Chapitre 2. Cadre légal, dispositifs institutionnels et pratiques dans les hes Suisses
p. 33-48
Texte intégral
1Au sein d’établissements d’éducation supérieure, les catégories discutées ci-avant peuvent être source de discrimination tant pour les étudiant.e.s que pour le personnel enseignant ou administratif. Les discriminations dont il est le plus fréquemment question au sein des Hautes écoles, et donc les catégories de personnes le plus souvent concernées par ces discriminations, outre les femmes, sont les personnes d’origine étrangère, ou encore celles vivant avec un handicap. Au-delà de la non-discrimination, dans un contexte de formation supérieure, l’enjeu concerne aussi la reconnaissance des différences des acteurs sociaux impliqués, qu’ils soient étudiant.e.s ou collaborateurs/trices. Nous l’avons vu, certaines institutions ont d’ores et déjà entamé la mise en place d’un nouveau paradigme, élargissant le mandat d’égalité entre femmes et hommes à un mandat qui comprend d’autres catégories. Ces mandats sont toujours fondés sur des références légales et éthiques que nous allons rappeler ci-après.
2Une première base fondamentale, référence universelle pour les principes d’égalité et de non-discrimination, est la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (DUDH).
DUDH – Article 2
1. Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
2. De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté.
3Le système international de protection des droits de l’homme est en constante évolution ; ainsi la DUDH a été complétée par des instruments spécifiques – d’autres conventions internationales relatives aux droits de l’homme – afin de protéger des groupes vulnérables. Les principales conventions concernant précisément les catégories évoquées dans les débats sur le concept de diversité sont :
- La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 (CERD) ;
- La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 (CEDAW) ;
- La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 (CAT) ;
- La Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (CRC) ;
- La Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille du 1er juillet 2003 (ICRMW) ;
- La Convention relative aux droits des personnes handicapées, adoptée en 2006, entrée en vigueur en mai 2008. (Au moment de la rédaction du présent ouvrage, pas encore signée par la Suisse).
LE CADRE LÉGAL SUISSE
Lois fédérales et cantonales
4Examinons maintenant plus en détail les conditions-cadres juridiques suisses qui devraient servir de base à une promotion de la diversité. En tant qu’institutions de droit public, les Hautes écoles spécialisées sont tenues de respecter les réglementations prévalant dans le droit public suisse, tant au niveau fédéral qu’au niveau cantonal. Alors que la Confédération détermine le cadre juridique – d’une part par la Constitution fédérale, d’autre part par la Loi fédérale sur les Hautes écoles spécialisées et l’ordonnance y relative –, les cantons définissent le contenu-cadre à l’aide de leurs propres lois ou règlements cantonaux sur les HES (Pärli et Wantz 2010 : 6). Nous avons déjà abordé dans le chapitre précédent (voir page 21) la base légale fédérale, à travers l’article 8 de la Constitution. Cet article oblige les Hautes écoles à accorder de l’attention à l’égalité. Ainsi, un « tour d’horizon de la Constitution fédérale », effectué par Pärli et Wantz, « montre que la protection des différences de l’être humain constitue non seulement une orientation, une restriction et une tâche de toute action de l’Etat mais également une condition non négociable pour l’enseignement supérieur » (Pärli et Wantz 2010 : 6).
5Notons encore que l’article 15 de la Constitution fédérale interdit la discrimination pour des raisons de religion, en accordant un droit fondamental à la liberté de culte. D’autres lois ont également une portée importante dans les Hautes écoles, notamment pour ce qui est de l’accès aux études et de la diversité des profils d’étudiant.e.s qui en résulte : la Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes (LEg) ; la Loi fédérale sur l’élimination des inégalités (LHand), ou encore les dispositions pertinentes du droit des étrangers (LEtr et ALCP).
Loi fédérale sur les Hautes écoles spécialisées
6Malgré cet ancrage constitutionnel de l’antidiscrimination, à l’heure actuelle, les lois et règlements concernant les Hautes écoles en Suisse ne contiennent pas de référence explicite à la promotion de la diversité, notamment ethnique. Ainsi, la Loi fédérale sur les Hautes écoles spécialisées (LHES) en date de 1995 (état au 13 juin 2006) fixe les principes de base régissant les HES, leur statut et leurs missions. Cette loi concernant les tâches des Hautes écoles précise dans son article 3, alinéa 5 :
LHES – Article 3 al. 5
Dans l’accomplissement de leurs tâches, les HES veillent notamment à :
a. assurer l’égalité effective entre les femmes et les hommes ;
b. éliminer les inégalités qui frappent les personnes handicapées ;
c. assurer un développement économique, social et écologique durable.
7La notion de développement durable est à prendre dans un sens large, incluant des aspects sociaux. (Notons toutefois que, dans les débats contemporains, cette compréhension large du développement durable – par ailleurs contestée par certain.e.s auteur.e.s – n’est pas toujours celle qui prévaut.)
8Une nouvelle loi fédérale sur l’encouragement aux Hautes écoles et la coordination dans le domaine suisse des Hautes écoles (LEHE) doit remplacer les actuelles lois. Cette loi a été adoptée par Parlement le 30 septembre 20117.
LEHE – Article 30. Conditions de l’accréditation d’institution
1. L’accréditation d’institution est accordée aux conditions suivantes :
a. La Haute école ou toute autre institution du domaine des Hautes écoles dispose d’un système d’assurance de la qualité garantissant : (…)
5. la promotion de l’égalité des chances et de l’égalité dans les faits entre les hommes et les femmes dans l’accomplissement des tâches.
9Ce texte reprend par ailleurs la mention de l’effort pour un développement durable. Par contre, concernant les personnes vivant avec un handicap, il est uniquement question de la nécessité d’adapter des locaux à leurs besoins (art. 55).
LEHE – Article 55. Conditions
1. Les contributions d’investissements sont allouées pour les projets de construction qui remplissent les conditions suivantes : (…)
d. ils répondent à des normes strictes en matière de protection de l’environnement et de consommation d’énergie ;
e. ils sont adaptés aux besoins des personnes handicapées.
10Cette loi constitue dès lors une avancée pour l’égalité hommes-femmes, mais ne représente aucun progrès pour les autres catégories (potentiellement) discriminées.
LE CADRE LÉGAL ROMAND ET GENEVOIS
HES-SO et HES-SO Genève
11La règlementation générale de la HES-SO est complexe, car elle est régie d’une part par une convention intercantonale de la HES-SO et d’autre part par des lois cantonales.
Au niveau de la HES-SO
12Au moment de la rédaction de ce texte, les politiques de diversité dans les Hautes écoles ne sont pas uniformisées au niveau romand. Dans les cantons concernés, la politique de la HES-SO est soutenue par des lois cantonales qui comportent des dispositions dédiées à l’égalité des chances. Il s’agit des références suivantes :
- La loi cantonale sur les Hautes écoles spécialisées (LHES-GE) du 19 mars 1998, art. 6 (nous y viendrons en détail).
- L’avant-projet de loi sur les Hautes écoles spécialisées du canton de Vaud (discuté par le Parlement en 2011), art. 10.
- La loi sur la Haute école fribourgeoise de technique et de gestion du 2 octobre 2001, art. 4.
- La loi d’application sur la Haute école spécialisée Valais, du 22 septembre 1999, art. 2.
13Seule la Convention concernant la Haute Ecole ARC (Berne, Jura, Neuchâtel) ne contient pas d’article spécialement dédié à l’égalité des chances.
14Chaque canton travaille sur la base d’un plan d’action « égalité des chances » qui lui est propre, élaboré sur la base du programme fédéral et du plan d’action HES-SO.
15Une nouvelle convention intercantonale HES-SO permettra de répondre aux exigences de la Confédération (en termes de gouvernance, de dispositif d’assurance qualité et du statut du personnel) et permettra aussi d’adapter les structures de la HES-SO suite à sa forte croissance, en termes d’effectifs, de domaines et du renforcement de la recherche appliquée. Le projet de convention a été adopté par le Comité stratégique le 4 juillet 2011. Suite à sa ratification par les législatifs cantonaux, elle devrait entrer en vigueur au 1er janvier 2013. Le texte de la convention aborde les principes d’équité et d’égalité en visant à la promotion de l’égalité des chances à tous les niveaux de l’organisation.
Nouvelle convention intercantonale HES-SO
Article 12. Equité
La HES-SO applique le principe d’équité dans son fonctionnement.
Article 13. Egalité
La HES-SO promeut l’égalité des chances.
16L’examen des directives concernant le personnel révèle quant à lui le souci du Gender Mainstreaming. En effet, même si en principe le cas du personnel de l’enseignement et de la recherche et du personnel administratif et technique est réglé par les dispositifs légaux et les règlements cantonaux, au niveau de l’ensemble de la HES-SO, des documents stratégiques affichent bien le souci accordé à la promotion de l’égalité entre femmes et hommes. Citons ici la « Stratégie égalité des chances HES-SO 2008-2011 » ; le « Plan d’action égalité des chances HES-SO 2008-2011 »8 ; le « Guide pour l’intégration de l’égalité entre femmes et hommes dans la politique du personnel de la HES-SO »9, en date de 2009 ; ou encore, plus spécifiquement concernant le personnel de Delémont, le « Règlement du personnel du siège de la HES-SO » de 2007.
Au niveau de la HES-SO Genève
17La loi cantonale, C 1 26, en vigueur depuis 1998, comprend l’article 6, consacré à l’égalité des droits et des chances entre femmes et hommes. Ce même article précise également, à l’alinéa 4, que les écoles de la HES-SO genevoise prennent aussi des mesures visant à éliminer les inégalités frappant les personnes handicapées (sans donner davantage de précisions).
Loi cantonale sur les Hautes écoles spécialisées (LHES-GE) C 1 26
Article 6. Egalité
1. Dans l’accomplissement de leurs missions, les écoles de formation HES contribuent à la mise en œuvre et à la promotion du principe de l’égalité des droits et des chances entre femmes et hommes, notamment par des mesures positives en faveur du sexe sous-représenté.
2. Elles mettent tout en œuvre pour atteindre l’équilibre de la représentation des deux sexes :
a. au niveau de corps enseignant, des assistantes et assistants, ainsi que du personnel administratif et technique ;
b. dans leurs organes légaux et statutaires.
3. Elles prennent des mesures visant à augmenter, parmi les étudiantes et étudiants, la proportion du sexe sous-représenté.
4. Elles prennent des mesures visant à éliminer les inégalités frappant les personnes handicapées.
5. L’organisation des programmes d’enseignement et de recherche, de même que la promotion de la relève, prennent en compte les spécificités de la condition féminine.
18Une nouvelle loi cantonale sur les HES, dont le but est d’augmenter l’autonomie de la HES-SO Genève, devra assurer une meilleure cohérence et visibilité de la structure genevoise. Le projet de loi devrait entrer en vigueur en 201310.
19Trois articles de ce nouveau texte sont en lien avec la promotion de l’égalité et la gestion de la diversité.
Projet de loi sur les HES-SO Genève (LHES-GE)
Article 3. Egalité
1. La HES-SO Genève contribue à la démocratisation du savoir et promeut l’égalité des chances.
2. Elle garantit l’égalité des femmes et des hommes.
3. Elle encourage la parité dans les fonctions représentatives et de responsabilité. A cette fin, elle prend les mesures adéquates en faveur du sexe sous-représenté et elle tend à atteindre la parité dans chaque organe de la HES-SO Genève.
4. Elle encourage le recrutement et la formation des étudiantes et des étudiants du sexe sous-représenté dans les écoles ou les filières.
Article 6. Respect de la personne et transparence
La HES-SO Genève organise ses procédures et son fonctionnement de manière à garantir les principes de respect de la personne, de transparence, d’équité et d’impartialité. Elle met en place des voies de médiation, de réclamation et de recours dont les modalités sont fixées par règlements internes.
Article 22. Etudiantes et étudiants
3. (…) Pour favoriser l’égalité des chances, la HES-SO Genève autorise les études à temps partiel.
20Dans ce texte, « égalité des chances » fait référence à la démocratisation des études et du savoir ou, autrement dit, porte une attention particulière à l’égalité en fonction des origines sociales. Par ailleurs, par le concept de « Respect de la personne et transparence », l’article 6 pourra être invoqué pour promouvoir la non-discrimination au sens large, même si ses concepteurs l’ont initialement prévu pour combattre le harcèlement et le mobbing. En effet, cet article jette des bases légales très générales pour la diversité en introduisant notamment un changement important : la planification explicite des voies de médiation et de réclamation. L’enjeu du handicap n’apparaît en revanche pas dans la loi, sans mention même dans les commentaires du projet. Il est néanmoins prévu de préciser ultérieurement des mentions spécifiques dans un règlement d’application.
21Le dispositif légal relatif aux Hautes écoles ne donne toutefois aucune indication explicite sur des aménagements à apporter aux conditions d’études telles que l’adaptation du cursus, les modalités d’accès aux études ou les modalités d’examen, même si le fait que, selon les filières, les études puissent être proposées aussi à temps partiel ou en emploi peut faciliter l’accès aux études des étudiant.e.s pauvres, en garantissant leur employabilité (voir art. 12, alinéa 2 de la loi cantonale). De même, le vide juridique et pratique concernant les catégories de l’âge, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle ou encore la croyance religieuse peut être source de tensions au quotidien dans les Hautes écoles. Ainsi, des confrontations peuvent avoir lieu par exemple concernant les examens, dont les dates coïncideraient avec des fêtes religieuses non chrétiennes ou dont la forme ne serait pas adaptée aux besoins d’étudiant.e.s vivant avec un handicap (Pärli et Wantz 2010 : 24).
DISPOSITIFS INSTITUTIONNELS RELATIFS A LA DIVERSITÉ DANS LES HES EN SUISSE
22Qu’en est-il au quotidien de la promotion de la diversité dans les HES en Suisse ? Reflétant la priorité accordée à la catégorie de genre, chaque Haute école suisse – de même qu’en Suisse romande – dispose actuellement d’un bureau d’égalité responsable de la promotion de l’égalité des chances entre femmes et hommes. La conception de la mission de ces bureaux change néanmoins grandement d’une institution à l’autre. Notons d’emblée une différence entre les cantons alémaniques et la Suisse occidentale. Les Hautes écoles en Suisse alémanique ont introduit dès 2009 des postes de responsables chargé.e.s aussi bien des questions d’égalité que des questions de diversité. En effet, le premier poste « conjoint » de chargé.e d’égalité a été créé à la Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften (ZHAW - HES de Zurich) en 200911. Cette instance s’occupe de la promotion de l’égalité des chances, au sens large (genre, conciliation vie privée et vie professionnelle, anti-harcèlement, migration, interculturalité…). Il en va de même à la Fachhochschule Nordwestschweiz (FHNW), où la responsable du service de l’égalité s’occupe également des questions de diversité, même si la notion de la diversité est moins explicitement mise en avant que dans le cas de l’école précédemment citée12.
23En Suisse romande, la « diversité » en tant que notion a semblé longtemps absente de l’agenda institutionnel des HES. Ce phénomène peut notamment s’expliquer par l’influence de la tradition républicaine française – comme nous l’avons vu au chapitre premier –, stipulant que la distinction implique le risque de discrimination. Ainsi, par crainte de discriminer, on hésite en Suisse romande à expliciter une différence, même si c’est pour lui offrir des opportunités particulières.
24Au-delà d’une tradition politique particulière, il faut souligner une différence structurelle entre la Suisse romande et les Hautes écoles alémaniques. La HES-SO est la plus grande Haute école spécialisée de Suisse : tous domaines d’études confondus, elle regroupait à elle seule, en 2011, plus de 17’000 étudiant.e.s en formation de base (bachelor ou master). Il s’agit d’une instance intercantonale : ses vingt-sept écoles se situent dans sept cantons différents (Fribourg, Genève, Jura, Neuchâtel, Valais, Vaud et Berne). Cet état de fait rend la situation de la HES-SO extrêmement complexe car si les étudiant.e.s sont soumis.e.s au même régime juridique, le statut du personnel est régi par les lois et règlements cantonaux, créant des différences importantes au niveau des cantons.
25Or, malgré ces différences structurelles, l’idée semble avoir fait son chemin puisque, au moment où nous terminons cette rédaction en avril 2012, un poste de responsable Egalité et Diversité pour la HES-SO vient d’être mis au concours, poste dont la mission consiste, entre autres, à « intégrer progressivement les questions de diversité dans les activités en faveur de l’égalité des chances ».
PERCEPTIONS DE LA QUESTION DE LA DIVERSITÉ ET DE SES CATÉGORIES AU SEIN DE LA HES-SO
26Malgré la complexité évoquée ci-dessus, et pour tenter de cerner les positions au sujet de la diversité au sein de la HES-SO, nous avons conduit une douzaine d’entretiens avec des dirigeants et responsables d’égalité au sein de la HES-SO (direction, responsables égalité des différents cantons, représentants d’égalité actifs dans des filières diverses). Notre démarche était exploratoire, faute de moyens pour couvrir l’ensemble des responsables. Ces entretiens ont permis de révéler diverses perceptions de la diversité, l’articulation souhaitée ou envisagée entre diversité et genre, ainsi que la pondération respective des différentes catégories de diversité. Dans nos entretiens, nous avons interviewé les personnes dans leur position institutionnelle, mais au-delà du discours institutionnel, toutes nous ont fait part de leur opinion ou de leur expérience personnelle, d’où une ambivalence perceptible entre une « voix officielle », opposable à une perception plus subjective. De facto, comme dans les autres Hautes écoles suisses, le genre est actuellement la dimension la plus fortement mise en avant, tant dans les discours que dans les mesures prises. Cela est notamment reflété par le fait qu’à la HES-SO, étant donné que cette question est également ancrée dans son cadre légal, l’« égalité » semble devenir synonyme d’un souci accordé quasi exclusivement à des inégalités de genre. Pourtant, le résultat de ces mesures ciblant le genre est loin de faire l’unanimité : l’égalité entre femmes et hommes paraît acquise pour les un.e.s et loin d’être atteinte pour d’autres.
27Cependant, au niveau des opinions ou expériences personnelles, il est manifeste qu’une ou plusieurs catégories de la diversité (comme la race, la classe ou l’origine sociale, ou le handicap) préoccupent nos interlocuteurs. Toutefois, les mesures prises à l’encontre des discriminations sont d’ordre réactif plutôt que proactif ; en d’autres termes, c’est souvent suite à un « incident critique », un évènement marquant, qu’une mesure concrète est mise en œuvre et qu’une nouvelle sensibilité s’installe. Cela signifie aussi, par ailleurs, que les personnes concernées par une potentielle discrimination peuvent elles aussi, en se manifestant, faire preuve de capacité d’agir et modifier la situation. Par contre, pour les responsables interrogé.e.s, d’autres catégories, comme la religion ou l’orientation sexuelle, semblent relever de la sphère privée et ne concerneraient donc pas les Hautes écoles. Cette distinction rejoint la division séparant les catégories entre les différences dites « perceptibles », comme le genre, l’origine ethnique, l’âge ou le handicap physique et des différences d’ordre « subjectif », comme l’orientation sexuelle ou la croyance religieuse.
Démocratisation des études
28La réflexion à propos de l’origine sociale semble constituer un cas à part, plus particulièrement dans le canton de Genève. En effet, la question de l’accès du plus grand nombre de personnes à l’éducation (supérieure) représente une tradition cantonale, reflétée au niveau cantonal dans le cadre légal via la loi sur l’instruction publique de 1941.
Loi sur l’instruction publique (LIP) C 1 10
Article 4. Objectifs de l’école publique
L’enseignement public a pour but, dans le respect de la personnalité de chacun :
a. de donner à chaque élève le moyen d’acquérir les meilleures connaissances dans la perspective de ses activités futures et de chercher à susciter chez lui le désir permanent d’apprendre et de se former ;
b. d’aider chaque élève à développer de manière équilibrée sa personnalité, sa créativité ainsi que ses aptitudes intellectuelles, manuelles, physiques et artistiques ;
c. de veiller à respecter, dans la mesure des conditions requises, les choix de formation des élèves ;
d. de préparer chacun à participer à la vie sociale, culturelle, civique, politique et économique du pays, en affermissant le sens des responsabilités, la faculté de discernement et l’indépendance de jugement ;
e. de rendre chaque élève progressivement conscient de son appartenance au monde qui l’entoure, en éveillant en lui le respect d’autrui, l’esprit de solidarité et de coopération et l’attachement aux objectifs du développement durable (93) ;
f. de tendre à corriger les inégalités de chance de réussite scolaire des élèves dès les premières années de l’école.
29Ce souci relatif à la volonté de corriger les inégalités des chance de réussite scolaire traduit avant tout une volonté d’égalité des chances en termes d’origine sociale et reflète les débats intenses des années 1960 à Genève pour diminuer l’inégalité à l’école. Cette volonté a mené à la démocratisation des études, et plus particulièrement à la création du Cycle d’orientation qui a permis au canton de Genève d’avoir depuis lors, le taux de maturités le plus élevé de Suisse. Mais cet article peut aussi être interprété en termes d’égalité en fonction des origines ethniques ou nationales.
30Dans le même article de loi est aussi ancrée l’intégration des enfants et des jeunes ayant des besoins éducatifs particuliers ou en situation de handicap :
LIP – Article 4A. Intégration des enfants et des jeunes à besoins
éducatifs particuliers ou handicapés.
1. Au sens des dispositions de l’article 4 et de la loi sur l’intégration des enfants et des jeunes à besoins éducatifs particuliers ou handicapés, du 14 novembre 2008, l’enseignement public pourvoit à leur intégration totale ou partielle.
2. Chaque enfant et jeune à besoins éducatifs particuliers ou handicapé sera intégré dans la structure d’enseignement ou de formation la plus adaptée à ses besoins et visant à la plus grande autonomie à sa majorité, tout en répondant aux besoins de tous les élèves ou apprentis de la classe.
31Toutefois, cette sensibilité aux inégalités et à l’intégration ne donne pas lieu à des mesures spécifiques à la HES-SO Genève. Pourtant, de manière plus générale, à l’origine, la création même des Hautes écoles spécialisées reflètait une volonté de démocratisation des études. En effet en Suisse, la formation professionnelle constituait auparavant une filière totalement séparée des voies de formation tertiaires. La création des HES offre désormais la possibilité de prolonger des formations professionnelles secondaires et d’apprentissage par des formations de niveau tertiaire (bachelor, master, voire thèse de doctorat). Cela constitue une forme de démocratisation, même si un diplôme universitaire demeure plus prestigieux qu’un diplôme HES.
PRATIQUES DE LA DIVERSITÉ AU SEIN DE LA HES-SO
32Il est important de tenir compte de certaines différences importantes entre la réalité des diverses filières d’étude et des perceptions y liées. De même, le parcours personnel de nos interlocuteurs (leur genre, leur formation ou encore leur origine sociale et ethnique) influence largement leurs priorités et leurs sensibilités. Ces différences, tant en ce qui concerne la réalité des filières que les sensibilités personnelles, expliquent qu’au moment de notre étude différentes démarches informelles en matière de gestion de diversité existaient déjà au sein de la HES-SO. Toutefois, il s’agit d’initiatives individuelles, dispersées et sans ancrage institutionnel.
33Voici un bref aperçu d’exemples d’initiatives proactives :
34Concernant l’interculturalité/la migration :
- Accompagnement personnalisé des étudiant.e.s d’origine étrangère par un.e enseignant.e ;
- Cours consacrés à la sensibilisation à l’interculturalité pour des filières scientifiques ou techniques, où ce type de questions ne fait que rarement partie des branches enseignées ;
- Dialogue avec le personnel administratif autour des différents backgrounds culturels de certains étudiant.e.s migrant.e.s ;
- Organisation de moments d’accueil pour des étudiant.e.s étrangers, tels que soupers, apéritifs, etc.
35Concernant le handicap :
36• Préparation d’une brochure présentant les métiers enseignés dans les HES, en coopération avec des associations de personnes vivant avec un handicap, afin d’informer des contraintes et avantages liés à ces métiers en fonction de la nature des handicaps.
37Concernant la croyance religieuse :
- Organisation des modules de formation et des dates d’examen en tenant compte, par exemple, des périodes de Ramadan pour les étudiant.e.s concerné.e.s.
- Dialogue au sein du corps enseignant concernant le port du voile, afin de désamorcer des situations difficiles.
38Au moment de nos entretiens, la situation est souvent présentée par nos interlocuteurs comme un système de « bricolage », soit une forme de gestion au cas par cas. En même temps, ce bricolage est gage d’une adaptabilité informelle ; ainsi, l’absence de mesures particulières serait donc compensée par une « culture d’ouverture ». D’autres observateurs parleront cependant d’une « culture de l’indifférence », qui ne discrimine pas mais qui ignore.
39Il est intéressant de noter que dans leurs discours, nos interlocuteurs naviguent entre différents niveaux, ne distinguant pas égalité de droits, de chances ou de fait. Nos entretiens mettent en évidence que ce flou conceptuel vient d’une absence de réflexion sur le concept de diversité. La situation de l’entretien suscitée par notre recherche est – pour certain.e.s – un premier déclencheur de réflexion sur un concept qui était non pensé jusque-là. Pourtant, certains exemples de discrimination cités par nos interlocuteur/trice.s illustrent bien qu’ils sont sensibles à la diversité – perçue en termes de discrimination multiple – par exemple, quand il est question des difficultés financières de certains étudiant.e.s migrant.e.s, sans accès au marché du travail à temps partiel et sans ressources familiales.
BILAN PROVISOIRE CONCERNANT LA DIVERSITÉ A LA HES-SO
40Nous observons un décalage entre la perception de la diversité (ou de ses catégories) comme objet d’étude et la gestion de la diversité comme principe de fonctionnement des institutions. Au niveau de la recherche au sein de la HES-SO, on remarque un très fort investissement des concepts de migration, de racisme ou encore d’ethnicité, de même que concernant le handicap – bien qu’à un degré moindre –, notamment via le Centre d’études de la diversité culturelle et de la citoyenneté dans les domaines de la santé et du social (CEDIC). Toutefois, cette effervescence dans la recherche a peu d’influence politique au niveau de l’institution. Ainsi, l’ouverture interculturelle des institutions, l’effort d’interculturalisation reste pour l’instant une philosophie au niveau d’un groupe de chercheurs, acquérant une forte présence dans l’enseignement et dans les publications.
41Au final, au sein de la HES-SO, deux positions semblent se profiler : une première estimant qu’en élargissant le spectre des catégories à protéger, on se focalisera moins sur un seul critère de discrimination et que l’inclusion du genre dans un ensemble plus large amoindrirait – selon certain.e.s – son aspect menaçant de « guerre des sexes ». L’autre position, plus pessimiste, considère que le Gender Mainstreaming n’a pas encore porté ses fruits ; il est donc inutile, voire contre-productif pour l’instant, de changer d’objectif. Selon ces voix, il serait nécessaire de pérenniser les projets qui ont fait leurs preuves au lieu de multiplier des nouvelles initiatives.
42Une autre raison d’être sceptique vis-à-vis du concept de diversité réside dans la difficulté d’imaginer son opérationnalisation concrète. Selon nos interlocuteurs, les compétences utiles et nécessaires pour gérer l’égalité entre femmes et hommes et les enjeux de la diversité ne sont pas identiques. Certaines voix critiques soulignent aussi l’écart entre discours et réalité des moyens à disposition. Les moyens dont disposent actuellement les politiques d’égalité entre femmes et hommes sont faibles, en termes de budget ou de décharge d’heures. Dès lors, ajouter de nouvelles catégories à traiter place les HES face au risque de créer de nouvelles normes trop exigeantes pour pouvoir les appliquer. Pourtant, compte tenu de la reconnaissance de la transformation du profil tant du personnel que de la population estudiantine (notamment, selon les branches, la très forte présence de migrant.e.s parmi les étudiant.e.s), il serait faux de vouloir écarter le concept de la diversité au nom du genre. Toutefois, il est nécessaire de garder à l’esprit que les différentes diversités sont difficiles à traiter sur le même plan. Car l’ethnicité ou la race, le handicap ou l’âge relèvent de réalités et de constructions sociales très différentes, impliquant aussi des enjeux politiques très dissemblables.
43Dès lors, nous constatons que la réponse à la question de savoir comment conjuguer diversité et genre dépend du contexte socio-historique d’une institution, voire même d’un pays donné. En effet, les besoins et moyens peuvent être très différents. Ainsi, à la HES-SO, pour l’heure, les écoles doivent affronter de nombreuses difficultés, notamment celle de la croissance des effectifs d’étudiant.e.s, sans augmentation parallèle des moyens à disposition. Cependant, un argument fort en faveur de la promotion de la diversité reste la reconnaissance de celle-ci comme outil pour combattre la discrimination multiple. Par ailleurs, la HES-SO se trouve aussi confrontée aux exigences de l’internationalisation et portée par une dynamique internationale et de diversité dans le cadre de la signature d’accords européens de coopération (de type Socrates et Erasmus).
44Au final, le souci de compétitivité dans un contexte d’internationalisation pourrait déboucher sur des mesures apportant davantage de justice sociale et de démocratie. On peut donc concevoir la reconnaissance de la diversité comme une posture démocratique à l’ère de la globalisation.
Notes de bas de page
7 Au moment de la mise sous presse de cet ouvrage, la LEHE n'est pas encore entrée en vigueur.
8 Pour en savoir plus : www.hes-so.ch/CMS/default.asp?ID=1547, consulté le 8 décembre 2011.
9 www.hes-so.ch/documents/show-File.asp?ID=3353, consulté le 8 décembre 2011.
10 Le législateur s’est inspiré pour les aspects fondamentaux de la loi sur l’Université, afin de créer un « paysage des Hautes écoles plus unifié ».
11 www.zhaw.ch/de/zhaw/die-zhaw/gender.html, consulté le 8 décembre 2011.
12 www.fhnw.ch/ueber-uns/gleichstellung/gleichstellung-ander-fhnw, consulté le 8 décembre 2011.
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