Chapitre 3. Significations des données brutes
p. 51-71
Texte intégral
Des significations multiples
1A partir de ce que nous avons élaboré comme théorie de la signification en référence à Wittgenstein, Taylor et Foucault, nous allons chercher à repérer dans le matériel recueilli auprès de la consultation ethnothérapeutique les éléments traités en tant que données brutes et quelles significations leur sont apportées. Nous retiendrons pour données brutes ce qui semble faire l’objet d’un accord entre thérapeutes et patients afin qu’un événement soit considéré comme un fait sur la base duquel des significations pourront être construites. Ce fait est ce qui est, en soi, non interprétable. Par contre ce qui l’a causé, ses conséquences on son sens pourront alors être objet de significations multiples, contradictoires ou conflictuelles. La distinction entre données brutes et significations dont nous avons souligné le caractère problématique nous permettra cependant de comprendre si les significations apportées à une donnée brute par le thérapeute et le patient sont univoques ou contrastées. Notre hypothèse laisse entendre qu’une signification univoque, surtout si elle provient du thérapeute, peut être le signe d’une capture de l’altérité d’autrui dans un champ d’énoncés dominants.
2Cependant, nous ne savons pas si cette capture est contre-productive ou nécessaire pour que des effets thérapeutiques puissent se développer. En effet, la capture n’est peut-être rien d’autre que le résultat d’un processus d’influence au cours duquel un individu renonce aux significations qu’il donne à ce qui lui arrive afin d’adopter celles d’une autre personne occupant une fonction particulière comme celle de thérapeute. Et si l’on en croit Nathan (1994) le processus thérapeutique ne serait en définitive qu’un processus d’influence. Nous sommes donc prêts à admettre que le maintien du contraste entre des significations concurrentes, qui est le signe du respect de l’altérité d’autrui, n’est pas productif pour qu’un migrant vive avec moins de souffrances. En ce sens, traiter de significations construites sur les données brutes ne signifie pas que nous pensons qu’il faille absolument qu’elles soient contrastées, mais la question du contraste attire également notre attention sur le processus d’influence qui se déroule entre les partenaires. On peut aussi penser que le fait qu’une personne puisse donner une signification à ce qui lui arrive le rend un peu moins étranger à lui-même. Dans ce sens, la construction de significations a une portée psychothérapeutique, du moins telle qu’on la conçoit en Occident où il s’agit pour le sujet de se posséder soi-même en construisant le sens de sa biographie.
3Travailler sur les significations des données brutes et leur éventuel contraste permet aussi de comprendre comment l’intervenant est « pris » ou préhendé par le dispositif ethnothérapeutique et par les « théories du malheur » admises dans notre culture. Ici encore, le fait que le thérapeute puisse être préhendé tant par le dispositif que par les théories ne signifie pas que son efficacité thérapeutique serait moindre. Les significations données, qu’elles soient le fait d’un individu conscient ou préhendé à son insu, produisent des obligations à l’égard du thérapeute. En effet, les significations dont nous avons dit qu’elles renvoient aux énoncés, c’est-à-dire aux manières dont un champ théorique agence ses objets, à la position du sujet et aux institutions, aux autres domaines de connaissance et à sa matérialité, créent la « vérité » de la maladie ou le trouble dont souffre le migrant de telle manière que l’intervenant puisse opérer sur eux. L’obligation est bien de pouvoir opérer sur ce que les significations ont fabriqué afin de réduire la souffrance du migrant.
4En d’autres termes, la signification apportée à une donnée brute oblige l’action. Mais, dans le cadre de la perspective théorique adoptée, nous faisons aussi l’hypothèse qu’une signification est donnée par un sujet se concevant comme agissant, ce qui revient à dire que la signification est apportée à une donnée brute de telle manière que celle-ci soit accessible à l’action. Nous tenterons donc de comprendre ce rapport étroit entre action et signification, tout en sachant que construire une signification à ce qui arrive au sujet migrant est en soi un acte thérapeutique.
Odeur et sans travail
5Un homme âgé de 58 ans, d’origine tamoule, dit au thérapeute le recevant qu’il a perdu son travail depuis quatre ans et qu’il sent une odeur bizarre au moment de la respiration. Il déclare avoir un problème aux poumons et que cette odeur se manifeste au moment de la respiration. Il ajoute que son médecin traitant a estimé qu’il avait de l’asthme et lui a donné des médicaments pour cela. L’odeur dans la respiration est comprise par l’intervenant comme un problème de santé et il reprend l’idée du médecin traitant affirmant qu’il s’agit d’asthme. Le patient confirme bien qu’il a de l’asthme, et ajoute que c’est la raison pour laquelle il ne peut travailler. Mais il ne peut expliquer la présence de l’odeur bizarre qu’il perçoit en respirant. Par l’intermédiaire du traducteur, il déclare : Je ne sais pas exactement quel est le problème ; j’ai de l’asthme, en tout cas, j’ai de la peine à continuer à faire un travail lourd et j’ai de la peine à respirer.
6L’intervenant pose des questions lui permettant de comprendre quelles sont les causes de l’asthme. Il demande au patient s il a fumé et ce dernier répond : Depuis 20 ans, plus et ajoute qu’avant il n’avait jamais beaucoup fumé et, qu’enfant, il ne souffrait pas d’asthme. Il dit qu’il sent une odeur insupportable venant à la fois de la respiration et de l’estomac et pense que le médecin qu’il est allé consulter lui cache une maladie, ce qui lui cause du souci. L’intervenant demande à quoi ressemble cette odeur et comme le patient a de la peine à expliquer il demande : C’est comme du pourri ? C’est le soufre ? Vous voyez le soufre comment ça senti ? Comme les allumettes. C’est comme l’œuf ? Il répond qu’elle est comme l’odeur des choses pourries et qu’il la sent pratiquement tout le temps. Le thérapeute veut aussi savoir si cette odeur est réelle ou si elle est une illusion olfactive et demande s’il est seul à la sentir ou si d’autres, particulièrement sa femme, la perçoivent aussi. Monsieur répond alors : Ce sont aussi les autres qui sentent et il ajoute que sa femme le lui a dit.
7Les questions de l’intervenant semblent tenter de définir l’odeur et d’en établir le caractère « objectif » ou « réel ». La question est de savoir si l’odeur est dans l’esprit du patient ou si elle est perceptible par autrui ce qui, dans ce cas, certifierait l’objectivité de cette puanteur. Le partage entre ce qui existe dans le monde physique objectif et ce qui existe dans le monde mental subjectif renvoie à une forme du partage distinguant deux types d’institutions de soin : celles qui s’occupent du corps et celles qui s’occupent de l’esprit. Comme nous sommes dans une consultation psychothérapeutique, l’intervenant a certainement besoin de savoir si l’odeur est réelle ou produite par l’esprit du patient. Dans le premier cas, elle relèverait de la médecine somatique, dans le deuxième cas, on peut en parler dans la consultation thérapeutique ou ethnothérapeutique.
8Dans l’entretien, l’intervenant « décide » que l’odeur ressentie par le patient est une donnée brute et ensuite s’intéresse à ses causes. Cependant, comme ce n’est pas son domaine, il n’en cherchera pas les causes physiques « objectives ». Il risquera une hypothèse de type ethnothérapeutique selon laquelle le diable y serait pour quelque chose : C’est un peu comme s’il avait un diable à l’intérieur. Le diable associé à l’odeur de soufre ressentie dans la respiration est évoqué pour expliquer un blocage interne. Cependant, le démon occupe une fonction métaphorique donnant à voir ce qui est caché dans l’organisme. Il sert à représenter des forces invisibles et n’est pas convoqué en tant qu’être avec lequel il faut traiter pour opérer la guérison. Il faut préciser que le patient est catholique et que son fds est en train de devenir prêtre. Cependant, bien qu’un champ de significations religieuses pourrait s’ouvrir, l’idée que le patient soit possédé par le diable n’est pas retenue au profit d’un secret qui affecterait la vie du patient. L’intervenant déclare alors : Dans mon métier, quand quelqu’un me dit ça, je dis qu’il y a un secret, il y a quelque chose de caché, et vous payez maintenant physiquement ce secret. On garde quelque chose dedans et ça pourrit. On dit ça comme ça chez nous.
9Le diable et le secret ne semblent pas être conservés en tant qu’explications possibles par le patient. En effet, il ne répond pas et dit : Ce n’est pas un souci, mais j’ai du souci, ce n’est pas que c’est grave, mais j’ai pensé retourner dans mon pays. Avoir du souci, et non un souci, semble lié au désir difficile à réaliser de retourner au pays. Le lointain chez soi, dont on ne sait ici s’il est encore accessible, renvoie donc à la migration, autre donnée brute qui n’est pas traitée en tant que telle dans cette séquence. Dans un entretien ultérieur, le patient exprimera ce que le départ de son pays a produit de souffrance et de solitude en son être.
10En ce qui concerne l’absence de travail, à cet instant, le thérapeute ne cherche pas de causes à cet état, niais il va plutôt la considérer comme une donnée brute constituant elle-même une cause produisant des effets sur le mental du patient. Il dit : C’est-à-dire depuis quatre ans, plus de travail et vous êtes un peu triste dans tout ça. Au patient qui lui répète qu’il ne peut accomplir un travail lourd, il répond : Mais ne pas faire de travail lourd et ne rien faire du tout, il y a une différence quand même. Depuis quatre ans, c’est long. Quand on reste quatre ans sans rien faire, on peut être déprimé. Vous avez une famille à votre charge ? Ils attendent de l’argent ? Ça vous préoccupe, si vous n’avez pas un peu d’argent ? On va essayer de discuter un peu de vos soucis, parce que vous avez beaucoup de soucis. Peut-être en discutant, ça va vous aider, vous encourager.
11Mais l’absence de travail est mise en relation avec l’âge du patient, mais elle est aussi comprise comme un effet produit par un état psychique, la fatigue. Le thérapeute dit : Vous n’êtes pas très jeune. Le travail est difficile à trouver, et vous êtes aussi fatigué. Dans une séance d’intervision, il exprime la proximité dans laquelle il est à l’égard de ce patient parce que tous deux sont dans la même phase des cycles de vie : Il est en train d’entrer dans un certain âge, et c’est quelque chose de difficile à faire, peut-être parce que moi aussi je suis dans ce quatrième âge, ça nous aide, on est assez proches, il y a trois ans de différence. Il précise qu’il fait allusion au quatrième âge tel que les Indiens le conçoivent : Le premier âge, c’est l’enfance, le deuxième l’adolescence, le troisième c’est l’adulte et le quatrième la vieillesse. Cela se situe entre les rituels de liquidation de ces liens qui se situent au moment où tu as élevé tes enfants, donc entre quarante-deux et cinquante-trois ans en Inde. A partir de là, les gens font quelque chose d’assez extraordinaire, c’est-à-dire qu’ils donnent tout à leurs enfants, toute la gestion économique de la famille tombe sur le dos des enfants et les parents vont à la recherche d’un maître spirituel, d’une guidance spirituelle pour mourir, c’est tout un long voyage qui va vers l’Ashram, le gourou.
12L’espace institutionnel dans lequel se déroule ce dialogue construit la signification de l’absence de travail, soit en la considérant comme cause produisant des effets psychiques chez le sujet, soit comme l’effet de l’état psychique « dépressif » du patient. L’institution thérapeutique offre des soins psychologiques et les significations qui seront données doivent rendre ces soins possibles. Alors que l’absence de travail pourrait être comprise comme un fait économique, politique et social, dans la consultation, elle est construite comme affection du psychisme. Le problème construit en tant que fait psychique concerne la dimension de l’être sur laquelle la psychothérapie est censée déployer son efficacité.
13Les propositions concernant le chômage renvoient à des énoncés mettant en scène un individu solitaire, isolé de son environnement. Si au début de l’entretien l’absence de travail pouvait être la cause de troubles psychiques, maintenant, les problèmes psychiques, en plus de l’asthme, peuvent causer le chômage. L’ordre des causes et des effets est ainsi réversible. La signification de l’absence de travail est aussi construite dans un rapport de proximité d’âge et de questions dans lequel le thérapeute se trouve à l’égard de son patient. Ainsi, les difficultés de ce dernier deviennent également un problème lié à la phase du cycle de vie dans lequel il se trouve. Cependant, on peut remarquer que le « fait social » du chômage affectant les personnes de plus de cinquante ans n’est pas mentionné. Ce pourrait pourtant être construit en tant que cause « externe » à l’individu et dont l’externalité même limite la responsabilité personnelle.
14L’analyse faite à partir des deux données brutes que sont l’absence de travail et l’odeur nauséabonde renvoie à deux champs d’énoncés que sont la médecine somatique et la psychologie. Les phrases prononcées dans ce dialogue renvoient aussi à des énoncés concernant l’organisation des soins en Occident, c’est-à-dire des institutions et des personnes spécialisées dans le traitement des affections du corps et d’autres dans celui des affections de l’esprit. Le chômage, quant à lui, appartient aux champs économique, politique et social. Chômage et odeur sont insérés dans le champ de la psychologique non parce qu’ils lui appartiennent exclusivement, mais en raison que l’un et l’autre ont des conséquences psychiques comme la tristesse et les soucis. Dans cet « espace des problèmes psychiques », sont énoncées des propositions à propos du secret et de ses conséquences de blocage de l’activité psychophysique. A l’intérieur de ce champ, l’intervenant est un thérapeute, sujet occupant la place de celui qui peut, et voire doit, intervenir sur ces troubles psychiques. Le domaine associé de la religion ou de la mythologie produit des propositions mettant en scène le diable, mais ce dernier ne sera pas inquiété par des pratiques d’exorcisme comme cela aurait été le cas si l’espace institutionnel avait été celui de l’Eglise catholique.
Maladie du fils
15Au cours de la première séance, à la demande du thérapeute, une femme turque raconte l’histoire de sa vie, son enfance, ses relations avec ses parents, le décès d’un frère au service militaire, l’incendie de la maison, la rencontre de son mari, le mariage, l’arrivée en Suisse, le travail en usine, la naissance d’un garçon puis d’une fille, la fermeture de l’entreprise, le chômage, la maladie de son fils. Cette biographie s’énonce comme une succession de joies et de peines. L’intervenant cherche alors à établir la chronologie des faits. Ceux-ci représentent autant de « données brutes » s’organisant selon les catégories du bonheur et du malheur.
16Entre la patiente et le thérapeute n’apparaît aucun conflit d’interprétation pour savoir si tels événements sont heureux ou malheureux. Par exemple, en début d’entretien, Madame déclare : Je ne sais pas par où commencer parce que j’ai eu un mariage très beau et on n’a pas eu de problèmes entre nous. Le thérapeute confirme en disant : Bien sûr, votre vie elle est belle comme toutes les vies du monde. De même, la mort du frère et l’incendie de la maison occasionnant la perte des animaux sont conjointement conçus comme de grands malheurs sans que des interprétations différentes soient en rivalité.
17La maladie du fils retient cependant l’attention des interlocuteurs. Madame raconte alors : C’était en avril. J’étais aussi là-bas. Mon fils faisait 1,80 m et 50 kg. Il a quatorze ans, mais il est grand. Alors un jour quand il est rentré, il avait des points rouges sur tout le corps, comme si on les lui avait faits avec un crayon. Et moi je croyais que c’était quelque chose à laquelle il faisait une allergie. Il n’avait aucune démangeaison, parce que je lui ai posé la question. Simplement les points disparaissaient et après ils revenaient. Alors, après cette période des petits points, je me suis aperçue qu’une partie de ses mains devenait noire. Un jour qu’il faisait du handball à l’école, quelqu’un l’a poussé et sa main est devenue toute noire. Il a pris peur et ne me l’a pas dit. Moi, je l’ai vu et c’est justement à cause de cela que je l’ai emmené chez le médecin. Une semaine après on m’a dit de venir en Suisse. Au lieu de l’emmener en Suisse moi je l’aurais plutôt emmené chez le docteur. Alors quand le médecin l’a vu, il a dit de vite l’amener à l’hôpital car qu’il avait une hémorragie interne et ça pouvait provoquer une hémorragie cérébrale. Le point de mort. Le garçon a été hospitalisé treize jours en Turquie et est ensuite revenu en Suisse où le traitement s’est poursuivi. Les médecins des deux pays ont posé le même diagnostic de « thrombose », dit la mère ajoutant que cela est dû à un mauvais fonctionnement de la rate. Sa vie est très altérée par cette maladie, car il doit sans cesse faire attention de ne pas se blesser ou se cogner, ce qui pourrait provoquer des hémorragies.
18Le thérapeute s’en tient à la version médicale telle qu’elle est rapportée par la mère. Dans les trois premiers entretiens, il ne cherche ni les causes de la maladie, ni un éventuel traitement, ni la signification que cette maladie recevrait dans une culture traditionnelle d’origine. Comme la mère, il semble accepter ce que les médecins turcs et suisses ont diagnostiqué et le traitement médicamenteux qu’ils ont proposé. Semblant accepter la répartition instituant les tâches de ceux qui s’occupent du corps physique et ceux qui s’occupent des instances psychiques, il cherche à comprendre les effets psychiques de cette maladie physique. Il déclare en effet : Donc cela a l’air extrêmement difficile pour lui. Parce que c’est l’âge oh les garçons pensent qu’ils sont forts, virils et, pour lui, cela doit être très difficile à vivre.
19La référence à l’énoncé foucaldien nous autorise à dire que ce retour vers le psychisme est l’effet d’un sujet occupant la place de psychothérapeute œuvrant dans une institution de soins psychologiques aux migrants, institution elle-même située dans un espace découpé en deux sous-espaces : soins des corps et soins des esprits.
20L’action thérapeutique s’adresse à la personne présente et dont on cherche à obtenir la demande et l’intervenant va donc s’intéresser à ce qui se passe pour la mère. Dans une séance d’intervision, il dira que la fille lui cause aussi beaucoup de soucis, mais que la rigidité de la mère l’a inquiété et qu’il a décidé de s’adresser prioritairement à elle. Il établira un lien entre deux éléments que nous avons compris comme étant des données brutes : la mort du frère et la maladie du fils. Le thème qui lui permet de mettre ces deux événements en rapport de ressemblance est que l’un et l’autre ont fait appel à la capacité de contrôle de la mère. Dans le passé, celle-ci a dû contrôler ce qui est arrivé à sa propre mère lorsqu’elle a perdu son fils et aujourd’hui elle contrôle ce qui arrive à son propre fils malade comme elle maîtrise la peur et la colère qu’elle éprouve.
21Le thérapeute lui dit avoir remarqué que, lorsqu’elle parlait de son fils, elle était tendue et il ajoute : J’ai vu que votre dos, il commence à faire cccrrr… Il poursuit en disant : Mais je pense qu’il y a une raison pour laquelle vous faites cela comme ça depuis toujours. Il va livrer ce qu’il comprend comme la raison de ses tensions : Je pense qu’en étant une petite fille, quand vous avez vu cette maman qui s’écroule et qui pleure, vous avez tenu en disant : Mais moi je suis forte, il ne faut pas pleurer. C’est normal.
22Ainsi, par la tension physique exprimant la volonté de contrôle, le lien entre le passé et le présent est établi. Le modèle de compréhension psychothérapeutique implique de chercher dans le passé des éléments permettant d’expliquer des affects actuels comme si les événements actuels ou chronologiquement proches, comme la grave maladie d’un enfant, ne suffisaient pas à expliquer la force d’une émotion et la volonté de la contrôler. A la fin de l’entretien, le thérapeute explicite la théorie sous-jacente aux significations qu’il donne à ce qui arrive à sa patiente : Toute la tension que vous vivez, quand vous vivez avec toutes ces tensions avec votre fille et votre fils, ça se marque dans votre corps. Cela devient tendu. Pour vous maintenir la pensée libre il ne faut pas avoir trop d’émotions. C’est tout le corps qui tient, et après cela sort et cela devient incontrôlable… C’est comme pour votre maman. Il ajoute encore : On dit que quand on comprend les mécanismes de la vie, c’est moins lourd. On arrive mieux à comprendre pourquoi on est devenu ce qu’on est et pourquoi c’est devenu si difficile.
23Les données brutes comme la mort du hère et la maladie du fils reçoivent une signification que l’on pourrait appeler « généalogique ». Entre ces deux événements existe un lien qui les unit et qui fait que, si l’on s’intéresse aux affects non exprimés, le plus récent reproduit le plus ancien. Cependant, cette généalogie des affects ne répond pas à la question de Madame se demandant pourquoi ces malheurs lui arrivent alors que d’autres personnes semblent épargnées. Dieu est alors convoqué pour donner sens à cette succession de désastres. Le thérapeute déclare en effet : C’est vrai que c’est un grand souci. Malgré toute la force qu’on a, et même si on croit en Dieu, des fois on se demande beaucoup de choses. On se dit : Pourquoi moi ? Pourquoi cela tombe sur moi ? Sa patiente confirme la force explicative de Dieu : Parce que je pense que c’est le Bon Dieu qui l’a voulu, qui m’a envoyé ça, alors on est obligé de supporter. Elle ajoutera un peu plus tard : Je suis fâchée contre la vie, mais pas contre Dieu. Je suis fâchée, oui mais je me demande simplement pourquoi cela m’arrive à moi. Le thérapeute reprendra encore : Je ne sais pas si on arrivera à tout remettre ensemble, mais comme vous m’avez dit, c’est Dieu qui m’a donné ce souci, mais c’est aussi peut-être pour vous réveiller. Madame confirmera en disant : Cela se pourrait.
24Ainsi la signification de ce qui arrive de malheur à cette femme turque relève de la volonté divine qui n’envoie pas les ennuis pour eux-mêmes, mais bien pour le progrès de sa vie. En ce sens, comme le dit la patiente, c’est le « Bon Dieu » qui l’a voulu et non un dieu pouvant être qualifié de mauvais parce qu’envoyant le malheur pour lui-même et non pour poursuivre une quelconque amélioration de la vie.
25La construction faite à partir de la donnée brute qu’est la maladie de l’enfant ramène à un champ constitué d’énoncés théoriques définissant le psychisme et le rapport entre le corps et le psychisme. Les malheurs du corps comme la maladie, les malheurs occasionnés par la vie, comme la mort ou l’incendie de sa maison, provoquent des souffrances psychiques chez le sujet comme chez son entourage. Ces souffrances méritent d’être traitées en tant que telles et le moyen de ce traitement est l’expression verbale. Celle-ci procède par la construction de la signification de ces événements dans la vie et par catharsis.
26Les propositions du thérapeute renvoient à des énoncés qui délimitent un psychisme affecté, tant par les événements passés que par les événements contemporains, et les réactions à ces derniers ne peuvent être comprises complètement sans retour aux réactions que les événements anciens ont suscitées. Cependant, le sens de ce qui arrive, construit en recourant à la volonté divine, appartient à un champ d’énoncés dont s’occupe habituellement la théologie. Des éléments appartenant à la culture turque ne sont pas convoqués explicitement pour expliquer la maladie du fils, ses effets sur l’entourage ou le souci de la mère. Dans une séance d’intervision, le thérapeute dira que, pour comprendre le sens que la maladie a dans l’histoire de la famille, il a pour projet d’aborder les histoires de mauvais œil, de malédiction, de destin, mais que le début de la relation thérapeutique ne lui a pas paru être le moment propice pour réaliser cette intention.
Prise de médicaments, chute d’une fenêtre
27Un thérapeute reçoit une patiente bosniaque. Après les présentations, il déclare : Moi, ce que je sais de vous c’est quand même, une hospitalisation après un événement grave, une tentative de prendre beaucoup de médicaments. L’événement grave est donc une prise de médicaments. Une parente l’a trouvée et l’a conduite à l’hôpital. Cette donnée consistant à avaler des médicaments est rapidement considérée par les deux partenaires comme une tentative de suicide. La traductrice transmet les propos de Madame en disant qu’elle s’est séparée de son mari, mais qu’ils ne sont pas encore divorcés. Elle ajoute qu’un samedi soir, elle a voulu en finir avec la vie, elle a pris des pilules. Elle traduit alors les paroles de la jeune femme : Je ne sais pas ce qui s’est passé, c’est peut-être le destin qui en a décidé autrement, et c’est une parente qui m’a menée à l’hôpital. C’est pour cela que je suis réveillée. Plus tard elle dira encore qu’elle voulait mourir : Je voulais me suicider par-dessus tout, il n’y avait que ça qui comptait et c’est ça qui me touche. Comment j’ai pu faire, comment j’ai pu aller jusque-là ?
28Pour le thérapeute, la signification de ce geste sera ensuite construite en cherchant dans le passé et le présent des éléments pouvant être compris comme étant les motifs de ce geste. L’autobiographie de sa patiente fournit effectivement nombre d’événements susceptibles d’être interprétés en tant que recelant suffisamment de douleur et de désarroi pour justifier le désir de se donner la mort ou de se comporter de telle manière que l’environnement croie à cette funèbre envie. Les parents de la jeune femme se sont divorcés lorsqu’elle était toute petite et elle a été élevée par ses grands-parents. Elle dit que son enfance a été très, très dure et qu’elle se sentait très seule toujours rejetée et jamais aimée par personne. Après, elle a vécu de près la guerre en Bosnie et dit : J’ai tout vu de mes propres yeux. Ensuite elle s’est mariée, mais la situation qu’elle vit maintenant en Suisse est pire encore : Ici, ce que je vis maintenant c’est beaucoup plus dur, personne ne me comprend, personne ne peut m’aider, je ne sais pas où je me trouve. Elle décrit ensuite le comportement d’un mari qui contribue largement à son désarroi : On était mariés, mais il n’était jamais à la maison, en rentrant du travail, il ne rentrait pas, il allait dans les discothèques et d’autres femmes comptaient pour lui. Elle ajoute qu’elle a dû être hospitalisée parce qu’elle était stressée et souffrait de l’estomac. Elle en impute la responsabilité à son époux : C’est mon mari qui m’a fait tout ça et qui m’a mise dans les dettes que je ne sais pas comment je vais m’en sortir. Il a fait un crédit de 20 000 francs, il s’est acheté une voiture et il est parti et moi je reçois des lettres de ma banque comme quoi c’est moi qui dois rembourser. Et ce n’est pas ma voiture.
29Le thérapeute pense que la prise de médicaments est plutôt un appel au secours qu’un véritable acte visant à mettre fin à ses jours. Il dit en effet : Je crois qu’il y a un moment où vous étiez désespérée, vous aviez l’impression de ne pas être entendue, et dans ces moments-là des fois on fait des signes très forts pour secouer, pour que l’entourage se demande qu’est-ce qui s’est passé, pour qu’enfin vous soyez entendue. Mais elle ne semble pas accepter cette explication et ajoute encore en pleurant : Je pensais aussi que dans l’autre monde, c’était beaucoup mieux. Pour moi c’était un soulagement, je pensais qu’avec ça.
30Les significations du geste consistant à absorber des médicaments sont ici contrastées. Pour la patiente, la vie ne lui apportant pas le bonheur souhaité, il fallait mourir et lorsqu’elle s’est réveillée à l’hôpital, elle déclare avoir été fâchée contre elle-même car elle savait que tout allait continuer comme ça avait commencé, que je continuerai à avoir tous ces problèmes. Pour le thérapeute, il s’agit d’un appel au secours et il faut essayer de l’aider à retrouver de la force afin de ne pas avoir besoin de recourir à de tels procédés. La jeune femme dit que le « destin a voulu qu’elle ne meure pas alors que pour l’intervenant, le destin n’y est pour rien puisqu’elle n’a jamais voulu véritablement mourir ou, si le destin y est pour quelque chose, il désigne non une volonté externe à l’individu, mais des forces internes cherchant à maintenir la vie.
31Dans l’entretien suivant, la jeune femme raconte qu’elle a lait un cauchemar dans lequel quelqu’un l’étranglait. Mais, dans la réalité, sans s’en rendre compte, elle a sauté par la fenêtre. Heureusement, elle habite au rez-de-chaussée et ne s’est pas blessée. Le matin, un homme se rendant à son travail l’a trouvée et lui a demandé ce qu’elle faisait là. Elle est alors revenue à elle et a pu rentrer dans son appartement. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive et dit : Je ne sais pas, ce n’est pas moi, toutes ces réactions c’est bizarre, je ne sais pas ce que je suis devenue, ce n’est pas moi. Elle ajoute qu’elle n’a plus la force de se battre et qu’elle a peur de l’avenir : J’ai peur parce que je suis toute seule, j’ai personne de mon côté, je sais que toute seule je ne pourrai jamais surmonter tous ces problèmes, tout ce que mon mari va m’apporter encore comme problèmes, et aussi ma famille, ils vont tous me tourner le dos et j’ai personne pour me soutenir, pour m’aider. Toute seule je ne peux pas m’en sortir. Elle fait un lien entre sa situation d’abandon actuelle et un autre événement équivalent vécu dans son enfance : C’est maintenant que je vois comment j’ai vécu mon enfance, mon père dès qu’il a trouvé une autre femme et a eu d’autres enfants, moi j’étais finie et j’ai grandi sans personne, toute seule. J’ai pensé à ça toute ma vie, qui n’en vaut pas la peine, j’ai perdu beaucoup d’amis pendant la guerre, j’en ai perdu même devant mes yeux et je ne suis rien de spécial pour subir tout ça, tout ce que je vis maintenant. Avec le thérapeute, elle construit une signification généalogique de ce qui lui arrive actuellement, notamment de sa volonté de mourir. L’abandon, la solitude sont les thèmes qui organisent les diverses données de son existence. Pour le soutenir, l’intervenant propose : Au moins on va essayer qu’ici ce soit un lieu où Ton peut vous aider à penser, parce que c’est vrai que tout se mélange et ça devient impossible à penser.
32Le malheur qui a amené Madame à absorber des médicaments, à tomber d’une fenêtre, selon les versions, soit pour mourir, soit pour attirer l’attention sur elle-même est ici externe : le divorce des parents, l’abandon, la guerre le mariage raté, les dettes, la solitude. Comme on ne peut pas agir sur le malheur lui-même, on peut, par contre agir sur les forces internes de l’individu afin qu’il puisse faire face au malheur. Le malheur ou plutôt tous ces malheurs sont considérés comme des données brutes pouvant en elles-mêmes expliquer le désir de mourir ou de le simuler et inaccessibles aux interventions thérapeutiques. Pour l’intervenant ces « faits de malheur » ont bel et bien une existence hors du psychisme du patient. Cependant, on peut trouver ou retrouver dans le psychisme, notamment en ordonnant le chaos par la pensée, des forces permettant de les affronter.
33La vie de cette femme bosniaque semble frappée de malédiction. Retrouver des forces psychiques permet de lutter contre les effets internes de cette malédiction, mais ne permet pas de la lever. Pour cela, et si l’on suit l’approche ethnothérapeutique, il faudrait localiser hors du psychisme les êtres, ancêtres ou personnes vivantes, et les instances, esprits ou forces surnaturelles, l’ayant proférée et traiter avec eux afin de les amener à renoncer à leur emprise.
Douleurs, cauchemars et guerre
34Lors de la première séance, un patient bosniaque décrit toutes les douleurs et ennuis physiques dont il souffre. Dans sa vie, il a accompli de lourds travaux qui ont, comme il le dit, provoqué une hernie qui a dû être opérée à deux reprises. Il a mal au dos et ressent des douleurs partout qui l’empêchent de travailler et même de jardiner, activité qu’il aimait pourtant bien accomplir. Son épouse présente à la consultation de même que sa fille ajoute qu’il a encore une hernie à l’estomac. Il est pris en charge par l’assurance et comme il ne peut plus se rendre à son travail, il craint que son entreprise en profite pour le licencier. Face à la description de tous ces ennuis physiques, le thérapeute déclare : Par rapport à tout ce qui vous arrive physiquement, je ne suis pas médecin. C’est clair, je ne vais pas intervenir dans ce domaine. Je verrai avec le docteur. (…) Maintenant, j’ai juste une question, les cauchemars que vous avez concernent-ils ce qui s’est passé pour vous avant ou concernent-ils autre chose ? Il ajoute encore : Mais je n’ai pas l’impression que vous soyez assez fort psychiquement pour travailler. La fille du patient prend alors la parole pour insister sur les douleurs physiques de son père : Parce qu’il a essayé de tondre un jour et après il avait très très mal il ne pouvait plus rien faire. Le thérapeute poursuit et insiste sur la dimension psychique du mal-être qui affecte son patient : Physiquement, d’après votre médecin, il faut quand même faire très attention et psychiquement, je vous sens aussi très faible.
35Au cours des deux entretiens suivants, le consultant parle encore de ses douleurs physiques. Il déclare souffrir de mal aux os, de mal aux muscles, il ajoute avoir les mains qui tremblent et des problèmes avec les yeux occasionnant des sortes d’hallucinations. Il rêve d’inondations, d’eau sale. Il entend aussi des voix : Quelqu’un qui gueule, il y a du bruit, comme si quelqu’un parlait dans ma rue. Il sent aussi une odeur, comme si de l’huile brûlait dans la cuisine. A plusieurs reprises, l’intervenant sollicite son patient afin qu’il raconte ses cauchemars. Dans une séance d’intervision, il expliquera ainsi son intention : Je pense donner du sens à ses hallucinations. Qu’est-ce qu’elles signifient, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est vrai que l’eau sale chez les Bosniaques c’est vraiment des rêves de mort et de saleté. On va essayer de se laver, on va essayer d’avoir de l’eau claire, si on arrive à ce qu’il se baigne dans de l’eau claire, c’est bon, on aura réussi, j’aurai réussi.
36Les significations des troubles données par le patient et sa famille et celles qui sont données par le thérapeute sont contrastées. Pour les premiers, Monsieur souffre de problèmes physiques occasionnés par la dureté des conditions de travail. L’intervenant ne réfute pas cette explication, mais comme il n’a pas accès aux douleurs du corps, celles-ci sont prises en compte dans la séance uniquement en tant que causes d’autre chose. Il déclare : Ça a commencé par des douleurs physiques et puis après c’est devenu de la nervosité. Malgré les tentatives du thérapeute de le faire parler de ce qui provoque les douleurs physiques comme les souvenirs de la guerre, le patient revient toujours aux maux qui affectent son corps. En séance d’intervision, l’intervenant dit : Et c’est toujours la même chose, on évoque ça (la guerre) un petit moment, pouf, il fond en larmes et après il repart sur le corps, pouf, c’est le corps, j’ai mal là, j’avais ça, pis j’ai été chez le médecin, j’ai fait un scanner, comme si on était embrouillé dans le corps, toujours en train de repartir sur le corps. Le fait de parler des souffrances qui affectent le corps est conçu comme un obstacle ou une résistance à la psychothérapie.
37Plus tard, le thérapeute apprendra que son patient se réveille en ayant la sensation d’avoir quatre bras et quatre jambes, qu’il est certain qu’une inondation envahit la maison et qu’il rêve avoir un accident de voiture et qu’il ne peut plus sortir du véhicule malgré l’aide de personnes présentes. En dépit des efforts de l’intervenant visant l’émergence de problèmes psychiques, les membres de la famille migrante présents dans les séances ajoutent sans cesse de nouveaux exemples de douleurs physiques éprouvées par le père. Cette énumération renforce le contraste existant entre des significations psychiques traitables au sein de l’institution ethnothérapeutique et des significations physiques qui seules semblent compter pour la famille, mais non traitables en ce lieu.
38Après le long recensement de toutes les douleurs physiques du patient, le thérapeute demande s’il n’y a jamais eu d’autres moments dans sa vie qui ont ressemblé à ce qu’il vit maintenant. Cette question incite Monsieur à parler de la guerre en Bosnie. Il dit avoir été dans un camp et pensé que son fils était mort. Il décrit les grenades qui explosent, les hommes se faisant tuer devant ses yeux. Plus tard, il précisera : J’ai été dans un camp, et on était dans un barrage, on ne pouvait plus ni en avant ni en arrière, il y a eu des grenades de tous les côtés, j’ai vu beaucoup de morts, mais comment on peut expliquer qu’à cette époque-là, je ne réagissais pas comme je réagis maintenant, j’étais plus fort. Des militaires sont venus avec des masques à gaz, ils ont frappé à la porte, ils sont entrés et ont demandé des armes. J’ai dit que je n’avais pas d’armes, et un autre a dit qu’il prenait mon fils afin qu’il montre où sont les armes. L’homme qui était à côté de moi m’a donné un coup de fusil derrière la nuque, je suis tombé en bas des escaliers, et là ils ont pris mon fils. Ils sont sortis derrière la maison, et je l’entendais hurler, ils le battaient, ils sont restés là quelque temps, et je les entendais dire “toi tu t’occupes du vieux et moi je m’occupe du gamin” et là ils sont venus dedans et ont dit qu’ils reviendront une autre fois. Quand je suis allé chercher mon gamin, il était noir. Il n’était pas bleu, il était noir. Quelques jours plus tard ils sont revenus et ont ramassé tous ceux qui étaient capables de faire la guerre, les gens entre 16 et 60 ans, ils les ont mis dans un bus, il y avait énormément de gens. Dès qu’il y avait une personne qui avait peur, qui disait quelque chose, il se faisait tuer, devant mes yeux. J’ai vu beaucoup de gens qui se sont fait tuer. Ils étaient masqués avec des lunettes noires, et les gens se faisaient tuer comme si ce n’était rien du tout. J’ai reconnu mon voisin, ils l’ont emmené derrière un camion, j’ai entendu hurler, et quand il est revenu, il se tenait la tête, il avait la tête toute cassée, elle était tout en sang, et ils disaient qu’il leur avait menti, qu’il avait dit qu’il avait 70 ans alors qu’il en a 67, pour ces trois ans, ils l’ont battu à mort et ils ont dit qu’ils reviendraient cette nuit, et effectivement ils sont revenus à 5 heures du matin, ils l’ont pris et l’ont tué devant mes yeux. Le narrateur de ce terrible récit ajoute que, pendant la guerre, il n’avait pas peur comme maintenant, que c’était moins douloureux que cette dernière année catastrophique qu’il vient de vivre.
39Pour le thérapeute, les symptômes actuels expriment les peurs anciennes éprouvées pendant la guerre. Il dit à son patient : C’est vrai que ça fait beaucoup de morts. Pendant un moment, on résiste, on essaie de tenir et puis tout d’un coup ça craque, pour d’autres raisons, ça craque, et puis ça sort, tout à coup il y a d’autres raisons et ça sort. On avait réussi à tenir, tout ce qu’on avait construit comme château, parfois il suffit d’une petite chose et puis le château s’écroule et c’est difficile à reconstruire. Plus tard, il ajoutera : Mais j’ai l’impression qu’il y a deux choses, il y a peut-être tout ce passé, toute cette guerre, vous avez réussi à fermer un peu la blessure et de ne plus penser, je ne sais pas comment vous avez fait. Et puis, si on n’arrive pas à bien nettoyer, à sortir un peu toutes ces horreurs, ça fait comme une infection qui se développe et puis ça va ailleurs. Peut-être qu’il y a de ça, tout d’un coup un accident, la maladie, les opérations, ça a tout d’un coup tout réveillé.
40Ainsi, la signification des douleurs physiques, des cauchemars est à construire en établissant un lien avec les terreurs éprouvées en situation de guerre et restées bloquées dans l’organisme, n’attendant qu’une occasion de s’exprimer. Cette explication n’est pas rejetée par le patient qui dit : Tout est possible, mais je ne sais pas, je ne peux même plus regarder le téléjournal, je ne peux pas parler des choses qui se sont passées. Pourtant, il continue de parler de ses peurs actuelles, notamment celle du cancer.
41Dans ces entretiens, le partage du physique et du psychique éjecte les douleurs du corps endurées par cette personne hors de l’institution psychothérapeutique ou ethnothérapeutique. Par contre, les effets psychiques de ces douleurs de même que les cauchemars ou les hallucinations peuvent être traités. L’hypothèse forte émise généralement par les thérapeutes d’Appartenances énonce que des émotions occasionnées par la situation de guerre et toutes les violences qu’elle implique ont été « congelées » dans l’être du patient. La technique thérapeutique vise alors leur décongélation et leur expression afin de libérer l’organisme de toutes les tensions qui le bloquent et produisent cauchemars et douleurs physiques. L’accès aux troubles physiques passe ici par l’expression verbale et cathartique des émotions. Mais cette intention se heurte à l’insistance de Monsieur et de sa famille à ne parler que des douleurs physiques. Se marque alors un fort contraste entre les propos du patient et de sa famille et ceux du thérapeute, contraste qui n’est pas traité en tant que tel. L’espace énonciatif dominant est celui de la psychologie instituant le « sujet psychique » en construisant l’ensemble des événements de la vie et de l’être de telle manière qu’ils deviennent des événements psychiques accessibles à la psychothérapie. Au cours de ces séances, les événements retenus de manière privilégiée pour construire le psychisme sont des événements passés au détriment d’événements actuels. Dans ce cas, le passé semble détenir une puissance explicative plus grande que le présent.
Peur de l’autorité
42Une femme originaire d’Amérique latine, réfugiée politique en Suisse, dit à son thérapeute qu’elle a un problème pour faire face à l’autorité. Elle ajoute : Chaque fois que je dois me confronter à quelqu’un qui représente l’autorité, ça me bloque. Cette difficulté est retenue par la patiente et l’intervenant et prend valeur de donnée brute. Ensemble ils construiront la généalogie de cette peur pour découvrir que son apparition date du premier mariage de Madame. A la question : Ce genre de situations, vous les rencontrez depuis quand ? elle répond : Depuis que je suis mariée. Quand je vivais seule, je me rappelle lorsque j’étais étudiante, je gérais ma vie assez bien, j’aidais même mes copines. C’est depuis que je me suis mariée. C’était toujours mon copain, mon mari qui faisait tout au niveau administratif. Tout ce qui est papier, c’était lui. Elle acceptera le commentaire du thérapeute disant : Et puis à un moment, vous n’êtes plus avec votre mari et c’est là que vous devez faire ces choses-là vous-même et vous avez comme perdu l’habitude de le faire. Elle établira aussi un lien entre la difficulté qu’elle éprouve actuellement et ce qu’a pu vivre sa mère : Ma mère a vécu la même chose. Mon père était décédé, c’était aussi un homme à tout faire, c’était lui qui s’occupait de tout, ma mère ne savait même pas utiliser l’argent. Et tout à coup, l’autre jour, je me suis retrouvée, j’ai dit que je suis dans la même situation que ma mère à ne pas savoir gérer la vie parce que quelqu’un avait tout fait pour elle.
43Dans la séance, la signification de la peur de se confronter à l’autorité est construite en tant que reproduction par la patiente d’une difficulté que sa mère avait elle-même éprouvée. Ensuite, divers événements seront mis en relation pour comprendre la manière dont des phénomènes se reproduisent au cours de sa biographie. Ses deux maris sont ainsi décrits comme des hommes « machos » ressemblant en cela à son propre père, décrit comme étant rigide et autoritaire. La donnée brute retenue étant la difficulté et la peur d’affronter l’autorité, l’intervenant construit alors une signification généalogique en retraçant l’histoire du problème. Cependant, cette donnée brute « peur de l’autorité » est déjà une interprétation attribuant une signification à une série de faits particuliers comme, par exemple : une quasi paralysie devant un employeur, des chefs, des représentants de l’administration. Ce blocage, ou la prévision de ce phénomène, la fait souffrir. Par exemple elle est tourmentée plusieurs mois d’oser aller demander un document au service des impôts.
44Sur le socle accepté par les deux partenaires et définissant le problème de Madame comme étant la peur de l’autorité est construite une signification causale renvoyant à son père « macho », à sa mère dépendante et incapable de se débrouiller par elle-même et à ses maris. Des événements ponctuant l’histoire de la patiente ont affecté son esprit et causé une peur face à tout ce qui peut représenter l’autorité. Ce fait tenu pour brut est immédiatement admis comme étant un fait psychique interne à la personne. Dans une séance d’intervision, ce trouble affectant l’âme de la patiente sera qualifié de « dépression » par le thérapeute. En référence à la théorie cognitivo-comportementaliste, il précise : Elle se laisse faire par les autres. Pour elle, le schéma cognitif est que les autres me dominent, finalement ils font de moi ce qu’ils veulent.
45Le retour à la généalogie familiale permettant de construire la signification de la peur de l’autorité dont souffre la patiente laisse sous silence des données comme le fait que, dans son pays d’origine, elle a été arrêtée puis emprisonnée et éventuellement torturée. A première vue, et pour autant qu’il faille chercher des causes passées, ces persécutions suffiraient à expliquer ses craintes et blocages actuels. Cet exemple autorise à penser que le psychisme auquel le thérapeute s’adresse dans cette séquence est, avant tout, une instance investie par les expériences familiales se déposant par couches successives, des plus anciennes aux plus actuelles.
Douleurs physiques, nervosité et perte de trois enfants
46Une femme du Kosovo se présente et déclare qu’elle souffre de douleurs « dans le dos, à la tête et dans le corps ». Elle précise : Si j’accompagne mon enfant à l’école et si je reste debout quinze minutes, sans bouger, à ce moment-là, je ne peux plus bouger. Je ne peux plus marcher, ni avant ni derrière, je suis vraiment bloquée. C’est la même chose à la maison. Je ne suis pas comme les autres personnes, c’est-à-dire qu’elles dorment normalement, qu’elles peuvent bouger, se lever, qu’elles peuvent sortir du lit n’importe quand. Moi chaque fois que je dois bouger, ou que je dois aller même aux toilettes la nuit, je dois demander de l’aide à mon mari. J’ai des douleurs, une sorte de blocage, c’est comme si c’était une paralysie.
47Elle complète en disant que son médecin n’arrive pas à donner un nom à sa maladie, ce qui lui cause beaucoup de soucis et la rend nerveuse. Le thérapeute lui demande ce qui provoque cette nervosité et elle répond : Cette nervosité est peut être due à la césarienne que j’ai subie pour accoucher de mon deuxième enfant. Ce fut la même chose pour la naissance de mon troisième enfant il y a trois ans. C’est peut-être ça qui a provoqué la nervosité. Elle ajoute qu’au Kosovo, elle a perdu trois enfants. Mais cette perte ne l’a pas rendue très nerveuse : J’avais toujours l’espoir de faire des enfants, je pensais que ça peut venir encore, alors j’étais calme. Je n’étais quand même pas dans l’état où je suis maintenant. Si ces césariennes n’étaient pas la cause de sa nervosité, d’où pourrait-elle bien venir ? En effet, elle déclare avoir tout pour être heureuse, trois enfants, un mari qui l’aime beaucoup et la respecte. Pas plus, elle ne peut comprendre ses douleurs physiques alors qu’elle ne fait pas d’efforts particuliers. Je veux me sentir mieux, implore-t-elle.
48L’intervenant approuve l’analyse produite par sa patiente, il déclare : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Enfin je suis content que vous disiez que les choses viennent de la nervosité, c’est dans la tête. Il propose : On va voir comment on peut essayer ensemble, les trois (avec l’interprète), de voir comment on peut changer quelque chose dans votre situation actuelle, c’est-à-dire dans votre possibilité, votre capacité à bien vous occuper de vos enfants, à vous sentir un peu mieux dans votre corps, ce corps qui fait très mal, à droite, h gauche, en haut, en bas. Je peux même dire qu’on peut aller plus loin, on peut se dire aussi comment vous pouvez trouver la force de, peut-être, reconstruire une vie au Kosovo, aussi.
49Les données brutes que sont les douleurs physiques, les césariennes et la perte de trois enfants sont traitées comme étant l’origine des problèmes psychiques (c’est dans la tête). Leurs significations sont donc construites en tant que causes produisant des problèmes psychiques. La nervosité qui pourrait être conçue en tant que symptôme physique est ici comprise comme production psychique, c’est-à-dire comme étant accessible à l’action thérapeutique visant l’expression du problème et sa compréhension rationnelle. Pourtant, en intervision, le thérapeute dira qu’elle est impulsive et immature, diagnostic qui, selon lui, rend la thérapie verbale difficile. A son sens, il faudrait agir sur ses comportements. Les problèmes physiques en tant que produisant des problèmes psychiques reçoivent une nouvelle signification. Ils sont transformés en problèmes comportementaux définis en termes d’impulsivité et d’immaturité. Conçus de cette manière, ils deviennent alors accessibles à une thérapie cognitivo-comportementale. Comme dans des situations précédentes, la signification d’une donnée brute est construite de telle manière qu’une action faisant partie des techniques disponibles et maîtrisées par le thérapeute puisse s’effectuer réellement. L’action possible détermine la signification peut-être au détriment de la construction d’une signification pouvant être valide dans l’univers sémantique de la patiente kosovare.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’École et l’élève d’origine étrangère
Genèse d’une catégorie d’action publique
Geneviève Mottet et Claudio Bolzman
2009
Les étudiants d’Afrique subsaharienne
Représentations et discours des acteurs des Hautes écoles de la santé et du social sur les processus et les conditions d’apprentissage
Myriam Graber, Claire-Lise Megard Mutezintare et Théogène-Octave Gakuba
2010
La médiation artistique en travail social
Enjeux et pratiques en atelier d’expression et de création
Francis Loser
2010
La maltraitance en institution
Les représentations comme moyen de prévention
Manon Masse et Geneviève Petitpierre
2011
Mémoire et pédagogie
Autour de la transmission de la destruction des Juifs d’Europe
Monique Eckmann et Charles Heimberg
2011
Le thérapeute et le diplomate
Modélisation de pratiques de soin aux migrants
Claude de Jonckheere, Charles Chalverat, Loïse Rufini Steck et al.
2011
L’ajustement dans tous ses états
Règles, émotions, distance et engagement dans les activités éducatives d’un centre de jour
Kim Stroumza, Sylvie Mezzena, Laurence Seferdjeli et al.
2014
Étudiants du Sud et internationalisation des hautes écoles : entre illusions et espoirs
Un parcours du combattant vers la qualification et l’emploi
Ibrahima Guissé et Claudio Bolzman
2015
L’investigation en psychomotricité
État des lieux en Suisse romande
Bernard Senn et Raffaella Poncioni-Derigo
2003
La question de l’altérité dans l’accueil psychosocial des migrants
Claude de Jonckheere et Delphine Bercher
2003