Chapitre 4. Les forces agissantes sur l’activité professionnelle
p. 221-249
Texte intégral
1A ce stade de la recherche, nous pouvons relever la complexité de l’agir repérée qui ouvre de nombreuses pistes de réflexions. Nous nous arrêterons sur quelque-unes qui nous sont apparues révélatrices et significatives de l’activité des travailleurs sociaux hors murs de la Délégation à la jeunesse.
2A partir de l’étude des textes prescriptifs et de l’observation des pratiques, nous avons relevé la difficulté, pour les professionnels, de faire face et de prendre en compte des prescriptions contradictoires, voire parfois paradoxales. Si l’hypothèse de départ situait un agir professionnel engagé et construit sur des normes de préfiguration particulièrement floues, nous situerions aujourd’hui cet agir au cœur de nombreuses forces agissantes encadrant fortement l’activité, régulations exogènes mais également endogènes. Cet aspect mérite un développement au sein de notre conclusion.
3Nous avons également repéré et analysé au sein du chapitre précédent des logiques d’action telles que l’immersion, l’accroche, le projet, l’accompagnement non directif, etc., qui nous ont permis de cerner les supports méthodologiques indispensables au déroulement de l’action. Puis nous avons centré notre focale sur le savoir-faire propre à chaque professionnel, partagés ou non par les pairs. Ce regard posé au plus près de la personne nous a amenés à intégrer, au sein de notre exploration, la question du corps et des sentiments. Ce déroulement et cette mise en visibilité de l’agir professionnel nous engagent à revenir sur des concepts présentés au sein du chapitre 1, L’activité de recherche. Le modèle proposé par l’analyse du travail intègre deux concepts, le genre et le style, qui nous apparaissent, à ce stade du développement de la recherche, comme primordial à engager dans la réflexion.
4Nous poursuivrons notre propos sur la complexité des nouveaux métiers du travail social en lien avec les enjeux socio-économiques entourant les pratiques envers les jeunes en difficulté.
Entre savoirs formalisés et savoirs d’action
5Lors de notre exploration, nous avons rapidement problématisé et élargi le concept de prescription pour aboutir à la prise en compte des sources de normalisation de l’action, permettant ainsi de rechercher l’ensemble des textes préfiguratifs de l’activité. L’intervention a consisté dans une première phase à rechercher les différents textes signifiants de l’action professionnelle explorée puis de tenter une classification et une analyse visant à repérer en quoi ces textes influent sur l’activité.
6Face à la diversité et à la complexité des textes étudiés, nous avons repéré qu’il était indispensable pour les TSHM de produire collectivement leurs propres normes d’action, afin de pouvoir tout simplement tenir dans leur poste et donner sens à leur activité. Cela nous a conduits à une deuxième phase d’intervention consistant à suivre et observer les professionnels dans le cours de leur action. L’objet étant de saisir comment se construit cette autre source de normalisation de l’action, cette fois-ci endogène, qui se construit sur les régulations informelles entre professionnels.
7Une hypothèse émergente irait dans le sens que la fonction du travail social hors murs se construit à partir des actions menées par les professionnels en place, allant dans le sens d’une « autoprescription » remontante, s’appuyant sur la subjectivité orientant fortement l’agir. Paradoxalement l’agir professionnel est fortement encadré par les différentes forces traversant l’activité, soit les nombreuses sources de normalisation de l’action cette fois-ci exogènes et descendantes. Tenir à ce poste demande la capacité de saisir ce paradoxe et de trouver un intérêt particulier à travailler dans ces « entredeux » permettant, à certaines conditions, de développer une créativité constitutive du développement personnel et professionnel.
Nous pourrions catégoriser ces forces traversantes en trois grands champs
Tout le contexte sociopolitique tel que nous l’avons exploré précédemment, forces agissantes en amont de l’action mais aussi en aval dans le sens d’une évaluation informelle de l’activité par l’ensemble des acteurs sociaux, citoyens, politiques, collègues du travail social, Délégué à la jeunesse et relayée publiquement par les médias.
Forces agissantes directement dans le cours de l’action par les jeunes eux-mêmes. Dans cette position délicate pour les professionnels d’aller vers…, il s’agit de se faire accepter par le public visé. Les professionnels se doivent de saisir les codes et manières d’être de la population approchée, d’y trouver sens et de démontrer qu’il y a un réel intérêt à communiquer ensemble. Ce sont donc les normes et les codes des jeunes qui vont guider en grande partie l’action des professionnels, forces agissantes particulièrement mouvantes et imprévisibles.
Les régulations entre pairs liées à la subjectivité des professionnels, à leur histoire de vie, à leurs représentations, à leurs formations antécédentes, etc.. Ces régulations s’activent régulièrement dans le cours de l’action, mais aussi dans les espaces informels, lieux de décompression, détente, où le verbe se libère hors de la pression institutionnelle. Ces espaces sont nommés « after » par les professionnels observés, after les moments prioritairement dévolus à des projets avec ou pour les jeunes. After l’ouverture des salles de basket en soirée, after une fois que les Thermos de café sont vides, ce qui indique symboliquement que le temps de présence du TSHM se termine en haut des escalators de la gare, after des séances de réseaux secondaires liées à des problématiques de préaux d’école, after…
8Cet after est directement lié au présent, l’after se situant juste après le vécu et non pas la semaine suivante en colloque de la Délégation à la jeunesse. Les notions de genre et de style sont particulièrement travaillées dans ces after ou le libre langage n’épargne personne mais laisse une place forte à l’expression des valeurs, des croyances… Si les controverses sont parfois importantes, le respect de l’Autre fait partie intégrante de ces espaces de régulation.
9Explorer les espaces informels de régulation liés à l’action professionnelles nous a permis de déceler ce qui, malgré la complexité due aux entrecroisements de ces forces parfois paradoxales, permet aux professionnels de tenir leur poste physiquement et affectivement, imposant un investissement particulièrement important de leur personne.
10Ces moments d’échanges informels sont certainement des espaces de régulation de l’action indispensables pour donner sens à l’activité professionnelle. Les TSHM soumis à des sources de normalisation complexes, parfois confuses et contradictoires, cherchent à saisir à partir de leur activité des règles, des points d’accroche, un discours commun permettant de s’appuyer sur une socialisation interne orientant l’action. Les différentes forces traversant l’action se retrouvent au centre de ces débats animés qui ne portent pas sur des questions de gestion d’équipe, d’horaires, de répartition des tâches, bref sur ce qui nourrit traditionnellement les colloques d’équipe, mais sur l’action, ce qui relève plus d’une pratique d’intervision à bâtons rompus. La complexité de la tâche telle qu’elle est définie par les différents acteurs gravitant autour de l’activité (politiques, citoyens, jeunes…) constitue le noyau des débats nommés indirectement ou implicitement. Dans une situation observée, la venue d’une équipe de Télévision de la Suisse romande et la manière dont elle a traité l’activité des TSHM fut matière à controverses entre les professionnels, permettant au fil de la discussion, malgré les contradictions entre eux et en eux, de construire un sens collectif à l’activité. Les grandes forces contradictoires en présence pouvaient se définir en deux positionnements exacerbés :
11Les tenants d’une visibilité de l’activité professionnelle en vue d’une reconnaissance par les pairs et le politique, quitte à subir par le biais des médias des traitements d’informations incorrects sur l’activité et sur la situation des jeunes.
12Les défenseurs d’une autre orientation désirant utiliser les médias principalement au service des jeunes pour exprimer leurs revendications.
13Ce petit exemple illustre des manières d’entrer dans l’activité distinctes, orientées par les différentes sources de normalisation de l’action, insistant également sur les valeurs personnelles des professionnels, les formations diverses et les engagements subjectifs. L’un des thèmes chauds de la soirée fut la trahison ou pas de la confiance acquise de la part des jeunes. Elément essentiel pour entrer en communication et tenter la mise en place de projets. Il est apparu très clairement que cet élément clé ne pouvait être entaché, et que l’incident « télévision » se devait d’être rattrapé par l’équipe des professionnels. Dès lors, même si les divergences subsistaient sur le bien-fondé ou non de l ‘ intervention médiatisée, il s’est avéré indispensable de garder une cohésion d’équipe. Il n’a jamais été question d’annuler les divergences mais de les nommer, allant jusqu’à en produire un outil de travail auprès des jeunes illustrant la complexité de leur activité. Le conflit d’idées n’est pas apparu comme dangereux ou destructeur, mais au contraire comme espace de réflexion et de régulation. Ce besoin de faire corps est également une nécessité permettant de socialiser des conflits internes de loyautés entre positionnement subjectif et sources de normalisation externes. Etre capable de gérer personnellement ce type de conflit est certainement une des compétences indispensables pour exercer ce type d’activité. Si nous cherchons à nous appuyer sur le concept de genre pour saisir les interactions en jeux, il paraît plus opportun de parler de construction de genres professionnels, peut-être même construction permanente au vu de l’instabilité importante de l’activité. Il existe en effet peu d’éléments dont il n’est plus nécessaire de nommer, chaque événement semble matière à discourir. Les positionnements stabilisés pouvant se repérer autour des modes de fonctionnements, qui seraient justement cette capacité à traiter les divergences au sein de moments conviviaux nocturnes. Ces espaces de régulation ne se redessinent que très peu au sein des colloques internes à la Délégation (colloques très peu nombreux, environ deux par mois durant le temps de la recherche). Quant aux rapports à la hiérarchie directe (Délégué à la jeunesse) les régulations se construisent également dans le cours de l’action. Ce sera au cours d’accrochages dans l’action que les besoins de régulation s’activeront et les échanges sur les questions problématiques se matérialisent au gré des rencontres, dans les couloirs et autour d’un verre. La gestion du temps présent et l’immédiateté des réponses à y apporter jouent peut-être avec la prescription exogène d’intervenir dans l’urgence sur les points chauds de la Ville tout en reconnaissant de la part des prescripteurs, dans ce cas précis les instances politiques, la nécessité d’un temps d’immersion et de construction de réseaux auprès des jeunes. Cette contradiction incontournable demande de la souplesse, tant au niveau des professionnels que de la structure qui les emploie. La gestion des forces opposées traversant l’activité professionnelle est peut-être au cœur de l’activité et induit des manières de travailler qui s’inventent au quotidien et qui, avec l’expérience, commencent à échafauder un genre professionnel.
14La source de normalisation la plus opérante est la rencontre avec les jeunes et leurs dynamiques de groupe. C’est à partir de cette rencontre, engageant fortement la subjectivité des professionnels dans l’action, que se situe la plus grande demande de régulation de la part des TSHM. Demande si prégnante, qu’elle se doit d’être pratiquement incorporée dans l’action ou à la lisière de l’action. Ce besoin d’immédiateté nécessite des ajustements organisationnels qui expliquent ce modèle d’action positionné comme hors-cadre institutionnel traditionnel. La nature du matériel récolté nous montre en effet une difficulté réelle à construire un champ autoréférentiel au groupe, au vu des débats de valeurs que cela entraîne.
15Au terme de cette analyse, la dichotomie entre travail prescrit et travail réel ne peut être validée, montrant ainsi la complexité possible du modèle proposé. Si les sources de normalisations de l’action se situent en amont du travail, elles s’exercent également et fortement dans le cours de l’action. La subjectivité des professionnels dans l’agir est fortement mobilisée, demandant des espaces de remédiations agissants sur l’action.
16Nous ne pouvons que confirmer l’hypothèse autour de la mobilisation de la subjectivité des professionnels dans le cours de l’action, mais nous ne parlerons plus de prescriptions floues, nous attachant aujourd’hui aux différentes sources de normalisation de l’action parfois paradoxales, exogènes et endogènes, source de la complexité de l’activité.
Le genre et le style engagés dans l’agir professionnel
17Citons Jobert (2002) qui redéfinit les sources de la normalisation dont nous traitons selon une métaphore très éclairante : pour les sciences du langage comme pour les sciences du travail, les normes de signification se référeraient ainsi à trois sources : le dictionnaire assimilable au prescrit, les mots des autres qui produisent le genre, et ses mots à soi, accentuation personnelle, personnalisation du parlé social des groupes d’appartenance du locuteur.
18Notons tout d’abord que le genre énoncé ici ne fait nullement référence aux significations usuelles des genres masculins et/ou féminins.
19Dans les situations journalières auxquelles sont confrontés les TSHM, les lieux et contextes d’action ont pour cadre les espaces publics, la rue. Ce « hors-cadre » est l’objet même de l’imprévisibilité. Les sources de normalisation de l’action, comme nous l’avons relevé, restent ancrées à des niveaux régionaux et globaux construits principalement au niveau politique. En parallèle, une liberté d’action au niveau local, doublée d’une responsabilisation de légitimité de l’activité, place les TSHM dans des espaces de créativité, d’improvisation et d’incertitude considérables.
20Nous avions relevé l’importance de la socialisation entre collègues pour résister aux conflits de loyauté intervenant entre les sources de normalisation externes et les valeurs personnelles fortement impliquées dans l’action. Les différentes sources de normalisation, parfois paradoxales, laissent un espace de réinterprétation par les sujets, nécessaire à la conduite de l’activité. Le professionnel ne peut faire face, seul, à cet enjeu se retrouvant dans une solitude créatrice et anxiogène à la fois. Il lui est nécessaire de trouver des alliances au sein de ses pairs pour poser un cadre minimum autour de l’action. Ces conflits entre investissement subjectif dans l’action et collectivisation de l’agir sont probablement nécessaires à l’existence même de cette fonction du travail social. Le soutien des pairs et la construction d’une source de normalisation de l’action interne et locale est le socle indispensable pour tenir au travail. Afin de mieux saisir comment les professionnels investissent l’activité et y trouvent en contrepartie des espaces de développement, nous nous appuierons sur les concepts de genre et de style (Clot et Faïta, 2000).
21Le genre renvoie au collectif. Le genre peut être compris comme une sorte d’habitus propre à un collectif qui fait que dans une institution, les praticiens pensent et agissent selon des manières qui feraient dire à un observateur externe qu’elles présentent des traits communs ou des airs de famille. Ces agirs dont on comprend la ressemblance sont décisifs pour la mobilisation psychologique au travail. Ils marquent l’appartenance à un groupe et orientent l’action en lui offrant, en dehors d’elle, une forme sociale qui la représente, la précède, la préfigure, et, du coup, la signifie. Ils désignent des faisabilités tramées dans les façons de voir et d’agir sur le monde considérées comme justes dans le groupe de pairs à un moment donné (Clot et Faïta, 2000).
22Le genre est difficilement repérable et verbalisable par les acteurs au travail, étant eux-mêmes pris dans cette norme collective qu’il n’est de fait plus nécessaire de nommer ni de discuter. C’est justement ce qui fait partie de la « maison », ce qui fait cohérence. Métaphoriquement, les meubles que l’on ne change plus de place car on ne voit plus comment cela pourrait être autrement que dans cet agencement-là. Toutefois le genre ne peut être une référence inamovible, sa nature même, sa fonction première demande d’être momentanément stabilisée, offrant une plate-forme de référence pour l’action individualisée accréditée au sein d’un groupe de pairs. C’est un système souple de variantes normatives et de descriptions portant plusieurs scénarios et un jeu d’indétermination qui nous dit comment fonctionnent ceux avec qui nous travaillons, comment agir ou comment nous abstenir d’agir dans des situations précises ; comment mener à bien les transactions interpersonnelles exigées par la vie commune organisées autour des objectifs d’action (Clot et Faïta, 2000).
23Les situations de conflit au sein des situations de travail, plus spécifiquement sur quelles bases idéologiques se construisent les discours dans les situations de conflit, sont de notre point de vue, productrices de transactions au cours desquelles le genre émerge comme normes de régulation (Libois, Loser, 2003).
24Si les professionnels sont nommés hors murs pour leur engagement sur les terrains de l’espace public, ils ont également intégré cette notion d’hors murs pour leurs propres temps de gestion, d’intervision et de régulations internes. Cette imprégnation de la fonction n’est pas sans poser problème pour la structure elle-même, soit la Délégation à la jeunesse, pour les dirigeants dans leurs rapports aux professionnels de même que pour certains professionnels, qui n’épousent pas globalement cette manière de fonctionner.
25Pour notre intervention, nous avons suivi trois TSHM très engagés dans ce mode de faire et une professionnelle se situant dans d’autres cadres d’action tout en restant proches sur les orientations et finalités. La professionnelle est de fait assez isolée. Nous ne parlerons donc pas d’un genre professionnel lié à l’équipe des TSHM de la Délégation à la jeunesse mais de sous-genres et nous nous pencherons sur l’un d’eux qui est celui qui a fait force de loi lors de notre recherche. L’intervention a évidemment mis à jour des problèmes de culture commune à construire posant des difficultés de dynamique d’équipe, liée également à la « masculinité » des pratiques professionnelles, mais notre orientation restera fixée sur les sources de normalisation de l’action et nous ne traiterons pas directement cette problématique tout en sachant pertinemment qu’elle est fortement agissante.
26Si l’ensemble des textes préfiguratifs de l’activité sont considérés comme cadre prescriptif dans le langage ergonomique, nous considérons les discours oraux articulés dans le cours de l’action comme faisant partie intégrante de cet ensemble normatif. Si les forces agissantes sont classiquement présentées comme centripètes influençant directement le cours de l’action, nous pouvons relever que pour les TSHM, elles sont également centrifuges, leurs expériences avec les jeunes étant également source de normalisation de l’action. La particularité de ces forces émanant de l’activité elle-même, demande d’être socialisée avec l’ensemble des acteurs entourant l’agir professionnel, constituant ainsi un genre professionnel. Nous pouvons repérer des espaces d’aller et retour entre les différentes sources de normalisation de l’action et nous allons chercher à comprendre comment les TSHM régulent leurs actions et comment ils socialisent entre eux leur savoir pour arriver à « imposer » des combinaisons inédites à l’ensemble du groupe, transférables aux instances externes.
27Nous nous appuierons sur le conflit entre professionnels cité précédemment (reportage de la Télévision Suisse romande sur leur activité), révélateur de la construction du genre professionnel. Nous avions déjà noté l’effet miroir de l’activité hors murs sur le fonctionnement des professionnels en termes de régulations internes construites dans l’after, ici et maintenant, au sein d’espaces publics. La manière de gérer les débats et de les finaliser est également spécifique à ce groupe professionnel. Ceux – ci se permettent de se quitter sans accord finalisé. L’ensemble du débat a reposé des questions fondamentales sur le sens de leur action, les priorités données, le positionnement professionnel, toutes ces discussions qui ne se font plus que très rarement dans les colloques traditionnels par manque de temps, et peut-être par peur des incidences des divergences mises à nu. Lors de cette discussion animée autour d’une table de bistrot, les désaccords ont été exprimés, les propos, parfois durs dans leurs formulations, n’entachaient pas un respect profond des différences. Les débats passionnés renvoyaient à la nécessité de se positionner, de trouver un sens pour chacun et reconnu par les autres, leur activité étant placée au centre d’enjeux sociétaux et institutionnels qui les dépassent mais dont ils ne sont pas dupes. L’arrière-fond des débats concernait la question fondamentale relevée également par l’analyse des textes écrits : sommes-nous là pour atténuer les conflits entre différents groupes de la population, pour rassurer face à la montée des incivilités, pour cadrer les jeunes qui débordent des cadres traditionnels ou sommes-nous là pour ces jeunes précisément, pour les aider à être reconnus dans leurs différences et leurs revendications ? En fin de soirée, les réponses devenaient de plus en plus confuses mais reste que les discussions ont permis des clarifications et une construction d’un savoir commun impliquant des normes minimales directement constitutives du genre professionnel.
28Si nous n’avons pu repérer des séquences illustrant la notion de genre, nous pensons que celle-ci est étroitement liée à la question du style comme empreinte subjective de l’action Si le genre est attaché au collectif, le style définit la manière dont l’agent va mettre en scène son action. Nous pouvons imaginer que la stylistique de certaines personnes au travail soit si spécifique et significative, que cela pourrait mettre à mal la cohérence du genre professionnel. Il faut donc avoir préalablement montré et démontré son appartenance au genre pour pouvoir oser la liberté stylistique. Le style contrairement au genre se donne à voir, il est de fait repérable, « cette manière de faire, cela ne peut être que X ou Y ! »
29Développer son style de travail démontre que la visibilité des différences n’est pas forcément productrice de chaos, mais aussi de créativité et de spécificités professionnelles personnalisées. Nous pouvons penser que pour tenter de repérer un style, il sera plus aisé de se tourner vers « des anciens de l’équipe », ceux que l’on ne changera plus, ceux qui ont fait leurs preuves et dont les conduites marginales ne seront plus vraiment remises en question. Nous pourrions émettre l’hypothèse que l’ensemble des styles au sein d’une équipe est constitutif d’un genre collectif. Les styles ne sont donc pas nécessairement producteurs de conflits, mais a contrario, possiblement producteurs d’espaces de normalisation de l’action, resitués à travers la notion de genre professionnel. A moins bien sûr qu’une prise de pouvoir par un style particulier obstrue toute émergence d’autres types de créativités. Nous avons repéré au sein du chapitre sur le travail effectué, des investissements subjectifs et corporels des TSHM très particularisés, reconnus par leurs pairs au sein des autoconfrontations croisées. C’est bien sûr l’espace de reconnaissance qui permet de libéraliser son style et qui, de fait, ouvre des espaces de développement très créatifs. Ce seraient donc les régulations informelles et la liberté d’exprimer des coups de gueule dans le cours de l’action qui permettraient aux TSHM de construire leur genre professionnel et plus que cela, de tenir leur poste de travail nonobstant les contradictions prescriptives énoncées à maintes reprises précédemment. Ce mode d’agir est à nouveau en miroir avec la « culture jeunes », située au cœur de nombreuses controverses et paradoxes, à nouveau endogènes et exogènes, renforçant l’investissement nécessaire à la notion de groupes ou de bandes. Si cette notion d’appartenance est si engagée dans l’action professionnelle, elle engendre en contre-partie de la difficulté à intégrer d’autres manières de faire et de voir le monde. C’est ainsi que nous parlerons, pour notre recherche, de l’étude d’un sous-genre professionnel de la Délégation à la jeunesse, engageant trois ou quatre professionnels. Or différentes entités spécifiques se doivent de cohabiter sous le même toit, ce qui va demander au Service de la Ville de Genève de répondre à une question difficile et délicate pour ses dirigeants, qui est celle du renforcement ou non de la coexistence de sous-genres professionnels au sein d’une même entité institutionnelle.
La fonction de travailleur social hors murs, analyseur privilégié des transformations de la question sociale
30Une première synthèse de l’analyse des textes préfigurant la fonction des TSHM de la Délégation à la jeunesse fait apparaître une sorte de dualité incontournable au niveau de la mission, qui pose comme objectif général à l’action des TSHM, la prévention. Cet objectif général de prévention appelle la nécessité de travailler avec les jeunes fragilisés pour prévenir la dégradation de leur situation personnelle en les aidant à se remettre dans le circuit, et dans le même temps, la nécessité de prévenir les incivilités commises par ces mêmes jeunes et par-là même, la montée du sentiment d’insécurité et les tensions sociales au niveau du quartier.
31L’observation de la pratique au quotidien des professionnels montre que ces derniers sont appelés à s’immerger parmi des groupes de jeunes qui investissent l’espace public, s’immerger en essayant de saisir les usages du milieu, les rites et codes de la rue. Ce processus d’immersion constitue une part essentielle de leur activité. Il vise l’établissement d’une première accroche avec des jeunes, généralement sans contact avec des services sociaux classiques et dont une bonne partie d’entre eux est en rupture de formation ou appelé à occuper des emplois temporaires. Les TSHM tentent d’établir, puis de développer une relation de confiance avec ces jeunes sur la base de projets qui se déclinent à proximité même des lieux de rassemblement de ces jeunes. Ces projets prennent la forme d’ouverture des salles de gym dans les préaux d’école, de la cogestion de locaux dans les bâtiments municipaux, ou encore de décoration de murs à la peinture. Par l’offre de petits jobs ou de soutien social dans le cadre de ces projets, les TSHM tentent d’établir une relation éducative afin de mobiliser les ressources de jeunes. Dans le même temps, notre étude relève que ces travailleurs sociaux sont aussi appelés à travailler en réseau avec ceux qui se plaignent des jeunes, concierges, corps enseignants, voisins. Le choix de leurs lieux d’intervention dans l’espace public est ainsi dicté par les tensions sociales qui se cristallisent. Ainsi l’analyse des pratiques des TSHM montre que leurs actions s’articulent dans une dimension de réponse à une situation de tension, liée à la visibilité des jeunes dans l’espace public et à la fois, dans une dimension intégrative et participative des jeunes concernés.
32L’analyse de cette dualité, tant au niveau de la préfiguration de l’activité, qu’au niveau de l’activité des TSHM pourrait nous conduire rapidement à conclure que la dimension de soutien aux jeunes fragilisés serait de l’ordre de la prévention, donc en cohérence avec l’éthique du travail social et que la dimension de lutte contre les tensions sociales au niveau du quartier serait de l’ordre du contrôle social, et de ce fait, en contradiction avec cette même éthique. Une telle analyse nous amènerait alors à définir la fonction de TSHM, comme soumise à une force fondamentalement contradictoire, qui parasiterait son action de soutien aux populations fragilisées et dont elle devrait s’émanciper urgemment au risque de trahir les fondements même des professions sociales. En fait, une telle analyse éluderait par trop rapidement ce que peut nous dire la fonction de TSHM de la question sociale actuelle.
Prévention et contrôle social, un vieux débat
33Cette dualité entre prévention et contrôle social alimente sans doute le plus vieux débat dans le champ de l’assistance, du travail social. On rappellera rapidement le mendiant du Moyen Age que l’on nourrit et que l’on soigne avant de le chasser, parce que source d’insécurité de part son statut d’individu délié de la communauté traditionnelle. L’Hôpital Général de Genève, ancêtre de l’Hospice Général était à la fois hôpital, hospice, orphelinat, mais aussi asile et maison de discipline. On rappellera encore le soutien charitable aux membres de la classe ouvrière, considérée dans le même temps comme classe dangereuse susceptible d’amener le désordre dans les villes. Donzelot (1998) rappelle les termes que prenait ce débat entre prévention et contrôle, dans le contexte des années 70. D’un côté les travailleurs sociaux plaidaient pour l’émancipation de l’usager, de l’autre le travail social était critiqué comme servant des formes souples et déguisées d’action visant à réintégrer des membres de la classe laborieuse dans l’appareil de production. Pour Donzelot, ce travail social sensé rapprocher des marginaux du monde du travail est remis en question à l’orée des années 90, où l’enjeu pour le travail social va se décliner en capacité de refaire la société. Refaire la société, dans un contexte ou la question sociale se comprend moins en terme d’inégalité de classes dans une société en croissance, qu’en remontée de la précarité sociale (Castel, 1995) qui prend la forme de l’affaiblissement des réseaux de protection rapprochées, de l’instabilité de l’emploi, et de la dissociation de l’individu.
34Dans cette perspective se dessinent deux grandes catégories de fonctions de travail social, la première mal définie regroupe l’ensemble des fonctions de l’insertion, travaillant à la restauration d’un modèle d’insertion, la seconde oeuvrant à la répartition de l’aide sociale. Dès lors, pour Donzelot, la ligne entre prévention et contrôle semble se partager entre ces deux grandes catégories. Les métiers de l’insertion, parmi lesquels on pourrait classer les travailleurs sociaux hors murs genevois, échapperaient au débat sur le contrôle, puisque travaillant dans l’entre-deux, à mi-chemin en position de médiation entre les exclus avec lesquels il s’agirait d’obtenir l’acceptation de normes minimales à leur intégration et les institutions, la police, les élus, les entreprises avec lesquels il s’agirait d’obtenir un renégociation, un assouplissement de normes dominantes. Ceci, alors que les métiers de l’attribution de l’aide sociale produiraient un contrôle explicite de la capacité des exclus à bénéficier de l’aide sociale.
35Dès lors, envisager que ces nouveaux métiers de l’insertion, comme les TSHM à Genève, dont la finalité est de tisser du lien social, seraient émancipés du débat sur le contrôle social, par leur positionnement de médiateurs, est sans doute aller un peu vite en besogne. Tout d’abord parce que refaire du lien, c’est produire de nouvelles solidarités entre les acteurs certes, mais c’est aussi produire du contrôle entre ces mêmes acteurs. Les études des communautés traditionnelles montrent bien ce lien étroit entre solidarité et contrôle, comme par exemple Rosenberg (1980) qui définit ce rapport entre aide et surveillance réciproque sous le terme de coveillance. L’étude de Scheidegger et Tudisco (2000) sur le travail de réseau effectué par des TSHM entre des concierges et des jeunes qui traînent dans le préau de leur école réintroduit reconnaissance mutuelle, mais aussi surveillance mutuelle. Ensuite, force est de constater qu’à la question de l’émergence de la précarité est venue indiciblement se mêler la question de l’insécurité (Castel, 2003). Une insécurité qui se décline à la fois en terme d’insécurité sociale, la peur pour l’individu de ne plus se voir protégé contre les risques liés à la perte de ses propres moyens de subsistance, et d’insécurité civile, la crainte de l’individu de se voir agressé, de voir ses biens détériorés ou volés.
36L’étude des éléments de préfiguration de la mission des TSHM et leur activité même, nous laisse à penser que ce vieux débat entre prévention et contrôle social est réactivé et qu’il constitue le terreau même dans lequel se définit l’identité de la fonction de TSHM. Mais tout l’enjeu réside dans le fait de définir les termes de ce débat dans le contexte social actuel.
Un débat réactivé
37Nous avons montré que dans le courant des années 70, le canton de Genève n’avait pas misé sur les éducateurs de prévention en milieu ouvert, tel que l’avait fait, par exemple la France, avec les services de prévention spécialisée. Ce faisant, le canton a peut-être éludé un débat sur la prévention dite spécialisée, dont la mission vise à réguler les conséquences des « inadaptations sociales au sein même de la communauté » selon les termes de la mission cadre des services de prévention spécialisée français. En matière de prévention, et jusqu’à l’apparition des premiers TSHM, le canton a pris résolument la voie d’une prévention primaire, une sorte de prévention « préventive » ciblée sur les loisirs des jeunes et la convivialité communautaire, par le biais de structures telles que les centres de loisirs. Ceci en laissant la prévention secondaire, une prévention « curative » aux travailleurs sociaux œuvrant en milieu institutionnel, comme en témoigne le très dense réseau de foyers d’éducation de ce canton.
38Dès lors, dans le courant des années 90, avec l’apparition de la question de jeunes en rupture de formation, la généralisation du débat public à propos de la « violence des jeunes » et la multiplication de réseaux interprofessionnels d’actions et de réflexions sur les questions de jeunesse, le débat sur une prévention plus ciblée en milieu ouvert a commencé à ressurgir. A cet égard Vuille (1999) rappelle les travaux du Groupe liaison prévention jeunesse (GLPJ) qui réunit les principales directions des services cantonaux concernés par les questions de jeunesse. Ce groupe s’est donné pour mission de faire le point sur le « qui fait quoi et sur quel terrain » et de resituer la place des différents services. Il va définir un continuum sous la forme suivante : Promotion de la qualité de la vie – prévention – dissuasion – répression – Prise en charge des jeunes réprimés.
39Si les items des extrémités permettent aisément de situer la prévention primaire, les centres de loisir dans leur mission de promotion de la qualité de la vie, les foyers d’éducation pour la prise en charge des jeunes réprimés, et que l’on définirait aussi facilement le travail de la police en terme de dissuasion et de répression, force est de constater que la notion de prévention pose question, quand bien même elle devrait être l’apanage des travailleurs sociaux, et en particulier des TSHM. Cette notion de prévention prise en sandwich entre la promotion de la qualité de la vie et la dissuasion demande un affinement au niveau de sa définition. En effet, soit il s’agit de la prévention des inégalités, de l’exclusion sociale et c’est là la mission des travailleurs sociaux, soit il s’agit de la prévention des actes délictueux et c’est là, au niveau de l’espace public, la mission de la police. Cette indétermination sur l’objet même de la prévention laisse la porte ouverte à toutes les interprétations, à toutes les dérives de la mission des différents acteurs, comme le policier îlotier qui va faire du « social », ou encore le travailleur social hors murs qui va « se mettre à surveiller son préau ».
40Cette indétermination sur l’objet de la prévention élude donc le débat sur les missions fondamentales des institutions, des services, en laissant la place tout entière à l’action pragmatique pour répondre aux besoins du terrain, une action pragmatique où tout serait permis, au nom de la « prévention ». Cette prévention indéterminée quant à son objet se voit donc mise au fronton de l’action des services publics. Lascoumes (1997) rappelle alors le caractère résolument dual de la prévention. Ce dernier, par une matrice très simple, montre que si tout un chacun s’accorde sur la polysémie du sens de ce mot : « aller au-devant de, avertir » le problème se pose effectivement lorsqu’il s’agit de définir ce vers quoi l’on doit aller au-devant, ce dont on doit avertir.
41Il peut être utile de redéployer quelques éléments de notre étude sur la base de ce modèle, afin de mettre en lumière les difficultés que pose cette indétermination de l’objet de la prévention au niveau des TSHM.
Aller au-devant des inadaptations sociales, de la délinquance
42Au niveau de la mission, nous avons relevé que le PR-84 désigne les jeunes plus ou moins en rupture de lien – en difficultés comme public cible de l’action des TSHM. La nature et les causes de la rupture du lien et des difficultés que ces jeunes rencontrent ne sont pas définies, qu’il s’agisse de difficultés d’insertion professionnelle, de problèmes scolaires, de tensions familiales ou encore de délinquance. L’important est d’aller au devant des jeunes là où ils se trouvent, c’est-à-dire dans l’espace public. L’action de prévention des TSHM consiste à lutter contre l’exclusion et la marginalisation de ces jeunes. Ces notions de marginalisation et d’exclusion pose la question de la définition même de la situation d’inadaptation des jeunes concernés, elle pose la question du rapport entre le choisi et le subi. En effet, soit ces jeunes ont choisi délibérément de se mettre en marge, pour refuser un système dominant en développant des conduites alternatives, soit ces jeunes aspirent à s’intégrer, en s’insérant dans le monde du travail et rencontrent des difficultés qui les maintiennent à l’écart du système malgré eux. Sous cet angle, la nature de la lutte des travailleurs sociaux ne devrait pas être la même. Lutter contre une marginalité choisie amènera d’emblée une dimension de contrôle et de normalisation alors qu’une lutte pour le soutien à l’insertion de jeunes qui subissent l’exclusion de l’emploi, maintiendra l’action du TSHM dans le cadre d’une action visant à réduire les inégalités.
43La question de la délinquance n’est pas mentionnée explicitement dans la mission cadre des TSHM. Elle pourrait être induite par une définition de la marginalisation, qui évoquerait la délinquance comme conséquence d’une mise délibérée hors des normes dominantes. En fait, au niveau de la mission, la question de la délinquance n’est évoquée qu’en creux, ceci sur la base de la mention des terrains devant être prioritairement investis par la DEJ, les quartiers et les lieux réputés à risque. C’est donc plutôt au niveau des demandes du terrain faites au Conseil municipal, notamment par le biais de pétitions que la question de la délinquance et en particulier des incivilités est abordée. Paradoxalement c’est bien la délinquance qui, sur la base du trouble qu’elle génère au niveau de l’espace public, permet à l’action de soutien aux jeunes de se développer sur un mode avant tout pragmatique.
44Sur le plan des professionnels en activité, nous avons décrit en détail le processus d’immersion nécessaire à l’établissement d’une relation de confiance avec les jeunes. C’est cette relation de confiance qui permet peu à peu aux jeunes eux-mêmes d’expliciter la nature des difficultés auxquelles ils sont confrontés. Dès lors, par le biais des projets, l’action des TSHM se déploie donc bien en terme de soutien aux jeunes sur la base d’appui social personnalisé, de responsabilisation et de petits jobs. Le travail autour de la règle au sein même des projets qui pourrait être compris comme acte préventif de la délinquance vise plus l’élaboration d’un cadre de référence commun pour les participants que le respect des règles et des lois de l’espace public.
45L’action permet aussi aux TSHM de faire remonter la situation réelle des jeunes, à leurs élus mandataires, par le biais du Délégué à la jeunesse, ceci afin de relativiser les situations de tensions, l’air louche voire la dangerosité de certains rassemblements de jeunes. Au-delà des problématiques individuelles des jeunes concernés, les projets et les activités alternatives ont pour effet de rendre visible les besoins des jeunes en terme de lieux et de témoigner de leur capacité de mobilisation et d’initiative auprès d’un public plus large, le plus souvent les habitants du quartier concernés. Si les projets se développent bien à partir des points chauds désignés, ils ne sont jamais présentés comme visant explicitement la délinquance au niveau des buts, mais les TSHM admettent qu’ils peuvent avoir des effets sur le développement de celle-ci. Cette distinction entre effets et buts et un axe important de la charte des professionnels qui, contrairement à la mission qui n’explicite pas ouvertement une volonté de lutter contre la délinquance, insiste clairement sur le fait que le travail social hors murs se conçoit en dehors de tout cadre répressif, sécuritaire, de normalisation ou de contrôle social. En fait cette affirmation sans équivoque exprimée par la négative au niveau de l’idéal des TSHM indique pour les professionnels la nécessité d’un positionnement explicite pour se situer face aux termes d’une mission qui pourrait être ambiguë.
Aller au-devant de la réaction sociale
46L’injonction faite aux TSHM de travailler à partir de points chauds démontre bien cette volonté des mandataires que sont les autorités d’aller au-devant de la réaction sociale. Les TSHM sont appelés à travailler avec les jeunes en difficulté, mais aussi avec les adultes qui se plaignent des jeunes. Dès lors, il s’agit d’éviter la multiplication des plaintes aux autorités qui pourraient avoir pour conséquence la nécessité de déployer des moyens de surveillance explicites de l’espace public. C’est ce que fait, d’ailleurs la Ville, en doublant la présence des TSHM dans les préaux d’école, d’agents de sécurité privés. Mais les conséquences de cette réaction sociale peuvent aussi conduire à la stigmatisation des jeunes et à leur exclusion de certains espaces.
47Au niveau de l’action le projet peinture est emblématique du travail en réseau que peuvent conduire les TSHM. Ces derniers occupent une place de médiateur entre les jeunes et les autres acteurs du quartier, afin des les mobiliser autour d’un projet commun et resserrer les liens. Mais dans un tel projet, on peut constater que les TSHM sont avant tout porte-parole des jeunes, soucieux de leur situation d’exclusion du préau. Le projet commun vise en premier lieu la reconnaissance des jeunes, leur réintégration dans l’espace du quartier et la diminution des processus de stigmatisation à leur égard.
48Si la nécessité de mettre en lien des jeunes et des adultes est précisée dans la mission, c’est avant tout sur la base de situations problématiques que l’action se développe sur le terrain. C’est une donne incontournable pour les professionnels, qui vont tenter de se maintenir aux côtés des jeunes tout en entrant dans le processus réseau avec ceux qui se plaignent de leur comportement.
Avertir de la menace que constituent certains individus, certains groupes
49Pour les communes genevoises et de la Ville en particulier, c’est bien les incivilités commises par les jeunes, succession d’actes peu graves en soi, qui sont à l’origine de la mobilisation de moyens et de création de postes de TSHM. Pour les autorités, avertir de cette menace, c’est relayer les plaintes, les pétitions des habitants. C’est avertir que certains quartiers sont en passe de devenir « à risque ». La nature de ce risque n’est pourtant jamais véritablement précisée. Est-ce le risque de voir croître un sentiment d’insécurité non maîtrisable chez les habitants des quartiers concernés, ou est-ce le risque de voir un véritable danger pour l’intégrité physique et matérielle, ou encore le risque de voir une véritable précarité s’installer pour une partie de la jeunesse ? La presse peut alors agir de relais puissant pour mettre en lumière ces multiples risques en présentant l’action des TSHM comme susceptible d’y remédier.
50Pour les TSHM, par le travail d’immersion et l’action basée sur les projets, l’enjeu est de relativiser cette notion de risque, de permettre que les jeunes puissent montrer à la fois leurs ressources ou leurs réelles difficultés. Il s’agit alors de décoder le sens des incivilités et de l’expliciter aux différents partenaires du quartier, – une salle de basket est investie sans autorisation, en travaillant avec les jeunes nous pourrions régulariser cette situation et faire en sorte que tout se passe bien. Mais les TSHM, par leur accès aux usages du milieu sont aussi les témoins des incivilités, des petits trafics. Dès lors expliquer que certains jeunes sont vraiment chauds que si rien est fait avec eux la situation risque d’empirer, fait aussi partie de leur action.
Avertir des répercussions oppressives de l’organisation sociale sur les membres des classes dominées2
51Nous l’avons dit, les jeunes peuvent être considérés comme fauteurs de troubles dans l’espace public et être la cause des points chauds. Dès lors la mise en place du travail social hors murs peut être compris comme la volonté des autorités d’éviter la seule mise en place de moyens de surveillance et de répression à leur égard. Présentés comme ayant des difficultés, les jeunes peuvent être aussi considérés comme victimes, mais la nature d’une oppression qu’ils pourraient subir n’est pas nommée explicitement, qu’il s’agisse par exemple des pressions de l’économie sur l’emploi et la formation. Ils doivent être aidés à se remettre dans le circuit, mais la capacité d’intégration dudit circuit, n’est pas réellement explicitée ou remise en cause.
52Au niveau de l’action, c’est encore la capacité de témoignage des TSHM, afin de montrer la situation de ces jeunes, qui est à relever. Une capacité à témoigner qui est défendue à partir d’un positionnement résolument du côté des jeunes afin de mener une action émancipatrice incluant la participation active des personnes concernées.
53Cette tentative de redéploiement des éléments de notre enquête montre que les contradictions liées à l’indétermination de l’objet de la prévention vont bien au-delà d’une simple dualité au niveau de la mission des TSHM, en prenant corps aussi au niveau du référentiel des professionnels, au fil de l’action et surtout au croisement de ces différents niveaux. En effet, nous avons montré que la mission cadre ne faisait pas référence à des valeurs, à des choix explicites sur l’objet de la prévention, ceci tout en nommant quelques principes d’actions tels que le respect de l’anonymat ou la libre adhésion des usagers. Nous avons relevé aussi que la charte des professionnels quant à elle invoquait des valeurs claires, telles que la non-entrée en matière sur des questions sécuritaires ou de contrôle. Nous avons décrit enfin la complexité du travail effectué sur le terrain qui doit prendre en compte la réaction sociale pour développer son action auprès des jeunes.
54Dès lors, force est de constater que ces contradictions sont dictées par la nature même des questions sociales dont les effets se manifestent au niveau local et que la fonction de TSHM se construit avant tout sur une sorte d’empirie de pratiques professionnelles. Mais cette démarche empirique, qui se manifeste par des remédiations constantes entre professionnels sur le mode informel, sur le mode de l’after, comme nous l’avons montré devra « par induction » permettre à terme de reprendre les termes de la mission et préciser la nature et l’objet de la prévention de la mission de TSHM. Mais une telle relecture ou réécriture de la mission ne pourra se faire qu’à la lumière d’une compréhension de l’articulation que prennent aujourd’hui la remontée de la précarité, la généralisation du débat public à propos de la violence des jeunes et le développement du sentiment d’insécurité.
Violence et jeunesse, la genèse d’un rapport étroit
55Agitation et jeunesse sont les termes d’une réflexion qui n’est pas nouvelle, elle prend d’ailleurs ses racines dans le balisage d’une classe d’âge, qui ouvre un espace de transition entre enfance et entrée dans le monde du travail. On relèvera qu’à la fin des années 50 les jeunes qui commencent à revendiquer liberté individuelle et espace pour développer une culture qui leur est propre ont pu être définis comme « agitateurs de la modernité » (Morin, 1975) et que par exemple la France découvrira qu’elle a une jeunesse avec les blousons noirs qui font les 400 coups, en refusant pour un temps leur destin d’ouvrier (Muchielli, Copfermann, 2003). A Genève, Vuille et Felder (1979) montrent que l’émergence de cette culture jeunes, dans les années 60, pose aussi des problèmes, les jeunes sont visibles dans l’espace public, avec leurs blousons, leurs Mobylettes, et cet état de fait va conduire les pouvoirs publics à répondre à ces besoins nouveaux en créant des centres destinés aux loisirs, à la rencontre, à la libre pratique des activités par les jeunes. Par la suite, Genève a bien entendu connu d’autres mouvements de jeunesse, parmi lesquels, un mouvement alternatif très actif, souvent le fait de collégiens qui revendiqueront des espaces autogérés dans les friches de la débâcle immobilière des années 80. Mais il faudra attendre le début des années 90 et la création des postes de travailleurs sociaux hors murs pour voir ressurgir à Genève un tel débat entre agitation et besoins de la jeunesse.
56Au début des années 90, Genève voit apparaître des jeunes qui revendiquent leur appartenance à la culture hip-hop, des jeunes pleins d’empathie pour ce que vivent les jeunes des quartiers d’exil français. Pourtant les quartiers suburbains genevois n’ont pas vécu une transition entre une organisation autour de la conscience de classe ouvrière appelée à se déliter peu à peu pour laisser place à une désorganisation sociale et à l’anomie telle que la décrite Dubet (1992) dans le contexte français. Toutefois au début des années 90, Genève est touchée par une crise économique. Ce canton va alors connaître, avant le reste de la Suisse et comme le reste de l’Europe, les effets du néo-libéralisme. Une remise en question générale des protections sociales, par le biais de la déstandardisation du travail, de la concurrence effrénée entre individus pour se maintenir à flot qui, dans un mouvement où l’Etat se révèle incapable d’endiguer le marché du travail, va générer dissociation des individus et frustration collective (Castel, 2001).
57Pour comprendre cette articulation entre précarité et violence au niveau des jeunes de ce canton, nous pouvons évoquer deux recherches qui ont fait sens dans le contexte genevois. Tout d’abord, Eckmann (1994) montre l’émergence de jeunes sans qualifications. Des jeunes sans perspectives de formation post-obligatoire, qui se retrouvent en rupture dans une sorte de no man’s land institutionnel, sans contact avec les institutions sociales et d’orientation censées leur fournir un appui. Des jeunes qui bien souvent investissent l’espace public au niveau du quartier pour se réunir. Un constat qu’il s’agit de mettre en parallèle avec les travaux de Vuille (1999) qui témoigne de la généralisation du débat à propos de la violence ordinaire à Genève. Dans ce canton, la violence ordinaire prend le plus souvent la forme des incivilités, phénomènes peu graves qui ont des conséquences sociales importantes, car hautement visibles. A partir du milieu des années 90, ces incivilités mobilisent l’attention des pouvoirs publics au niveau communal, comme nous l’avons largement évoqué dans cette recherche, mais il faudra attendre les troubles générés par la tenue d’une réunion l’OMC à Genève en mai 1998, pour que le débat sur la violence se généralise au niveau cantonal. Ceci, notamment au travers de l’explosion de rage, au sens de Dubet (1987), portée par des jeunes des quartiers suburbains, en marge des déprédations causées par des mouvements politisés. Ces deux recherches témoignent du fait que l’émergence de la précarité pour une partie de la jeunesse genevoise est indiciblement liée à la violence qui agit comme un révélateur.
De la précarité au sentiment d’insécurité
58Dans ce contexte de remontée de la précarité sociale, il s’agit de porter notre attention à la génération des jeunes qui ont eu 16 ans dans les années 90 et dont les plus fragiles d’entre eux ont vu leur capacité d’accès au système de formation dual, école-entreprise se réduire sensiblement. Parler de génération au sens de Chauvel (2001), permet de définir la situation particulière des adolescents des années 90, qui se trouvent à l’orée même de leur insertion professionnelle, et ceci par rapport aux générations qui les ont précédés, et qui bien que touchées par ce phénomène de remontée de précarité peuvent s’appuyer sur un certain nombre de support acquis, comme l’inscription dans un système de protections sociales (droit au chômage, retraite assurée). Dès lors, pour définir la situation de précarité de cette génération, il s’agit, comme le propose Castel (1995), d’envisager leur instabilité à la fois sur l’axe d’insertion professionnelle et sur l’axe d’insertion sociale.
59Sur l’axe d’insertion professionnelle, ces jeunes voient leur accès à des qualifications et à des supports tels que la capacité à être performant et à développer des projets se réduire, tout comme leur accès à une certification de niveau fédéral. Ce processus de disqualification se développe dans un contexte helvétique qui mise sur l’excellence de sa formation professionnelle, et plus généralement dans une configuration de la société que l’on pourrait qualifier de connexionniste, au sens de Boltansky et Chiapello (1999), une société qui ne reconnaît que les individus capables d’être entrepreneurs de leur propre vie. Pour ces jeunes sans qualifications et sans certifications ne reste que le retour à l’emploi non qualifié qui se décline aujourd’hui essentiellement sous la forme de l’emploi temporaire. Que ce soit face à la formation duale ou à l’emploi temporaire, ces jeunes doivent se situer par rapport à une double contrainte, d’une part en raison de l’instabilité de l’emploi, mais aussi, l’insatisfaction face aux postes proposés. Considérer ces deux pôles de stabilité de l’emploi et de satisfaction dans le travail permet d’envisager comme le propose Paugam (2002), l’écart entre une insertion assurée et une insertion disqualifiante. Beaud et Pialoux (2003), par exemple, mettent en lumière la construction d’un univers mental de la précarité par des jeunes, mobilisés que ponctuellement par des entreprises, au gré de la demande du marché.
60Cette disqualification qui ne permet de s’inscrire ni dans la stabilité de l’emploi, ni dans la valorisation de soi conduit à envisager l’axe d’insertion sociale. Une insertion sociale perturbée dans un rapport paradoxal d’une société qui réaffirme le principe d’égalité comme fondement et dans laquelle les inégalités de fait se creusent hors des mouvements collectifs et des luttes de classes. Dubet (2000) évoque alors ces jeunes vivant leur malaise seuls, au gré de groupes qui se font et se défont, un malaise intériorisé qui prend la forme d’un fort sentiment d’échec individuel. Un sentiment d’échec individuel qui conduit à se mettre hors jeu, à n’avoir plus rien à perdre, et n’avoir plus que son honneur à défendre en agressant celui qui les regarde de travers.
61Cette conscience malheureuse, cette volonté de se mettre hors jeu permettent alors peut-être d’expliquer ce rapport entre rupture de formation et incivilités. Ces incivilités qui par leur caractère visible vont inquiéter tout un quartier, vont inquiéter, en fait, des individus se situant à mi-chemin entre des individus par excès, dominant avec brio la conduite de leur trajectoire dans un espace libéré de contraintes et des individus par défaut devenus inutiles. Castel (2003) dessine une troisième catégorie, dans l’entre-deux, une catégorie d’individus vivant dans l’incertitude de savoir s’ils seront capables de se maintenir, une catégorie d’individus dont le ressentiment à propos de leur état d’insécurité sociale leur fait appeler de leurs vœux une forte sécurité civile, en désignant des boucs émissaires. C’est sans doute ce qui joue à Genève, au niveau du quartier, autour de la figure du jeune qui traîne au coin de la rue, et face à laquelle, le risque est grand d’hésiter entre prévention et contrôle d’une catégorie de population qui pourrait trop rapidement être considérée comme inutile au monde.
Pour une relecture du rapport entre prévention et contrôle social à l’usage du travail social hors murs
62La mise en lumière de ce rapport étroit entre précarité, incivilité, et sentiment d’insécurité tel qu’il se décline au quotidien sur les terrains des TSHM nous incite à reprendre cette dualité entre prévention et contrôle social et montrer comment elle pourrait être dépassée s’agissant du travail social hors murs.
63Tout d’abord, il s’agit de rappeler les propos de Donzelot, à l’endroit de ces nouvelles fonctions du travail social. Ce dernier évoquait la nécessité de refaire société et la position de médiateur du travailleur social pour tenter de mener à bien cette entreprise.
64Refaire société, refaire cohésion dans une société d’individus atomisés à la recherche d’une nouvelle configuration de cadres protecteurs et intégrateurs est bien entendu un projet politique, l’objet de choix, non seulement au niveau des valeurs, mais aussi au niveau des moyens à mettre en œuvre. Mais la question qui se pose alors pour les travailleurs sociaux hors murs et de savoir si l’on peut plaider ou non la cause des jeunes afin que ces derniers puissent participer au jeu social, être écoutés et reconnus. Dès lors pour les travailleurs sociaux hors murs il s’agit peut-être de renoncer clairement à leur fonction de prévention pour revendiquer une fonction de coopération. Une fonction de coopération qui se dessine au terme de notre étude, et qui impose aux TSHM d’être à la fois au côté des jeunes, mais aussi au côté des autres habitants du quartier, et aux côtés des élus. Ceci, par le biais de cette forte implantation dans l’espace local qui leur permet de saisir la réalité de chacun des acteurs, tout en étant reconnus par ces derniers. Ainsi, cette légitimité, cette confiance gagnée permet aux TSHM d’être en mesure de proposer des choix et des moyens d’action à l’ensemble de ces partenaires. Dès lors, cette démarche d’incitation à la réflexion sur les problématiques du quartier et d’accompagnement des acteurs dans la mise en œuvre de moyens engage précisément la coopération de tous ces acteurs autour de projets communs. Mais cette position ne pourra être tenue par les TSHM que si elle fait l’objet d’un contrat clair entre toutes les parties. Un contrat clair qui repose à la fois sur les valeurs exprimées par les cadres déontologiques du travail social, en l’occurrence la charte des professionnels, les axes d’une mission et des choix politiques.
65Avec Haering (2000), nous pouvons relever l’enjeu majeur pour le travail social d’expliciter le rapport entre action de terrain et mission institutionnelle, une mission institutionnelle qui, par définition, est l’expression d’un choix politique. Les deux exemples qui suivent tentent de montrer le sens de cet enjeu, la nécessité de cette explicitation.
Les points chauds
66Le travail à partir de points chauds peut être envisagé de deux façons. Wacquant (1999) démontre qu’aux Etats-Unis une politique de tolérance zéro, à l’égard des jeunes afro-américains a été mise en place dans le but de contenir une population appelée à occuper des emplois précaires et susceptible de générer de l’insécurité par le seul fait de traîner au coin de la rue. Une politique de tolérance zéro qui fait fi de la montée du chômage et du salariat précaire en se basant sur des théories telles que la théorie de la vitre brisée (Wacquant, 1999, 2002 ; Roché, 2002). Théorie selon laquelle il faut contrôler systématiquement les moindres marques de désordre pour éviter des conséquences sociales. Dans un récent article de la Tribune de Genève, ces conséquences sociales sont évoquées par un porte-parole de la police comme le développement « d’un climat d’insécurité, parce que cela montre que dans ces endroits, des choses interdites ou hors normes sont possibles ». Ce représentant de la police, à l’instar de Roché (2002) évoque donc l’apparition de zones de l’espace public qui ne seraient plus régulées. Sans s’interroger sur la transformation des rapports sociaux dans ces zones, la suppression d’un certain nombre d’agents de service, comme les concierges ou les contrôleurs à des fins de rationalisation, Roché ou Body-Gendrot (1998) expliquent la montée de la violence et de l’insécurité par la simple existence de ces zones non régulées. Ils prônent, par ailleurs le réinvestissement de l’espace public, sans préciser comme le remarque Wacquant, s’il s’agit de le réinvestir de convivialité, de respect mutuel entre usagers ou de policiers et d’agents de sécurité privés. Dès lors en suivant le raisonnement du représentant de la police qui avertit que le citoyen, avec un grand C, c’est-à-dire un adulte travaillant et intégré, peut en déduire que « si ces agissements sont tolérés, d’autres actes peuvent être commis au même endroit », on remarque que l’air de rien c’est bien la théorie de la vitre brisée qui est invoquée pour expliquer l’évolution de la criminalité. Laissons un espace où le moindre délit est impuni et bientôt d’autres délits bien plus graves vont se développer dans le même espace. Cette théorie de la vitre brisée est d’ailleurs évoquée ouvertement dans un article (27.11.03) consacré aux tags dans les préaux par la responsable d’un service de la Ville de Genève : « Les déprédations attirent les déprédations. C’était la philosophie de Giuliani, l’ancien maire de New York, qui a changé le visage de la Ville. Il faut donc agir et agir, ça coûte. »
67Dès lors, s’agissant des travailleurs sociaux hors murs de la Ville un choix devra être opéré par les autorités quant au sens qu’elles entendent donner à l’action des équipes de TSHM sur ces points chauds. Sont-ils mandatés pour partir de la situation problématique, mais avec l’objectif de rétablir convivialité et respect mutuel de la place de chacun, parmi laquelle celle du droit des jeunes de se tenir dans l’espace public, ou avec comme but la seule réduction des nuisances ?
Le réseau
68Le travail de réseau entre les différents partenaires, qu’ils soient enseignants, responsables d’institutions, parents, travailleurs sociaux ou jeunes constitue le mode d’action privilégié des TSHM. Il permet aux acteurs de travailler en commun aux questions qui préoccupent la collectivité et de développer des projets innovants pour le bien commun, en faisant émerger une intelligence collective au sens de Rojzman (1998). Ce dernier, fort d’une expérience de terrain dans des quartiers français montre qu’il est possible de mettre autour de la table des acteurs que tout oppose, militant du Front national, gendarme et jeune caïd de banlieue, maire, etc., afin de dépasser le problème de la violence et d’identifier les mécanismes de stigmatisation et d’exclusion à l’oeuvre dans le quartier. Cela étant, si les portes d’entrée d’une telle démarche peuvent être la violence ou les incivilités en tant que telles, la finalité du processus de travail en réseau devrait être de mettre au travail les différents acteurs autour d’un projet commun porteur d’innovation sociale.3
69Mais, dans le même temps, on peut s’interroger sur d’autres formes de réseaux qui n’ont que pour seul objet la diminution des incivilités. En ce sens, ils ne font que s’inscrire dans des politiques qui, aux Etats-Unis et notamment à New York, ont directement précédé la mise en œuvre d’une politique de tolérance zéro. En effet, en suivant la logique de l’anomie régnant dans l’espace public à la base de l’émergence de la violence, se développe un discours qui veut que chacun soit responsable de la sécurité publique. Ainsi chaque citoyen est appelé à se mobiliser en réseau avec son voisin pour seconder la police dans sa tâche du maintien de l’ordre (Klinenberg, 2001). A Genève, un certain nombre de réseaux visant exclusivement à circonscrire les incivilités sont présentés dans un rapport cosigné par le Département de l’instruction publique et le Département de justice et police intitulé : Jeunes et qualité de vie. Prévention des incivilités et de la criminalité (2000). De même, au niveau des quartiers, la police a annoncé, en 2002, dans deux communes suburbaines du canton, la volonté de développer des contrats de quartier4 réunissant des partenaires tels que les autorités municipales, les directions des Départements de l’instruction publique et de l’action sociale afin de développer de concert avec la police un projet visant à « stabiliser, respectivement faire régresser l’évolution de la petite et moyenne délinquance sur la voie publique » et de « diminuer, voire supprimer le sentiment d’insécurité (…) et permettre de contribuer à resocialiser un quartier, c’est-à-dire réinstaurer la responsabilité collective dans un espace de vie ».
70Ce type de démarche de réseau pose question. En effet, en essayant de retisser du lien social uniquement sur le sentiment de peur de la délinquance et en particulier de la délinquance juvénile, avec pour seul objectif celui de la faire régresser, on peut craindre avec Klinenberg que ce type de démarche représente la démocratie dans sa forme la plus désespérée et la plus dépravée. Ainsi, là encore un choix clair devra être opéré quant au sens de l’investissement des TSHM dans des processus réseau.
71Ainsi, pour les TSHM, cette fonction de coopération implique d’être en mesure d’être pleinement acteur du processus d’élaboration de la normalisation de leur action. Ceci par le biais de la mobilisation des compétences suivantes :
comprendre la diversité des discours et des représentations véhiculés autour de la question de la jeunesse en difficulté ;
gérer, dans le cours de l’action, l’ensemble des forces agissantes contradictoires voire paradoxales ;
développer une crédibilité professionnelle auprès de l’ensemble des acteurs concernés par la problématique jeunes (réseau d’intervention, décideurs, média,…) ;
jongler entre des modèles d’intervention différenciés (approche collective, méthodologie de projet, médiation, transaction sociale, immersion, relations publiques,...) ;
soutenir des débats contradictoires avec ses pairs en engageant ses valeurs personnelles ;
tenir le poste demandant d’oser la visibilité de l’action, oser la confrontation aux pairs ;
travailler dans le hors de (centration sur l’espace public) et l’after (régulations informelles suite à l’activité) ;
développer un style professionnel propice à la relation avec les jeunes et avec tous les partenaires d’un quartier ;
savoir se situer auprès des jeunes, et prendre une position personnelle favorisant la relation tout en vérifiant constamment au sein du collectif, le sens de l’action engagée ;
s’immerger dans la culture jeunes, pour repérer les processus de marginalisation et d’exclusion sociale ;
savoir se situer en tant que professionnel dans la relation de proximité.
travailler seul, en duo et en équipe ;
respecter la différence et travailler avec.
72Dans ces conditions, la coopération de travailleurs sociaux hors murs contribuera non pas à prévenir des difficultés ou des tensions sociales qui d’ailleurs sont déjà advenues sur les terrains sur lesquels ils sont appelés à œuvrer, mais à instituer. A instituer un cadre de références construit avec les acteurs eux-mêmes, qu’ils soient jeunes, adultes, élus. Un cadre de référence qui amène de la reconnaissance pour les acteurs qui participent à son élaboration, et en particulier les jeunes fragilisés, porteur d’innovation sociale et d’alternative.
73Un cadre de référence enfin, qui, au niveau local, au niveau du quartier, de la commune, participe à refaire société.
Notes de bas de page
1 Nous reprenons les termes employés par Lascoumes en 1977. Notre étude ne permet pas de démontrer que les jeunes en contact avec les TSHM appartiennent à des couches modestes de la société. En revanche, nous montrerons plus loin que les jeunes sont devenus une catégorie de population particulièrement vulnérable du point de vue de leur insertion sociale et professionnelle.
2 Nous reprenons les termes employés par Lascoumes en 1977. Notre étude ne permet pas de démontrer que les jeunes en contact avec les TSHM appartiennent à des couches modestes de la société. En revanche, nous montrerons plus loin que les jeunes sont devenus une catégorie de population particulièrement vulnérable du point de vue de leur insertion sociale et professionnelle.
3 A ce sujet, il peut être recommandé de consulter les actes du Forum « violence » organisé en 2000 par l’Hospice Général. Notamment les actes des ateliers violence urbaines et scolaires qui insistaient sur le rôle des réseaux locaux, et notamment sur leurs capacités à développer des projets susceptibles de dépasser les questions de violence et d’instituer de nouvelles formes de sociabilités entre les acteurs d’un terrain donné.
4 Voir TdG (21.1.02) : Le Lignon, un quartier pilote pour réhabiliter le civisme au quotidien. Police de proximité « contrat de quartier ». Rapport de la direction stratégique de la police genevoise (2001). Un contrat de quartier au Lignon. In L’Orpailleur, journal de la maison de quartier d’Aïre-Le Lignon, novembre 2003, N° 70.
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L’École et l’élève d’origine étrangère
Genèse d’une catégorie d’action publique
Geneviève Mottet et Claudio Bolzman
2009
Les étudiants d’Afrique subsaharienne
Représentations et discours des acteurs des Hautes écoles de la santé et du social sur les processus et les conditions d’apprentissage
Myriam Graber, Claire-Lise Megard Mutezintare et Théogène-Octave Gakuba
2010
La médiation artistique en travail social
Enjeux et pratiques en atelier d’expression et de création
Francis Loser
2010
La maltraitance en institution
Les représentations comme moyen de prévention
Manon Masse et Geneviève Petitpierre
2011
Mémoire et pédagogie
Autour de la transmission de la destruction des Juifs d’Europe
Monique Eckmann et Charles Heimberg
2011
Le thérapeute et le diplomate
Modélisation de pratiques de soin aux migrants
Claude de Jonckheere, Charles Chalverat, Loïse Rufini Steck et al.
2011
L’ajustement dans tous ses états
Règles, émotions, distance et engagement dans les activités éducatives d’un centre de jour
Kim Stroumza, Sylvie Mezzena, Laurence Seferdjeli et al.
2014
Étudiants du Sud et internationalisation des hautes écoles : entre illusions et espoirs
Un parcours du combattant vers la qualification et l’emploi
Ibrahima Guissé et Claudio Bolzman
2015
L’investigation en psychomotricité
État des lieux en Suisse romande
Bernard Senn et Raffaella Poncioni-Derigo
2003
La question de l’altérité dans l’accueil psychosocial des migrants
Claude de Jonckheere et Delphine Bercher
2003