Conclusions
p. 111-120
Texte intégral
Langage de clarification des contrastes
1Nous l’avons souligné à plusieurs reprises, les significations construites sur le fondement des données brutes renvoient à un sujet psychique « universel » tel que la psychologie occidentale marquée par la psychanalyse le conçoit. Cette théorie du sujet « lisse » les excès de la multiplicité, du divers, du singulier et réduit les contrastes. Le langage de clarification des contrastes permet de questionner les pratiques thérapeutiques ou ethnothérapeutiques pour savoir comment les patients obligent les praticiens à penser l’être à qui ils s’adressent. Est-ce un « être-sujet » dont le psychisme fonctionne en suivant des règles universelles et qui répond à une vérité se situant au-delà de son origine, de sa culture, de sa langue ? Il faut bien remarquer que les contrastes sont rares et que, d’une certaine manière, la question ne se pose pas. En effet, si la vérité humaine, le mode de vie qui fait que l’homme se reconnaît en l’autre peut être atteint par le langage, il n’est plus opportun de chercher un quelconque contraste. La « mêmeté » fondamentale de tous les humains apparaîtra et le thérapeute s’y adressera sans souci de la différence qui, elle, est un simple effet de surface. Si l’on peut faire émerger ce qui est fondamental et universel dans le psychisme et dans les émotions, les petites différences dues à la culture et qui ont pour conséquences que leurs modes d’expressions peuvent différer seront secondaires. Si, dans cette perspective universalisante, ces variations sont dignes d’intérêt, c’est uniquement en tant qu’accès à des couches de l’être plus profondes et qui constituent sa nature universelle. Mais, du point de vue de l’altérité radicale que nous avons adopté, cette « mêmeté » de nature est une spéculation sur des caractéristiques universelles des humains et elle constitue une violence faite à autrui.
2Tant bien même qu’une psychologie visant l’universel ne fait que produire un être monotone, à Appartenances, la diversité s’exprime. Mais cette diversité ne doit rien à ce que nous avons appelé les théories officielles du malheur, elle est gagnée, on pourrait dire imposée, par les migrants eux-mêmes. Contre la théorie du psychisme, contre les forces politiques productrices de monotonie ou d’assimilation, les migrants mettant en œuvre des mouvements que nous avons appelés de contre-capture permettent l’émergence de la diversité. Ceux qui travaillent à Appartenances savent ou ne peuvent faire autrement que de se laisser dépasser par cette diversité. Ils ont la compétence effective de se laisser imposer des contrastes entre les diverses significations qu’eux-mêmes et leurs consultants apportent à ce qui leur arrive. Le langage de clarification des contrastes fournit une réponse à la question des praticiens que nous reformulons ainsi : comment, sans renier notre culture, notre formation, notre approche rationnelle du psychisme, pouvons-nous nous adresser à autrui sans que nos mots constituent autant d’insultes ? Comme le dit Isabelle Stengers : « Il ne suffit pas ici de respecter les croyances des autres, il faut essayer de devenir digne de leur respect. » Elle ajoute encore en un lumineux renversement : « Nous qui nous enorgueillissons si facilement d’être tolérants, aspirons-nous à la position d’être à notre tour tolérés ? » (1999, p. 35).
3Cependant, il ne faudrait pas conclure que les théories, les conceptions du sujet qu’elles mettent en mouvement, n’ont aucune conséquence sur les pratiques d’aide psychosociales. Elles affectent l’intervenant à son insu, « pensent dans son dos » et lui font commettre des actes et proférer des paroles alors que son intelligence rationnelle voudrait que d’autres choses soient faites et dites. Dans ce sens, nous l’avons vu, la psychanalyse freudienne, les catégories psychopathologiques affectent la pensée, alors que le penseur voudrait s’en débarrasser pour construire des significations au plus près de la culture d’origine du migrant. Ces catégories surchargent les problèmes physiques, économiques, culturels, politiques, sociaux que rencontrent les migrants en les définissant comme troubles psychiques.
4Les thérapeutes d’Appartenances y prennent certes garde, mais le dispositif thérapeutique proposé aux migrants peut contribuer à faire de la migration un problème psychique et, de plus, un problème individuel. Le migrant est avant tout un patient ou un « migrantpatient » chez qui la souffrance psychique occupe le devant de la scène. La manière dont la Suisse accueille les migrants, notamment les réfugiés, renforce la médicalisation ou la psychologisation de ces déplacements de populations dus à des problèmes économiques, politiques ou à la guerre. Effectivement, comme nous l’avons indiqué alors qu’il était question de demande, pour ne pas être refoulés, nombre d’entre eux se rendent dans des consultations médicales, psychiatriques ou psychothérapeutiques et notamment à Appartenances afin d’obtenir un certificat pouvant être présenté aux autorités afin d’obtenir, sinon l’accueil, au moins un délai avant l’expulsion. Face à la menace de renvoi, la maladie est alors une sorte de bonus. Produire cette analyse en insistant sur la réduction du politique au psychique et, de plus, au psychisme malade, ne nie pas les souffrances des migrants et la nécessité de tout tenter pour les soulager. Il veut juste montrer à quel être le dispositif et les pratiques psychosociales s’adressent. Nous pourrions d’ailleurs étendre cette analyse à toutes les pratiques inspirées de la psychologie occidentale.
Modélisation
5Nous l’avons vu, les théories que nous avons appelées « officielles du malheur » ne suffisent pas à expliquer les actions langagières des thérapeutes et leurs manières de construire des significations. Leurs pratiques ne peuvent être comprises comme la simple mise en application de théories. Pour comprendre la diversité des éléments qui déterminent une action thérapeutique nous allons plutôt parler de modèles et de modélisation. La modélisation consiste en une tentative de rendre compte des phénomènes complexes parce qu’aléatoires, irréguliers, imprévisibles tels qu’ils se présentent dans la consultation thérapeutique. Un modèle, produit du processus de modélisation, a pour ambition de saisir l’événement dans sa singularité. Dans le champ des professions psychosociales, il n’est pas qu’un agencement de concepts permettant de décrire et de comprendre, il implique l’intervention. Sa pertinence se mesure dans sa capacité, non seulement à fabriquer des discours sur la vie des individus, mais à modifier quelque chose dans le cours de ces vies. Ainsi, les fonctions descriptives et actives du modèle ne peuvent être définitivement séparées. Pour le différencier des théories, le modèle peut être défini comme ce qui permet de stabiliser et de fiabiliser les descriptions et les actions, c’est-à-dire les pratiques qui unissent les unes et les autres.
6Dans le processus de modélisation intervenant sous la pression des questions concrètes du type « que devons-nous faire avec cette personne ? », les théories du malheur convoquées afin de fournir des repères stables et fiables deviennent méconnaissables ou à peine reconnaissables. Cette transformation qu’à première vue on pourrait considérer comme le signe d’une incompétence ou d’une difficulté des praticiens à user rigoureusement de théories est ensuite apparue comme une nécessité liée à ce que réclament d’eux les situations avec lesquelles ils ont affaire. Leur singularité de même que leur complexité imposent un « bricolage ». Ce terme n’est pas péjoratif, il est revendiqué de leur part, parce qu’il décrit fort bien la manière dont ils règlent la lancinante question du rapport entre théorie et pratique. S’ils placent leurs pratiques sous le signe du bricolage, il importe, dès lors, de ne pas lire ce qu’ils font sous l’idéal d’une pure application de pures théories.
7Pour répondre aux questions posées par la biographie et les comportements des personnes auxquelles sont destinées les pratiques psychosociales, le modèle a besoin de repères fiables et stables. Il les emprunte notamment aux sciences humaines, mais il inclut également, sans toujours le savoir, des valeurs morales, des règles de vie, des éléments d’expérience, des stratégies d’action. Il articule ces composants de telle manière qu’il prend un aspect « compact » (Nathan, Stengers, 1995). Ce compactage a pour effet qu’il résiste à l’analyse et, qu’une fois effectué, il est difficile, voire impossible, de dissocier ses composants. Nous ne pouvons que décrire ce qu’il permet de description et d’action. Le modèle fait exister sur un mode problématique la mise en œuvre de connaissances, notamment scientifiques, dans des pratiques psychosociales. Selon la définition proposée, un modèle est une construction locale réalisée en réponse à des questions locales. En ce sens, s’interroger à propos du modèle construit à Appartenances permet de comprendre la spécificité des pratiques proposées par cette institution.
8Le modèle que nous avons vu à l’œuvre à Appartenances n’est pas un modèle ethnothérapeutique ou ethnopsychiatrique au sens où Nathan l’entend. Les praticiens refusent presque tous de qualifier leurs pratiques en usant de ce préfixe « ethno ». Ils cherchent avec tous les patients à construire des significations intelligibles pour eux comme ils le feraient avec toutes personnes, qu’elles soient étrangères ou non. La différence culturelle n’y change rien. Ils ne tentent pas à tout prix de construire des significations dans les champs sémantiques propres aux diverses cultures des migrants. Le dispositif concret constitué par les entretiens face à face entre un patient et un thérapeute, avec parfois un traducteur, la durée des séances limitée à environ une heure, l’absence de représentants du groupe social ne favorise pas la recherche de significations valides dans la culture du migrant, disent-ils. Le rôle du traducteur en tant qu’informateur culturel peut effectivement rapprocher leurs manières de faire des pratiques ethnopsychiatriques. Cependant, comme le disent les praticiens, leur modèle produit des interventions qu’ils appellent « culturellement éclairées », c’est-à-dire prenant en compte les cultures des patients sans nécessairement produire des significations qui seraient valides dans ces diverses traditions. Un modèle culturellement éclairé donne le droit aux migrants-patients de s’exprimer et d’être soignés dans leur langue d’origine, c’est-à-dire de se faire comprendre par le thérapeute et de le comprendre. Le rôle du traducteur conçu comme celui d’un informateur culturel pouvant donner des informations sur les significations et les pratiques valides dans la tradition du migrant participe de ce modèle culturellement éclairé. Pour les praticiens, être culturellement éclairés permet de faire une alliance avec le patient en lui indiquant que l’on ne discrédite pas ce qui provient de sa culture. Cette alliance apparaît comme essentielle au développement du processus thérapeutique et à son efficacité.
9Le modèle à l’œuvre à Appartenances est caractérisé par des pratiques tentant de « décoller » le symptôme de la personne, même si la réduction de l’être à son psychisme contribue parfois à identifier un individu au trouble psychique dont il souffre. Cependant, les thérapeutes cherchent à identifier un élément tiers ayant causé le problème ou le désordre. Ce peuvent être des ancêtres, des esprits, mais encore des événements comme la guerre, la torture, la misère. Ainsi, la personne n’est pas responsable de ce qui lui arrive. Elle n’a pas fabriqué son malheur elle-même et, dès lors, n’a pas à en éprouver une quelconque culpabilité. Mais nous avons aussi vu que ces tentatives de décollage par l’identification d’un agent externe sont soumises à des contraintes à penser provenant des théories officielles du malheur valides en Occident et qui procèdent notamment par la mise en catégories des comportements jugés indésirables. Ces derniers sont alors compris comme relevant de troubles de l’économie psychique des sujets.
10L’étude de Hell (1999) sur le chamanisme attire l’attention vers la technique thérapeutique conçue comme technique d’influence qui, selon lui, est le « dénominateur opératoire commun à toutes les thérapies efficaces » (p. 344). Déjà Georges Ganguilheim indiquait que « s’agissant de remèdes, la façon de donner vaut parfois mieux que ce qu’on donne » (1978, p. 13). La façon de donner résume l’influence dont le praticien use plus ou moins délibérément à l’égard du patient. Du point de vue de l’efficacité de l’influence, il ne semble pas y avoir de différence entre la médecine traditionnelle ou le chamanisme et la médecine occidentale. L’efficacité thérapeutique du modèle d’Appartenances ne semble pas faire exception. Selon cette idée, la réduction du symptôme dont souffre le patient-migrant, l’amoindrissement ou la disparition de sa souffrance, le transfert de ses frayeurs ou de ses peines sur un autre substrat est le résultat d’un processus d’influence. Que tant l’intervenant que son consultant s’en rendent compte ou non ne change rien à l’efficacité de l’influence.
11Il est probable que, chez nous, la position sociale du praticien, ses diplômes, sa maîtrise du discours scientifique, la solennité de la consultation et le sérieux de l’ordonnance sinon l’inintelligibilité des signes et des mots dont elle est rédigée participent de ce processus d’influence. Cependant, dans bien des cultures, l’influence procède selon d’autres vecteurs. En effet, dans bien des traditions chamaniques, comme le dit Jean Benoist : « Le pouvoir attribué à un thérapeute s’accroît à mesure que l’on descend les échelons de la hiérarchie du prestige et du pouvoir social » (1993, p. 345). Il est évident que le modèle construit à Appartenances ne va pas, afin qu’il soit significatif pour toute une série de migrants, jusqu’à réclamer des thérapeutes qu’ils occupent la position sociale la plus basse possible où ils ne recevraient aucune reconnaissance.
12Un autre phénomène pouvant limiter l’efficacité thérapeutique des praticiens d’Appartenances est le caractère privé des consultations. Si on les compare avec les cures chamaniques, on peut relever que ces dernières semblent avoir besoin d’un substrat public, d’une adhésion collective aux rituels de transfert de frayeurs ou de transferts de peines (Hell, 1999). Le lieu thérapeutique du chamanisme est ce que l’on pourrait appeler un « culte » et le chaman, allié des esprits, bien qu’occupant une position basse, appartient pleinement à sa communauté. Les jeux d’influences paraissent ainsi amplifiés par la présence physique du groupe.
13Nous avons écouté les pratiques psychosociales ou thérapeutiques, nous avons parlé avec les intervenants et il en ressort clairement le refus de modéliser des techniques d’influence afin d’en user délibérément. L’un d’eux déclare que sa manière d’agir consiste à : Jeter des poissons dans un fleuve, et le patient il les prend, certains sont bons, il les bouffe et ça va mieux et les autres il les jette à l’eau. En gros je fais ça. Il y en a certains qu’il prend et il va mieux. Ce qu’on fait consiste à pouvoir laisser émerger l’autre, ce qui n’est pas toujours évident car l’autre vient d’un pays dominé. Laisser autrui prendre dans les propos de son thérapeute ce qui est bon pour lui est une manière de refuser de l’influencer. Cependant, si effectivement nos interlocuteurs admettent que l’influence constitue un vecteur de la guérison, ils refusent de la construire en tant que technique. On peut voir là le prolongement du refus de Freud d’user de l’hypnose et de sa volonté de créer un dispositif duquel l’influence est sinon exclue, en tout cas contrôlée. Cependant, on peut voir dans l’alliance qui doit s’instaurer entre thérapeutes et patients sur des éléments de la culture de ces derniers un processus duquel l’influence n’est pas absente. Il s’agit effectivement de le persuader que son univers n’est pas étranger à ceux qui veulent soigner son esprit.
14Le modèle construit à Appartenances est le suivant :
15Ce modèle peut être schématisé en distinguant les principes constitués par des valeurs et des éléments théoriques, le dispositif et les actions commises par les thérapeutes.
Intégrer soins et politique
16Le modèle construit à Appartenances et défini comme étant culturellement éclairé est délibérément inscrit dans la tradition psychothérapeutique occidentale. D’une certaine manière, il contribue à faire de tous les malheurs qui affectent les humains, dont la migration et ses causes font partie, un problème psychologique. Nous ne mettons nullement en doute l’efficacité thérapeutique du dispositif et des praticiens, mais nous aimerions conclure en développant le problème sur un plan politique, ce que nous avions esquissé lorsqu’il était question de décoller le symptôme de la personne. Pour ne pas réduire le politique à des troubles psychiques, pour ne pas oublier la souffrance des migrants, pour que la frayeur qu’ils portent à la suite de la guerre, des violences politiques, du racisme et de toutes les autres formes de tyrannie puissent se montrer, Appartenances a un rôle à jouer et le joue déjà. Certes, comme nous l’avons montré, l’institution est prise dans un champ de forces représentant autant de contraintes à nier l’altérité radicale de l’individu et à vouloir le penser en des termes autant universels que monotones. Une des questions est de savoir si les thérapeutes d’Appartenances sont des sédentaires attachés au territoire de leurs théories et de leurs pratiques ou des nomades pouvant se déplacer d’un territoire qui leur est familier à un autre qui l’est moins. Le modèle « culturellement éclairé » indique déjà une forme de nomadisme. Comme le dit Stengers, le nomade accepte « de se détacher de ce qu’il croit afin de le mettre à l’épreuve et d’aller là où le mène le problème » (1997, p. 85). Le nomade se distingue du sédentaire par les risques qu’il prend à chercher ce qui mettra en péril ses convictions. Les problèmes rencontrés par les migrants mènent le thérapeute-nomade là où ce qui leur arrive de malheur, mais aussi de joie, revêt une signification, c’est-à-dire en un lieu précis, en un champ sémantique singulier. Mais le problème de ceux qui viennent le consulter mène aussi le thérapeute-nomade dans un lieu incertain, à l’intersection de plusieurs cultures, là où se bricolent des significations. En effet, comme le disent les praticiens d’Appartenances, certains migrants ont connu des médecines traditionnelles dans leurs pays d’origine, mais ils ont aussi connu, là-bas et ici, la médecine occidentale. Certes, ils ont pu insérer la médecine occidentale, sa terminologie, ses techniques, ses médicaments dans le système explicatif propre à leur tradition, mais on peut penser que la « pureté » de la signification valide dans une culture ancestrale n’existe plus vraiment. Cette forme de bricolage impose d’autant plus le nomadisme aux intervenants psychosociaux se méfiant des explications universelles qui transcendent les cultures et violentent l’altérité d’autrui. En définitive, au-delà des différences culturelles, c’est le risque de la rencontre d’autrui qui est refusé ou pris.
17Le nomadisme est aussi une question politique car il s’agit de savoir comme faire passer les problèmes spécifiques et les aspirations singulières des migrants auprès de ceux qui ont pouvoir de décider de leur sort : les politiques et les hauts fonctionnaires notamment. Les thérapeutes d’Appartenances savent très bien ce que sont ces problèmes et ces aspirations, mais sont pris dans une contradiction existant entre les pratiques thérapeutiques privées et liées à la règle de confidentialité et les pratiques publiques auxquelles la politique appartient. La difficulté est augmentée par la quasi-surdité des majorités gouvernantes à l’égard de ces problèmes et aspirations.
18Le diplomate pourrait servir de modèle à ces pratiques de passage, car ce type de personnage ne parle pas de la même voix que ceux qu’il représente, il est un intercesseur. En effet, le thérapeute n’est pas du côté des migrants. Souvent il n’appartient pas à leurs cultures et n’est pas un initié comme peuvent l’être les sorciers ou les chamans. La diplomatie requiert la capacité de traduire les conditions d’existence et les aspirations de ceux que l’on représente dans des termes intelligibles pour ceux qui ont à les entendre. Mais le diplomate doit aussi rendre compte auprès de ceux qu’il représente de la manière dont il a traduit ce qu’il a appris d’eux. Il a affaire à des humains singuliers capables de refuser ses propositions, de réagir à ce qu’il fait et dit, même en leur nom. Bien que des pratiques diplomates existent parfois, il semble qu’il faille encore inventer leurs conditions d’exercice. Elles exigent que le diplomate soit reconnu, tant par les migrants que par les politiques, comme étant capable et autorisé à traduire et habilité à le faire. Mais reste la question de fond qu’il ne nous appartient pas de régler : un thérapeute peut-il être un diplomate au sens où nous l’entendons ? L’analogie entre les pratiques sorcières ou chamaniques et les pratiques thérapeutiques occidentales peut indiquer, sinon une solution, au moins une piste de réflexion. Le guérisseur, le chaman, le sorcier officiant dans les sociétés dites traditionnelles est un intercesseur ou un diplomate traduisant la langue des humains dans la langue des esprits ou de la surnature. Mais notre tradition ne laisse plus beaucoup de place à ces entités vivant dans un monde au-delà du nôtre. Comme le dit Stengers, l’Occident a inventé la cité et notre tradition se caractérise par le « politique » (Nathan, Stengers, 1995, p. 155) et, dès lors, la diplomatie doit s’exercer, non entre les humains peuplant le monde naturel et les esprits peuplant le monde surnaturel, mais entre les migrants et les instances qui gouvernent la cité.
19Dans la cité comme dans la cure thérapeutique, le langage de clarification des contrastes dont parle Taylor s’impose. Ce langage permet de formuler les variations possibles de l’humanité de telle manière que les formes de vie des migrants et les nôtres pourraient être toutes deux décrites de façon claire comme des alternatives à l’intérieur de ce champ de variations (1997, p. 208). Ce langage ne nous laisse pas intacts, car il modifie notre autocompréhension et, par conséquent, nos formes de vie, puisque, pour Taylor, compréhension de soi et formes de vie sont interdépendantes. Ainsi, les migrants ont à nous apprendre, par l’intermédiaire de l’activité diplomatique d’institutions comme Appartenances, comment nous vivons et comment nous nous soignons du malheur.
20Nous remarquons encore que nous avons traité thérapeutes et migrants de manière asymétrique. Les premiers ont été « réduits » à leur fonction et à leur rôle et leurs pratiques nous ont renvoyés aux grandes théories de l’esprit et du malheur, aux grandes structures sociales et politiques, aux grandes matrices de l’agir. Les migrants, quant à eux, sont restés personnels et ont gardé un visage qui nous a émus comme il a ému les intervenants psychosociaux. Notre compréhension de l’altérité du point de vue des pratiques a certainement créé cette asymétrie.
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