L’espace jeunes Espoir de la maison Kultura
Une réponse aux difficultés d’intégration sociale de jeunes issus de l’immigration
p. 237-251
Texte intégral
Introduction
1La plupart des sociétés se trouvent actuellement confrontées au phénomène des migrations internationales. Le nombre de migrants dans les différents pays du monde ne cesse d’augmenter pour des raisons diverses : demande d’asile, regroupement familial, études, travail. Selon le rapport de l’Organisation internationale pour les migrations de 2013, le nombre de migrants internationaux a atteint 232 millions de personnes, soit 3,2 % de la population mondiale, contre 175 millions en 2000. Parmi ces migrants, on retrouve des jeunes de première génération qui arrivent dans le pays d’accueil après avoir vécu dans leur pays d’origine ou ailleurs. D’autres sont des jeunes de deuxième génération qui sont nés et ont grandi dans le pays d’immigration de leurs parents.
2En Suisse, l’intégration des personnes étrangères occupe une place privilégiée dans les documents officiels et dans les discours politiques, au niveau fédéral et au niveau cantonal. La Loi fédérale sur les étrangers (LEtr) du 16 décembre 2005 (état au 25 octobre 2011)1 définit les principes de l’intégration et les mesures d’encouragement dans le chapitre 2 (article 4) et le chapitre 8 (article 53). Les mesures d’encouragement sont prises par la Confédération, les cantons et les communes et concernent notamment l’apprentissage de la langue, la promotion professionnelle, la prévention en matière de santé, la création de conditions propices à l’égalité des chances et à la participation des étrangers à la vie publique.
3Depuis le 1er janvier 2014, les vingt-six cantons de Suisse mettent en œuvre des mesures généralisées d’intégration poursuivant des objectifs similaires, définis dans un Programme d’intégration cantonal (PIC) d’une durée de quatre ans (2014-2017). Comme dans d’autres cantons, le PIC du canton de Genève (2014) décrit huit domaines d’encouragement spécifiques à l’intégration qui sont la primo-information, le conseil, la protection contre la discrimination, la langue, l’encouragement préscolaire, l’employabilité, l’interprétariat communautaire et l’intégration sociale. Dans ces programmes, des mesures comme l’apprentissage de la langue, l’accès à la formation et à l’insertion professionnelle sont proposées pour faciliter l’intégration des jeunes migrants.
4Ces mesures d’intégration s’adressent cependant aux personnes étrangères ayant un statut de séjour légal en Suisse et non à celles qui n’ont pas de papiers. Par ailleurs, même si les lois mentionnent l’intégration des enfants et des adolescents, elles ne font pas allusion aux jeunes migrants qui, dans la plupart des cas, ont des besoins spécifiques en matière de formation et d’insertion socioprofessionnelle.
L’intégration dans le canton de Genève
5Dans le canton de Genève, l’intégration est régie respectivement par la loi genevoise sur l’intégration des étrangers (LIEtr) du 28 juin 2001 et par le Bureau de l’intégration des étrangers (BIE), qui est chargé de la réalisation des objectifs de cette loi. Dans cette perspective, le BIE a mis en place plusieurs dispositifs d’intégration. Les plus importants sont le dispositif de cours de français à but d’intégration, le dispositif d’intégration sociale et professionnelle des personnes admises provisoirement (forfait intégration), le dispositif de prévention et de lutte contre le racisme ainsi que le dispositif d’accueil et d’information destiné aux personnes migrantes (BIE, 2014). Une étude menée par Mugny, Ossipow & Bolzman (2012) sous le mandat du BIE souligne l’importance des mesures mises en œuvre pour favoriser l’intégration des migrants, tant sur le plan de la reconnaissance positive de leur présence que sur celui du soutien concret apporté tout au long de leur parcours (cours de français, aide à l’insertion sur le marché de l’emploi…). Néanmoins, les auteurs mettent en évidence un certain émiettement de ces mesures et le manque de coordination entre les divers dispositifs.
6Concernant l’intégration des jeunes issus de l’immigration2 dans le canton de Genève, il convient de préciser que le Département de l’instruction publique (DIP) a mis en place des classes d’accueil3 visant l’apprentissage de la langue et l’insertion professionnelle, qui sont proposées aux jeunes migrants non francophones mais aussi aux jeunes autochtones ayant des difficultés scolaires. Il existe aussi quelques structures privées comme le semestre de motivation4 qui accompagnent les jeunes en rupture scolaire de manière générale.
7Dans cet article, nous nous intéressons à l’expérience de la Maison Kultura, qui dispose d’un projet spécifique pour les jeunes d’origine migrante en difficultés d’intégration sociale.
8En effet, si un certain nombre de jeunes d’origine migrante s’intègrent mieux dans la société genevoise et se projettent dans l’avenir, d’autres peuvent rencontrer des difficultés d’ordre socio-économique et culturel. Il s’agit par exemple de jeunes migrants primo-arrivants, sans formation dans leur pays d’origine ou qui ont des lacunes en français, qui ont plus de difficultés pour accéder à une formation générale ou professionnelle (Gakuba, 2012).
La maison kultura
9La fédération Maison Kultura (ci-après nommée Kultura) est née dans la mouvance interculturelle des années 1990. Mise en place par Mondial-Contact5 en 1992 comme projet, elle devient opérationnelle en tant qu’association dès le 20 décembre 2000.
10Au fil des ans, malgré de multiples heurts, tensions et crises de croissance ou parfois de maturation, Kultura devient dès 2008 une fédération sans but lucratif, regroupant une soixantaine d’associations issues de tous les continents.
11Elle a pour mission la promotion de l’intégration des migrants et la valorisation de leurs acquis. Autrefois espace autogéré, elle se limitait à favoriser les activités de ses associations membres. De nos jours, elle est devenue prestataire de services spécifiques dans le cadre de la politique d’intégration du canton de Genève. Son comité s’est constitué sur la base du respect de principe de représentativité lié à la diversité d’origine des membres : Latino-américains, Africains, Européens et Asiatiques.
12Pour réaliser ses objectifs, Kultura place au centre la rencontre, l’entraide et le dialogue. Ce sont ces buts principaux ainsi qu’une volonté manifeste de gérer la question de l’immigration autrement qu’à travers la stigmatisation qui permet de promouvoir un espace participatif. Lieu de débats pluriculturels, la composition du comité est représentative de la diversité genevoise et fait de cette structure un vivier d’observation de la société. Lorsqu’un sujet comme celui de l’intégration des jeunes pose problème à la société, les tensions n’échappent pas aux membres de la fédération Kultura, qui sont eux-mêmes étrangers et parfois parents, à la fois témoins attentifs de cette réalité et sujets en souffrance. C’est fort de leurs observations qu’est né le projet Espace Jeunes Espoir – EJE, dont il est question dans cet article.
13Depuis 2008, Kultura, au service de l’ensemble de population genevoise, a réorganisé ses activités autour de trois axes :
-
Accueil et information
Une permanence d’information. Cette prestation assure l’accueil de toute personne, majoritairement les migrant-e-s, en quête d’une information, d’une aide quelconque ou simplement d’être écoutée. L’animation et la promotion de la participation sociale. La fédération co-anime avec le Bureau de l’intégration un site internet qui fait la promotion de toutes les activités interculturelles dans le canton. -
Accompagnement associatif et soutien technique aux porteurs de projets
Cette prestation s’occupe de personnes qui souhaitent améliorer l’organisation de leurs associations, créer une association ou veulent monter un projet. -
Espace formation
L’Espace formation regroupe les cours de langues, l’accompagnement et l’aide à la réinsertion des jeunes issus de l’immigration, en rupture socioprofessionnelle et en panne d’intégration.
Trajectoires de jeunes migrants : un parcours marqué de ruptures et de heurts
14Le parcours de la majorité des jeunes que nous recevons est semé d’embûches. Les 70 % des jeunes sont d’origine africaine, 20 % d’origine latino-américaine et 10 % originaires du Moyen-Orient et des Balkans. Les 80 % des jeunes rencontrés, avant d’être en rupture socioprofessionnelle, sont ou ont d’abord vécu une rupture familiale. Ils vivent parfois dans leur milieu d’origine des relations faites d’incompréhensions. Au regard de leur parcours, la majorité a vécu la violence de la société sous plusieurs facettes, que ce soit chez eux dans le pays d’origine ou ici, en Europe, en Suisse. Marqués par des traumatismes, ils ont perdu confiance en eux, en l’autre, mais aussi et surtout en la société. Quand ils arrivent ici, l’intégration est loin d’être aisée car ils se retrouvent dans une société qui doit faire face à des mutations de plusieurs ordres : sociales, économiques, démographiques, socioculturelles en lien avec la politique migratoire du pays.
15Certaines études (Camilleri, 1980 ; De Smet, Ducoli & Kulakowsky, 1984 ; Dinello, 1985 ; Ditisheim, 1995 ; Ezembe, 1996 ; Malewska-Peyre et al., 1982 ; Vinsonneau, 1996) se sont intéressées à la construction identitaire des adolescents et des jeunes immigrés, en particulier pour ceux qui sont nés ou ont grandi dans le pays d’immigration et qui montrent en effet des difficultés identitaires. Ces difficultés concernent par exemple la dévalorisation de la langue et de la culture d’origine, les conflits d’influences culturelles (culture d’origine et culture d’accueil) ainsi que l’ambiguïté des repères identitaires, l’intériorisation de différents modèles identificatoires puisés dans les milieux familiaux et extra-familiaux.
Perte de repères et de confiance en soi ou une suite logique d’acculturation
16Les jeunes originaires du Sud ont souvent évolué dès la petite enfance dans un système familial à attachements multiples qui, selon Bowlby (1980), est l’un des systèmes qui protègent le mieux l’enfant. Ne dit-on pas dans certaines cultures africaines qu’il faut tout un village pour élever les enfants ? Il s’avère que ces jeunes débarquent dans un environnement dans lequel ils sont seuls ou avec des parents avec lesquels ils ont presque perdu tout lien affectif, ce dernier devant alors être reconstruit. Ayant parfois vécu la guerre, et souvent un traumatisme qui n’a jamais été pris en charge, étant en situation de précarité sociale, certains jeunes se retrouvent dans une société qui a des attentes différentes des leurs et dont les modes de vie sont aux antipodes de leurs rêves.
17Confrontés au processus d’acculturation, qui peut être défini comme « l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraînent des changements dans les modèles (patterns) culturels initiaux de l’un ou des deux groupes » (Redfield, Linton & Herskovits, 1936, dans Cuche, 1996 : 54), ce processus les expose, encore une fois, à l’inattendu : un monde s’écroule sur leur tête. Le processus d’acculturation renforce également chez certains jeunes l’angoisse et la perte de leurs repères ou brise les illusions. Les déceptions que rencontrent ces jeunes engendrent d’une certaine manière la remise en cause de l’autre, en l’occurrence l’adulte supposé les mettre à l’abri et en sécurité. Or, cet autre, probablement parent ou proche parent, est lui-même dépassé par la situation. Si les conditions de dépendance font que cet autre ayant un ascendant sur le jeune se trouve dans l’impossibilité d’assumer un dialogue sincère, les échanges se transforment en une forme de réquisitoire et l’adulte devient responsable de tous les manquements. Face à leurs propres doutes et en tension avec la logique du respect de l’autorité ou de l’aîné, les jeunes commencent alors à intérioriser une responsabilité des maux rencontrés et/ou des échecs subis. Cette attitude peut affecter durablement l’estime de soi des jeunes et leur confiance en l’autre.
18Dans une étude sur le processus d’intégration des jeunes issus de l’immigration africaine en Suisse dans les cantons de Genève et Vaud (Gakuba, 2012), un certain nombre de jeunes (sept sur vingt-six) ont par exemple évoqué des problèmes liés au manque de communication avec leurs parents. Les causes sont dues à plusieurs facteurs, notamment l’acculturation aux nouvelles valeurs de la société occidentale par les jeunes primo-arrivants, les conflits intergénérationnels et la gestion des sorties par les parents, surtout chez les filles, qui sont parfois traitées comme si elles étaient dans le pays d’origine. Dans certains cas, ces problèmes de communication entre parents et enfants sont aggravés par la précarité des familles nucléaires migrantes, au sein desquelles la solidarité entre membres peut être fragilisée. Certains parents, sans statut social respectable dans le pays d’accueil, ne sont plus des modèles d’identification et n’ont aucune autorité parentale.
19Face à tous ces processus qui fragilisent les jeunes, leurs familles et la société, comment les jeunes migrants peuvent-ils s’accrocher à leur nouvel environnement sans une aide appropriée ? Et ce d’autant plus lorsque cet environnement lui-même est exposé à des mutations difficilement maitrisables ? À Kultura, nous nous sommes dès lors posé la question suivante : comment aider ces jeunes migrants à mobiliser un capital social valorisé (capacité à s’engager dans un projet, à communiquer, à s’inscrire dans un réseau et à le mobiliser, ou encore à être enthousiaste, impliqué, polyvalent, évolutif, autonome et flexible) (Boltansky & Chiapello, 1999) afin de s’insérer plus facilement sur le plan socioprofessionnel ? Si les familles dysfonctionnelles ne favorisent pas les conditions d’épanouissement et de développement harmonieux pour affronter la vie aisément, l’effondrement culturel constitue un facteur de risque supplémentaire pour ces jeunes et tout concourt à organiser une niche pauvre autour d’un enfant ou d’un jeune (Anaut & Cyrulnik, 2014).
La construction d’une identité virtuelle : une stratégie de survie ou un processus vers le chaos ?
20Chez certains jeunes reçus à Kultura qui sont récemment arrivés, malgré la sécurité juridique trouvée à leur arrivé pour certains, car ils avaient moins de préoccupations pour des papiers de séjour – ces derniers ayant été obtenus facilement grâce au regroupement familial ou au mariage –, avec un peu d’attention, on remarque bien des signes d’anxiété et une attitude d’enfermement qui cachent mal le climat de désespoir dans lequel ils vivaient. D’autres jeunes qui ont fréquenté notre association étaient dans le processus d’asile et attendaient leur permis de séjour, cette attente générant une forte angoisse. Néanmoins, même lorsque les préoccupations liées aux titres de séjour sont résolues – ces derniers ayant été obtenus grâce au regroupement familial ou au mariage – et de fait, malgré la sécurité juridique trouvée, on constate que perdurent, chez certains jeunes arrivés récemment, bien des signes d’anxiété et une attitude d’enfermement qui cachent mal le climat de désespoir dans lequel ils vivent.
21Le silence assourdissant imposé ou auto-imposé est un moyen de protection ou d’autoprotection dans l’espoir que cette zone de turbulences puisse vite être traversée. Certains jeunes, surtout dans les groupes de mineurs non accompagnés, dans une quête de stratégie identitaire parce qu’ayant été enfermés dans une catégorie sociale non acceptée, se fabriquent une nouvelle identité que Goffman qualifie de virtuelle (1963) ou d’identité aliénée parce qu’ils construisent une identité à partir de ce qui leur manque et non de ce qu’ils possèdent. Pour Ezembe (1996), les adolescents africains en France construisent par exemple leur identité culturelle dans un contexte migratoire complexe où ils sont conduits à faire des choix seuls. En effet, cette question d’identité culturelle n’est élaborée ni chez les professionnels ni chez les parents, et les adolescents doivent se contenter d’identités modelées par les mass médias (zoulous, Black, deuxième génération).
22Le processus de reconstruction identitaire se produit souvent au détriment des jeunes migrants car il les enlise dans une sorte de piège qui démolit leur estime de soi. Poussés vers le repli sur soi, les jeunes s’enveloppent d’une sorte de carapace pour survivre ; cette identité virtuelle n’est qu’un leurre et non une condition d’épanouissement. Face à cet enlisement, l’Espace Jeunes Espoir commence par fournir un espace pour retrouver une ambiance différente, qui permet en accueillant ces jeunes de nouer d’autres relations et de reprendre confiance en soi et en l’autre. Le processus de reconstruction peut durer longtemps, mais peut être également facilité par leur jeune âge et, dans certains cas, par la participation des parents. En acceptant de participer socialement, à travers Kultura, le processus de valorisation et d’intégration s’accélère.
Espace jeunes espoir (EJE) : une expérience basée sur la reconstruction de lien et l’ouverture de perspectives
Description de l’espace jeunes éspoir
23L’Espace Jeunes Espoir est un projet d’accompagnement des jeunes migrants en rupture socioprofessionnelle et en difficultés d’intégration. Ayant déjà du mal à maîtriser le système éducatif suisse, ces jeunes cumulent des défaillances et lacunes. Au fil du temps, ces dernières deviennent des boulets qu’ils traînent à longueur d’années, créant des souffrances tant pour leurs parents que pour eux-mêmes.
24L’accompagnement institué dans le cadre du projet EJE tient compte du bagage des candidats et de leurs trajectoires de vie (ruptures, migrations, difficultés familiales, appartenances culturelles et sociales à un groupe, etc.). La place du projet « parents-familles » joue un rôle déterminant. Pour son bon déroulement, chaque session accueille au maximum quinze stagiaires.
25Le projet a été construit autour des trois axes de travail exposés ci-dessous. Il est question de profiter de l’adhésion du jeune qui prend conscience des enjeux de son avenir pour travailler sur l’ensemble des lacunes qu’il rencontre.
Une remise à niveau indispensable
26Nous mettons à disposition un premier volet de remise à niveau des connaissances de base dont le jeune a besoin pour passer un concours d’accès à l’apprentissage, tout particulièrement pour ceux qui ont connu le décrochage alors qu’ils sont arrivés en Suisse très jeunes et qu’ils ont accumulé des lacunes scolaires pour de multiples raisons. D’autres sortent parfois de situations familiales difficiles ou de trajectoires de vie chaotiques et n’ont pas réussi à comprendre le système scolaire du pays d’accueil à temps. Quand ils expriment leur désir de bénéficier d’une deuxième chance, il ne faut pas que ces lacunes demeurent un frein pour aller de l’avant. La mise en place d’ateliers de remise à niveau, de renforcement des capacités en mathématiques, en français, en bureautique, concourt à cet objectif.
27Réduire les obstacles, accueillir et faire travailler ces jeunes dans des conditions moins stressantes que celles imposées par la projection dans le monde du travail permet de tenir compte de leurs faiblesses. Cet aspect est au cœur du projet pédagogique de Kultura afin que les jeunes ne souffrent plus ou qu’ils souffrent moins du regard des autres, qu’ils estiment meilleurs et/ou avoir eu plus de chance qu’eux. C’est ainsi qu’ils peuvent bénéficier du soutien nécessaire et de conditions telles qu’ils peuvent toujours trouver une oreille disponible pour les écouter.
Prise de conscience de la réalité et aide à la définition du projet professionnel
28Le deuxième volet est caractérisé par un travail sur les problèmes personnels du jeune à travers un accompagnement individuel relatif au parcours de chacun. Le projet permet aux jeunes de faire un état des lieux de leur situation tant sur le plan personnel que social. Cet accompagnement personnalisé facilite la construction de nouvelles conditions susceptibles de leur permettre de définir un projet professionnel réaliste. Il leur permet également de mieux se connaître sur le plan identitaire et d’être conscients des ressources personnelles qu’ils peuvent développer pour s’en sortir. Dans ce cadre, nous organisons des ateliers destinés aux jeunes où les questions d’identité, de ressources personnelles (estime de soi, confiance en soi) sont abordées.6
L’atelier sur l’identité
a pour objectifs d’amener les jeunes à mieux se connaître, à se définir par rapport à leur passé, leur situation actuelle et leur représentation de l’avenir ; d’aider les jeunes à se projeter dans l’avenir sur le plan professionnel.
29Les jeunes discutent en groupe des questions suivantes et partagent leurs expériences, réussites et échecs : comment vivez-vous votre situation de jeune migrant ? Que voudriez-vous devenir plus tard ? Avez-vous des projets pour votre avenir, lointain ou immédiat ? Quelles sont les difficultés d’intégration sociale et professionnelle que vous avez rencontrées en Suisse ? Pourquoi ?
L’atelier ressources personnelles
permet aux jeunes de développer leur estime d’eux-mêmes et leur confiance en eux, en se basant sur des exercices d’estime de soi (Poletti, Dobbs & Augagneur, 2013).
30Comment atteindre l’autonomie financière et comment accéder au travail sont également des aspects développés. Ces éléments sont utilisés à la fois comme fil conducteur et comme moteur du processus de construction du projet d’avenir des jeunes. Cette étape est mise à profit pour amener les jeunes à utiliser leurs propres ressources pour construire leur projet professionnel afin, pour certains, d’enterrer les lacunes antérieures et pour d’autres de sortir de leur bulle, voire d’un monde de confort. Dans un pays où le milieu professionnel a de plus en plus d’exigences de qualifications, un jeune sans qualification peut avoir des difficultés d’insertion socioprofessionnelle.
31Dans le cadre de ce volet du programme, centré sur l’accompagnement et en dehors de l’accompagnement individuel, nous offrons aussi un dispositif d’» accompagnement collectif ». Celui-ci a comme tâche d’aider les jeunes à prendre conscience des différents enjeux du monde professionnel et de travailler sur l’illusion de l’Eldorado. C’est un atelier de coaching et de savoir-être pour une meilleure insertion dans le milieu professionnel, traitant aussi de la question des exigences du marché de l’emploi ainsi que des us et coutumes suisses.
La médiation familiale : une opportunité de reconstruire le lien
32Le troisième volet de nos interventions intègre la dimension familiale et sollicite une logique de médiation familiale, voire d’aide à la parentalité. Face aux multiples cas de ruptures vécues par les jeunes que nous rencontrons, il est important de mentionner la rupture familiale. Une bonne partie des jeunes sont face à un deuxième niveau de rupture car ils sont venus rejoindre leurs parents (père ou mère) sans être préparés et se retrouvent face à des familles recomposées, tout en étant étrangers à la personne qui leur est biologiquement liée.
33En effet, très souvent, ces jeunes n’ont pas bien connu le parent qui a émigré durant leur enfance. Les retrouvailles entre parent et jeune lors d’un regroupement familial est aussi le moment d’apprendre à se connaître. Cependant, cet apprentissage devrait se faire avec plusieurs acteurs car la famille s’est agrandie, avec plusieurs inconnus pour le jeune et plusieurs perceptions qui rendent le nouveau venu étrange aux yeux des autres. On voit des situations où tous les acteurs sont déstabilisés sans avoir les outils pour gérer la nouvelle situation. La souffrance qu’engendre une telle circonstance est doublement vécue par les jeunes car, très souvent, ce sont eux qui font les frais de cette épreuve, sous couvert de reproches. Le parent biologique qui est aussi en souffrance face à ce chamboulement, se renferme aussi souvent car il se révèle impuissant et incapable de faire face. Demander à des jeunes qui traversent de telles souffrances de se réinsérer sur le plan socioprofessionnel sans prendre en considération leur histoire personnelle et familiale relève d’un leurre.
34D’autre part, aussi complexes que peuvent paraître les différends au sein de leurs familles, il suffit parfois d’un petit quelque chose pour dénouer la situation car tous ces acteurs d’une même tragédie sont souvent en attente d’une solution miracle. Pendant que les divers acteurs de la crise se cherchent et s’apprivoisent, un changement de contexte et d’environnement peut réengager le dialogue interrompu. La situation peut se décrisper et la discussion changer les dispositions individuelles. Cela permet à chacun de déposer son fardeau et de se sentir mieux disposé à se comprendre soi-même ou à comprendre l’autre. Ainsi donc, le processus de participation sociale se trouve renforcé à travers la médiation familiale qui, sans être miraculeuse, se révèle être un outil efficace.
En conclusion
35Dans le cadre de la politique d’intégration des jeunes migrants, nous avons tenté, à travers cet article, de révéler ce que peuvent être le regard et finalement l’apport ou, mieux encore, la contribution d’une association autrefois qualifiée de communautaire. L’insertion de jeunes issus de l’immigration récente, appartenant à des cultures différentes, peut-elle réussir sans prendre en considération les tensions générées par les chocs de cultures, les difficultés rencontrées par ces jeunes dues au manque d’encadrement, l’incompréhension du nouveau système scolaire du pays d’accueil ?
36L’article a mis en lumière quelques difficultés d’intégration rencontrées par les jeunes issus de l’immigration en rupture sociale, mais aussi comment le modèle d’intervention utilisé par l’Espace Jeunes Espoir adopte une démarche relevant de l’approche systémique. Celle-ci prend en compte l’histoire personnelle du jeune et l’environnement socio-familial dans lequel il vit. Pour mieux favoriser le processus d’intégration de ces jeunes, nous estimons que quelques propositions suivantes sont adéquates :
- Promouvoir des actions qui permettent aux jeunes migrants de rester attachés à leurs origines et à leurs cultures. Il peut s’agir, par exemple, de cours de langue maternelle des jeunes ou de leurs parents, de voyages de retour au pays d’origine et de la mise en place de projets de solidarité et de développement dans le pays d’origine. Le fait d’être sensibilisé sur ses origines et son appartenance culturelle peut être un facteur de réussite scolaire, comme le montrent les études menées auprès d’adolescents afro-américains (Ezembe, 1996).
- Favoriser la reconnaissance des jeunes issus de l’immigration qui se sentent rejetés par le pays d’accueil.
- Prévenir les ruptures familiales en proposant une médiation qui soit interculturelle et intergénérationnelle, de manière à ce qu’il y ait une meilleure communication entre parents et jeunes migrants.
- Favoriser une meilleure collaboration entre les familles migrantes et l’école, ce qui permet aux parents et aux élèves migrants de mieux connaître le système éducatif du pays d’accueil et de mieux s’orienter dans les études et dans vie professionnelle.
- Mettre en place des ateliers de groupe sur le développement des ressources personnelles et sociales destinés aux jeunes migrants.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 La Loi fédérale sur les Étrangers (LEtr) du 16 décembre 2005 (État au 25 octobre 2011). Cf.www.admin.ch/ch/f/rs/142_20/a53.html, consulté le 4.10.2014.
2 La désignation « jeunes issus de l’immigration » fait référence aux jeunes étrangers (quelle que soit leur génération d’arrivée), aux jeunes naturalisés suisses de première et deuxième génération d’arrivée (c’est-à-dire nés eux-mêmes à l’étranger ou bien nés en Suisse et dont les deux parents sont nés à l’étranger) et aux jeunes Suisses de naissance dont les deux parents sont nés à l’étranger.
3 Le Service de l’accueil du postobligatoire (ACPO) reçoit principalement des élèves allophones, ayant entre 15 et 19 ans. Dans un premier temps, l’accent est mis sur l’enseignement du français et une mise à niveau dans les autres branches (classes d’accueil). Ensuite, la formation proposée se distingue entre :
› Les classes d’insertion professionnelle (CIP) qui, tout en insistant encore beaucoup sur la maîtrise du français, préparent les élèves à intégrer une formation professionnelle (classes duales du CTP – AFP – CFC) grâce entre autres à un travail en atelier, des visites en entreprises et des stages professionnels.
› Les classes d’insertion scolaire (CIS) qui poursuivent un enseignement approfondi du français écrit et préparent les élèves à entrer dans les filières de formation générale (école de culture générale, collège de Genève) et de formation professionnelle (école de commerce)
On trouve en marge de ces classes une classe d’accueil scolaire, qui reçoit des élèves francophones ou pas pour les évaluer et les orienter, surtout en début d’année scolaire, vers une filière de l’enseignement postobligatoire. Cf.http://ge.ch/formation/information-orientation/structure-accueil-pour-eleves-nonfrancophones, consulté le 14.11.2014.
4 Le Semo s’adresse aux jeunes de 16 à 25 ans en manque de formation et les aide à élaborer un projet d’insertion professionnelle. Il propose des cours de français, de mathématiques, d’informatique et de culture générale, des ateliers pratiques et manuels (travail du bois, du fer, arts plastiques, multimédias, graphisme), des conseils personnalisés et des stages en entreprises. La formation au Semo peut durer entre 6 et 12 mois.
5 Association de droit suisse active dans l’intégration des personnes étrangères à Genève.
6 Ces ateliers sont animés par Théogène-Octave Gakuba.
Auteurs
Théogène-Octave Gakuba est docteur en sciences de l’éducation avec un spécialisation en psychologie interculturelle. Il est adjoint scientifique à la HETS-Genève. [theogene-octave.gakuba@hesge.ch]
Didier Nsasa est travailleur social et coordinateur de la Maison Kultura. [kultura@kultura.ch]
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Analyse de l’activité en travail social
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2007
Les entreprises sociales d’insertion par l’économie
Des politiques, des pratiques, des personnes et des paradoxes
Claude de Jonckheere, Sylvie Mezzena et Camille Molnarfi
2008
De l’aide à la reconnaissance
Ethnographie de l’action sociale
Laurence Ossipow, Alexandre Lambelet et Isabelle Csupor
2008
Et ils colloquèrent, colloquèrent, colloquèrent…
Entre théorie et pratique : les réunions des travailleurs sociaux
Nadia Molea Fejoz
2008
L'incident raciste au quotidien
Représentations, dilemmes et interventions des travailleurs sociaux et des enseignants
Monique Eckmann, Daniela Sebeledi, Véronique Bouhadouza Von Lanthen et al.
2009
La protection de l’enfance : gestion de l’incertitude et du risque
Recherche empirique et regards de terrain
Peter Voll, Andreas Jud, Eva Mey et al. (dir.)
2010
La construction de l’invisibilité
Suppression de l’aide sociale dans le domaine de l’asile
Margarita Sanchez-Mazas
2011