Transformations professionnelles du métier d’assistant social au sein des Centres publics d’action sociale, en Belgique francophone
p. 135-151
Texte intégral
1Notre propos1 vise à identifier au travers du vécu des travailleurs sociaux les transformations professionnelles qu’ils constatent quant à leur métier d’assistant social, les tensions qu’ils rencontrent sur le terrain et les stratégies qu’ils mettent en place. Nous le faisons au départ de l’observation que nous avons du fonctionnement des Centres publics d’action sociale (CPAS) en Région wallonne. Le métier d’assistant social en CPAS subit, depuis plus de vingt ans, une double évolution. La première relève de ce que Medjed Hamzaoui appelle la territorialisation de l’intervention sociale (Hamzaoui, 2002). La seconde concerne le paradigme idéologique de l’Etat social actif (ESA), inspiré des politiques anglo-saxonnes (Giddens, 2002). Cette nouvelle conception du social entend préserver l’essentiel de l’Etat providence, tout en évitant ses effets pervers déclinés par l’inactivité et l’enlisement des personnes en situation de précarité.
2Nous appuierons notre analyse interactive sur le bilan de plus de dix années d’évolution du minimex2 vers le revenu d’intégration (RI) instauré par la loi du 26 mai 20023, ainsi que sur une recherche menée sur le métier de travailleur social en CPAS aujourd’hui et demain (Wautelet, 2004). Nous aurons comme attention de repérer les transformations structurelles et culturelles que subissent les missions des travailleurs sociaux. Ces transformations ont des effets de déséquilibre et de reconfiguration du cadre général de l’action et de l’intervention sociale. Dans le changement opéré en aide sociale, entre le minimex et le RI, l’une des missions principales du CPAS découle du postulat d’activer les personnes exclues de la sphère économique par une formation permettant une qualification ou par un travail. Cela vise à intégrer les personnes exclues via l’emploi.
3Il s’en est suivi un glissement de dénomination pour les travailleurs sociaux des CPAS. Ils sont dorénavant perçus comme des travailleurs des métiers de l’intégration (Franssens, 2005).
4Ces métiers de l’intégration sont soumis à l’épreuve des pratiques du travail social au sein des CPAS. Un déséquilibre est en cours au niveau des normes, des modèles et des valeurs même du travail social. Les travailleurs sociaux sont des transmetteurs du travail social. Oui, mais sous quelles formes sont-ils définis aujourd’hui ? Nous prenons le parti de désigner trois types de profils de travailleurs sociaux : le profil clinique – où l’on place la souffrance de l’individu au cœur du discours social –, le profil militant – où l’on place un engagement indéfectible au travail social – et le profil normatif – où l’on place le contrôle social comme cadre de travail. C’est une réalité de plus en plus présente pour les nouvelles générations de travailleurs sociaux des CPAS. Ces trois profils sont très bien illustrés par des récits de treize travailleurs sociaux dans le livre socio-ethnographique décrit par Jean-François Gaspar : Tenir ! Les raisons d’être des travailleurs sociaux (2012). Nous rajouterons un quatrième profil emprunté à Monique Wautelet (2004), qui parle de travail social humanitaire. La société ne demande pas aux assistants sociaux (AS) de jouer un rôle de « sauveur » face aux détresses, mais les AS souhaitent jouer ce rôle, et le font effectivement. Nous envisageons alors la question suivante : la viabilité de l’Etat social actif au travers des missions fondamentales des CPAS induit-elle de nouvelles catégories d’usagers et/ou influence-t-elle les modes de fonctionnement ou les représentations de la profession des travailleurs sociaux en CPAS ?
Le Centre de formation de la Fédération des CPAS
5Pour nourrir notre réflexion, nous parlons au départ de notre activité professionnelle au sein du Centre de formation de la Fédération des CPAS. Comme opérateur de formation continue, il soutient depuis 1993 l’accompagnement des travailleurs sociaux en CPAS. Il est un des témoins privilégiés des transformations du parcours professionnel des travailleurs sociaux en CPAS.
6La formation des intervenants sociaux est une nécessité permanente dans un monde socioprofessionnel changeant. Chacun en conviendra. Il est loin le temps où, dans le monde des professions, la formation initiale pouvait suffire. Face à l’évolution des situations sociales, les structures d’intervention changent et des outils nouveaux d’intervention émergent. La formation de base tente de s’articuler sur de nouveaux référentiels de compétences et la formation continue se doit de poursuivre ses réflexions autour des défis de l’évolution des métiers du social.
7Le champ de l’éthique professionnelle est sans cesse confronté à des exigences nouvelles qui viennent heurter la déontologie et les valeurs, ce qui nécessite des espaces d’échanges et de réflexion. La spécialisation et l’émergence de nouveaux métiers du social viennent perturber les organisations mises en place et les pratiques. Et puis la science, la recherche apportent sans cesse de nouveaux savoirs qu’il est parfois nécessaire d’intégrer dans les manières de faire. Pensons aux apports des neurosciences dans le fonctionnement des individus ou encore les progrès de la médecine dans les maladies dégénératives du cerveau, qui concernent au plus haut point les manières d’agir dans nos maisons de repos et de soins. (Dutrieu, 2011).
8Le Centre de formation accompagne ces transformations professionnelles en les intégrant dans la mission qui est la sienne, c’est-à-dire contribuer au développement d’un service plus efficace rendu à la collectivité et aux usagers des CPAS. Il s’agit ici de privilégier l’expression des attentes et des vécus personnels dans le cadre des contrats négociés avec les institutions concernées, tels que définis par le Centre de formation. C’est ainsi que, d’une part, nous travaillons sur les apprentissages cognitifs (juridiques, méthodologiques, actes techniques..) et que, d’autre part, nous travaillons à l’amélioration de la qualité relationnelle, axe déterminant dans la notion de service social au public. En conséquence de quoi, il importe d’œuvrer au développement du savoir-faire communicationnel, du savoir-être et du savoir-agir.
9Face à un contexte de mutations des politiques sociales de plus en plus complexe pour les professionnels du travail social, nous élaborons un dispositif spécifique de formation continue pour 2013. Celui-ci fait le pari de sortir de ce sentiment grandissant d’impuissance vécu par les professionnels du social et de les amener à développer leur pouvoir d’agir. Ce dispositif est le résultat d’une expérience de co-construction basée sur une recherche-action (2009-2012) menée par le Laboratoire du développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités de l’Université de Laval à Québec, via l’équipe de recherche du professeur Yann Le Bossé, et organisée par le Centre de formation de la Fédération des CPAS.
Des commissions d’assistance sociale aux Centres publics d’action sociale : d’un assistanat archaïque à un système d’action sociale dit moderne
10Il est intéressant de préciser d’où vient cette appellation CPAS et quels sont ses fondements historiques. Un bref retour en arrière nous ramène en 1925, où l’on voit apparaître des commissions d’assistance publique (CAP). Elles avaient pour mission légale de gérer la misère des indigents sur un territoire local et de les remettre sur le droit chemin d’une vie dite normale. Les objectifs principaux étaient : la prévention de la misère par des actions anticipées, la mission traditionnelle d’assistance aux personnes incapables de subvenir elles-mêmes à leurs besoins, les soins médicaux aux indigents et la tutelle des enfants confiés aux CAP. Le but ultime étant de travailler au rétablissement de l’ordre et de la paix sociale. Les métiers du social visés par les CAP sont dédiés à de l’assistanat public défini par le territoire municipal et composés de travailleurs sociaux comprenant des assistants sociaux et des infirmières d’hygiène sociale graduées. Chaque municipalité se charge de ses pauvres.
11Le 8 juillet 19764, les Centres publics d’aide sociale (CPAS) remplacent les CAP. Nous entrons dans l’ère du droit à l’aide sociale. Ce droit se fonde sur la neutralité du service public. La mission confiée à l’époque aux CPAS présente trois caractéristiques fondamentales. Premièrement, l’aide sociale devient un droit, comme le stipule l’article premier de la loi : « Toute personne a droit à l’aide sociale […] celle-ci a pour but de permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine ». On peut dire que la loi crée un véritable droit subjectif dont toute personne peut se prévaloir auprès de son CPAS. Second aspect notable : l’aide sociale ne concerne plus spécifiquement les indigents, mais elle s’adresse plus largement à l’ensemble des personnes et des familles présentant un besoin au regard de la solidarité collective. Et troisièmement, l’aide sociale ne se décline plus uniquement en termes financiers ou matériels, mais elle peut aussi être sociale, psychologique ou médicale.
12Un CPAS (il en existe donc un dans chaque municipalité) doit au moins recruter soit un assistant social, soit un infirmier social. Ce travailleur dispose du choix des méthodes de travail social qu’il désire appliquer. Dans les années 1980, une augmentation du chômage fait apparaître une nouvelle catégorie de personnes précarisées au sein des CPAS. Des programmes de résorption du chômage structurels voient le jour et ont une répercussion professionnelle directe sur de nouveaux métiers de proximité, à savoir, des aides familiales, des aides ménagères, des agents attitrés aux repas à domicile. De 1976 à nos jours, sur les 150 articles qui fondent la loi des CPAS, dix-sept sont inchangés. C’est dire l’influence implacable des politiques sociales en termes de transformations professionnelles, organisationnelles, institutionnelles et politiques au sein de la machine CPAS.
L’action sociale au cœur des CPAS
13Le sommet européen de Lisbonne en 2000 marque la fin de l’Etat providence, considéré comme assurantiel et conservateur, ainsi que l’émergence de l’Etat social dit « actif ». Celui-ci préconise le principe de disponibilité au travail des usagers, et ce d’une manière renforcée par rapport aux obligations antérieures. En parallèle, une pauvreté grandissante s’installe. On voit plus de 15 % de la population se situer en-dessous du seuil de pauvreté et de facto une augmentation des missions des CPAS. En 2002, l’institution change de dénomination : les Centres publics d’aide sociale deviennent les Centres publics d’action sociale. L’intention est notamment de sortir d’une image chrétienne galvaudée de l’assistanat pour atteindre une relativement illusoire mise à l’emploi des très nombreux bénéficiaires du RI. Cette mise en œuvre du revenu d’intégration (RI) comme aide sociale de solidarité active peut être vue comme un révélateur des mutations contemporaines de l’action publique et de l’évolution de l’Etat social (Zander et Benoit, 2012).
14Notons que le nombre de mesures conjointes à la loi sur le droit à l’intégration est pléthorique. Une volonté solidaire anime le législateur : il tend vers une égalité de traitement entre les chômeurs et les bénéficiaires du revenu d’intégration. Force est de constater la mutation des missions des CPAS. Nous avons décrit les missions fondamentales dans les années 1970 à la création de l’institution : plus d’une dizaine de missions supplémentaires se sont ajoutées aujourd’hui. Cette évolution de l’aide sociale a pour conséquence directe un financement multiforme. Celui-ci est alimenté en grande partie par le niveau fédéral, mais aussi par les régions et par la commune, qui doit obligatoirement assumer le déficit de son CPAS. Il peut se rajouter de nouvelles activités qui augmentent le budget du CPAS via les fonds européens tels que le FSE, ou encore les fonds liés à des activités de coopération internationale. Tous ces mécanismes financiers alourdissent considérablement la gestion au quotidien du CPAS et entraînent des mécanismes bureaucratiques nécessitant de nouvelles procédures administratives. Cela contribue encore à la transformation du métier d’assistant social, avec de nouvelles tâches de gestion autour du cadre de base du travail social.
La débâcle de l’Etat social actif au cœur du travail social en CPAS : la quête du projet individualisé
15Que nous soyons chercheurs, formateurs ou intervenants sociaux – voire les trois –, nous avons probablement tous eu déjà à faire avec l’Etat social actif et nous avons plus que certainement développé un sentiment par rapport à ce concept qui vise (notamment) la contractualisation de l’aide sociale octroyée. Dans la loi du 26 mai 2002 sur le droit à l’intégration sociale, qui remplace le droit à un minimum de moyens d’existence5, le législateur institue un droit subjectif à l’intégration sociale contenu dans un contrat implicite avec la société. La mission des CPAS doit donc être de rechercher une participation de chacun dans la société. Il apparaît des droits et des devoirs pour tout citoyen demandant le revenu d’intégration, mais il s’instaure très clairement une relation contractuelle indissociable à des effets de contrôle. Les travailleurs sociaux doivent réaliser une enquête sociale prévoyant des sanctions. On entre de plain-pied dans l’ère du contrôle social institutionnalisé.
16Les origines de l’ESA en Belgique, à la fin des années 1990, apparaissent de manière très identifiée avec la mise en place du premier gouvernement socialiste-libéral. Il s’agit pour un de ses promoteurs, le socialiste flamand Franck Vandenbroucke, de responsabiliser chacun par rapport à sa situation socio-économique. Il se revendique d’une approche de la justice sociale inspirée par John Rawls. L’idée centrale de sa pensée : l’Etat doit être social et donc rester généreux dans sa redistribution de moyens vers ceux qui en sont les plus démunis. En contrepartie, les allocations de chômage et le revenu d’intégration seront donnés dans le cadre de la manifestation d’une réelle volonté de s’insérer dans le circuit socio-économique.
Le projet d’intégration sociale
17Nous pouvons illustrer la pratique de l’ESA au travers du plan d’accompagnement des chômeurs, dispositif fédéral par lequel les organismes régionaux de placement des chômeurs s’engagent à les encadrer plus étroitement dans leur recherche d’un emploi. Cette mesure renforce surtout le contrôle et va provoquer beaucoup d’exclusions. La loi du 26 mai 2002 créant le droit à l’intégration sociale en est donc la deuxième manifestation. Celle-ci met en place le principe de projet individualisé d’intégration. Le RI est un revenu de remplacement créé par cette loi.
18Il est octroyé à toute personne qui ne bénéficie d’aucun revenu et qui n’est pas en mesure de subvenir à ses besoins par elle-même. Ce revenu fonctionne suivant le même principe que le minimex, si ce n’est qu’il durcit les conditions d’octroi, notamment pour les jeunes de 25 ans et moins. En effet, cette loi impose aux CPAS de fournir un travail adapté aux jeunes bénéficiaires, sauf à faire état d’un contrat d’intégration, ou pour des raisons d’équité.
19Ces inflexions idéologiques et pratiques des politiques publiques (l’Etat social actif) transforment en profondeur les rôles professionnels de ceux qui en sont les opérateurs (travailleurs sociaux, éducateurs…). Garants et gardiens de la norme à l’égard de ceux qui en sont à la marge, les « métiers de l’intégration » – catégorie professionnelle (d’)intermédiaire(s) – sont ainsi confrontés à des recompositions de leurs rôles et de leur identité. (Franssen, 2003).
20Qu’entendons-nous par travail social en CPAS et que peut-on dire des transformations visibles des métiers du social au cœur des pratiques des CPAS en lien avec de nouvelles catégories d’usagers ? On oscille entre le profil clinique et le profil normatif du travail social.
21De manière croissante, les politiques d’aide sociale sont invitées à « sortir leurs usagers de l’assistance ». Les CPAS sont invités à dépasser l’octroi d’allocations sociales et à favoriser des stratégies actives d’insertion dans différents domaines (logement, emploi, formation, endettement), ce qui s’est traduit par la mise en place de nombreux services spécialisés (job service, cellule d’insertion sociale et professionnelle…) et la construction de réseaux de partenariat avec les associations et services visant à favoriser l’insertion sociale et/ou professionnelle de différentes catégories d’« assistés sociaux » (Franssen, 2003).
22Un acquis positif de ce droit à l’intégration sociale est qu’il renforce le droit des usagers (exemples : les décisions doivent être motivées aux personnes, prolongation des délais de recours, droit du demandeur à être entendu par le comité ou conseil du CPAS…). Toutefois la personne concernée est confrontée à des obligations plus importantes. Le droit subjectif à l’intégration sociale est clairement incorporé dans un contrat avec la société. A noter que cette notion de contrat s’est aussi insinuée dans toute la société. Cependant, la notion même de contrat est frelatée dans la pratique des assistants sociaux des CPAS. Est-ce vraiment un contrat, ou plutôt un accord léonin ? Que dire du fait de faire signer un contrat à des personnes qui maîtrisent mal les expressions orales et écrites ? Des sanctions sont définies pour la personne concernée, mais pas pour l’institution. Le centre de la loi est la mise au travail. Cela devient un droit pour le bénéficiaire du droit à l’intégration sociale.
23Mais qu’en est-il si l’emploi proposé ne correspond pas au projet professionnel ou aux envies de la personne, s’il n’y a pas de plus-values (en matière d’expériences ou de compétences) à valoriser ensuite sur le marché du travail ?
Du dispositif d’intégration sociale au dispositif d’insertion sociale
24La loi relative au droit à l’intégration sociale fait donc de l’insertion par le travail la pierre angulaire du travail social dans les dispositifs de (ré)insertion et d’activation. Ainsi, l’émergence de ce nouveau paradigme du travail social a entraîné une crise des valeurs ainsi qu’une crise méthodologique dans le travail social, qui ne sont pas sans influence sur la motivation et la santé psychosociale des travailleurs sociaux. Nous pouvons préciser quelques changements indicatifs des transformations du travail social en CPAS : individualisation du traitement et de l’accompagnement de l’usager dans une logique de projet contractualisé, promotion du travail en concertation, en partenariat et en réseau entre des intervenants aux appartenances institutionnelles et aux cultures professionnelles diversifiées, « procéduralisation » accrue de l’accomplissement de la norme et emprise croissante des logiques managériales et gestionnaires auxquelles sont soumis les services de l’action sociale.
25Dans les CPAS, le dispositif central d’insertion professionnelle se concrétise par l’article 60 § 7 et l’article 61 – du nom de deux articles de la loi organique des CPAS. L’article 60 § 7 est devenu, en une décennie, un outil central dans la politique d’insertion des usagers. Il permet au CPAS d’agir comme employeur et d’engager une personne afin de lui permettre d’ouvrir le droit aux allocations de chômage. Le contrat de travail est exécuté soit au sein du CPAS (on parlera d’article 60 § 7 Interne) soit auprès d’un tiers (on parlera d’article 60 § 7 Externe). S’agit-il vraiment de mise au travail ou – d’une manière plus prosaïque – de parfois faire baisser le coût de certains services du CPAS ? Les deux raisons ne s’excluent pas l’une l’autre. Par ailleurs les chômeurs sanctionnés par l’Office national de l’emploi (ONEM) se retrouvent fréquemment dans les CPAS, et de plus en plus depuis l’entrée en vigueur du plan d’activation des chômeurs (2004). Dernièrement (en 2012), la mesure de dégressivité des allocations de chômage voulue par le Gouvernement fédéral accroît cette migration du régime de la sécurité sociale vers celui de l’aide sociale. Il n’est pas anodin d’entendre parler, au sein des acteurs des CPAS, des articles 60 comme constituant désormais un public spécifique, pour lequel il convient d’organiser des mesures spécifiques. Cela vient de facto transformer la profession de première ligne du travail social.
26Les travailleurs sociaux en insertion sont très critiques. Ils évoquent l’ambiguïté majeure de ces politiques sociales qui reposent sur une vision moralisatrice basée sur le fait que les personnes seraient volontairement des chômeurs ou bénéficiaires du RI. En oubliant l’incapacité de l’économie à créer des emplois véritables. Un effet (et non des moindres) est de renforcer la culpabilisation des personnes déjà fragilisées socialement. Cela contribue en outre à un déficit d’estime de soi. De même, la multiplication des dispositifs d’insertion, des emplois dits précaires, qui allient règles dérogatoires et droit commun, à durée déterminée, temps partiel imposé, faible valorisation des tâches crée un fossé dans notre société entre les inclus et ceux qui « bénéficient » de ces programmes, Ce fossé s’agrandit dangereusement depuis la crise de 2008.
27De l’expérience générale des travailleurs sociaux, les dispositifs d’insertion socioprofessionnelle ou d’insertion sociale peuvent à terme permettre une réelle insertion sociale, voir professionnelle, quant on prend en compte toute la globalité de la personne et surtout que l’on prend le temps d’écouter celle-ci dans toute son humanité. Mais des commentaires désabusés ou dénigrant les oubliés des systèmes d’activation font aussi partie du quotidien des rapports entretenus par certains travailleurs sociaux.
Un travail social bureaucratique
28Une autre conséquence de la contractualisation voulue par l’Etat social actif (ESA) est l’augmentation considérable de l’administration dans la gestion des dossiers. Avec pour corollaire d’opérer une certaine mutation dans le métier des assistants sociaux en de superstechniciens, au détriment de la relation d’aide. Dans notre société, nous entendons régulièrement l’importance du travail sur soi et la recherche d’un bonheur individuel qui pousse à l’excès l’image de l’individu – dit hypermoderne ou ultramoderne (Gauchet, 1998). A l’autre extrême apparaissent des individus dépossédés (Castel, 2001). La réalisation du projet individualisé est centrale dans la mise en œuvre du droit à l’intégration sociale et est devenue le socle de base du travail social. Pour certains, cela en devient une forme de dictature intellectuelle. Il est impératif d’avoir un projet, mais qu’il est difficile d’avoir un projet quand le souci quotidien est de pouvoir se nourrir et se loger tout simplement.
29Dans la gestion publique actuelle (2011), on voit également apparaître une nouvelle catégorisation des usagers : les MMPP, c’est-à-dire toute personne qui connaît une problématique de nature médicale, mentale, psychique et/ou psychiatrique.
30Cette catégorie est le résultat d’une réflexion entre l’ONEM (Office national de l’emploi), organisme qui indemnise et contrôle l’activation des chômeurs, et le Forem (service public régional de l’emploi). Le Forem aurait à s’occuper principalement des personnes proches de l’emploi et beaucoup moins de ceux qui s’en éloignent. Il se dit que la catégorie MMPP pourrait être ainsi confiée aux services d’insertion des CPAS, sans aucune collaboration ou volonté de suivi. C’est ici encore purement un transfert d’un public que l’on marginalise et que l’on dit ingérable. Comment ces personnes vont-elles être orientées vers les CPAS ? Les travailleurs sociaux devront-ils se transformer en psychiatres, psychologues, infirmiers… La dérive des transformations de la profession de travailleur social se joue-telle à un niveau éthique ?
Les travailleurs sociaux, des métiers en re-définition au sein des CPAS
31La spécialisation constitue un autre tournant. Chaque usager est en droit d’avoir son assistant social en fonction de ses besoins. Selon leur taille et leur degré d’autonomie locale, les CPAS organisent de nombreux services spécialisés en fonction des besoins supposés des usagers. Emergent ainsi des nouvelles appellations pour les travailleurs sociaux. On parle dorénavant de « job coach », « manager du social », « agent d’insertion »… Voire, récemment, d’« ingénieur du social ».
32Un groupe de travail au sein de la Fédération wallonne des assistants sociaux de CPAS (FéWASC) travaille actuellement sur le morcellement de l’aide. On y trouve des travailleurs sociaux militants. Ce groupe constate une perte accrue du sens du travail social avec une domination croissante de la logique économique sur la logique sociale. Le résultat en est un manque de dimension humaine dans le travail social, un glissement entre les travailleurs sociaux vus comme des bons techniciens et des ingénieurs sociaux, ou encore des managers du social en CPAS. Les travailleurs sociaux deviennent-ils les gestionnaires d’une pauvreté grandissante et ont-ils encore réellement du crédit vis-à-vis des personnes aidées ? La question reste posée.
33Des modifications structurelles du métier d’assistant social sont nécessaires. Il est plus que nécessaire de réduire les lourdeurs administratives, de retrouver un équilibre entre les exigences des employeurs privés et publics en termes d’insertion socioprofessionnelle, de veiller à ce que la spécialisation des fonctions de certains travailleurs sociaux ne les éloigne pas du service social de première ligne.
34Le besoin d’espaces de réflexion destinés spécifiquement aux travailleurs sociaux émerge. L’organisation régulière de supervisions ou d’intervisions est plus que nécessaire pour les travailleurs sociaux si l’on veut qu’ils soient encore des acteurs de changement, des créateurs de projets et que puissent apparaitre de nouvelles figures du travail social et d’autres postures professionnelles.
Des transformations professionnelles
35Nous pouvons donc, à notre niveau, constater des transformations des professions du travail social au sein des CPAS. Ces transformations sont caractérisées par des dysfonctionnements de l’institution via la mise en œuvre des politiques sociales véhiculées par une gestion dominante de la bureaucratie, par une distance qui se crée entre la direction administrative et les services sociaux. L’évolution des usagers (en termes de statuts socioéconomiques, de mixité sociale et en termes de nombre) est un élément aussi déterminant sur les métiers du social.
36Au travers d’un mandat très vaste, il est demandé aux travailleurs sociaux des services d’aide générale d’être tout à la fois suffisamment polyvalents pour garantir une aide globale, intégrée et continue à l’usager, et d’être tout à la fois suffisamment spécialisés pour garantir une aide ciblée et performante. Ce qui nécessite des connaissances et des modes d’approche spécifiques aux différentes problématiques rencontrées. Cette injonction paradoxale les pousse, en quelque sorte, à être des spécialistes de la globalité. Comment font-ils pour articuler ces deux facettes antagonistes ? Cela apparaît comme un problème identitaire assez inédit – tension entre l’insertion et l’urgence. Il s’agit là d’une source de tensions bien contemporaine dans notre Etat social actif.
37C’est la politique sociale des CPAS qui est perçue, toujours selon les représentations des AS, comme premier facteur influençant le contenu de leur travail. Donc, une cause proche. Ils ne voient pas d’influence significative provenant des changements sociaux, politiques, culturels, idéologiques ou autres, sur leur travail. Mais, alors que le CPAS est le facteur qui change le plus, il est aussi celui qui se lie le moins aux autres, comme si l’évolution du CPAS n’était pas liée à l’évolution de la société et de ses usagers ! Le changement du CPAS relèverait donc d’autres logiques que la logique sociale : nous pensons, par exemple, aux logiques politiques communales, aux contingences budgétaires, à l’opportunité de subsides, etc. L’évolution des AS est fortement corrélée à l’évolution des clients, mais est peu liée aux évolutions du CPAS alors qu’ils pointent le CPAS comme l’élément influant le plus sur leur travail.
38Ainsi, quel que soit l’impact et le poids des politiques sociales communales, celles-ci ne les affecteraient pas directement. Cela ne peut être vrai que s’ils disposent d’autonomie professionnelle. (Wautelet, 2004).
Conclusion
L’approche du développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, une méthodologie qui (re)donne du sens au travail social6
39Le Centre de formation de la Fédération des CPAS souhaite contribuer à la recherche de nouvelles approches pour permettre aux travailleurs sociaux de redonner sens à leur action. Et surtout de retrouver le sentiment d’efficacité nécessaire à leur travail. Le développement du pouvoir d’agir (DPA) nous semble depuis 2007 une piste à explorer. C’est pourquoi nous avons entamé une recherche-action sous la forme d’une formation de formateurs/personnes ressources avec l’Université de Laval à Québec, plus précisément avec l’équipe du professeur Yann Le Bossé et le Laboratoire de recherche sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités.
40La particularité de cette recherche-action est qu’elle développe un travail de formation participatif regroupant des travailleurs sociaux des CPAS7 et des professeurs des hautes écoles de la Communauté française, sections sociales8. Elle s’est déroulée sur trois années académiques comprenant des sessions de trois jours, à six mois d’intervalle. Elle a permis un échange d’expérimentation de l’approche DPA entre des enseignants de la formation de base des futurs assistants sociaux et des praticiens de terrain, tous intégrés dans un processus de formation continue. En parallèle aux cycles de formation, un projet de coopération internationale a renforcé des liens d’échanges autour du DPA entre quarante professionnels (universitaire, formateurs, praticiens du social) du Québec, de France9, de Belgique et dernièrement de Suisse. Il vise l’innovation scientifique en intervention sociale expérientielle10 et la création d’un réseau de personnes ressources formées au DPA.
41Le DPA offre cette position centrale qui permet tout à la fois de rencontrer deux valeurs au cœur du travail social telles qu’elles sont en confrontation avec la manière dont l’Etat social actif est appliquée sur le terrain. On visera premièrement la justice sociale, définie sous l’angle de l’articulation entre la recherche d’un épanouissement personnel et la contribution au bien commun (Le Bossé, 2012b : 56). Deuxièmement, nous voulons parler du fait que l’usager seul ne peut être l’initiateur et l’acteur-sujet des changements qu’il désire. Cette idée aujourd’hui est malmenée car elle situe la responsabilité de l’exclusion dans la société avant d’en faire porter le poids chez l’usager des services sociaux (Boucquet, 2004).
42Dans le contexte social des CPAS, les travailleurs sociaux sont souvent confrontés à des situations de plus en complexes et limitées par une prise en charge dite réparatrice (contrôle social) ou régulatrice (militantisme social). Ces postures participent à un maintien des inégalités sociales provoquées par le système social actuel.
Le DPA : un outil d’analyse des pratiques sociales, un modèle en quatre axes
43Pour introduire le DPA, Yann Le Bossé (2012b, 32) cite Paul Ricœur (1990), qui donne tout son sens à cette approche : la souffrance n’est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, de pouvoir faire, ressentie comme une atteinte à l’intégrité de soi.
44L’approche du DPA propose de développer quatre axes de travail, quatre points d’appui dans le processus d’accompagnement social. Le premier nous demande de considérer le contexte dans lequel les acteurs se situent, dans une temporalité distincte. Le deuxième axe suppose la définition du problème et la/les solution(s) de et pour la personne concernée. Le troisième axe concerne la prise en compte des contextes d’application. Le quatrième axe appelle quant à lui la démarche conscientisante. Comme le DPA a pour projet le changement du monde au quotidien, la démarche demande que la personne concernée puisse comprendre de ce qui s’est passé, ce que l’on peut comprendre de ce qu’on a tenté à la fois sur le plan social, individuel, collectif et politique. Cette approche de travail permet de dépasser le modèle des carences pour tendre vers une logique réformatrice. Elle considère la personne comme experte de sa réalité.
45C’est un changement de posture professionnelle pour le travailleur social, un tournant au cœur de l’éthique professionnelle. On va au plus près de la personne, à l’essence même du travail social dit clinique, on se rapproche de la sociologie clinique (Gaulejac de, 2007).
46Cet engagement implique à la fois un travail sur la détermination des finalités (dès lors que celles-ci ne sont plus prescrites, elles doivent être démocratiquement construites), sur le rapport aux usagers (d’objets à sujets), sur la professionnalité (les compétences nouvelles et la construction d’une parole propre) et sur leur statut (les professionnels ne pourront modifier leur rapport aux usagers qu’en modifiant leurs propres rapports avec l’institution) (Franssen, 2005).
47Le DPA n’est pas une approche isolée. Pour notre part, dans le processus d’émergence de l’action par les personnes accompagnées, nous proposons aux travailleurs sociaux de recourir aux outils de communication comme l’écoute active ou les outils de la Programmation Neuro-Linguistique en ajout à la démarche en quatre axes proposée par le DPA. Cette approche met en avant le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités en le considérant comme un processus par lequel des personnes accèdent ensemble ou séparément à une plus grande possibilité d’agir de manière efficiente sur ce qui est important pour elles-mêmes, leurs proches ou la collectivité à laquelle elles s’identifient (Le Bossé, 2012b).
48A la lecture de cet article, nous concédons que la démarche proposée par le DPA et son lien avec les transformations professionnelles du travail social en CPAS puissent sembler flous. Si nous sommes encore dans la phase exploratoire de la pratique de cette approche, nous sommes persuadés que l’application des quatre axes implique un repositionnement radical de la personne accompagnée et/ou de l’intervenant social. Un changement possible est à l’œuvre.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Nous écrivons au départ de notre expérience de la pratique du Centre de formation de la Fédération des CPAS (basé à Namur). Notre propos s’inspirait au départ d’une communication développée lors du 4e Congrès de l’AIFRIS de Genève, en juillet 2011, avec Daniel Hanquet, travailleur social en insertion socioprofessionnelle du CPAS de Rixensart. Nous nous référerons à une partie de son récit professionnel de plus de 30 ans d’expérience au sein d’un CPAS. Notre travail d’auteur s’ancre au sein de l’association sans but lucratif : l’Union des villes et communes de Wallonie (avec 262 municipalités), une des trois régions que compte la Belgique fédérale.
2 Minimex, c’est-à-dire le minimum de moyens d’existence, l’équivalent du RSA en France.
3 M.B., 31.07.2002, V. 172, (247), 33610-33622.
4 M.B., 05.08.1976, V. 146,(151), 9876-9904 ; Session 1974-75 : Sénat Doc. 581/1-28, Annales 9, 10, 15.06.1976 ; Session 1975-76 : Chambre : Doc. 923/1-15, Annales 2, 3, 6, 7.07.1976.
5 M. B. 07.08.1974 (loi abrogée).
6 Cette conclusion s’inspire en partie des propos de Bernard Dutrieux (Dutrieux cité dans Vallerie, 2012 : 175-176) ainsi que de la conférence de Yann Le Bossé (2012a).
7 Les assistants sociaux concernés : Fabienne Defert, Daniel Hanquet, Bernard Taymans, Nathalie Jadot, Valérie Desomer et Bernard Dutrieux.
8 Les professeurs des hautes écoles de la Communauté française, sections sociales : Cécile Hess, Sylvie Toussaint, Agnès Vandenbroeck, Michel Guissard, Lyazid Hassiani, Myriam Leleu, Paul Verjans, Véronique Foguenne et Anne Ancia.
9 http://andadpa.free.fr/
10 Un premier Congrès sur le DPA s’est tenu du 26 au 28 septembre 2012 à Québec.
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Dynamiques du travail social en pays francophones
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