertir... Qui est là quand on voit la maman ? Est-ce qu’on l’appelle, est-ce qu’on attend qu’elle vienne ? Est-ce que le médecin sera là, avec vous, avec nous, qui, quoi ? Il faut que l’on réfléchisse... J’espère que l’on se trompe bien entendu. Quand j’ai demandé à l’enfant, qui parle tellement peu, il a dit « Maman ». Je n’ai pas beaucoup aimé.... On y va comme ça et de toutes façons je vous rappelle – A tout à l’heure.
196Le même type de coup de téléphone sera passé avec la tutrice de l’enfant. Nous voyons ici que l’action se légitime par elle-même. Alors que le constat médical n’a pas été fait, que l’ensemble de la situation n’est que suspicion, il est tout de même légitime de prendre le pouvoir d’informer, dans l’urgence, les professionnels de l’action psychosociale entourant la famille de l’enfant. Ceci dans un souci d’efficacité sous des couverts de protection de l’enfant. La mise en action du réseau permet aux professionnels de la petite enfance de partager leur inquiétude, leur responsabilité mais aussi leur angoisse devant ce qui surgit comme inacceptable, voire insupportable. L’urgence rend possible ce qui serait inadmissible en situation ordinaire.
197Devant l’interprétation rapide de risques pour l’enfant, et la certitude immédiate que la situation peut être définie comme urgente, l’appréciation de la menace est incertaine, elle est surtout sujette à variation selon les valeurs mais aussi selon les mandats et les prescriptions professionnelles d’appartenance. Si pour les éducateurs-trices de la petite enfance, il y a indéniablement urgence, celle-ci sera agie dans l’information de la situation à d’autres professionnels. A partir de ce moment, la directrice parlera de situation assez urgente, ayant par le signalement répondu au mandat de prévention qui est une prescription posée comme prioritaire au sein de cette institution.
198Le signalement et l’information sur la situation renvoient la question de l’urgence dans un temps plus malléable. Cet espace permet un temps d’organisation et simultanément un temps de respiration, de soulagement dans la sphère émotionnelle. Après une phase d’agitation où l’information à l’ensemble des partenaires du réseau était vécue comme indispensable, je trouvais normal, par rapport au travail de réseau que l’on fait, de les tenir au courant, l’inquiétude devient moindre, la responsabilité devenant partagée.
199L’urgence est ainsi en partie imaginée, voire imaginaire, elle est affaire de valeurs, de sensibilité et de mandat professionnel. Dès lors l’urgence peut suivant les acteurs, se dégonfler, voire même s’évanouir, la nécessité de l’action première envisagée n’apparaissant plus comme indiscutable. C’est le temps de la première décompression émotionnelle pour les professionnels de la petite enfance. Je pense qu’il faudrait faire un debriefing suite à cela.
200Dans l’attente de la venue du médecin pour le constat médical, qui dira si oui ou non il y a lieu de s’inquiéter face à une maltraitance physique (brûlures), vient le temps de l’organisation.
201Concrètement comment on s’arrange ? Tu restes ici ?
202(...)
203Juste un problème que Ton a, c’est qu’à 16 heures j’ai un assistant social de la SPDJ (Service de protection de la jeunesse,). Donc ça veut dire que tu fais très court ton deuxième entretien. Tu me téléphones et on fait le point, parce que si ça se trouve, à 16 heures, on a fini et il y a un trou jusqu’à 17h30, donc on se tient au courant, surtout s’il n’y a pas Natacha (éducatrice). On n’a pas averti Sandra (directrice adjointe).
204Téléphone à Sandra : Le médecin est absent, on attend 14 heures. On ne sait pas, constat médical. Je reste bloquée ici, c’est Manuella qui vient. Elle 69 vient manger avec toi. Non, elle mange ici rapidement et c’est elle qui fait les deux entretiens, elle reste aux Allobroges et je reste à Baud-Bovy et on avise. Entre-temps, on a appelé la tutrice et la thérapeute. On les a eues toutes les deux, on leur a dit qu’on leur donnait des nouvelles. Elles ont dit « Oh la la ». Ça joue comme ça ? – Oui, ça joue.
205Les questions organisationnelles dans les situations d’urgence demandent de mettre des priorités par rapport aux prises en charge quotidienne. Ici deux questions se posent, qui accueille le médecin de garde et dans un deuxième temps la maman puis qui accompagne l’enfant à l’hôpital car c’est semble-t-il le scénario qu’envisage l’espace de vie enfantine, en rapport à des situations de maltraitance déjà traitées dans l’institution.
206On ne sait pas qui est le médecin de garde. Si c’était une urgence, ils étaient là dans une heure. Chaque fois que l’on a appelé et chaque fois on n’est pas tombé sur le médecin de la petite enfance. J’ai peur que le médecin X soit un peu mou, c’est-à-dire qu’il ménage la relation parentale, donc il va voir cette maman, etc. Tandis que le médecin Y, il met le cadre et la dernière fois que l’on a eu cette situation, on avait pour marquer le coup, fait hospitaliser l’enfant qui était ressorti le soir même, mais les parents avaient dû aller le rechercher à l’hôpital. J’avais trouvé que symboliquement, c’était essentiel et je trouve qu’il faudrait faire la même chose. (...) Normalement la procédure officielle, c’est que l’ambulance et l’enfant partent là-bas à l’hôpital. Avec des si petits, on avait décidé avec le médecin de ne pas faire ce procédé. On avait pris le taxi et on avait dit on s’impose...
207Si les situations d’urgence demandent une action immédiate, on voit que dans un temps ultérieur il est fait référence à des situations déjà vécues et définies comme similaires. L’urgence contraint à agir face à l’insupportable, l’action première est la prise en compte de cet événement inadmissible, le repérage puis le signalement, le partage langagier de ce que l’on a vu, entendu, de ce qui fait que l’on est témoin de ce que l’on aurait aimé éviter. Suite à ce besoin de transmission de la situation, s’élabore en soi ce qui pourrait faire référence, ce qui, dans le domaine du vécu personnel, pourrait faire sens face à la situation présente. Cette recherche de modélisation presque réflexe surgit comme tentative pour reprendre ses esprits, pour penser l’événement. Or si comme on l’a défini, l’urgence est aussi question d’imaginaire, chaque professionnel se référera à une modélisation précoce construite en fonction de ses représentations de l’insupportable, de l’inacceptable. L’urgence demande réaction et de fait impose une inégalité de traitement. La même situation n’a pas attiré l’attention, ou en tous les cas n’est pas apparue comme insupportable par les éducateurs ayant passé la matinée avec ce petit enfant. C’est à 11 h45 que le regard d’un autre professionnel rencontre cette brûlure qui provoque chez lui un sentiment de révolte immédiat. Son signalement à la directrice provoque une situation de crise qui dès lors demande traitement. Il se peut que d’autres enfants portent en eux d’autres signes de maltraitance, moins visibles ou moins insupportables et que de ce fait aucune action spécifique ne soit envisagée. Ils ne sont pas identifiés comme suffisamment en détresse pour relever d’un programme d’urgence.
208Suite au temps de recherche de solutions déjà existantes, immédiatement utilisables, vient l’espace de réflexion.
209La directrice au téléphone avec le médecin : La tutrice me disait qu’elle avait un entretien à 15h30, 16 heures, mais que l’on pouvait l’atteindre et qu’elle pouvait être là à 17h30 s’il le fallait. J’ai dit que l’on réfléchissait. La thérapeute est en congé, mais elle m’a donné son numéro de natel. Elle a un entretien juste vers 17hl5. Je lui ai aussi dit qu’on réfléchissait, et on la tient au courant par téléphone. Je trouvais normal, par rapport au travail en réseau que l’on fait de les tenir au courant. Suit un descriptif détaillé de la situation familiale de l’enfant.
210(...)
211Le médecin : Il y a deux choses pour moi, en ce qui me concerne, un, il faut faire un constat. Je vais venir le faire, mais il faut voir les disponibilités pour cet après-midi. La deuxième chose, il y a aussi une stratégie à définir dans laquelle j’ai aussi une partie à prendre. Ca veut dire voir l’enfant et je souhaiterais en tous cas rencontrer la tutrice et la maman. (...) Je veux voir l’enfant et me faire déjà une idée. Sur la base de ça, mais en vous tenant au courant et en ayant la tutrice comme partenaire, décider d’une hospitalisation, si c’est indiqué.
212Dans cette séquence, le corps médical par la voix du médecin de garde du Service de santé de la jeunesse, se démarque des autres partenaires. C’est à lui que revient la décision d’hospitalisation ou non, l’ensemble de la situation reposant sur son constat médical. Le médecin indique clairement à la directrice de l’espace de vie enfantine d’attendre sa venue et de ne plus se précipiter que ce soit pour des actions d’information ou par un agir quel qui soit envers l’enfant. Il précise également que son partenaire privilégié sera la tutrice et qu’il tiendra informée la crèche. Il déplace le rôle central joué jusqu’à présent par le champ de l’éducation de la petite enfance pour privilégier un plan médical et juridique (Service du tuteur général).
213Durant l’attente de la venue du médecin, au sein de l’espace de vie enfantine, les professionnels tentent de comprendre ce qui s’est passé. Lorsque les médiations ou régulations habituelles ont été activées suite à la soudaineté de la crise, se construit un temps de réflexion. L’urgence passe au deuxième plan lorsqu’on se trouve dans l’attente d’une décision sur laquelle on a très peu de pouvoir. Mais lorsque les limites et les repères sont au rendez-vous, l’agitation émotionnelle se tarit.
214La directrice engage une conversation avec l’éducatrice référente de l’enfant pour tenter de saisir ce qui a fait défaut, ce qui leur a échappé, ce qui n’a pas voulu être vu et ce qui a provoqué cet état d’aveuglement. Les représentations sont négatives. « Qu’elles concernent le passé ou le futur, elles constituent des imaginaires catastrophiques et persécutifs cherchant les causes de la situation critique au hasard de tous les événements de la crise elle-même » (Barus-Michel et al., 1996).
215Parce que tu arrives en fin de matinée, c’est ton horaire. Ça a mal démarré, dans le sens que hier matin, quand je suis arrivée, j’étais là toute la journée, hier, donc on ne peut pas me dire qu’on devait me courir après. J’étais là toute la journée et il y avait Séverine, l’auxiliaire qui était à l’accueil. Ça, ça m’a déjà tiltée, en me disant que ça faisait six semaines qu’elle n’avait pas vu les enfants, qu’elle n’avait pas vu les familles et on la fout à l’accueil. C’est peut-être elle qui a mis les points d’interrogation, parce qu’elle n’était pas là, mais ce n’est pas elle qui savait qu’on avait eu un rendez-vous de réseau, qu’on avait des inquiétudes. (...) Maintenant, je vais chercher un peu dans les papiers, je me plonge dans le dossier et je me dis « Merde, on sait que c’est une situation d’urgence, on a eu le réseau. » Je crois que Fabienne était là pendant que je pestais contre la pauvre Sylvie qui est toute culpabilisée, paire qu’à l’accueil, quand elle lui a dit ça, cette maman, ce matin, elle aurait dû regarder le corps de l’enfant. Elle n’a pas regardé, parce qu’il y avait d’autres parents et après elle a oublié, alors elle était toute mal. La pauvre Sylvie elle prend ma mauvaise humeur, déjà que j’étais de mauvaise humeur ce matin, ce n’était pas grave, mais en même temps, qui c’est qui voit ça ? C’est bêtement Cécile quand elle va là-bas faire un coucou aux enfants, qu’elle voit plein d’Eosyne et qu’elle dit « Qu’est-ce qu’il a ? » Et personne n’a rien dit et personne n’a bougé. (...) Au niveau de sa santé, quand l’infirmière est venue, on l’a déshabillé, il a de la fièvre, c’est peut-être le bête virus comme tout le monde, mais il n’est pas en forme. Je le trouve chétif, maigrichon ; je ne le trouve pas pétant la forme, je le trouve un peu tristounet comme ça. Pas toi ? (p. 37).
216(...)
217Qu’est-ce que tu penses dans cette période de crise, aujourd’hui, est-ce que c’est mieux Piccolo (Institution d’accueil en urgence pour un séjour de durée limitée, des petits enfants de la naissance à 5 ans, dont les conditions familiales et sociales sont problématiques) ou est-ce que c’est mieux l’Hôpital pour un bilan de santé global, avant Piccolo ? Ca nous donne aussi deux jours pour réfléchir, soit de le rendre à la maman, soit de l’envoyer à Piccolo.
218La directrice est en recherche d’une explication causale de l’événement ainsi que d’une solution à venir. Quel agir proposer qui permettrait une réappropriation de la situation ? Mais devant l’absence de sens comment penser une action ouvrant une issue possible ? Malgré la description des événements successifs, il paraît impossible d’appréhender une réalité explicative. L’objet échappe à toutes tentatives de compréhension référentielles définitives. Les discours naviguent dans des eaux houleuses qui pourraient rapidement aboutir à des incompréhensions relationnelles. L’émotionnel envahit l’imaginaire, qui bloqué ne permet plus d’entrer dans l’espace réflexif professionnel. Cet enfermement de l’imaginaire empêche l’émergence de nouvelles combinatoires que le symbolique rendait possible. J’ai aussi la tête comme ça et je suis un peu paralysée pour me concentrer à faire autre chose, compte tenu ce que ça représente émotionnellement. Ça ne sert à rien que l’on imagine avant.
219Les situations de crise demandent à entrer dans la complexité qui porte en elle l’inachevé, l’indéfini avec lequel il faut travailler. Dans l’expérience de la crise, le dénuement du sujet relève que la construction du sens ne peut se réaliser que dans la relation à l’autre. Elle est dès lors révélatrice et exemplaire d’une construction plurielle de la problématique sans laquelle on ne peut saisir l’objet problématique. Les sollicitations extérieures dénouent les cristallisations libérant à nouveau les forces créatives. Le recours à des collaborations externes ne découle pas de processus magiques, mais requiert un dégagement affectif salutaire.
220Si l’on tente de reprendre le questionnement posé en début de chapitre sur l’espace de réflexion dans les situations de crise et la pénibilité qui en découle pour les professionnels de l’action sociale nous pourrions déjà relever la relative question de l’urgence et de son rapport au temps ainsi que le recours à l’action dans l’immédiateté comme réponse à l’inacceptable. Ultérieurement l’apport de l’extériorité par un travail en partenariat permet une décristallisation des blocages émotionnels. Comme le dit Donald A. Shön (1994), « (...) La réflexion en cours d’action et sur l’action est essentielle à la virtuosité déployée par des praticiens face à certains cas dérangeants, parce que divergents, rencontrés en pratique. » Toutefois nous avons repéré combien il est difficile, voire impossible pour les professionnels dans les situations de crise, d’un point de vue subjectif et contextuel, de s’activer dans une posture réflexive.
221L’objet de notre recherche explore les processus en cours dans les pratiques en réseau secondaire articulés généralement à partir de situations de crise. Cette exploration clinique d’une situation de crise nous permet à présent d’approcher les séances de réseaux dans leur complexité.
Notes de fin
1 Tous les prénoms cités sont fictifs.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’École et l’élève d’origine étrangère
Genèse d’une catégorie d’action publique
Geneviève Mottet et Claudio Bolzman
2009
Les étudiants d’Afrique subsaharienne
Représentations et discours des acteurs des Hautes écoles de la santé et du social sur les processus et les conditions d’apprentissage
Myriam Graber, Claire-Lise Megard Mutezintare et Théogène-Octave Gakuba
2010
La médiation artistique en travail social
Enjeux et pratiques en atelier d’expression et de création
Francis Loser
2010
La maltraitance en institution
Les représentations comme moyen de prévention
Manon Masse et Geneviève Petitpierre
2011
Mémoire et pédagogie
Autour de la transmission de la destruction des Juifs d’Europe
Monique Eckmann et Charles Heimberg
2011
Le thérapeute et le diplomate
Modélisation de pratiques de soin aux migrants
Claude de Jonckheere, Charles Chalverat, Loïse Rufini Steck et al.
2011
L’ajustement dans tous ses états
Règles, émotions, distance et engagement dans les activités éducatives d’un centre de jour
Kim Stroumza, Sylvie Mezzena, Laurence Seferdjeli et al.
2014
Étudiants du Sud et internationalisation des hautes écoles : entre illusions et espoirs
Un parcours du combattant vers la qualification et l’emploi
Ibrahima Guissé et Claudio Bolzman
2015
L’investigation en psychomotricité
État des lieux en Suisse romande
Bernard Senn et Raffaella Poncioni-Derigo
2003
La question de l’altérité dans l’accueil psychosocial des migrants
Claude de Jonckheere et Delphine Bercher
2003