L’indispensable réforme de la politique éducative à Genève
p. 163-176
Texte intégral
1Les sociétés contemporaines des pays riches peinent à dessiner un avenir et entretiennent, en conséquence, un rapport pour le moins complexe avec leur jeunesse. Les enfants y sont de moins en moins nombreux.1 Ils sont tantôt adulés et surprotégés, tantôt honnis et diabolisés. En tous les cas, leur place comme leur rôle y sont, pour le moins, controversés. Des questions scolaires aux questions sociales, en passant par celles de la sécurité ou de l’intégration, bref dans tous les domaines, les débats se complexifient et montrent que les antagonismes gauche-droite, jusque-là seuls pertinents, ne suffisent plus à saisir les enjeux actuels. Les positions politiques, en faveur de l’intégration pour tous d’une part et élitistes d’autre part, sont aujourd’hui largement contrebalancées, voire remises en question par un discours qui dénonce un trop grand laxisme, dans les différentes politiques publiques, en faveur de la jeunesse. Ce discours transcende les clivages politiques traditionnels et constitue, toujours davantage, le cadre de référence de programmes politiques et d’actions des collectivités publiques.
2Ce constat, purement factuel, prend racine dans les profondes mutations que vivent nos sociétés, que, pour ma part, je qualifie de changement de paradigme. Mondialisation, financiarisation de l’économie, désindustrialisation, révolution technologique et de l’information, urbanisation, émergence du péril environnemental, immigration, montée des inégalités, fragilisation des États-nations et de leur financement sont les principales réalités d’une nouvelle ère. Son origine se trouve symboliquement dans la chute du Mur de Berlin et la fin du monde bipolaire (guerre froide), dans lequel nous avons évolué depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Triomphe du libéralisme économique débridé, cette nouvelle ère marque la fin des trente glorieuses et des quinze ans d’incertitudes qui s’en suivirent, marqués par les deux chocs pétroliers de 1973 et 1982, consacrant l’émergence du chômage de masse et le discours politique du moins d’État. La confiance, à la base de toutes représentations sereines de l’avenir, disparaît au profit d’une réalité de court terme et d’un sentiment d’urgence, oppressant et anxiogène.
3Les collectivités publiques et leurs prestations sociales se trouvent fragilisées par la mobilité toujours accrue des sociétés multinationales (volatilité du capital et de l’impôt) à un moment où les attentes comme les besoins sont en pleine augmentation. Cette situation débouche sur un scénario déjà connu dans l’histoire, en particulier dans les années 1930, à savoir l’affirmation ascendante des forces et des réponses populistes sur le plan politique.
4Ces signaux touchent également la Suisse et Genève. Cette nouvelle configuration, tant du point de vue des enjeux économiques et sociaux que des représentations politiques, nourrit et influence les différents débats autour de la jeunesse et questionne le système de répartition en place. Ainsi, sur fond de crise, d’endettement des collectivités publiques et de croissance des inégalités – engendrant de nouveaux besoins – la répartition des compétences entre Confédération, cantons et communes, en particulier la dissociation des politiques publiques en faveur de la famille et de la jeunesse, prend une dimension supplémentaire.
Le débat sur l’école
5En Suisse romande, à Genève en particulier, l’influence de la France sur le plan politique se fait fortement sentir, en particulier dans le domaine de l’éducation. Ainsi, selon les forces qui ont initié les premières controverses sur l’éducation au début des années 2000, il convient de rompre avec la trop grande permissivité dont jouit la jeunesse depuis Mai 68 et de mettre un terme à la remise en question de l’Autorité qui en serait issue. Et c’est bien par le débat scolaire que les choses ont d’abord été initiées. En lançant, en 2003, une initiative populaire sur le retour des notes et des moyennes à l’école primaire pour les élèves de 8 à 12 ans, l’Association « refaire l’école » (ARLE), rassemblant des enseignantes et des enseignants de toutes les sensibilités, bien que majoritairement marquée à droite, a clairement relayé, dans ses différents argumentaires, un discours dépassant le simple système d’évaluation scolaire.
6En visant les réformes scolaires et le socioconstructivisme, qui en serait selon eux à l’origine, comme le bas niveau supposé de connaissance des élèves, qui en serait le résultat, et plus grave, la démission de l’institution scolaire elle-même, cette association et le fort succès qu’elle a rencontré avec son initiative ont nourri durant près de cinq ans les différents débats portant sur la politique éducative.
7Ces discours, actes et débats politiques qui ont marqué le débat public et législatif entre 2001 (création de l’association ARLE) et 2006 (décision populaire) ont aussi fait écho à un certain nombre de faits de violence, dont des mineurs s’étaient rendus coupables dans la même période et qui furent fortement médiatisés.
8Les débats sur les questions de méthode et de conception pédagogique, comme sur les questions de violence juvénile, aussi importants soient-ils, ont littéralement occulté les profondes modifications, en termes d’inégalité, qu’a connues le canton de Genève depuis le début des années 1990 et ses influences sur les mineurs de notre canton.
Des inégalités territoriales s’ajoutant aux inégalités sociales
9Genève n’a cessé de croître, économiquement, comme sur le plan démographique. La ville s’étale sur le plan territorial. La ville se modifie, les frontières communales sont absorbées par l’actuelle dynamique urbaine. En dépit de cette croissance, elle devient de plus en plus inégalitaire. Le rapport de cause à effet s’impose, ici comme ailleurs. La croissance se dissocie du développement. Les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Les inégalités territoriales s’ajoutent aux inégalités sociales en pleine explosion.
10Pendant que le centre de Genève se gentrifie, les communes suburbaines, leurs quartiers populaires et cités, absorbent toujours davantage les oubliés de la croissance. La redistribution et la solidarité ne sont pas seulement en panne, elles sont frontalement remises en cause par un certain nombre de forces sur le plan politique. La qualité du « vivre ensemble » et la sécurité deviennent des thèmes centraux. Majoritairement, les populations s’y adaptent. C’est « la préférence pour l’inégalité » que dénonce François Dubet (2014).
11Les premières victimes de ces constats sont les enfants, les jeunes filles et les jeunes gens de condition modeste, plus particulièrement celles et ceux vivant dans les quartiers populaires et les cités. Leurs résultats scolaires sont nettement inférieurs aux enfants des quartiers et des communes mixtes ou favorisées sur le plan économique. Plus que les autres, par les difficultés économiques et sociales de leurs parents (aide sociale, chômage, bas revenus, problèmes de logement), par l’immigration dans des conditions précaires dont ils sont majoritairement issus, ils connaissent des problèmes de santé (accès aux soins) et des difficultés d’encadrement liées aux horaires professionnels atypiques, particulièrement dans les familles monoparentales.
12En un quart de siècle, l’immigration a considérablement changé. Elle s’est mondialisée. Les migrations d’un continent à l’autre augmentent. Les demandes d’asile explosent dans un monde en pleine recomposition. De plus, la structuration de l’immigration en Suisse, issue des vagues successives d’arrivées de travailleurs d’Italie, d’Espagne et du Portugal a cédé le pas, dans le sillage de la disparition du statut de saisonnier et du regroupement familial subséquent. La libre circulation des personnes en Europe a bouleversé les migrations internes. La multiplicité des motifs d’arrivée comme des pays de provenance est aujourd’hui la réalité migratoire helvétique. L’intégration « automatique » et inflexible par le travail a cédé le pas au vide (absence de réelle politique d’intégration et chômage) dans un premier temps puis, dans un second temps, aux discours populistes dénonçant le refus d’intégration d’une immigration jugée trop nombreuse.
13En parallèle, la famille a connu, dans tous les milieux et pour toutes les origines, une véritable mutation avec l’apparition en nombre significatif de familles monoparentales et de familles recomposées.2 Nombreux sont les enfants qui, dans la réalité, ne sont élevés que par leur mère. L’émergence de ces nouvelles réalités familiales, que connaît une partie non négligeable de la jeunesse, n’est pas pour autant suivie d’une modification de la politique en faveur de la famille qui reste rigidement attachée à la famille au sens classique du terme.
14Dans le sillage de l’exportation de l’appareil de production traditionnel vers les pays aujourd’hui émergents et de la désindustrialisation qui s’en est suivie dans nos pays, comme à Genève, la classe ouvrière – au sens traditionnel du terme – s’est considérablement marginalisée. Les emplois offerts aujourd’hui dans l’industrie de pointe, à forte valeur ajoutée, ont changé de nature, d’une part par le niveau de qualification exigé et par le très large recours aux professions des services d’autre part. L’emploi, même en Suisse, n’est plus un acquis. L’insertion professionnelle, avec un chômage situé aux environs de 3 %, est devenue une bataille, celle de la qualification qui exige tant des salariés en activité, des chômeurs comme des jeunes gens à la recherche d’un premier emploi.
15Pour ces derniers, le niveau de la scolarité obligatoire n’est plus suffisant. Les petits jobs, à partir desquels des promotions et des insertions durables étaient envisageables, ont disparu. L’expérience n’est aujourd’hui considérée qu’à partir d’un niveau d’une attestation fédérale de formation professionnelle (AFP),3 voire d’un Certificat fédéral de capacité (CFC). La formation post-obligatoire est devenue obligatoire dans les faits. L’ensemble de ces filières de formation deviennent plus exigeantes, certaines par pression du marché du travail, d’autres par simple décret départemental. À l’heure de ces exigences supplémentaires et de la complexification des parcours, telle qu’elle ressort de l’analyse statistique, les ruptures scolaires et d’apprentissage sont devenues plus nombreuses4 et plus risquées à la fois. Les parents des élèves de condition modeste éprouvent souvent bien des difficultés à suivre l’orientation de leurs enfants, dont le parcours ne s’inscrit pas dans des filières et sections à la suite desquelles la promotion et l’insertion sont quasi automatiques.
Entre analyse insuffisante et durcissement politique : une marge d’action
16Pour un pays qui a essentiellement basé sa politique d’intégration sur le travail, l’ensemble de ces modifications représente un vrai changement de paradigme qui n’a pas été analysé suffisamment. Trop souvent, au niveau médiatique comme dans les débats politiques parlementaires, la priorité est donnée aux problèmes scolaires, aux faits divers, aux actes de violence et aux incivilités, comme aux recours au chômage ou à l’assistance publique, considérés d’abord sous l’angle de l’abus plutôt que des carences du système.
17Derrière ces logiques de durcissement, voire de dérive des institutions démocratiques, la juxtaposition de difficultés individuelles (économiques, sociales, linguistiques, scolaires et familiales) et collectives (ségrégation territoriale et enfermement) crée une forme de « double peine » pour un nombre non négligeable de jeunes gens. Ces évolutions profondes, sur un quart de siècle – montées des inégalités sociales et territoriales, transformations des cités et ségrégation spatiale, diversification des migrations, décompositions et recompositions familiales, problèmes d’accès au marché de l’emploi et du niveau de formation – transforment le cadre de nos sociétés.
18Les changements profonds de société et les conséquences multiples sur la jeunesse sont aussi ressentis dans l’ensemble de nos sociétés, prises dans les tourmentes de la mondialisation. Les accents comme les réponses varient certes d’un pays à l’autre.
19Ainsi, combien sont les pays qui, avec le Royaume-Uni, les États-Unis d’Amérique et la France, ont vu leur droit des mineurs se dissoudre littéralement, disparaître au profit d’une affirmation du droit pénal ordinaire substituant jusqu’à des peines de prison exemplaires, voire incompressibles, aux mesures éducatives ? « Il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l’enfance, et parmi eux, ceux qui ont trait au sort de l’enfance traduite en justice. La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains. » En novembre 2013, à la Haute école de travail social de Genève, Pierre Joxe (2012), invité, lors d’un déjeuner de travail, rappelle ainsi comment Charles de Gaulle, alors chef du Gouvernement provisoire d’une France à peine libérée du nazisme, s’exprime le 2 février 1945 et motive l’Ordonnance historique sur la justice des mineurs, inspirée par le programme du Conseil national de la Résistance. Pierre Joxe, pourfendeur du « nouveau » droit pénal français des mineurs,5 décide de reprendre la robe d’avocat à 77 ans.
20Il est primordial de préciser que la Confédération a suivi un chemin inverse. En refondant son droit pénal des mineurs, en 2006, elle persiste dans l’importance et la primauté des mesures éducatives.
21A l’heure de la modification des populations, de l’augmentation des besoins, à l’heure des déficits publics et des programmes de rigueur, voire d’austérité sur le plan budgétaire, mais aussi à l’heure d’un débat politique désormais articulé entre trois axes – social-démocrate et vert, conservateur et populiste – les réponses inscrites dans la durée sont difficiles à élaborer. Ce d’autant plus que ce sont bien les réponses démagogiques et à court terme qui donnent systématiquement le point de départ des discussions et controverses.
22Pourtant, ce changement d’époque et les difficultés qu’il génère, de tous les points de vue, ne doit pas laisser penser pour autant que les collectivités publiques se heurtent au principe d’impuissance et que l’État social, tout particulièrement les politiques en faveur de la jeunesse, sont condamnées à être démantelées, voire à disparaître. Preuve en sont, comme évoquées, les directions diamétralement opposées des évolutions du Droit pénal des mineurs en Suisse et en France, par exemple.
23Même si le financement des États, qui doivent faire face à une pleine explosion de besoins, posent de graves problèmes, ces difficultés ne sont pas pour autant inéluctables et ne condamnent en aucun cas les politiques gouvernementales, nationales et locales, à s’enfermer dans une savante alchimie, faite de diminution des prestations et de désignation de boucs émissaires intérieurs à nos sociétés, n’épargnant pas la jeunesse et la jeunesse la plus défavorisée en particulier.
Le DIP, une politique engagée au service de l’enfant élève
24Le Département de l’instruction publique, de la culture et du sport du canton (DIP) de Genève, comme les départements concernés de chaque canton, représente un levier d’action et une force d’intervention non négligeables. Au niveau de ses contours, dessinés strate par strate depuis le début du vingtième siècle, il pose les bases d’une politique globale en faveur de la jeunesse. En alliant les politiques du domaine de la santé et de la politique sociale, dans ses fondements de prévention comme de protection, à la logique de scolarité, l’action publique pose les bases d’une philosophie cohérente de l’éducation. Être enfant et élève est indissociable. Ainsi se trouvent réunis dans un pilotage commun, à des niveaux d’intégration variables (actions des services de l’État, des fondations et associations, par le biais respectivement de conventions d’objectifs et de contrats de prestation), les prestations de protection des mineurs, de l’action éducative civile et pénale, de l’éducation spécialisée (placements), de l’animation socio-culturelle, du travail social hors murs, des loisirs, de la culture et du sport, de la prévention et du dépistage sur le plan sanitaire, de l’enseignement spécialisé et des consultations pour troubles du développement. Le transfert des charges entre Confédération et canton, notamment pour le handicap, est venu encore renforcer cette cohérence.
25Les mêmes buts de protection, de soutien à la jeunesse ne peuvent pas pour autant être atteints sans intégrer l’ensemble des politiques publiques qui sont interpellées par les profonds changements susmentionnés. Ainsi, depuis le début du XXIe siècle, d’importantes innovations se sont mises en place autour des axes suivants : l’adaptation du système scolaire à la logique d’harmonisation et de compétitivité ; le renforcement de la coordination des acteurs du système éducatif et de l’école par le renforcement du suivi individuel ; l’émergence d’une politique d’éducation prioritaire et le développement du partenariat avec les familles et les acteurs du système éducatif. La logique qui se dégage est double : intégrer les nouvelles problématiques sociales, d’inégalités, et adapter l’accompagnement des élèves aux réformes de l’enseignement obligatoire et « post-obligatoire ». Cette perspective a été scellée par le vote de la nouvelle Constitution fixant le terme de l’obligation de formation à l’âge de 18 ans, article intégré dans le texte sur proposition du Conseil d’État.
Une priorité assumée : le renforcement des dispositifs d’intégration et de soutien
26Le système a été réformé en ce sens durant plus de dix ans, en mobilisant l’ensemble des acteurs. Si toutes les écoles et tous les services sont rassemblés, comme évoqué ci-dessus, sous un toit commun, au sein du même département, ce n’est pas uniquement pour des raisons symboliques. Il s’est donc agi de privilégier, outre une culture et une approche partagée, des axes stratégiques communs, en partant des profondes mutations du système scolaire et de formation. En effet, il s’agit de privilégier l’adaptation de celui-ci à l’harmonisation, aux grandes tendances structurantes allant dans le sens d’une hausse des exigences (de l’enseignement obligatoire au niveau secondaire 2) et de l’émergence, en particulier, d’une véritable politique des langues. Le niveau de formation, respectivement la certification qui l’atteste, sont des atouts et des éléments majeurs d’une politique d’intégration visant à permettre à des générations d’enfants et de jeunes gens d’aujourd’hui d’être demain des citoyens et des citoyennes, des professionnels et professionnelles intégrés aussi bien dans la société que sur le marché du travail.
27De manière à accompagner cette hausse du niveau d’exigences, dans une période de montée des inégalités, le lien entre les acteurs du système éducatif et l’école a été renforcé, dans le sens du renforcement des présences des acteurs du système éducatif dans les écoles6 et de leurs relais d’intervention à l’extérieur des établissements. C’est principalement en ce sens que des éducateurs et éducatrices ont été introduits dans certains établissements de l’enseignement primaire et leur présence a été renforcée dans certains cycles.7 Les dispositifs de suivis individuels dans le sens du case-management ont été introduits respectivement pour les élèves du post-obligatoire, confrontés à de sérieux problèmes d’orientation et de risque de désinsertion (Coordination et organisation du suivi individualisé – COSI), de même que pour les apprentis, confrontés au risque de rupture de leur contrat d’apprentissage (Groupe de suivi individualisé – GSI). De manière à suivre les élèves mineurs, quel que soit leur âge, sur un plan scolaire, social, familial et pénal dans certains cas, les dispositifs ont été revus et renforcés avec la création, en particulier, d’un dispositif d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO)8 et d’une unité d’assistance personnelle (UAP).9
28L’éducation prioritaire est aujourd’hui, partout en Europe, une manière de répondre aux défis et aux difficultés issus des profondes mutations sociales, de l’hétérogénéisation des populations et de la montée des inégalités, territoriales en particulier. Cette logique s’oppose à celle des rankings qui exige, sous le prétexte du droit de savoir et de la transparence, un système qui alloue les moyens en fonction de la performance aux établissements qui réussissent le mieux, à savoir ceux qui évoluent dans les quartiers les plus favorisés. L’éducation prioritaire, l’enseignement prioritaire en particulier, proposent, en tenant compte de la montée des inégalités sociales et territoriales, de soutenir plus fortement – par des moyens adaptés – les établissements scolaires qui évoluent dans les quartiers populaires des communes suburbaines et de la ville de Genève. C’est l’émergence du principe d’équité contre celui de stricte égalité.
29C’est sur ces bases que s’est développé, dès 2006, le réseau d’enseignement prioritaire (REP) dans le canton de Genève. À la rentrée 2013, il intégrait près de dix-sept établissements sur septante-neuf, évoluant dans les communes de Carouge, Genève, Lancy, Meyrin, Onex et Vernier. Le REP, basé sur une double logique de profil (nombre de parents issus de milieux professionnels défavorisés) et de choix de l’établissement (adhésion), consiste essentiellement à améliorer le taux d’encadrement des élèves dans les classes et à mettre un éducateur à disposition de l’établissement pour renforcer les relations entre les familles et l’école. Il est régulièrement évalué du point de vue des résultats obtenus.10 La situation sociale varie pourtant, profondément, d’une commune à l’autre. C’est en particulier à Vernier que la situation se singularise puisque la totalité des six établissements primaires et que les deux cycles d’orientation accueillant des élèves de cette commune sont intégrés au REP.
30L’introduction d’un éducateur, d’une éducatrice, a été étendue pour des raisons de spécificité aux communes et quartiers de Versoix, des Communes des Trois-Chênes et du Petit-Saconnex, en Ville de Genève (n’entrant pas dans les stricts critères d’éligibilité du REP). Cette orientation propose de renforcer les liens des écoles avec les familles, les acteurs des services, des institutions et des fondations œuvrant dans le champ de la prévention, de la protection et des loisirs.
Une politique de cohésion sociale en soutien à la politique d’intégration des enfants et des jeunes
31Le concept d’éducation prioritaire a été prolongé par la mise en place d’une politique de cohésion sociale en milieu urbain en 2012, prévoyant, au-delà du système scolaire, le renforcement des moyens et des actions en lien avec la politique de l’intégration, dans les quartiers confrontés à la montée des inégalités, sur le plan territorial.
32Le réseau genevois mise sur un système de liens, aujourd’hui renforcés, entre les actions scolaires et éducatives. Les réformes engagées à la fin de la dernière législature prévoient une refonte de la loi11 sur l’Office de la jeunesse, l’intégration et le maintien des élèves en situation de handicap et à besoins particuliers12 dans les établissements scolaires et, plus généralement, le renforcement des liens entre l’intégration, le suivi éducatif et le soutien des familles.
33En toile de fond de l’ensemble des changements évoqués apparaît le rôle des établissements scolaires et l’importance de leur insertion au cœur du quartier,13 comme le définit Nico Hirtt (2004), au sein d’une communauté éducative, constituée d’enseignantes et d’enseignants, d’éducatrices et d’éducateurs au sens large du terme, d’acteurs et de services – tels surtout l’animation parascolaire et les maisons de quartier – essentiellement d’élèves (selon l’âge) et de parents. Ceux-ci représentent, en termes institutionnels, le pilier et le lien incontournables de la mise en place d’un système cohérent. C’est dans cette perspective qu’ont été créés des conseils d’établissement pour tous les niveaux d’enseignement, primaire, secondaire 1 et secondaire 2, par règlement du Conseil d’État14 et que des élections ont été organisées pour désigner les représentants élus des différents corps. Le rôle de ces conseils est à la fois d’être informés des réformes en cours, d’être consultés, mais aussi d’être associés en termes d’accompagnement, de propositions et de décisions aux actions opérées à l’échelle de l’établissement, intégrées dans le « projet d’établissement ». L’ensemble des compétences d’enseignement relèvent par contre de la stricte compétence des enseignants et des directions d’établissement.
En conclusion
34Depuis plus d’un siècle, Genève n’a cessé d’œuvrer pour adapter son système éducatif en augmentant, année après année, ses engagements comme ses dépenses, même si quelquefois les changements tardent à déployer leurs effets et auraient mérité des financements plus importants. En développant une implication forte auprès de la jeunesse, quels que soient les problèmes d’application et les nécessaires correctifs, le canton a renforcé sa politique d’accompagnement et de prévention. Il a aussi adapté ses prises en charge et ses sanctions face à des manifestations de violence qui touchent naturellement la jeunesse et qui inquiètent du point de vue de leur gravité. La fermeté des mesures, intégrées dans un système respectueux de l’âge des mineurs, comme la primauté de leur dimension éducative, a permis de conserver toute la crédibilité du système, de l’efficacité des mesures et des valeurs qui les sous-tendent. Les dérives populistes et autoritaires et autres surenchères démagogiques, comme les économies dans la politique éducative des mineurs, ont ainsi pu être évitées.
35L’adaptation des différentes politiques publiques est lente et demandera encore bien des ajustements et des dépenses pour atteindre les objectifs d’une éducation et d’une école inclusives. Si les tendances de la nouvelle ère marquée par la mondialisation que nous vivons depuis un quart de siècle est une réalité qui complique sérieusement les marges de manœuvre et qui peut constituer de graves atteintes aux valeurs du système démocratique et éducatif, les collectivités publiques locales ou nationales n’en sont pas pour autant contraintes à l’impuissance ou, pire, au mimétisme.
36Le rapport de l’UNICEF Cachée sous nos yeux (2014), établi sur des données récoltées dans 190 pays, rappelle les violences faites aux enfants en termes de nombre comme de gravité. Les beaux signaux donnés par l’attribution du Prix Nobel de la paix à Malala Yousafzaï et Kailash Satyarthi ne peuvent rester des symboles ; le sort de l’enfance et de la jeunesse, c’est l’affaire de tous.
Bibliographie
Références bibliographiques
Commission externe d’évaluation des politiques publiques (2011). La prise en charge des « jeunes en rupture » : un état des lieux. Genève : CEPP.
Dubet, F. (2014). La préférence pour l’inégalité, comprendre la crise des solidarités. Paris : Seuil.
Hirtt, N. (2004). L’école de l’inégalité. Les discours et les faits. Bruxelles : Labor, « Espaces de liberté ».
Joxe, P. (2012). Pas de quartier, délinquance juvénile et justice des mineurs. Paris : Fayard.
Notes de bas de page
1 En 2012, les Suissesses mettaient en moyenne 1,4 enfant au monde.
2 Selon l’Office fédéral de la statistique (panorama 2014), en 2011, 13 % des ménages avec au moins un enfant ne comprennent qu’un seul parent, et 5 % des ménages avec au moins un enfant de moins de 25 ans sont des familles dans lesquelles au moins un enfant n’est pas commun aux deux partenaires.
3 Première année d’apprentissage effectué en deux ans.
4 En 2010, selon le rapport La prise en charge des « jeunes en rupture » : un état des lieux (2011) de la commission externe d’évaluation des politiques publiques (CEPP), aujourd’hui intégrée à la Cour des comptes, le chiffre dépasserait les 2000 pour les jeunes gens de 15 à 25 ans.
5 Loi Perben I et Loi Perben II de 2002 et 2004.
6 Cette présence est constituée d’infirmier-ère-s scolaires dans tous les établissements scolaires, de conseillers sociaux et de conseillères sociales, de conseillères et conseillers scolaires (psychologues scolaires), de conseillères et de conseillers d’orientation professionnelle dans tous les établissements de l’enseignement secondaire (cycle d’orientation et enseignement post-obligatoire), et aujourd’hui d’éducatrices et éducateurs dans les établissements les plus défavorisés de l’enseignement primaire (REP).
7 Les Cycles d’orientation du REP sont au nombre de quatre, il s’agit des établissements de Cayla, des Coudriers, des Grandes-Communes et du Renard.
8 Cette prise en charge, financée et développée sous l’égide de l’État, par la Fondation officielle de la jeunesse (FOJ) et l’Association genevoise d’action de prévention éducative (AGAPE) est une prise en charge à mi-chemin entre le placement et l’appui éducatif et permet aux mineurs comme aux familles de bénéficier d’une prise en charge importante au domicile.
9 Dispositif confié à la Fondation pour l’animation socio-culturelle (FASE) selon l’article 13 du Droit pénal des mineurs de seconder les familles dans leur tâche éducative et d’apporter une assistance personnelle aux mineurs.
10 Évaluations opérées entre 2007 et 2013 par le Service de recherche en éducation (SRED).
11 Le projet de loi 11291 propose de passer d’une loi qui organise les services (compétences de l’Exécutif) à une loi basée sur les prestations couvrant tout le domaine social, sanitaire et de la pédagogie spécialisée.
12 Loi sur l’intégration des enfants et des jeunes à besoins éducatifs particulier du 14 novembre 2008 (LIJBEP) C 1 12.
13 Hirtt, N. (2004). L’école de l’inégalité. Les discours et les faits. Genève : Labor, « Espaces de liberté ».
14 Règlement du Conseil d’État sur les Conseils d’établissement, C 1 10 19, du 29 décembre 2007.
Auteur
Article rédigé à la demande du comité responsable de cette publication à partir de mes convictions et de mes actes, en tant qu’assistant social, syndicaliste, parlementaire, conseiller d’État (de 2003 à 2013) et aujourd’hui chargé de cours à la HETS-Genève. [charles.beer@hesge.ch]
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