Chapitre premier. Diversité, égalité, discrimination – les concepts et leur articulation
p. 15-31
Texte intégral
DIVERSITÉ – LES CATÉGORIES A PROTÉGER ?
1L’élaboration de toute politique de diversité présuppose l’établissement d’une liste de catégories à considérer, malgré la difficulté de saisir de manière précise ces dernières. Pourtant, en raison de l’ouverture du concept même de « diversité », il est indispensable de s’y attaquer. Par ailleurs, notamment par le fait qu’il n’est pas possible de cerner ces catégories de manière définitive, il devient impraticable de définir une seule et unique politique de diversité.
2Rappelons ici la polysémie de la notion de « catégorie » : à la fois terme collectif pour une série de réalités vécues, caractéristique d’un groupe donné ou encore outil d’analyse pour aborder des dynamiques au sein d’une organisation donnée. De même, notre utilisation et nos interprétations des catégories dépendent du contexte de leur formulation mais aussi de nos positions.
3Les catégories abordées ci-dessous sont le résultat historique de mobilisations de divers groupes d’intérêt, dont l’impact varie en fonction de la force politique qu’ils représentent. Citons ici l’exemple des groupements homosexuels qui se transforment en groupes contre l’homophobie. Ainsi, leurs revendications, qui se concentrent d’abord sur des enjeux identitaires dans une logique d’introspection, problématisent dans un deuxième temps les violences subies dans une perspective plus extrovertie. Le passage de la première phase à la deuxième est le résultat d’un rapport de force favorable. Ainsi, le fait de passer par la définition d’une catégorie représente une première étape qui permet d’établir, dans un deuxième temps, des revendications et des processus contre les discriminations.
4De manière générale, sous l’appellation « diversité », trois catégories sont couramment mises en avant : l’ethnicité (qui se confond souvent avec le concept de race, de culture ou avec le fait migratoire), le genre et le handicap.
Différence due aux migrations, différence ethnique, nationale, raciale ?
5Le débat sur la diversité « culturelle » porte en règle générale sur ce qui est perçu comme différence, sans qu’il soit toujours clairement défini s’il s’agit de différences dues aux origines nationales ou ethniques ou encore aux appartenances linguistiques ou religieuses. Ainsi, on résume sous la désignation de « différence culturelle » une réalité, sans pour autant spécifier de quel niveau il s’agit : culture nationale, régionale, continentale, culture rurale ou urbaine ?
6Utiliser la catégorie de « migrant.e » ou « issu.e de la migration » est une façon d’échapper à de tels dilemmes en se centrant non pas sur une qualité intrinsèque des groupes concernés, mais sur la modification de leur cadre de vie, sur le mouvement migratoire. Si toutefois la catégorie de migrant.e contient certes une certaine pertinence, il est discutable de transporter sur plusieurs générations celle « d’issu.e de la migration », car cela concerne non seulement, selon les cas, une proportion importante, voire la majorité de la population, mais risque de plus de figer la perception de ce groupe en l’assimilant à la migration de leurs parents ou grands-parents. Parler de migration limite donc la perception d’une société pluriculturelle et plurilinguistique en plein essor et il y a une inadéquation du recours au terme de « migrant.e » au-delà de la première génération (Kappus 2012 ; Eckmann 2008). A ce titre, n’oublions pas que la diversité culturelle ou ethnique peut tout aussi bien se référer à des minorités non migrantes – linguistiques ou religieuses – établies de longue date, ou encore aux minorités dites « du voyage », Jenisch ou Sinti suisses. De même, précisons que les enjeux linguistiques ne concernent pas uniquement les migrant.e.s, mais aussi, en particulier dans un pays officiellement quadrilingue comme la Suisse, l’attention accordé aux autres langues nationales.
7Par ailleurs, on perçoit, dans le débat actuel, un glissement imperceptible des catégories ethniques ou culturelles vers une racialisation de la différence, souvent sans utilisation explicite du mot « race ». Certain. e. s emploient ce terme en suivant Kergoat :
« Race » est utilisée exactement au même titre que classe et sexe, c’est-à-dire comme catégorisation socialement construite, comme résultat de la discrimination, comme production idéologique (Guillaumin 1972). Toutefois, étant donné la charge sociale et historique du mot race, je l’utiliserai toujours en le mettant entre guillemets. Que la solution ne soit pas totalement satisfaisante, j’en conviens. Mais les débats, pourtant soutenus, n’ont toujours pas pour le moment proposé une alternative faisant consensus, théoriquement et idéologiquement, dans le milieu des sociologues. Je fais donc ici un usage stratégique du mot race, lequel renvoie à un concept politique, culturel et social, et n’est évidemment pas à prendre au sens biologique (2009 : 112).
8Il faut noter toutefois, que si cette réserve est fréquente dans le monde francophone, il n’en va pas de même dans le monde anglophone, où le terme est utilisé dans le sens de « race sociale », mais en règle générale sans guillemets, et c’est l’usage que nous suivons dans cet ouvrage.
Genre
9Lorsqu’il est question de politiques d’égalité dans les débats publics, dans un premier temps, elles sont souvent comprises comme politiques d’égalité entre femmes et hommes. Pourtant, le concept d’égalité recouvre des dimensions bien plus larges en réalité et les différences de classes et de catégories sociales ou socio-économiques ne doivent pas être évincées (voir à ce titre les critiques de Michaels 2009). Afin d’éviter cette réduction du concept d’égalité, nous optons donc ici pour le concept de genre (ou gender), qui permet de lire une double articulation : la différence perçue entre les sexes (en termes biologiques, mais aussi sociaux) et une manière de signifier les rapports de pouvoir en jeu. Le concept de genre – « un terrain qui semble fixé, mais dont le sens est fluctuant » (Scott, 1988 : 149) – est un outil utile pour aborder ce qu’on désigne aussi comme « rapports sociaux de sexe », « différenciation sexuelle » ou encore « sexe social »2.
10Dans les travaux en sciences humaines et sociales, le concept de genre sert d’instrument d’analyse en rassemblant sous une seule étiquette un vaste ensemble de différents phénomènes sociaux, psychologiques, historiques, politiques ou économiques, qui reflètent les effets de l’appartenance à l’un ou à l’autre sexe. « Le concept de genre questionne ces phénomènes et ce que l’on perçoit comme naturel, dans l’optique selon laquelle toute production de savoir est traversée par des phénomènes de pouvoir » (Parini 2010). Utiliser ce concept permet ainsi de penser et de déconstruire une technique du pouvoir qui consiste à naturaliser des rapports sociaux, alors que la considération de cette « naturalisation » comme allant de soi a comme effet de rendre invisibles des enjeux de pouvoir sous-jacents.
11Dans certains contextes, le genre est utilisé – à tort – comme simple synonyme de sexe pour signifier une bipartition entre femmes et hommes. Pourtant, une différenciation analytique s’impose entre sexes (en tant que référence à la division de la population dès la naissance en deux catégories perçues comme étant biologiques, distinguant seulement les filles des garçons) et genre (ici au sens de référence à une identité socialement construite, fluide et potentiellement mobile au cours d’une vie).
12Le concept de genre peut ainsi renvoyer à plusieurs approches différentes de phénomènes tels que la construction identitaire, la sexuation des comportements ou encore les rapports et inégalités entre femmes et hommes. Citons à ce titre notamment les mouvements LGBTIQ (lesbiennes, gays, bisexuels, transsexuels, intersexuels, queers), qui peuvent se référer à ce concept pour penser leur expérience et formuler leurs revendications. Le nom même du mouvement met en évidence la diversité des cultures basées sur une identité sexuelle et de genre à l’écart de la norme hétérosexuelle.
Personnes vivant avec un handicap ou personnes avec besoins spéciaux
13Un troisième volet concerne la catégorie des personnes en situation de handicap – certains préfèrent élargir la catégorie en « personnes avec besoins spéciaux », notamment pour souligner que le handicap n’est pas nécessairement (ou avant tout) physique. Il s’agirait donc de prendre en considération également d’autres besoins spéciaux, par exemple ceux des dyslexiques, ou encore des personnes souffrant de troubles psychiques. Cette ouverture de l’attention reflète notamment un refus d’un point de vue médical qui se focaliserait exclusivement sur les seuls aspects des attentes individuelles et propose un examen plus large des préjudices causés par l’environnement social, tout en considérant le contexte comme élément handicapant inscrit dans un processus dynamique plutôt que la déficience en tant que telle (pour plus de détails, voir Lüthi 2012). La discipline des Disability Studies (tout comme le Réseau de recherche international sur le Processus de production du handicap, très actif au Québec) considère le handicap en tant que construction sociale, qui se manifeste dans un contexte spécifique et n’est donc pas absolu. Ce nouveau modèle du handicap, adopté notamment par l’OMS, comprend trois dimensions : celle du corps (ses éventuelles dégradations), celle de l’activité (ses troubles) et celle de la participation (ses restrictions).
14Dans le contexte des Hautes écoles, si l’on considère le cas des personnes vivant avec un handicap physique, force est de noter qu’elles rencontrent de multiples barrières, que ces dernières soient de nature architecturale, de participation ou de communication. Citons ici le difficile accès à certains bâtiments, l’absence (fréquente) de toilettes conformes, des supports de cours inaccessibles ou encore des modalités d’examen inadaptées (voir Kobi et Pärli 2010).
15Comme nous le verrons au chapitre suivant, la catégorie particulière du handicap est pourtant souvent absente des débats et des représentations, malgré l’ancrage légal qui est censé assurer l’accès aux droits des personnes concernées.
Une vision large du cercle des catégories
16S’agissant de « diversité », tant dans les politiques que dans les mesures concrètes, ces trois catégories – genre, culture/race et handicap – sont souvent complétées par une série d’autres, dont le choix est défini par le contexte et la tradition d’une institution ou d’un pays donné. Dès lors, devant la multiplicité des catégories à protéger, l’on se demande lesquelles choisir. Outre la Déclaration universelle des droits de l’homme (que nous détaillerons dans le chapitre 2), différentes références peuvent servir d’inspiration, dont deux d’entre elles nous paraissent particulièrement intéressantes car elles incluent une vision large des groupes discriminés.
17Citons tout d’abord la référence de base pour la Suisse que représente l’article 8 de la nouvelle Constitution fédérale suisse, dédié à l’égalité devant la loi. Cet article inclut des catégories variées qui constituent une source de discrimination ; il précise par ailleurs, dans des alinéas séparés, la question de l’égalité entre femmes et hommes et les inégalités qui frappent les personnes handicapées :
Cst féd. – Article 8. Egalité
1. Tous les êtres humains sont égaux devant la loi.
2. Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique.
3. L’homme et la femme sont égaux en droit. La loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail. L’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale.
4. La loi prévoit des mesures en vue d’éliminer les inégalités qui frappent les personnes handicapées.
18Citons également la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, élaborée par un groupe d’experts internationaux3, qui énonce dans l’article 1 les principes fondamentaux et défend une vision bien plus large que l’origine nationale ou ethnique, en définissant une série de situations à partir desquelles une personne compose son identité culturelle :
DFDC – Article 1 (principes fondamentaux)
a. Ces droits sont garantis sans discrimination fondée notamment sur la couleur, le sexe, l’âge, la langue, la religion, la conviction, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique, l’origine ou la condition sociale, la naissance ou toute autre situation à partir de laquelle la personne compose son identité culturelle.
19Retenons également, dans cette déclaration, la mention explicite que le respect de la différence implique la possibilité pour l’individu de choisir la ou les différences qui composent son identité culturelle. Les composantes de cette identité doivent être le résultat d’un choix et en aucun cas une obligation imposée à la personne.
DFDC – Article 3 (identité et patrimoine culturels)
2. Toute personne, aussi bien seule qu’en commun, a le droit :
a. de choisir et de voir respecter son identité culturelle dans la diversité de ses modes d’expression ; ce droit s’exerce dans la connexion notamment des libertés de pensée, de conscience, de religion, d’opinion et d’expression.
20On évite ainsi des tentations d’enfermement communautaire de personnes qui ne se considèrent pas comme membres d’une catégorie. Aussi, même si cette déclaration concerne les « droits culturels », notons qu’ici la culture est prise dans un sens très large de pratiques quotidiennes et ne se limite pas à l’origine nationale ou ethnique.
21Manquent en revanche dans ces deux listes citées, et c’est peut-être un signe que cette discussion est encore peu avancée en Suisse (romande), une mention explicite des discriminations subies par les personnes en fonction de leur orientation sexuelle. Le lecteur trouvera dans le chapitre 3 des exemples de catégories définies et de mesures prises dans d’autres pays, tels les pays anglo-saxons, où la mention de l’homophobie figure souvent de façon explicite dans les plans d’action.
22Soulignons combien il est difficile (voire contre-productif) d’établir une liste définitive de catégories à protéger, tant le débat et la mise en évidence de nouvelles catégories ou minorités évoluent rapidement. Par ailleurs, quelques voix critiques s’élèvent contre une focalisation sur les catégories, telle Kergoat (2009), qui invite à la vigilance puisque le seul souci accordé à la multiplication des catégories à protéger risquerait de masquer les rapports sociaux sous-jacents, car « on ne peut dissocier les catégories sociales des rapports sociaux à l’intérieur desquels elles ont été construites » (2009 : 117). Kergoat rappelle que ces rapports sont dynamiques et influencent ainsi les positions des acteurs sociaux, positions qui sont dès lors en continuelle transformation et renégociation.
23Malgré cette nécessité de penser l’enjeu même du principe de catégorisation, on observe un besoin d’intervention (Handlungsbedarf) pour toute une série de catégories et la nécessité de prendre des mesures concrètes. On se demandera donc quelles catégories sont pertinentes pour le contexte suisse, en particulier pour les Hautes écoles spécialisées, et pour lesquelles le besoin d’intervention est avéré. Cela tout en sachant que l’ordre des catégories peut être variable, que cette liste sera modulable selon les situations ou les contextes et selon l’évolution des discriminations contestées auxquelles ces catégories renvoient. Ainsi, nous proposons une liste qui peut servir de base à la réflexion, car chacune des catégories de cette liste peut être source de discrimination et requiert donc des mesures.
Catégories à protéger
genre/sexe
ethnicité/appartenance ethnique
être issue de la migration
langues
nationalité/statut de résidence
vivre avec un handicap
religion/croyances4
âge
orientation sexuelle
classe sociale/statut social
couleur de peau, différence visible
etc…
24Même si ce catalogue de catégories n’est ni exhaustif ni définitif, il nous semble toutefois utile de lister des catégories car leur énumération et leur examen constituent une porte d’entrée à leur problématisation. Une autre porte d’entrée potentielle serait la politique de non-discrimination – cette politique présuppose également la définition de catégories à protéger.
PROTÉGER LES CATÉGORIES DE LA DISCRIMINATION : PLUSIEURS approches
25Nous présentons ci-dessous, et sans prétendre à l’exhaustivité, les principales stratégies discutées ces dernières années en vue de concevoir des politiques et des mesures d’égalité et de non-discrimination. Après un vif débat, aux Etats-Unis notamment, qui, au cours des années 1990, a vu s’affronter les partisans et les adversaires de l’affirmative action – mesures de soutien aux groupes minoritaires discriminés créées durant les années 1960 –, le besoin s’est fait sentir de remplacer le soutien aux groupes défavorisés par des mesures bénéficiant à tous (CFE 2005). Les concepts d’ouverture interculturelle des institutions et d’interculturalisation cherchent à répondre à ce besoin et à éviter les écueils des mesures ciblées, ou mieux encore, à les compléter. Les approches présentées ici sont, pour partie, issues des milieux de l’éducation et du travail social, où elles ont été débattues et expérimentées.
L’ouverture interculturelle
26Cette approche est née dans les années 1990 en lien avec l’intégration des familles de travailleurs immigrés dans les pays du nord de l’Europe. Dans ce contexte, une série de réflexions sont menées sur l’intégration des enfants des migrant.e.s dans les institutions scolaires, sur l’accueil des familles migrantes dans les institutions du social et de la santé et sur les obstacles d’ordre linguistique ou culturel rencontrés par ces familles. Dès lors, la démarche d’ouverture interculturelle des institutions est une approche au niveau institutionnel pour rendre les services et institutions plus accessibles. Or, pour éviter de cibler uniquement les migrant.e.s, une réflexion s’amorce concernant des mesures d’ouverture facilitées à tous, migrant.e.s ou non, autophones ou allophones, en diminuant les barrières d’accès à tous et toutes les usagers/ères sans distinction.
27Cette démarche est issue d’une réflexion sur la « compétence interculturelle », compétence nécessaire aux travailleurs sociaux ou autres pédagogues. Mais Barwig et Hinz-Rommel (1995), auteurs de cette approche, postulent qu’il ne suffit pas que le personnel dispose de compétences spécifiques interculturelles – qui d’ailleurs se limitaient souvent à une approche de compréhension de « l’autre », de l’étranger – mais il faut de surcroît que les institutions en tant que telles modifient leurs dispositifs et leur fonctionnement pour garantir cette ouverture. La compétence interculturelle, de compétence personnelle devient ainsi une compétence globale, un concept global pour l’organisation ou l’institution qui inclut aussi la formation de base et la formation continue. Pour cela, les institutions doivent aussi acquérir des clés de lecture qu’ils n’ont pas d’emblée.
Management de la diversité
28A un niveau plus général, l’idée de Diversity Management ou gestion de la diversité provient des principes de la gestion d’entreprise et vise à construire une entreprise « dans laquelle toute la diversité soit respectée, où elle puisse trouver toute sa place, et où on y ait activement recours » (Manuel 2007 : 5).
29Rappelons qu’initialement le Diversity Management a émergé aux Etats-Unis dans les années 1960, reflétant une revendication du Civil Rights Movement et des mouvements féministes pour une abolition des inégalités. La législation étatsunienne réagit aux revendications de ces mouvements citoyens en 1964 par le Civil Rights Act, déclarant illégale la discrimination sur la base de la race, de la couleur, de la religion, du sexe ou de l’origine nationale. Du point de vue historique, trois paradigmes de la diversité se succèdent. Le premier, intitulé aussi Fairness & Antidiscrimination, avait comme cible principale la discrimination raciale, notamment sur le marché de l’emploi. Dans un deuxième temps, le paradigme Access & Legitimacy se focalisa sur la compétitivité et la légitimité des équipes de travail diversifiées, qui permettaient aux entreprises de s’assurer des parts de marché auprès de publics nouveaux (migrant.e.s, Afro-Américain.e.s, femmes, homosexuel.le.s, etc.), d’améliorer leur image publique ainsi que leur rentabilité. Le paradigme actuel, dit aussi Learning & Effectiveness, peut être compris comme une synthèse et un élargissement des deux précédentes approches, visant à prévenir la discrimination tout en tirant aussi profit de la diversité au sein des organisations (Çetinkaya 2009).
30Cette gestion de la diversité est caractérisée par le principe d’inclusion, impliquant que toutes les mesures doivent prendre en considération l’ensemble des collaborateur/trice.s, et ce à tous les échelons hiérarchiques de l’organisation. Aussi, la diversité est vue comme une ressource et comme une chance dont l’organisation peut et doit tirer profit en vue de l’amélioration de la qualité des prestations pour tous5. Certain.e.s sont heurté.e.s par l’aspect « utilitariste » de cette approche (Laufer 2009) ; il est toutefois important de comprendre que les politiques d’inclusion n’occasionnent pas que des coûts, mais engendrent aussi des bénéfices en termes de qualité des services et prestations offertes, non seulement pour les minorités, mais pour tous.
31La gestion de la diversité exige un engagement clair de la part de la hiérarchie d’une organisation. Elle suppose ainsi une initiative qui vient d’en haut (top down), basée sur une décision stratégique de l’entreprise ou de l’organisation, et la mise en œuvre d’un programme à tous les niveaux de cette dernière. Il s’agit d’engager un processus dans l’ensemble de l’institution, comprenant plusieurs étapes : décision de principe ; autoévaluation et analyse de la situation et des obstacles dans l’institution ; élaboration d’un plan stratégique et d’un plan d’action ; mise en œuvre de formations et création d’outils de travail ; et enfin, évaluation pour déterminer la suite de l’action.
Interculturalisation
32Plus spécifiquement au niveau de l’éducation supérieure, des chercheurs d’écoles sociales néerlandaises ont expérimenté et formulé dans cinq écoles sociales une approche spécifique, qu’ils ont appelée interculturalisation (Hoffman et Arts 1994, Wieringa 1998, Eckmann 2004), un terme qui désigne un processus de mainstreaming : c’est-à-dire l’intégration et l’incorporation de concepts d’égalité et de non-discrimination dans les politiques et les pratiques à tous les niveaux d’une organisation donnée. Une approche intégrée, qui – elle aussi – vise à la fois l’égalité des chances et l’amélioration de la qualité de l’enseignement et du travail pour tous, intégrant les dimensions d’utilisation de toutes les ressources, la compétence des personnes et la dimension institutionnelle.
33Peut-être à la différence du Diversity Management, cette approche met l’accent non seulement sur le processus partant d’en haut (top down), mais se concentre davantage également sur les initiatives qui viennent de la base (bottom up), du personnel ou des usagers/ères. En effet, lorsque ce processus est mis en route, il implique simultanément une décision stratégique, la désignation de chefs de projet, dont la priorité est un travail d’investigation des besoins à la base, telle une enquête parmi le personnel et les étudiant.e.s, la mise en discussion de cette enquête et des mesures de formation à divers échelons du personnel.
34Selon Hoffman et Arts, un triangle à trois principes indissociables forme la base de l’interculturalisation : le principe d’égalité, au sens d’un accès égal aux ressources et aux droits ; le droit à la différence, c’est-à-dire le fait que chacun est unique, donc autorisé à exercer sa différence, mais jamais obligé de le faire ; et enfin, le principe d’inclusion de tous. Au centre du triangle se trouve, là aussi, l’objectif d’amélioration de la qualité des prestations, en l’occurrence la qualité de la formation au travail social, pour toutes les personnes concernées : étudiant.e.s, formateurs/trices, personnel administratif ; et on pourrait y inclure également les futur. e. s usagers/ères.
35Malgré la dénomination interculturalisation, qui peut laisser croire qu’il s’agit uniquement de minorités culturelles ou issues de la migration, le concept, là aussi, renvoie à toutes les catégories de la différence et de la diversité et inclut notamment la question du genre, du handicap, de l’orientation sexuelle et de l’origine de classe.
L’apport de ces approches
36Ces approches partagent une compréhension de la différence qui ne tient pas seulement compte des conditions d’existence des minorités, mais qui interroge également les normes et fonctionnements institutionnels. La diversité est devenue un fait dans nos sociétés et sa prise en compte devrait donc être la règle et non l’exception ; elle devrait constituer la norme et non la déviance d’une supposée norme d’homogénéité.
37La diversité se doit de devenir un principe qui traverse toute l’institution et qui implique l’ensemble des acteurs et instances. Selon nous, une politique de diversité, quelle que soit la tradition dont elle s’inspire, doit supposer ainsi un engagement de principe tant des instances de direction qu’à la base, du personnel et des utilisateurs/trices, étudiant.e.s, ou autre. Il s’agit de la mise en œuvre d’un processus de longue durée, exigeant des pilotes clairement désignés qui doivent gérer toutes les étapes : planification, mise en œuvre, suivi, ajustements et évaluation.
Niveaux de mise en œuvre pour une institution de formation supérieure
38On peut distinguer trois niveaux de mise en œuvre de politiques de la diversité :
Au niveau macro (niveau des directions) : une décision stratégique doit être prise au niveau des directions ou des comités pour définir des objectifs, désigner des personnes qui pilotent un plan de mise en œuvre et mettre des moyens à disposition : à savoir, du temps, un budget, des espaces de communication avec les organes et le personnel, etc.
Au niveau méso (niveau du personnel) : des moyens doivent être dégagés afin que le personnel puisse disposer de temps et d’espace pour faire part de ses expériences et formuler ses propositions concernant le fonctionnement des équipes, les possibilités d’intervision, les colloques, la formation continue. Cela concerne aussi bien le personnel pédagogique que le personnel administratif, celui de la bibliothèque, du nettoyage ou de la cafétéria, etc.
Au niveau micro (niveau des interactions quotidiennes) : dans les relations avec les étudiant. e. s, les usagers/ères, les patient. e. s, un état des lieux devra être dressé pour comprendre les besoins et les demandes des uns et des autres, puis il s’agira de créer des espaces et des modalités de dialogue.
39Un aspect particulier, mais important pour le travail au quotidien, est la gestion des équipes hétérogènes. En effet, la gestion de la diversité dans les équipes de travail requiert la reconnaissance de la spécificité des compétences des différents membres d’une équipe : compétences linguistiques et compétences culturelles au sens large du terme. Ces compétences forment un atout (connaissances de langues, par exemple), mais nécessitent aussi des mesures complémentaires (aide à la rédaction pour les allophones), voire le besoin d’établir clairement un espace de parole et de dialogue entre les membres des divers groupes, tels qu’autochtones et migrant.e.s (Eckmann et Delpasand 2001) ou, plus spécifiquement dans nos écoles, étudiant. e. s africain. e. s et personnel enseignant (Graber, Mégard Mutezintare & Gakuba 2010). L’équilibre entre minoritaires et majoritaires peut être fragile ou source de tensions et mérite d’être considéré avec une attention explicite, de sorte qu’il forme une opportunité d’apprentissage pour toute l’institution.
LES CONCEPTS UTILISÉS ET LEURS ENJEUX
Diversité et égalité : concurrence ou complémentarité ?
40Le principal débat aujourd’hui concerne la complémentarité ou la concurrence entre les concepts et les moyens déjà existants de l’égalité entre femmes et hommes et ceux issus de la question de l’interculturalisation ou de la diversité. Le concept de diversité remplace-t-il celui de genre ou d’égalité ou sont-ils complémentaires ?
41Vu l’ancienneté des politiques de l’égalité entre femmes et hommes par rapport à celle de la diversité, un capital d’expériences non négligeable existe, dans notre pays, qui peut inspirer la gestion de la diversité. Il reste toutefois l’enjeu de leurs combinaisons, ou de la coordination entre ces politiques avec les politiques portant sur la « différence culturelle » ou sur l’« interculturalisation », voire même leur élargissement à un concept global de « diversité ». Selon nous, plutôt que d’inclure ces différentes approches dans une seule, il serait plus indiqué de les articuler, de bénéficier des expériences de chaque domaine, au risque – dans le cas contraire – de faire disparaître ou de favoriser l’un au détriment de l’autre. Plus concrètement, le genre demeure à nos yeux un élément fondamental à considérer lors de l’établissement d’un catalogue de catégories à protéger, catalogue qui devrait toutefois dans chaque contexte inclure le plus grand nombre de catégories possibles.
Discrimination multiple et intersectionnalité
42Aborder la diversité sous l’angle de la discrimination en fonction des catégories énoncées ci-dessus comporte cependant des limites, car il ne permet pas de cerner la complexité de la réalité. L’occurrence de discriminations varie en effet fortement à l’intérieur d’une catégorie (par exemple, parmi les femmes, entre femmes blanches et femmes noires) ou par le cumul de catégories sources de discriminations (par exemple, homme noir vivant avec un handicap). Le recours à des concepts tels que celui de discrimination multiple ou celui d’intersectionnalité s’impose donc afin de pouvoir rendre compte du cumul ou du renforcement de discriminations en fonction de plusieurs catégories d’appartenance.
43La discrimination multiple dans le domaine du racisme, même si elle a été débattue depuis le début des années 1990, a été officiellement reconnue en 2001 par la Conférence mondiale contre le racisme de l’ONU, à Durban. Le concept est explicitement mentionné aussi bien dans la déclaration politique (DP) que dans le programme d’action (PA) :
DP – Article 2
Nous reconnaissons que le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée reposent sur des considérations de race, de couleur, d’ascendance ou d’origine nationale ou ethnique et que les victimes peuvent subir des formes multiples ou aggravées de discrimination fondées sur d’autres motifs connexes, dont une discrimination pour des raisons de sexe, de langue, de religion, d’opinions politiques ou autres, d’origine sociale, de fortune, de naissance ou de statut ;
PA – Article 49
Invite instamment les Etats à prendre, s’il y a lieu, des mesures appropriées pour prévenir la discrimination raciale à l’encontre des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, dans l’emploi, le logement, les services sociaux et l’enseignement, en tenant compte dans ce contexte des formes de discrimination multipe.
44A la suite de la conférence de Durban, nombre d’Etats et d’ONG ont commencé à se pencher sur l’utilisation du concept de discrimination multiple, que cela soit à travers le monitoring, la recherche ou la promotion de bonnes pratiques6. La Commission européenne a ainsi approfondi le concept et les mesures à prendre et, dans une publication parue en 2007, distingue entre discrimination multiple, composée ou intersectionnelle (Commission européenne 2007). La discrimination multiple y est définie comme une « situation où une personne peut subir une discrimination fondée sur plus d’un motif » ou, autrement dit, « dans la discrimination multiple, plusieurs motifs agissent séparément » (CE 2007 : 16). Le document distingue cette situation de la discrimination composée qui, elle, « décrit une situation où une personne souffre de discrimination fondée sur deux motifs ou plus à la fois, et où l’un des motifs s’ajoute à la discrimination fondée sur un autre. En d’autres termes, un motif de discrimination est aggravé par un ou plusieurs autres motifs de discrimination » (CE 2007 : 16). Quant à la discrimination intersectionnelle, elle désigne une situation où « plusieurs motifs agissent et interagissent les uns avec les autres en même temps d’une manière telle qu’ils sont inséparables » (CE 2007 : 17).
45L’intersectionnalité est un concept forgé par la chercheuse féministe noire états-unienne Kimberlé Crenshaw (1994), dans une enquête portant sur les violences subies par les femmes de couleur dans les classes défavorisées aux Etats-Unis. Crenshaw a notamment mis en avant l’enjeu juridique de la nécessité de ne pas se limiter au traitement d’un seul motif de discrimination, ou encore d’être obligé de les traiter séparément, faute d’un appareil conceptuel et législatif qui permette de les traiter ensemble. Cette réflexion se situait dans la lignée du courant du black feminism, ou troisième vague féministe, critiquant un ethnocentrisme de féministes blanches issues de la classe moyenne. Une analyse de l’intersectionnalité des rapports sociaux cherche à comprendre comment les divisions de classe, de race ou encore de caste façonnent les rapports de genre et – en même temps – comment les articulations de genre sont influencées par les autres catégories sociales. Nous retrouvons ici la question des ressources liées aux appartenances et aux identités. L’identité étant composée d’appartenances multiples, Crenshaw postule que ces appartenances procurent soit des ressources de domination et des privilèges, soit des sources de discrimination qui peuvent se superposer. Selon Crenshaw, des « axes de différence » produisent différentes constellations de discrimination et de formes d’oppression.
46Ces concepts, s’ils sont indispensables pour repérer des situations dans leur spécificité et leur complexité, demandent néanmoins à être traduits sous formes d’outils : qu’il s’agisse de recherche, de monitoring, de moyens juridiques ou de moyens d’interventions socio-pédagogiques. Quelles que soient les catégories retenues, il importe de reconnaître le risque plus ou moins élevé d’être exposé à la discrimination, à la précarisation (Földhazi 2010), voire à la désaffiliation (Castel 1995). En bref, il faut être attentif à la vulnérabilité sociale, relationnelle ou économique plus ou moins grande des personnes en fonction de leur appartenance à des groupes vulnérables.
Questions et défis
47Les conséquences de la reconnaissance de la discrimination multiple et de l’intersectionnalité sont importantes sur le plan des « politiques d’identité » : en effet, ces concepts nous amènent à nuancer la vision collective des groupes discriminés et à voir précisément comment ces discriminations varient en fonction des contextes et des configurations de problèmes. Ces concepts permettent de développer une vision plus situationnelle et individuelle des cas, puisque la combinaison de multiples formes de discrimination se concrétise dans des constellations singulières. Des formes de solidarités transcatégorielles sont ainsi à la fois nécessaires et facilitées. De même, s’il est indispensable d’affiner notre compréhension contextuelle et situationnelle des discriminations particulières, en prenant notamment en compte la dimension historique des politiques de domination, d’exploitation, d’exclusion, d’esclavage, voire de génocide envers une série de groupes.
48La mise en évidence des différences, au lieu de combattre les discriminations, ne risque-t-elle pas de renforcer en fin de compte l’enfermement des groupes identifiés comme étant différents dans une identité stigmatisée ? Cette question est notamment posée en contexte francophone, dans la tradition républicaine, où toute forme de différence et de distinction est vue comme une forme discrimination, notamment par la hiérarchisation des catégories établies. La mention publique de la différence n’est donc pas autorisée – ne pas distinguer pour ne pas discriminer. Mais ce serait ne pas répondre aux besoins particuliers des groupes et des personnes subissant des discriminations que d’ignorer les représentations et les actes dont ils sont l’objet.
49En Suisse romande, cette influence de l’idéal républicain existe aussi, mais il nous semble qu’il est contrebalancé par la tradition helvétique, qui gère de façon nuancée et subtile les différences traditionnelles internes à la Suisse en protégeant minorités linguistiques et religieuses, tout en veillant à l’équilibre du rapport villes-campagnes. Reste toutefois que les différences plus récemment mises en évidence, par exemple celles liées aux migrations transfrontalières ou aux différences de couleur, n’ont pas encore trouvé la même place dans les représentations, les discours ou les dispositifs institutionnels.
50Le défi principal de ces prochaines années sera de passer du niveau conceptuel, qui nous aide à observer, à décrire et à comprendre ces problématiques complexes, au niveau de l’action et de l’intervention, et de traduire ces concepts en outils d’intervention, de formation et de prévention. Ainsi faudra-t-il envisager de développer ou de consolider des lieux de plaintes pour les conflits et discriminations, d’établir des chartes de référence, des indications pour l’enseignement et la formation. La présente publication constitue une première initiative dans ce sens au niveau des Hautes écoles en Suisse romande.
51Les mesures qui seront discutées dans les chapitres suivants ont pour objectif de combattre les discriminations ; or, ces objectifs ne peuvent pas seulement être décrits en termes négatifs –ils contiennent aussi des aspects positifs : ce ne sont pas seulement des processus d’élargissement des droits et de la dignité des minorités et des majorités qui sont en jeu, mais aussi une transformation de nos représentations de nous-mêmes et des autres, du pouvoir dans les institutions et un changement de la culture institutionnelle que nous coproduisons au jour le jour. En effet, une attention accrue aux principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et une promotion de la culture des droits humains permettront de réaliser la citoyenneté au sens plein du terme.
Notes de bas de page
2 Le concept a été débattu puis adopté par un grand nombre de chercheur. e. s francophones, suite à la publication d’un article-phare de l’historienne Joan W. Scott (1988).
3 Ce groupe se réunit depuis une vingtaine d’années dans le cadre de l’Institut interdisciplinaire d’éthique de l’Université de Fribourg. Pour la déclaration, voir www.unifr.ch/iiedh/assets/files/fr-declaration10.pdf
4 Nous proposons de distinguer religion (en termes de pratiques) et croyances, au sens plus large.
5 A ce titre, mentionnons ici le mouvement des chartes en entreprise, en particulier la Charte suisse de la diversité en entreprise : www.charte-diversite.ch/
6 Au sens du terme anglo-saxon best practices, c’est-à-dire des exemples de procédés qui ont abouti à une réussite.
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