Chapitre 1. L’activité de recherche
p. 21-57
Texte intégral
Analyse du travail
1Pourquoi s’intéresser au travail, alors que de très nombreux discours et ouvrages scientifiques se sont penchés sur cette thématique depuis des décennies ? En quoi serait-il toujours énigmatique, digne de captiver des chercheurs et des enseignants ? Aujourd’hui il est reconnu que les savoirs académiques ne peuvent à eux seuls signifier les réalités complexes. Il est donc admis que les connaissances sur les savoirs pratiques sont indispensables à une compréhension fine des activités humaines. L’évolution des systèmes productifs de biens et de services ainsi que l’évolution du rapport au travail remettent en question les évidences antérieures liées au travail. Ces changements rapides positionnent le professionnel au sein de tensions indissociables de son activité :
difficulté à prescrire le travail du fait de la diversité, de la variabilité et de la complexité croissante des situations,
généralisation des logiques financières et commerciales entraînant des innovations incessantes, des exigences de qualité et de compétitivité, une personnalisation des produits…,
imprévisibilité et singularité des situations,
injonctions à la responsabilisation personnelle, à la créativité, à la accroissant lourdement sa charge,
souhait de mettre du sens à son travail, de s’investir, d’être acteur dans les décisions qui le concernent.
2Cette évolution du travail et du rapport subjectif au travail place le sujet au centre de contradictions souvent difficilement gérables. La question est alors de savoir comment les opérateurs font réellement pour gérer efficacement la multitude des composantes des situations de travail et quelles sont les conditions mobilisatrices d’une intelligence au travail permettant de « tenir » dans ces contextes très contrariés.
3Afin de mieux comprendre les évolutions en cours, l’analyse du travail pose une centration particulière sur les rapports existant entre les conduites objectives ou observables et les divers discours qui érigent ces conduites en action, dont les sujets « seraient responsables ».
Fondements théoriques
4L’énigme de l’Homme au travail et l’intelligibilité de ses pratiques sont au centre des recherches mobilisant des savoirs pluridisciplinaires. L’analyse de l’activité est fondée sur des concepts théoriques issus, tant de l’ergonomie de tradition française, que de théories de l’action héritées particulièrement de la philosophie de l’action, de la sociologie contemporaine ainsi que de la psychodynamique du travail. La linguistique, la psychologie, particulièrement celle prolongeant les travaux de Vygotski, la philosophie du langage de Wittgenstein ont inspiré des auteurs contemporains auxquels nous nous référons comme Clot, Dejours, Jobert et Bronckart.
L’intelligence au travail
5L’analyse de l’activité s’est construite autour de la distinction entre travail prescrit et travail réel. Or la « réalité » de l’action est difficilement cernable.
6Les ergonomes, suite à de nombreuses observations sur le terrain, ont décelé un écart particulièrement éclairant entre travail prescrit et travail réel. Nous ne discuterons pas ici la valeur sémantique de la terminologie employée, cela nous entraînerait dans un développement trop important pour l’heure, mais nous nous attarderons sur cette dialectique entre ce qui est prescrit, soit les normes, les règles, les consignes, bref l’ensemble de l’appareillage produisant des savoirs préétablis et ce qui donne vie à cet ensemble, soit l’Homme au travail.
7Vivre son rapport au travail, c’est faire quotidiennement l’expérience de cette absence de cohérence, des juxtapositions voire de contradictions entre les différents concepteurs du travail. Dès lors comment se débrouille le sujet, comment tient–il son poste de travail, comment joue-t-il entre ces différentes prescriptions ? On ne possède que très peu de réponses à ce type de questions, alors que les experts connaissent bien le problème du manque d’articulation entre les différents points de vue des concepteurs. Or c’est bien l’Homme au travail qui se substitue en spécialiste, engageant au sein de sa pratique des compromis dont il ne peut faire l’économie si l’on veut que le système fonctionne. C’est dans cet écart entre ce qui a été prévu de faire et ce qui sera réellement produit que se construit l’intelligence au travail, source de développement. Lorsque cet espace ne permet plus la créativité de l’agir, alors la souffrance au travail envahit le sujet. S’intéresser à l’activité, c’est aussi s’inquiéter des situations délétères engendrées par des conditions particulièrement difficiles niant la subjectivité investie dans les pratiques professionnelles.
8L’analyse du travail ne s’inscrit pas directement dans ce qui est communément nommé évaluation ou normes de qualité. Elle se construit dans la recherche des processus d’actions en cours révélant le sens de l’activité. Le point de vue défendu se définit dans l’analyse du travail en vue de transformations à partir des connaissances et compétences des opérateurs. Elle part du postulat que tout agent au travail produit de l’intelligence par le fait même qu’il se doit de répondre à un réel qui résiste, qui ne répond pas aux normes préétablies. Il ne s’agit plus de dire mais de faire, quelles que soient les problématiques que l’on rencontre. Face à l’imprévu, les machines ne peuvent répondre. L’Homme au travail, au contraire, est directement lié à la non-maîtrise. L’intelligence au travail, c’est l’intelligence de ce qui n’a pas été maîtrisé. Il n’y a donc de travail qu’humain. Il ne suffit pas d’appliquer stricto sensu les consignes pré établies, il s’agit au contraire d’interpréter, d’improviser, de ruser, voire de tricher.
9Dans les métiers de l’humain, du travail social en particulier, chaque situation de travail est une rencontre avec d’autres humains dont il n’est nullement possible de préétablir le produit de cette rencontre. Paradoxalement si l’efficacité est reconnue au sein de l’organisation, les cadres ou concepteurs pourront raisonnablement penser que l’organisation et les prescriptions sont « au top » par rapport à l’efficacité mesurée. Or, contrairement à ce qui est pensé communément, c’est la mobilisation au travail, l’engagement des sujets, qui permet de remédier aux différents manques de l’organisation. Cette mobilisation masque par sa propre activité les failles du système. Ainsi l’importance de la réalisation des tâches produites sera minimisée en rapport de l’efficience des textes prédéfinissant le travail à accomplir. Si l’on remplaçait l’Homme au travail par la machine, on verrait alors l’ampleur des dysfonctionnements, dévoilant ainsi la part non visible de ce que fait le professionnel au travail. Le paradoxe étant que plus le sujet est efficace, moins cela se voit (Davezies, 1993).
10Dans les métiers de l’humain où l’on sait que chaque situation est singulière, puisqu’il s’agit d’interactions entre humains, le champ de la prescription est particulièrement délicat. Devant ce que l’on pourrait nommer prescriptions floues ou suffisamment évasives pour englober un nombre maximum de situations diversifiées envisageables, l’Homme au travail déploie une inventivité particulièrement efficace afin de se préserver de devoir justifier toute activité contraire ou en marge de ce qui avait été envisagé par les textes préconstruits. Même au–delà de la justification, comment pourrait-on expliquer objectivement ce qui s’est passé dans une relation d’aide, alors que ce qui a été mobilisé trouve source dans un monde intraduisible relevant plus d’intuitions que de savoirs objectivables.
11L’Homme au travail est lui-même pris dans cette obscurité de ce qui a été fait. L’expérience du travail reste un phénomène obscur aux yeux mêmes de celui qui travaille. Le sujet fait donc appel à des ressources propres qui s’enracinent dans sa propre histoire, au sein de sa personnalité et à la singularité de son rapport au travail. Le sujet est immergé dans l’action, ne mobilisant pas uniquement l’intellect ou le cognitif, mais également le corps et l’émotionnel dans son rapport au monde. Nous avons affaire ici à un ensemble d’éléments qui échappe au champ de la prescription mais qui se redéploie dans les interactions, ciment des relations sociales au travail.
12Si l’on soutient que les hommes au travail déploient toute une activité destinée à pallier les manques de l’organisation, alors qu’en est-il de la communication, des interactions, de la coopération, de tout le tissu social indispensable à la vie professionnelle ? Comment collaborer de façon étroite avec son collègue sans connaître le réel de son activité ? Comment coordonner les différentes manières de travailler si ce n’est dans une certaine transparence de l’action ? Il faut donc tenter une visibilité des actes professionnels, afin d’en saisir les fondements. Or les façons de faire sont personnalisées, impliquant la subjectivité de l’agent déployant une intelligence remédiatrice. La singularité de cette négociation entre désir et résistance du réel rend toute modélisation impossible. De plus, lorsque le sujet rencontre une difficulté, c’est tout son corps et ses affects qui traversent un doute difficilement transmissible. Ce n’est que lorsque l’obstacle sera vaincu qu’une narration de la dite performance pourrait se développer. Or la coordination et la coopération demandent une visibilité des actes dans les séquences mêmes de déstabilisation, impliquant pour le travailleur le risque de dévoiler ses défaillances. La visibilité demande dès lors d’oser collectiviser cette part du travail impensé par autrui.
13La coopération ne peut être prescrite, puisqu’elle sert justement à agencer ce qui est au-delà de la prescription. Loin de nous l’idée d’un déni de la prescription. C’est bien parce que l’Homme au travail est pris entre la contrainte imposée et la résistance au réel qu’il va s’engager dans cette exploration qui va l’amener à inventer, à la créativité, à ce qui sera « sa part », son expérience professionnelle. Cet investissement de soi dans l’entreprise permet en retour une rétribution dans le registre de l’identité qui passe par la reconnaissance. C’est l’identité même du sujet qui se construit à travers le regard de l’Autre, sous la forme de la reconnaissance. A défaut de coopération, c’est le repli et la souffrance ou des stratégies de défense face à la souffrance qui s’expriment dans les collectifs. La mobilisation au travail développe le processus de reconnaissance, reconnaissance de savoir-faire, reconnaissance de savoir-faire, reconnaissance aussi des difficultés et de la souffrance au travail.
14L’analyse du travail s’appuie également sur deux concepts développés particulièrement dans la psychodynamique du travail, soit les notions de genre et de style.
15Le genre renvoie au collectif. Il peut être compris comme une sorte d’habitus propre à un groupe. Dans une institution, les praticiens pensent et agissent selon des manières spécifiques qui feraient dire à un observateur externe qu’elles présentent des traits communs ou des airs de famille. Ces agirs collectivisés sont pour Clot et Faïta (2000) décisifs pour la mobilisation psychologique au travail. Ils marquent l’appartenance à un groupe et orientent l’action en lui offrant, en dehors d’elle, une forme sociale qui la représente, la précède, la préfigure, et, du coup, la signifie. Ils désignent des faisabilités tramées dans les façons de voir et d’agir sur le monde considérées comme justes dans le groupe de pairs à un moment donné.
16Le genre est difficilement repérable et verbalisable par les acteurs au travail, étant eux-mêmes pris dans cette norme collective qu’il n’est de fait plus nécessaire de nommer ni de discuter. Toutefois le genre ne peut être une référence cristallisée. Sa nature même, sa fonction première demande d’être momentanément stabilisée, offrant une plate-forme de référence pour l’action individualisée accréditée au sein d’un groupe de pairs. Le genre est une « membrane mouvante », suffisamment forte pour « faire corps collectivement » et suffisamment souple pour s’adapter aux évolutions nécessaires.
17Si le genre est attaché au collectif, le style définit la manière dont l’agent va mettre en scène son action. Nous pouvons imaginer que la stylistique de certaines personnes au travail soit si spécifique, que cela pourrait mettre en danger la cohérence apportée par le genre de la maison. Il faut donc avoir montré et démontré son appartenance au genre pour pouvoir oser la liberté stylistique. Développer son style de travail démontre que la visibilité des différences n’est pas forcément productrice de chaos, mais aussi de créativité et de spécificités professionnelles personnalisées. Nous pouvons penser que l’ensemble des styles, au sein d’une équipe, est producteur d’un genre collectif. Les styles ne sont donc pas producteurs de conflits, mais a contrario producteurs de normes.
18Au terme de cette brève présentation, nous pouvons rappeler que l’ergonomie de langue française a ouvert un débat essentiel sur la santé au travail en posant cette dialectique entre travail prescrit et travail réel. La psychodynamique du travail a intégré ces concepts pour appréhender une analyse fine de l’Homme au travail. Les thématiques essentielles comme la coopération, la visibilité, la confiance, le genre, le style et la reconnaissance seront les clés d’entrée pour une compréhension en profondeur des situations examinées. Nous tenterons, à travers ces concepts, de saisir les pratiques professionnelles et les problématiques repérées comme l’identité professionnelle, la prévention, le contrôle social et les rapports de pouvoir en jeux dans des métiers bien souvent envahi par les sentiments, les affects et les passions. Déconstruire cette intelligence au travail devrait nous permettre de mettre à jour les compétences en œuvre. Ces démarches d’intervention et de recherche visent une reconnaissance de l’expérience et une tentative de visibilité et d’explicitation des mécanismes conscients et inconscients de l’Homme au travail.
D’un point de vue méthodologique
19En termes de méthodologie, il s’agit de partir du postulat que la tâche n’est jamais réalisée telle qu’on l’imaginait. Peut-on élucider les composantes essentielles de l’activité en interrogeant ceux qui la réalisent ? C’est étonnamment la principale source d’information sur laquelle reposent les recherches actuelles. Or cela ne paraît pas si simple. Le professionnel commence en général par décrire ce qu’il doit faire (tâche prescrite) et comment il doit le faire (activité prescrite). Il est donc nécessaire de dépasser cette description formelle pour atteindre les objectifs qu’il se donne et la manière dont il les réalise (Laville, 1989).
20L’accès à l’activité se fait à partir de ses traces. Tout rapport d’immédiateté avec l’activité est trompeur, que ce soit au travers des conduites observables ou des discours tenus par les opérateurs sur leur activité. D’où la nécessité d’un renversement, pour passer de l’observation et l’interprétation par les chercheurs à l’observation et l’interprétation par les opérateurs. La méthodologie est ce renversement, ceci pour arriver non pas uniquement à un développement des connaissances, mais à la transformation du vécu de et par le sujet. L’analyse de l’activité commence lorsque ce qui est dit devient un moyen de transformation. C’est aussi permettre le développement de la pensée des opérateurs. Ecouter une parole au-delà de la parole.
21Ce sont les travailleurs eux-mêmes qui deviennent les interprètes et les observateurs de leur activité. L’interprétation du chercheur doit permettre au sujet de développer sa propre interprétation, car il ne suffit pas de savoir pour changer. Si l’on part d’une observation dans l’immersion du travail, c’est pour ensuite renvoyer le fruit de cette observation aux professionnels, permettant un développement de cette observation première par les sujets agissants. La prise à la lettre du vécu est un obstacle au développement. Le vécu doit devenir un moyen d’élaborer, un moyen d’agir.
22L’analyse de l’activité offre un cadre qui permet un développement de la pensée, une expérience de soi par les Autres. Il s’agit d’installer un cadre qui sollicite l’Histoire de la parole dans la parole.
23Plusieurs méthodes offrent le cadre nécessaire au développement de l’Homme au travail : autoconfrontation simple et croisée, instruction au sosie, entretiens d’explicitation… Ces méthodes cherchent à amener les sujets à la compréhension fine de leurs activités en trois étapes principales :
ce qu’ils font,
ce qu’ils disent de ce qu’ils font,
ce qu’ils font de ce qu’ils disent.
24C’est à partir de ce processus de développement que les chercheurs pourront construire et élaborer une analyse du cours d’action. La visibilité des comptes rendus participent au phénomène de la constitution de genres professionnels, sources de repères et de créativité dans l’agir.
Objet de la recherche
25L’objet de notre recherche sera de produire de la visibilité sur les compétences en œuvre dans les actions repérées. Eclairer cet espace entre travail prescrit et travail réel devrait permettre de mieux saisir ce que sont les pratiques des professionnels. C’est bien dans l’expérience même de cette articulation entre préfiguration et travail effectué que se produit de l’intelligence pratique. Nous pouvons donc retenir que tout agent au travail produit des compétences par le fait même qu’il se doit de répondre à un réel qui résiste, qui ne répond pas aux normes préétablies. Il ne s’agit plus de dire mais de faire, quelles que soient les problématiques que l’on rencontre. L’intelligence au travail, c’est l’intelligence de ce qui n’a pas été maîtrisé. Il ne suffit pas d’appliquer stricto sensu les consignes préétablies. Il s’agit au contraire d’interpréter, d’improviser, de ruser, voire de tricher. Visibiliser les pratiques professionnelles en termes d’actions repérables et analysables devra nous permettre de mieux saisir l’action professionnelle des travailleurs sociaux hors murs et ainsi repérer les spécificités de leur fonction professionnelle.
Contexte de la recherche
26Au début des années 90, le canton de Genève se voit confronté à une crise économique. En dépit d’une baisse du nombre de chômeurs et demandeurs d’emploi à l’aube des années 2000, force est de constater que la question sociale se décline en terme de remontée de la précarité (Castel, 1995) soit une instabilité de certains individus sur les axes de l’insertion sociale et professionnelle, avec comme conséquence une situation de vulnérabilité, voire d’exclusion.
27En ce qui concerne les jeunes, on assiste d’une part à l’émergence de jeunes sans qualifications (Eckmann, 1994) peu ou plus en contact avec les institutions scolaires ou les services sociaux susceptibles de leur fournir un appui et d’autre part à la généralisation du débat public à propos des incivilités (Vuille, 1999).
28C’est précisément cette question des incivilités qui jouera un rôle de révélateur de la situation de ces jeunes et ceci au niveau local, c’est-à-dire au niveau du quartier, de la commune. Ces actes incivils (tags, mobilier urbain cassé, etc.) sont hautement visibles et sont à l’origine de tensions entre jeunes et autorités communales, entre jeunes et autres habitants d’un quartier donné.
29Cet état de fait a conduit les autorités communales à mettre sur pied des actions pragmatiques destinées à apaiser les tensions sociales liées aux incivilités et à fournir des supports aux jeunes en situation de précarité. Ces actions sont nées, dans la plupart des cas, d’une collaboration entre les acteurs des institutions sociales traditionnelles (lieux d’animation, centres sociaux, protection de la jeunesse) et les magistrats communaux concernés. Dès 1994, ce type de projet apparaît dans les communes de la ceinture suburbaine (Meyrin, Vernier, Lancy) et dès 2000, la Ville de Genève met sur pied une Délégation à la jeunesse composée de huit travailleurs sociaux. On compte aujourd’hui sur l’ensemble du canton, vingt-quatre postes de TSHM à temps partiel.
30Issus de rattachements institutionnels divers et financés essentiellement par les communes, ces postes sont aujourd’hui pilotés par la fondation pour l’animation socioculturelle (FAS’e) pour les communes suburbaines et par la Délégation à la jeunesse pour les postes Ville de Genève.
31Hors des murs institutionnels traditionnels et soumis à un champ d’action extrêmement vaste, les travailleurs sociaux qui occupent ces postes sont qualifiés de travailleurs sociaux hors murs (TSHM). En quelques années leur action s’est construite essentiellement sur un mode expérientiel, hors des référentiels métiers classiques du travail social (animation, éducation ou service social), à mi-chemin entre une action sociale issue des logiques de l’intervention collective ou communautaire (pour retisser des liens entre jeunes en situation de précarité, et le monde des adultes) et une action éducative visant à soutenir et mobiliser les ressources des jeunes les plus démunis.
32Dans ces conditions, le champ des pratiques des TSHM apparaît comme extrêmement large. Il se détermine non seulement dans cette articulation individuel-collectif, mais aussi dans un double rôle d’observateur du terrain, ou des multiples terrains, dans le cas des TSHM-Ville de Genève, et d’acteur dans des projets-supports très diversifiés et le plus souvent construits « sur mesure ». Dès lors on peut admettre que le TSHM est constamment appelé à puiser des outils et des modes d’action dans la gamme entière des pratiques du travail social et d’inventer ou d’adapter un champ de pratique encore plus large pour mener à bien cet ensemble de projets-supports.
Identification du problème
33Le cadre de cette intervention s’inscrit dans un projet de recherche appliquée (DORE/FNS) aspirant à l’analyse et à la visibilité des pratiques professionnelles des travailleurs sociaux hors murs (TSHM).
34L’exploration de cette nouvelle activité et la mise en lien avec des champs plus traditionnels permet une mise en perspective de l’évolution des professions du social. Le projet de recherche a été construit à partir des concepts basiques de l’analyse du travail soit la différenciation entre travail prescrit et travail réel. Il est apparu assez rapidement que la question des prescriptions ouvrait un champ d’investigation important.
35L’Homme au travail est en prise avec des juxtapositions, voire des contradictions posées par les différents concepteurs du travail. Si l’on pose la question du comment l’opérateur tient son poste de travail, comment se débrouille-t-il, arrive alors inévitablement la problématique du comment peut-il « jouer » entre les différentes prescriptions à l’œuvre.
36Les questions posées sont celles du sens donné par les sujets à leur investissement dans l’action et des normes qui vont régler cette action (Jobert, 1999).
37Pour tenter une exploration de ce champ extrêmement vaste ouvrant des pistes d’analyses diversifiées, il nous est apparu que le repérage de ce qui est nommé et défini comme prescriptions était déjà un problème en soi, et qu’il paraissait essentiel de l’attaquer avant de poursuivre l’investissement autour de l’activité réelle. Ainsi s’est créé l’objet de l’intervention en deux temps.
38Dans les métiers de l’humain, s’il y a une activité particulièrement délicate à produire, c’est peut-être bien celle de la prescription même de l’action professionnelle. Chaque situation de travail est une rencontre avec d’autres humains, dont il n’est nullement possible de préétablir le produit de cette rencontre. Les différentes forces agissantes au sein de ces interactions seront indéniablement une des sources de la construction de l’action professionnelle exacerbant la singularité de l’action. Dès lors se pose le problème de la prescription de l’action. Pour le groupe de professionnels qui nous concerne, soit les TSHM, nous sommes partis de l’hypothèse que nous nous trouvions dans un champ prescriptif particulièrement flou, exacerbant ainsi la mobilisation de la subjectivité du sujet au sein de son activité professionnelle.
39L’analyse de ces textes a permis de faire apparaître peu de prescriptions formelles, mais des influences indéniables des écrits sur le cours de l’action. Ces influences sont multiréférentielles et parfois contradictoires, demandant aux professionnels de reconstruire un sens à leur activité à partir de l’ensemble des données qu’ils possèdent, mais qu’ils ne maîtrisent pas forcément. Dès lors une deuxième investigation axée sur le travail effectué a permis de mettre à jour quelques éléments permettant de saisir comment ces professionnels socialisent entre eux leur modèle d’activité. Cet espace explore principalement la notion de genre qui se cristallise fortement sur la préposition symbolique « hors ». Cet « hors de » est peut-être constitutif d’une identité professionnelle indispensable pour résister à la complexité des contextes professionnels engagés dans l’action.
40L’approfondissement de la distinction désormais classique léguée par l’ergonomie de langue française entre travail prescrit et travail réel est au cœur de la problématique. Les analyses cliniques portant sur le travail ouvre à des connaissances de l’action, non pas uniquement à partir de sa décomposition et sa modélisation, mas à partir de l’activité en cours (Friedrich, 2001 p. 14).
41L’objet de l’investigation est une tentative de rendre compte de la formation de sources de normalisation de l’action centripètes et centrifuges à l’action développée par les professionnels. Eclairer ce champ permet de disposer d’une théorie susceptible de rendre compte de la formation de l’ensemble des forces agissantes non réductibles à un système de règles exogènes ou encore assujettissant les agents à un consentement imposé.
42Si nous resituons l’activité des travailleurs sociaux hors murs dans un univers de travail où règne l’incertitude sur l’obtention d’un résultat et même sur la nature du résultat attendu, alors il convient peut-être de ne plus s’attacher à l’écart entre deux pôles mais d’opérer une vision systémique investissant une posture centrée sur les sources de normalisation de l’action. Dans les métiers où l’imprévisibilité et les réajustements dans le cours de l’action prédominent, on ne peut tabler sur une vision linéaire du processus. Lorsque le prescrit est suffisamment flou, le réel ne peut s’asseoir que sur des régulations de l’action, sources évidentes de renormalisation de l’action. Dès lors, nous ne pouvons que nous attarder sur la subjectivité investie par les professionnels dans le cours de l’action pour saisir dans sa globalité ce qui est nommé génériquement prescription. Ainsi l’analyse de l’écart entre prescrit et réel peine à trouver sa force dans cette conception de l’activité dans les métiers de l’humain.
43Les interactions entre jeunes et professionnels ne peuvent être prédéterminées, laissant là aussi une demande de régulation constante entre pairs. L’autonomie doublée de contraintes place les professionnels au cœur de tensions constitutives de l’activité. On peut en effet voir, dans les construits sociaux locaux, une dynamique permanente autour des champs de forces qui structurent les interactions entre agents ; ces derniers doivent faire face constamment à l’incertitude et aux problèmes qui émergent dans l’agir.
44Le soutien des pairs et la construction d’une source de normalisation de l’action interne et locale est le socle indispensable pour tenir le poste incluant le concept de genre professionnel.
45Derrière ce qui est nommé dans les textes tentant de définir l’activité, nous relevons que la réalité humaine au travail est bien plus complexe et que pour réussir, il faut bien souvent transgresser la norme, non pas pour tromper mais bien pour parvenir à répondre aux demandes de prestation. Si la prescription est peu opératoire dans le travail social, il est implicitement demandé de se débrouiller dans le cours de l’action. Or l’invention peut s’apparenter à une transgression. La problématique est de savoir à partir de quand la limite est dépassée, soit à partir de quand on peut être considéré comme délinquant. Or les responsabilités sont définies en fonction des textes préfiguratifs de l’action.
46Lorsque les prescriptions sont peu significatives, le professionnel se trouve pris dans des conflits de loyauté entre la normalisation de l’action souhaitée ou pensée être souhaitée et ses propres valeurs. L’agent se voit confronté à des débats éthiques internes (ce que j’estime être juste). Délibérations qui passent finalement par des décisions que réclame principalement l’action située. Quand le prescrit est faible, les agents sont renvoyés à eux-mêmes, entraînant une double loyauté. Loyauté au mandat professionnel, voire à la culture professionnelle et loyauté à son éthique personnelle. Ces situations peuvent être anxiogènes. On n’est jamais sûr de ce que vaut sa propre décision. Le professionnel se trouve alors dans une position « autoprescriptive », qui ne pourra être actualisée que dans un essai de socialisation avec ses collègues. La coopération se construit, se défait puis se reconstruit en permanence jusqu’à « faire fond » sur un référentiel partagé. La production de « manières de faire » effectives localement exige négociations et compromis, pour aboutir à une entente, toujours provisoire, autour de principes de légitimité. Certes, la collaboration peut être imposée. Dans ce sens, elle fait partie de la prescription, mais la coopération, elle, ne peut être que choisie. Nous voyons l’importance des dynamiques de groupe, du travail en équipe, jouant entre les caractères collectifs et singuliers de la tâche largement orientés par les différentes sources de normalisation de l’action et par le cours de l’action.
47La question des régulations, que ce soit au niveau local, régional ou global apparaît comme fondamentale dans le champ des activités sur lesquelles les résultats ne peuvent être prédéterminés. Le problème de la légitimité et de la justification de l’agir professionnel sont aussi des pistes émergentes de cette analyse.
48Lors de notre exploration, nous avons rapidement problématisé le concept de prescription pour aboutir aux sources de normalisation de l’action, permettant ainsi de rechercher l’ensemble des textes préfiguratifs de l’activité. L’intervention a consisté dans une première phase à rechercher les différents textes signifiants de l’action professionnelle explorée puis de tenter une classification et une analyse visant à repérer la complexité émanant des multiples sources de normalisation de l’action.
49Face à cette complexité, nous avons repéré qu’il était indispensable pour les TSHM de produire collectivement leurs propres normes d’action, afin de pouvoir tout simplement tenir dans leur poste et donner sens à leur activité. Cela nous a conduit à une deuxième phase d’intervention consistant à suivre et observer les professionnels dans le cours de leur action. L’objet étant de saisir comment se construit cette autre source de normalisation de l’action, cette fois-ci endogène, qui est les régulations informelles entre professionnels. A cette fin nous avons également mobilisé les concepts de genre et de style.
Statut et caractéristiques générales de l’institution1
La Délégation à la jeunesse
50La Délégation à la jeunesse (DEJ) est un service municipal, créé en mars 2000, à l’initiative de Manuel Tornare, conseiller administratif en charge du Département des affaires sociales, des écoles et de l’environnement.
51La mission de la Délégation :
privilégier l’échange avec les jeunes et autour des jeunes, éviter leur marginalisation,
leur permettre d’occuper dans la vie de la cité une place citoyenne,
développer des projets avec eux, en collaboration avec les diverses associations et institutions concernées.
52La démarche de la Délégation s’appuie sur l’action collective et communautaire :
ce qui est fait est fait les jeunes, et non seulement pour eux, bien que la DEJ intervienne souvent dans des situations de crise, sa démarche s’inscrit dans une action de prévention et de participation,
toutes les actions sont menées en concertation avec les jeunes et les différents réseaux professionnels, institutionnels et privés.
53Travail social hors murs : Les animateurs mandatés dans le cadre du travail social hors murs ont pour mission d’initier et de stimuler des actions sociales collectives et communautaires dans les quartiers. A ce jour, la Délégation à la Jeunesse dispose de 9 collaborateurs qui se déplacent en fonction des zones sensibles et des endroits fréquentés par les jeunes. Par leur présence informelle dans la rue, auprès des jeunes, seuls ou en groupe, ils ont pour objectif d’assurer une prévention, un accompagnement éducatif et un suivi qui favorisent l’intégration, le dialogue et l’achange. Les travailleurs sociaux doivent se situer clairement : ni flics, ni parents, ni éducateurs ou profs, mais personnes de confiance ou médiateurs. En apportant des réponses autres que répressives à la violence, aux incivilités, au mal-être d’une certaine jeunesse, la Délégation permet aux jeunes de reprendre confiance en leurs capacités, de se sentir soutenus et reconnus. Une telle démarche a aussi pour but de favoriser des relations harmonieuses entre tous les groupes de la population, une meilleure convivialité dans les quartiers, et, surtout, une restauration du lien social.
Une démarche partagée
Etapes de la négociation avec les différents acteurs de l’institution concernée
54Présentation du projet de recherche au Délégué à la jeunesse (printemps 2002) : celui-ci fut immédiatement intéressé au projet, étant lui-même en recherche d’une « évaluation » ou explicitation du projet expérimental TSHM et des pratiques mises en œuvre par les professionnels. Le cadre de recherche appliquée DORE, financé pour moitié par la Confédération et pour l’autre partie sous forme de prestations en temps de travail par les terrains convenait particulièrement bien aux possibilités et attentes du Délégué à la jeunesse. De plus, le type de projet présenté, centré sur l’analyse du travail, impliquant directement les professionnels dans le processus de recherche correspondait, selon le Délégué, aux attentes des professionnels. La méthodologie proposée autour du prescrit, du réel et de l’autoconfrontation croisée lui a paru très explicite tout en formulant certaines craintes et questions concernant l’utilisation de la vidéo.
55Présentation du projet au coordinateur de l’équipe : suite à la présentation au Délégué, la présentation du projet de recherche s’est répétée auprès du coordinateur. Cela s’est passé sans problème particulier, celui-ci paru particulièrement intéressé par un regard extérieur venant observer les pratiques. Ce coordinateur n’était en place que depuis quelques mois et son intégration au sein de l’institution était en cours.
56Présentation du projet aux professionnels : la présentation du projet à l’équipe a posé passablement de problèmes structurels et organisationnels. Au moment de la présentation, nous nous questionnions beaucoup sur la faisabilité de la partie vidéo pour mener les séances d’autoconfrontation croisée. Beaucoup d’incertitudes subsistaient. Il fallut dépasser les craintes et se convaincre de la faisabilité du projet avant d’aller convaincre les professionnels de terrain. Ces démarches ont demandé beaucoup d’investissement subjectif et de mobilisation d’énergie. La difficulté organisationnelle que nous n’avions pas imaginée fut que l’équipe des professionnels ne se rencontre que très rarement. Au premier rendez-vous, seuls trois TSHM étaient présents. Il fallut organiser trois séances pour pouvoir présenter le projet à l’ensemble des travailleurs sociaux. Ces débuts fastidieux nous ont passablement appris sur la dynamique d’équipe en place. Sept professionnels sur huit étaient intéressés au projet, un ne le trouvait pas assez cerné, touffu, il n’y croyait pas ! Une deuxième difficulté, structurelle cette fois-ci, s’est située avec la hiérarchie. Le Délégué à la jeunesse et le coordinateur des TSHM ont voulu choisir les projets sur lesquels porteraient la recherche et par ce fait, ils désignaient implicitement les professionnels pouvant s’engager dans le processus. Cela a créé beaucoup de discussions, d’essais de remédiations jusqu’au moment ou un accord a pu être trouvé entre toutes les parties. Toute cette mise en place a bien duré deux mois, alors que nous n’avions aucune certitude concernant l’acceptation financière du projet par DORE.
Les difficultés inhérentes à la recherche appliquée
57L’analyse du travail s’intéresse aux pratiques professionnelles, elle demande donc d’aller y voir de près. Cette posture particulière ne peut se construire uniquement en fonction de l’intérêt du chercheur, de plus elle ne s’improvise pas.
58Vouloir suivre des professionnels dans le cours de leurs actions demande au préalable une compréhension fine des modes de fonctionnement, des habitus, du genre professionnel. Si le chercheur tente parfois bien inconsciemment d’imposer sa logique d’action, liée à ses besoins pour remplir au mieux son mandat, alors la rencontre avec les sujets au travail ne peut avoir lieu. Observer le cours de l’action demande une confiance engagée permettant alors la visibilité de l’agir. Mettre à jour les trucs, les ficelles du métier et les détournements de la prescription signifie une mise à nu de l’investissement subjectif du professionnel. Cet investissement ne peut se donner à voir que si cette activité d’aller y voir au plus près prend sens au sein de l’agir du professionnel observé. Or la question du sens ne se construit ni d’un point de vue théorique, ni d’un point de vue méthodologique. Elle s’inscrit dans l’histoire du sujet et dans la rencontre à l’Autre. Développer un projet de recherche sur des pratiques professionnelles est aussi un agir professionnel et c’est bien dans la rencontre de ces deux expériences que le sens et la confiance pourront se déployer. Aller observer demande donc que le sujet observé prenne en partie, pour lui, l’intérêt d’une telle démarche en la partageant et en la confrontant avec le chercheur. Pour l’observateur, il s’agit d’avoir intégré ou même incorporé les modes d’action des professionnels pour pouvoir saisir finement ce qui fait sens dans l’activité montrée et ainsi saisir ce qui est à observer.
59Nous allons tenter de mettre à nu les difficultés rencontrées lors de ce que nous pourrions nommer phase d’immersion. Pour cela, nous utiliserons l’outil qui nous a permis de saisir le sens des turbulences rencontrées et de les utiliser par la suite comme matière première pour entrer dans la démarche de recherche appliquée. Cet outil est un cahier de bord permettant de coucher sur le papier très rapidement, au fil du vécu, ce qui pose problème, ce qui empêche l’activité du chercheur. Nous avons délibérément choisi de retranscrire telle quelle cette matière brute permettant au lecteur d’entrer dans l’analyse du travail, non pas des TSHM, mais cette fois-ci des chercheurs eux-mêmes.
60Afin de ne pas fausser le contenu des observations, l’utilisation des notes personnelles oblige à passer du nous au je, ce qui changera passablement le rapport à l’écriture tel qu’il a été défini dans la partie précédente.
Extraits de cahier de bord
61Le 25.2.03. Bon allez je reprends ce journal, je parlais du coordinateur, eh bien il m’a fait faux bond. Ce n’est pas grave, mais quand même !
62Nous avions convenu de nous rencontrer à la Délégation à la jeunesse le lundi après-midi. Avec mon collègue engagé dans cette recherche, nous avions préparé avec précaution cette rencontre. Nous avions demandé de rencontrer toute l’équipe, il nous importait de bien clarifier les objectifs de cette recherche, les attentes et représentations de chacun, le désir ou non de participation, les faisabilités en termes de disponibilité, bref bien mettre les choses à plat pour commencer dans de bonnes conditions. Le lundi matin nous recevons un mail nous annonçant que le coordinateur est à Madrid, qui ne pourra être là pour notre rendez-vous et qu’il nous propose une rencontre le mercredi. Comment cette équipe va-t-elle investir cette recherche ? Est-elle vraiment partie prenante comme elle me l’avait annoncé au mois de novembre ? Que s’est-il passé durant ces quelques mois d’intervalle ? Je ressens une certaine solitude face à ces questionnements. Toutefois je ne suis pas fâchée, cet imprévu ne sera pas le seul Ce report de date est finalement précieux pour nous (équipe de recherche), car la personne chargée des aspects vidéo ne pouvait pas être présente le lundi. Pour le mercredi, cela convient à tous. Maintenant, j’ai envie et hâte que l’on se mette au travail, que cela démarre, que les choses se disent, quel qu’en soit le résultat.
63Le mercredi nous arrivons bien préparés à la Délégation à la jeunesse et nous sommes tout de suite étonnés. Pas un membre de l’équipe présent ! Le coordinateur est encore en réunion, la secrétaire nous demande de patienter quelques minutes. Tous les trois on se regarde, que se passe-t-il ? Arrive ensuite le Délégué à la jeunesse qui nous accueille chaleureusement. C’est également pour moi un ancien collègue, presque un ami. Nous avons une relation assez complice. Cela fait deux ans qu’il est à ce poste, une place hiérarchique difficile à assumer entre professionnels et politiques. Connaître ces professionnels est un atout mais c’est aussi une difficulté supplémentaire. Nous fonctionnions tous auparavant comme travailleurs sociaux et nous connaissions nos compétences réciproques au sein de cette activité. Nous voici réunis dans un tout autre contexte, avec d’autres fonctions, des nouvelles positions hiérarchiques, et devons trouver un nouveau terrain d’entente. Allons-nous nous faire confiance ? Vais-je être reconnue dans cette position de chercheuse, menant leur équipe sur ce terrain mouvant de l’analyse du travail ?
64La réunion se déroule bien différemment de ce que nous avions prévu au sein de notre trio de chercheurs. Les professionnels de terrain sont absents. Je sens monter en moi de la pression, de la tension, je veux clarifier ce qui se passe. Très rapidement je comprends la situation et me calme. Sur l’équipe de sept personnes, trois stoppent leur engagement. Ces personnes qui étaient engagées par une fondation voient leur contrat repris par la Ville de Genève. Cela était plus ou moins prévu, il y avait quelques incertitudes sur l’avenir des postes. Lors de ce passage délicat, il leur a été proposé de choisir entre des postes de travail liés à la fondation pour l’animation socioculturelle (FAS’e) ou établir de nouveaux contrats avec la Ville de Genève.
65De plus la Délégation a obtenu du conseil municipal une augmentation de budget, et cela permet d’engager deux nouvelles personnes. Il y a donc cinq postes à repourvoir. Face à cette situation quelque peu chaotique, le Délégué à la jeunesse et son coordinateur ont préféré nous rencontrer personnellement pour reprendre le plan de travail initial et voir comment s’organiser au mieux dans cette nouvelle configuration. Et voilà, le réel est la gestion de l’imprévu ! Ce qui était pensé est à remodeler en fonction d’une réalité inattendue et mouvante.
66Cette rencontre a été très fructueuse. J’ai représenté le projet et les méthodologies. J’ai senti un intérêt très présent de la part des deux responsables de l’équipe. Nous avons redéfinit un plan de travail et mis au point la collaboration avec le coordinateur en ce qui concerne la partie prescriptive. Des rendez-vous sont fixés et quatre TSHM sont en attente de démarrer avec nous. Je sors de cette séance enthousiaste. Avec mes deux collègues, nous partons boire un verre le cœur allégé mais la tête emplie de questionnements. Je crois qu’on se sent enfin prêts à démarrer avec le terrain. Cela aura pris un mois, ce qui est énorme sur une recherche établie sur une durée de sept mois. Heureusement, de notre côté, nous travaillons déjà sur les prescriptions et cela avance assez bien. Le passage entre la rédaction d’un projet et la mise en action dudit projet n’est pas chose aisée. Mais cela fait indéniablement partie du processus de recherche. Nous sommes loin des situations expérimentales. Le frottement au réel laisse quelques égratignures, mais aussi un goût d’aventure qui me ravit.
67Le 14.3.03. Rencontre prévue avec les professionnels…
68Le coordinateur de l’équipe nous a fourni un matériel très important concernant le prescrit. De notre côté, nous avons recensé les textes de lois et articles de journaux. Le matériel est énorme. Nous aurions pu faire une recherche uniquement sur les textes préfiguratifs de l’action et ainsi circonscrire notre travail dans le champ de la prescription. Il va falloir trouver des portes d’entrée permettant une analyse suffisamment fine sans se perdre. Avec mon collègue nous sommes dans la logique entonnoir en situant les textes entre les orientations de l’action, les logiques d’action et la réalisation de l’action. Mais cela ne suffit pas. Il nous faut inventer un outil d’analyse plus fin. On est vraiment au travail, on cherche des références théoriques on échange, on avance, on recule, bref je me sens sur l’atelier en train de chercher le bon outil…
69Du côté du travail réel, c’est encore plus complexe. Nous devions avoir hier une séance avec quatre professionnels et nous avions décidé d’expérimenter la méthode du sosie pour tenter de définir avec ces professionnels des actions significatives à filmer. On s’est réellement pris la tête sur ces fameuses actions significatives. Dans un champ d’action aussi large que le travail social hors murs, comment définir des actions significatives qui pourraient être filmées pour tenter une autoconfrontation croisée ?
70Pour l’instant nous avons beaucoup travaillé avec le Délégué à la jeunesse et le coordinateur de l’équipe. Les professionnels TSHM, ils nous échappent. Et c’est cela qui m’interroge. L’équipe est en plein changement, les auditions commencent… bref en terme de genre, tout est en mouvement. Sur les anciens, quatre sont engagés dans notre recherche. Deux avec un réel intérêt, deux par curiosité et solidarité. Solidarité avec l’équipe et avec nous les chercheurs. Conscients de tous ces changements, ils savaient que sans eux, la recherche ne pouvait se dérouler par manque d’effectifs. Le contexte n’est pas des plus favorables et en même temps, peut-être qu’au contraire, ces changements peuvent être très révélateurs des réalités professionnelles, des difficultés concrètes auxquelles sont confrontés les TSHM. Dans cette période d’incertitude mais aussi d’espoir de renouveau, c’est peut-être un moment favorable à l’échange, à la réflexion, un espace particulier où la parole se libère, a besoin de trouver un réceptacle accueillant et intéressé à son écoute. Seulement l’équipe ne fait pas corps et dès lors nous avons de la peine à travailler avec un collectif.
71Hier nous avions rendez-vous avec ces quatre professionnels. En début de semaine, nous recevons un téléphone d’un des quatre nous informant que la date prévue n’est pas possible, que deux d’entre eux doivent se rendre à Lucerne pour un congrès. Nous pouvons interpréter cela comme nous voulons, le fait est qu’ils ne seront pas là. Nous décidons de garder le rendez-vous et de commencer avec les deux autres. Nous arrivons à l’heure sur leurs lieux de travail, seul le Délégué à la jeunesse est là. Il nous accueille désolé, n’y comprend rien, pensait que cette séance avait été annulée, bref c’est la confusion. Arrive ensuite le coordinateur qui ne comprend pas plus, qui avait dit aux deux professionnels restants d’être présents, on sent un certain flottement qui dépasse largement les enjeux de la recherche. « La communication, ce n’est pas notre fort » décrète le coordinateur. Nous nous installons quand même un moment, parlons des candidatures et des entretiens d’engagement, nous apprenons passablement de choses mais toujours de la part de cette « hiérarchie » et non pas de notre équipe de quatre professionnels. Une demi-heure plus tard débarque une des quatre TSHM. Elle est tout étonnée, le Délégué lui avait dit que la séance avait été annulée, bref elle est même fâchée et un peu désabusée par la situation. Voilà comment ça fonctionne ici, dit-elle.
72Nous décidons au vu des problèmes évidents de communication de passer outre le niveau du coordinateur et demandons la liste des numéros de Natel des professionnels. Le coordinateur en est soulagé. Nous prendrons directement rendez-vous avec eux. Cet incident est pour nous révélateur d’un fonctionnement et nous aura permis de nous affranchir d’un niveau de hiérarchie. C’est finalement positif, mais il faut inventer au jour le jour, ne pas se laisser prendre par les difficultés rencontrées, opérer des renversements pour rebondir. L’énergie n’est pas placée là où nous pensions devoir la mobiliser.
73Avec mes collègues (équipe de trois) nous allons boire un verre et parler de tout cela. Nous resterons plus de deux heures à reparler du sens de la recherche, de sa faisabilité, puis de notre méthodologie. Mon collègue ancien TSHM, s’inquiète, il faut travailler autrement, simplifier, faire des entretiens… Son inquiétude me demande de réaffirmer ce que nous sommes en train d’élaborer et gentiment la discussion nous pousse à revoir en finesse la méthodologie et préparer bien plus subtilement ce que nous aurions voulu faire aujourd’hui avec les deux professionnels. Nous sortons du bistrot bien plus aguerris, convaincus que cet incident aura été tout bénéfice. Nous, équipe de chercheurs n’étions pas prêts à travailler avec l’équipe des professionnels. Nous n’avions pas assez socialisé entre nous ce que nous cherchions et comment nous allions le chercher. Personnellement je me sens très rassurée du fait que nous ayons pu tirer parti de la réalité, à l’image de ce que nous aimerions saisir chez les TSHM. Cette capacité à prendre les évènements comme ils arrivent et à ne pas bloquer les interactions est ce qui m’est cher dans un processus de recherche et cette nouvelle équipe que nous formons doit se construire autour d’achoppements de ce genre. De plus je pense que les professionnels doivent nous sentir prêts à affronter des réalités qui ne seront pas celles que nous avions imaginées. C’est esprit de recherche est indispensable pour être en congruence avec notre projet. Nous avons sûrement touché là quelque chose d’essentiel.
74Des rendez-vous sont fixés pour la semaine prochaine avec les TSHM, nous verrons la suite… Tout me paraît possible, le meilleur comme le pire.
Interprétation des données
75A partir de ce moment révélateur sur le fonctionnement de l’ensemble de l’équipe, nous avons traité directement avec chaque professionnel. Chaque rendez-vous s’est placé sans encombre. Nous avons saisi que les locaux de la Délégation à la jeunesse, n’était pas le point d’accroche des professionnels. Ils ne s’y retrouvent pratiquement jamais sous une forme collective, si ce n’est un à deux colloques par mois. C’est un lieu de passage, où ils viennent chercher quelques infos qui circulent sur papier, peut-être taper un ou deux courriers, et c’est tout. L’ensemble de leur activité effectuée se passe dans d’autres lieux, sur les quartiers, dans des bistrots clés et par Natel. Nous avions imaginé « traîner » dans les bureaux de la Délégation, nous avons de fait abandonné cette idée, le mieux étant de suivre les professionnels sur leurs lieux en fonction des projets sur lesquels ils travaillent. Le « hors murs » prend ici toute sa valeur significative et se situe en accord avec l’ensemble des textes préfiguratifs, valorisant la mobilité, la flexibilité, la disponibilité d’horaires, allant peut-être même au-delà ce que qui a pu être imaginé par les « prescripteurs ».
Identification et justification des méthodes employées
Méthodologie
76Nous partons du postulat que la tâche n’est jamais réalisée telle qu’elle est imaginée. Dès lors, peut-on élucider les composantes essentielles de l’activité en interrogeant ceux qui la réalisent ? C’est étonnamment la principale source d’information sur laquelle reposent les recherches actuelles. Or cela ne paraît pas si simple. Le professionnel commence en général par décrire ce qu’il doit faire (tâche prescrite) et comment il doit le faire (activité prescrite). Il est donc nécessaire de dépasser ces descriptions formelles pour atteindre l’analyse fine de l’activité. Celle-ci passe par la recherche sur la manière dont le professionnel réalise les objectifs qu’il se fixe. L’observation rigoureuse de l’activité elle-même enrichit énormément la compréhension de l’agent sur son activité ainsi que celle du chercheur sur l’activité du professionnel. Au sein de notre investigation, nous nous appuierons sur plusieurs méthodes développées dans le champ de l’analyse du travail. En effet l’observation seule ne saurait répondre à nos questions, car l’observation des situations de travail dans les métiers de l’humain pose des problèmes méthodologiques redoutables.
77Comment délimiter des champs d’observation significatifs d’une fonction ou d’une profession ? Lorsque l’activité se déploie dans la relation à l’Autre, comment définir des grilles d’observation pertinentes face à un réel de l’activité qui échappe par sa singularité ? Comment suivre la personne dans son approche « hors murs » qui indique d’aller à la rencontre des bénéficiaires sans influer sur la situation ? Sur quoi centrer l’observation ? Les gestes, les paroles, le corps, les interactions… ? Comment fixer un objet en mouvement pour en faire un objet d’investigation ? Et surtout comment interpréter ce qui se donne à voir aux yeux du chercheur ?
78Cette liste de questions est loin d’être exhaustive, mais nous pouvons cerner combien il est difficile d’approcher le réel de l’activité. Plusieurs équipes de recherche, principalement installées au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) à Paris, développent des méthodologies propres à dépasser les interprétations abusives des chercheurs. A partir du positionnement initial établissant le postulat que le professionnel se débrouille intelligemment dans l’action, il paraît essentiel de déployer des méthodes qui participe au développement de la parole du sujet sur son activité. Comme nous l’avons vu précédemment, la mise en visibilité de la tâche est quelque chose de très difficile. L’épaisseur réelle de l’expérience quotidienne du travail est souvent absente des discours adressés à des personnes qui ne sont pas du métier. Si on parle de développement de la parole sur le travail, c’est bien parce que les gens ne disent pas ce qu’ils font et ne font pas ce qu’ils disent faire. Il est particulièrement difficile d’expliquer objectivement ce qui s’est construit dans l’action, car ce qui est mobilisé trouve source dans un monde difficilement traduisible. L’agent au travail est lui-même pris dans cette obscurité de ce qu’il fait. Le sujet fait appel à des ressources propres qui s’enracinent dans sa propre histoire, au sein de sa personnalité et à la singularité de son rapport au travail. Le professionnel est immergé dans l’action, ne mobilisant pas uniquement l’intellect ou le cognitif, mais également le corps et l’émotionnel dans son rapport au monde. Nous avons affaire ici à un ensemble d’éléments qui échappe au champ de la prescription mais qui se redéploie dans les interactions, ciment des relations sociales au travail. Il a donc fallu trouver des méthodes permettant de dépasser cette difficulté majeure à mettre en mot ce qui constitue l’essence même du travail. Au sein de notre investigation, nous avons, à notre tour bricolé, au sens noble du terme, pour mettre en place un dispositif nous permettant d’aller au plus près du réel de l’activité. Nous avons utilisé plusieurs méthodes, empruntées en partie aux travaux des équipes du professeur Yves Clot, réalisés au CNAM. Cette approche est pensée en terme de transformation du travail, elle est également située comme espace de développement pour les professionnels engagés dans les processus de recherche et d’intervention. Au sein de notre recherche, nous ferons le choix de ne pas traiter du deuxième aspect très complexe et plus en lien avec la psychologie du travail qui est primordiale dans les travaux d’Yves Clot. L’originalité, et peut-être la force de notre démarche, est d’avoir croisé ces méthodes au fil du déroulement de la recherche, sur la base des problèmes qui se posaient à nous. Nous n’avons donc pas cherché à faire entrer les professionnels dans des cadres méthodologiques surdéterminés, mais plus finement de construire à partir de méthodes étudiées, un dispositif correspondant aux spécificités rencontrées sur le terrain. En accord avec le positionnement de l’analyse du travail, nous postulons à notre tour que c’est en prenant en compte les particularités des situations explorées que nous pouvons répondre à la singularité qui se présente. Nous ajoutons que la prise en compte des particularités du chercheur ou de l’équipe de chercheur permet en miroir de pouvoir repérer les spécificités de ce qui se donne à voir. Le chercheur se doit, au même titre que le professionnel observé, de mettre en exergue sa sensibilité. Il n’est pas hors de l’action, mais partie prenante de ce qui se joue hors de lui et en lui.
79Nous présentons ici assez succinctement les méthodes sur lesquelles nous nous sommes appuyés tout en définissant l’utilisation personnelle que nous en avons faite.
80Nous livrons ces méthodes en tentant de respecter au mieux l’ordre chronologique dans lequel nous les avons utilisées, tout en sachant que les interactions entre les méthodes provoquent quelques retournements de situations, ce qui a exigé de revenir sur des parties antécédentes et à travailler en simultanéité sur plusieurs temps méthodologiques.
Analyse des textes préfigurant l’activité professionnelle
81Lorsque l’on utilise le terme de textes, cela concerne autant l’oral que l’écrit. Or lorsque l’on se penche sur les prescriptions de l’action telles que définies par le champ ergonomique, on se trouve confronté à des sources principalement écrites, comme si dans la distinction travail prescrit/travail réel, l’écrit s’apparentait au prescrit et l’oral au réel. Nous ne pouvons souscrire à cette distinction faisant l’hypothèse que dans les métiers de l’humain, l’interaction comme source de langage est également fondatrice d’éléments prescriptifs dans le cours de l’action. De plus, dans ce champ professionnel où la prescription pure telle que nous l’avons définie est pratiquement absente des textes écrits, elle apparaît aux niveaux des échanges verbaux entres agents que se soit au sein d’échanges formalisés entre professionnels de statuts hiérarchiques différenciés (ordres, directives verbales, conseils…) ou qu’au sein même des équipes au statut professionnel identique (colloque, discours informels…).
82En partant du postulat que travailler c’est renormaliser les situations dans le fil de l’action, dans le temps réel de l’action, nous insistons sur le fait que l’action est non seulement située et orientée, mais également normée. Or il existe toutes sortes de sources de normalisation de l’action. Cela nous interroge sur une question essentielle qui est celle de la prescription. Sur quoi règle-t-on son action ? Dans les métiers où l’activité se construit dans l’interrelation à l’Autre, la variabilité des sources de normalisation de l’action peut être considérable. Tenter de cerner des prescriptions explicites revêt d’une quête inaccessible. Si dans le langage ergonomique l’écart entre le prescrit et le réel a été un éclairage indispensable au développement des idées et des représentations sur le travail, au sein des métiers de l’humain nous pensons que la terminologie prescriptive ne permet pas d’embrasser l’ensemble du domaine lié à la normalisation de l’action. Dès lors nous chercherons à saisir l’action au travers d’un ensemble de textes préfigurant l’action, soit en amont de l’action. Textes pluriels allant de grandes orientations, en passant par des logiques d’action pour aboutir sur ce que l’on pourrait repérer comme prescription de l’action (Bronckart, 2001). Nous introduisons donc le concept de textes préfiguratifs de l’action, soit en amont de l’action.
83Pour nous aider à entrer dans la classification des différents textes liés à l’activité professionnelle, nous allons nous appuyer sur une définition de la notion de « genres de textes ».
Définition de la notion de « genres de textes »
84Nous pourrions définir les genres de textes comme des sortes de textes qui ont reçu une étiquette, qui s’apparente à une réalisation prédéfinie dans un langage donné. Ou encore comme des sortes de textes différents qui commentent des domaines d’activités humaines différentes. Les genres de textes ne peuvent s’attribuer ad eternum, ils sont, à l’identique de l’activité, en cours d’évolution dans des contextes mouvants. Les configurations de textes évoluent dans le temps. Les genres de textes s’adressent autant à l’oral (conversation, entretien, interview…) qu’à des supports écrits (articles journalistiques, pièces de théâtres, romans…).
85Bakhtine à opéré une différenciation entre genre de textes premier ou simple et genre de textes second ou complexe. Ce classement opéré parmi la diversité non limitée des genres de discours lui permet de faire une distinction commode entre des énonciations, écrites comme orales, se produisant lors d’échanges spontanés, quotidiens et peu institutionnalisés, et des énonciations se produisant dans des situations institutionnalisées, quelles soient de nature politique, culturelle ou scientifique (Boutet et al., 1995).
86Nous pouvons repérer un rapport au temps dans cet essai de classification allant de rapports d’immédiateté pour le genre premier et de médiatisation pour le genre second. C’est plus en fonction de cette distinction que nous utiliserons ce repérage entre genre premier et genre second, le fait de l’institutionnalisation ou de la formalisation nous paraissant plus contestable au sein du rapport à la prescription tel qu’il nous intéresse. A l’aide de cette distinction nous avons tenté de recenser des textes de genres seconds, textes produits dans un temps donné antécédent à l’action que nous aurons à observer. De fait, nous retrouvons ces textes sous la forme écrite. Mais nous rappelons que de notre point de vue (référencé à Bakhtine), les différentes formes de prescriptions s’activent autant sous la forme écrite que sous la forme orale, cette deuxième expression sera analysée ultérieurement au sein de cette recherche.
Observation, immersion
87Etre avec les professionnels, les suivre dans leurs déambulations, traîner avec eux en fin de soirée, sentir les tensions en jeu dans l’action, voici les espaces que nous avons définis comme indispensables à la compréhension de l’activité du point de vue du problème des sources de normalisation de l’action. La position difficile à tenir est celle d’un entre-deux, extérieure dans la capacité à observer et intérieure dans la nécessité à sentir et vivre les énergies du moment. Le positionnement de l’ethnométhodologie nous paraît particulièrement approprié à ce que nous pourrions entendre par observation. C’est dans l’être avec et dans l’écriture libre d’un cahier de bord que nous avons cherché à repérer des axes de normalisation de l’action repérables dans le cours de l’action, a contrario des textes prédéfinissant l’activité.
88Notre implication durant la recherche a comporté, aux yeux des professionnels, des moments charnières dont le plus important est indéniablement notre présence sur les lieux de l’activité. Au-delà des entretiens, des rencontres en groupes, c’est directement dans l’action que ces professionnels pouvaient nous « dire » leur travail. Ce fut pour eux un acte de reconnaissance très important nous permettant de construire un rapport de confiance indispensable à la compréhension de leurs gestes professionnels. Si les TSHM vont vers les jeunes, nous nous devions d’aller à notre tour vers les praticiens, sur leurs terrains, d’entrer dans leurs manières de faire, c’est-à-dire de prolonger parfois fort tard dans la nuit, leur activité professionnelle sous forme de discussions à bâtons rompus. L’effet miroir du « hors murs » a joué aussi à notre niveau démontrant une certaine cohérence dans cet informel qui, pour d’autres yeux, pourrait paraître totalement dispersé et non professionnel.
89Ces temps privilégiés d’observation sur le terrain ont été trop peu nombreux de notre point de vue. Au-delà de toutes les méthodes très pointues et rigoureuses, nécessaire au développement des représentations sur le travail, l’immersion dans les terrains de pratiques et particulièrement au sein des temps informels (bistrot le soir, pause café, pause cigarette, etc.) en tant qu’espaces de régulation implicite est primordiale. Ces temps particuliers sont source d’information et de compréhension essentielle pour saisir les finesses du rouage.
90Comme explicité auparavant, nous n’avons pas utilisé de grilles d’observation pré construites, mais avons privilégié l’outil carnet de bord qui nous a été précieux dans notre volonté d’investir notre subjectivité au sein de la réflexion en cours avec les professionnels.
L’écriture d’un carnet de bord
91Nous ne nous étendrons pas particulièrement sur cet outil, qui ne demande pas à être formalisé ou à être normé. Toutefois nous insistons sur la force émanant de l’écriture libre, offrant des déploiements de la pensée parfois inattendus. Cette créativité de la pensée nourrie de l’émotionnel ne peut prendre corps, dans l’écriture, que dans un temps proche du vécu. Ce sera le seul point qui nous paraît important à formaliser, celui de la rigueur demandée d’aller jeter régulièrement ses impressions, sentiments, souvenirs sur le papier. Cette articulation entre événements vécus et visite introspective ultérieure est sans équivoque source de maturation et de développement de la pensée. Toutefois nos insistons sur l’aspect régularité dans la tenue du carnet de bord afin de ne pas centraliser son attention sur un événement retranscrit au détriment d’autres n’ayant pas été annotés, non pas par désintérêt mais par manque de rigueur du chercheur dans l’utilisation de cet instrument.
Entretien sosie pour cerner les actions significatives à filmer
92Suite à l’analyse centrée sur les questions prescriptives, nous nous sommes centrés sur le travail réel afin de saisir comment ces prescriptions définies comme floues influent sur l’action et comment les professionnels remédient à cette « absence de prescription ». L’entretien au sosie nous a paru une méthode d’entretien particulièrement intéressante pour récolter du matériel « brut », décrivant très finement l’action professionnelle. Nous ne voulions plus discourir sur les objectifs ou intentions de professionnels, mais bien sur comment ils mettent en œuvre leur activité. La technique du sosie nous sera précieuse pour permettre des productions verbales spécifiques retraçant au plus près l’activité réelle. L’analyse de ces entretiens nous permettra de choisir, en concertation avec les professionnels les séquences à filmer et, dans un deuxième temps, à saisir ce que dit un sujet de la prescription, de manière « naturelle », dans le cours de l’action, sans qu’il ne soit particulièrement sollicité sur ces aspects. Nous avons conçu cet outillage comme un complément important à l’analyse des textes préfiguratifs de l’action.
93Cette méthode est un moyen détourné pour que le sujet se centre sur ce qu’il fait dans le quotidien de son agir et ne développe pas un discours adressé au chercheur relatant ce qu’il imagine devoir dire de son activité professionnelle.
94La personne est donc invitée par son vis-à-vis investigateur, à raconter, dans les moindres détails ce qu’elle fera le lendemain en imaginant que son interlocuteur doit la remplacer sans qu’autrui puisse déceler un changement de pratique.
95Voici la phrase clé donnée en début d’entretien : Suppose que je sois ton sosie et que demain je me trouve en situation de devoir te remplacer dans ton travail. Quelles sont les instructions que tu devrais me transmettre, afin que personne ne s’avise de la substitution ? Je te questionne pour savoir comment je dois faire.
96L’entretien, qui se déroule environ sur une heure, se développe dans une lutte permanente de comprendre ce que fait le professionnel et surtout comment il le fait, car l’interviewé est hanté par l’idée que demain, il se trouvera à la place du professionnel et qu’il devra assumer ses tâches professionnelles dans le réel de l’activité. Afin que le processus se mette en place, le chercheur parle en terme de « je », imaginant ce qu’il devra faire et le sujet relatant son activité en terme de « tu » ouvrant ainsi un espace d’identification au futur remplaçant. L’imposition de la question du sosie, devant parvenir à jouer l’imposture d’un changement de personne, oblige à décrire autant le déroulement des actions que la manière dont le professionnel conduit ses actions. L’engagement subjectif du sujet est fortement mobilisé pour saisir son style particulier investit dans un genre professionnel normant l’activité. Dès lors l’entretien, qui est enregistré, offrira un discours précis et engagé émotionnellement. La méthode du sosie offre une zone de développement au professionnel engagé dans la démarche par le fait que la retranscription de l’entretien lui sera remise et que le sujet pourra revenir sur son activité de langage en le prolongeant, le modifiant, le reconstruisant dans un nouvel espace de pensée. Ce deuxième temps offre un déplacement du regard et du senti sur l’activité ouvrant de nouvelles perspectives empêchées jusque-là. Le rapport à Autrui dans les questions qu’il inflige parfois avec insistance oblige le sujet à découvrir d’autres voies pour penser son activité. C’est par le regard que l’Autre porte sur son activité que le professionnel pourra développer d’autres modes d’actions impensées à ce jour. Le matériau est donc repris par le sujet et commenté par écrit. Cette méthode, qui ne demande pas un arsenal particulier, pourrait paraître aisée à manier. Tout au contraire, nous nous sommes heurtés à de nombreuses difficultés émanant principalement à la résistance, naturelle pourrions-nous dire, des professionnels à nous laisser entrer non seulement sur le champ de leurs pratiques professionnelles, mais encore dans leur investissement subjectif engagé dans l’agir. On ne se laisse pas remplacer aussi facilement que cela ! Pour parvenir à décentrer ces résistances, le chercheur doit tenir son cadre et ne pas se laisser embarquer dans des retournements de méthodes renversant les consignes du « je » et du « tu ». Exercice demandant à notre avis une longue maîtrise de cette pratique. Ces difficultés à tenir la méthode nous ont permis de nous questionner de manière plus approfondie autour de cet investissement subjectif dans l’agir professionnel. Pour les TSHM, nous avons émis hypothèse que l’absence de cadre rigide et la nature même de l’activité demandant d’aller à l’encontre des populations concernées renforce, ou peut-être même exacerbe, cet engagement des affects et qu’il y avait là une piste à retenir dans la poursuite de la recherche. Nous nous intéresserons donc à l’émotionnel engagé dans leur agir. Notre objectif par l’utilisation de ces entretiens sosie est de comprendre finement une activité déployée par les TSHM, et par-là, préparer avec eux, la deuxième investigation qui sera centrée, cette fois-ci, sur l’enregistrement vidéo de l’agir.
Autoconfrontation croisée
97Nous avons choisi de nous référer à une méthode utilisée et particulièrement bien explicitée par Yves Clot, professeur de psychologie du travail au CNAM (Paris) soit l’autoconfrontation : Plus que d’une méthode, il s’agit d’une méthodologie de coanalyse, car, en plus du protocole rigoureux dont il va être question, le cadre de l’analyse est fait des rapports entre chercheurs et collectifs dont la création est guidée par des conceptions théoriques (Clot et al., 2001).
98Pour tenter une compréhension et une explicitation de ce qu’est l’activité, les méthodes traditionnelles d’observation peinent à permettre d’entrer dans le monde subjectif du sujet. La méthode d’analyse présentée ici utilise l’image comme support principal des observations. Il s’agit d’enregistrement de séquences d’activités puis de l’enregistrement des commentaires que les sujets confrontés aux images de leur propre activité adressent au chercheur. L’autoconfrontation croisée est un espace de dialogue construit sur une comparaison entre pairs sur leurs façons de faire. Elle demande donc de réunir les membres du collectif, généralement par binômes, pour recueillir les commentaires qu’adresse l’un des deux collaborateurs à son collègue. Faire parler un professionnel sur l’action de son coéquipier implique que ces deux acteurs produisent une pratique commune ou en tous les cas un champ d’actions imparti dans le même domaine, régit par un genre collectif. Yves Clot insiste avec raison sur l’importance de la qualité des images, du cadrage et du son afin que les professionnels se retrouvent avec satisfaction sur l’écran.
99A ceci répond l’activité du chercheur qui désire s’assurer de la bonne compréhension, réinterroge le sujet pour arriver à des tentatives d’explicitations fines des activités filmées. L’insistance autour de la minutie de l’observation et de sa verbalisation de l’activité réalisée est un gage d’accéder à l’activité réelle. Alors, le langage, loin d’être seulement pour le sujet un moyen d’expliquer ce qu’il fait ou ce qu’il voit, devient un moyen d’amener autrui à penser, à sentir et à agir selon sa perspective à lui (Paulhan, 1929, cité par Clot et al., 2001). Ainsi le sujet relève l’écart de sa pratique par rapport au genre professionnel auquel il appartient. Cet espace émergent révèle le style engagé dans l’action offrant une zone de développement possible par la compréhension et la reconnaissance de son activité propre au sein du collectif. Ces moments de développement sont interprétés par Clot comme une prise de conscience au sens ou Vygotski (1997) dit qu’elle est une généralisation : Percevoir les choses autrement, c’est en même temps acquérir d’autres possibilités d’actions par rapport à elles (…) en généralisant un processus propre de mon activité, j’acquiers la possibilité d’un autre rapport avec lui.
100Cette méthodologie d’analyse du travail, présentée succinctement, prend la forme d’une activité réflexive du professionnel sur sa propre activité. C’est en cela qu’elle nous paraît non seulement originale, mais aussi porteuse d’un nouveau rapport entre chercheur et praticien.
101Nous rajouterons que cette méthodologie de coanalyse, se doit d’instituer et institue un rapport de confiance entre le chercheur et le professionnel engagé dans le processus de recherche. Cet espace de confiance indispensable à la démarche ne se proclame pas d’avance. C’est dans le déroulement des interactions que se construit petit à petit ce qui donne sens aux agents engagés dans la recherche. Nous postulons qu’au-delà des sentiments de feeling, de sympathie réciproques, c’est bien sur la question du sens que peuvent donner les acteurs eux-mêmes au processus dans lequel ils se sont engagés, que la confiance pourra s’établir durablement permettant une implication forte des sujets. Cette construction autour de la confiance est essentielle pour entamer l’observation dans un premier temps et plus encore, l’échange sur la pratique lors du visionnement. La présence d’un spécialiste en vidéo au sein de l’équipe de recherche et la collaboration étroite avec les professionnels sont les conditions nécessaires à la réalisation d’une telle démarche.
Déroulement de la méthode
102L’autoconfrontation est née avec l’ergonomie, mais elle restait un moyen de connaissance, un outil pour le chercheur. Avec la clinique de l’activité, on assiste à un retournement, qui se situe au niveau d’un espace de développement potentiel pour le travailleur.
103L’autoconfrontation simple précède toujours l’autoconfrontation croisée. L’autoconfrontation simple permet au sujet de s’habituer à son image, à se voir évoluer dans sa position de travailleur. Une fois ce « choc » atténué des images, on peut imaginer poursuivre la projection concernant un pair dans l’action pour échanger sur les pratiques. L’autoconfrontation simple permet de se questionner et de supporter le questionnement de l’Autre. On ne peut supporter les questions d’Autrui qu’à partir du moment où l’on se pose des questions soi-même, alors Autrui devient une ressource. Le destinataire de la description modifie largement les indications données. Le discours adressé à un chercheur n’est pas le même que celui adressé à un collègue.
104Avec l’autoconfrontation croisée, c’est le développement des descriptions qui font sens. Elle est née d’un accident dans une séance d’autoconfrontation simple, par l’arrivée inopportune d’un collègue pendant la séance de visionnement qui s’exclame : Comment tu peux faire cela ?
105Le regard du professionnel décèle des détails significatifs que le chercheur ne peut appréhender par méconnaissance du métier. Le chercheur voit d’autres choses, et la complémentarité des deux regards permet le développement de la pensée.
106L’autoconfrontation croisée ranime les controverses du métier, le vivant du métier qui fait que les professionnels sont en bonne santé. La décision de placer la caméra à tel endroit est déjà un moyen de relancer les débats.
107Le film vidéo est un outil pour travailler sur les discordances ouvrant un dialogue dans le collectif. Le chercheur construit ses interventions sur les étonnements des gestes professionnels, poussant les professionnels dans leurs retranchements pour expliciter l’étonnement. « Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? » Le travail du chercheur se construit sur deux pôles :
sur l’activité de l’objet, enraciné dans le détail
sur l’avis de l’Autre, dans le suivi du dialogue
108Il s’intéresse à la motricité du dialogue comme moteur de la pensée et au développement de l’interprétation. Les professionnels sont poussés à recommencer à penser sur la situation. Ainsi les interprétations premières deviennent mouvantes, en chemin. Découvrir ce qui échappe permet de rebondir car le dernier mot n’est jamais dit. L’exercice du métier est le quatrième participant vivant, invisible dans le dialogue.
109Etre du métier, c’est être au diapason à un moment donné. La différence ne s’oppose pas, a contrario elle est ce qui renouvelle, ce qui est en commun. La fonction psychologique du collectif est très importante dans le métier. Grâce à la résistance de l’un, l’Autre est repoussé dans ses retranchements, redécouvre des gestes usuels, ce qui le pousse à repenser l’activité.
110La méthode permet de dépasser la description, elle ouvre sur ce qui pourrait être fait, c’est aussi le réel de l’activité. Le chercheur regarde dans le détail ce que chacun fait de ce que l’Autre dit, il repère un thème qui se développe. La pensée se découvre à travers le mouvement des mots. L’objectif est le passage entre l’amputation du pouvoir d’agir personnel au pouvoir d’agir du collectif.
111Sur une équipe de dix personnes par exemple, on travaille avec quatre personnes puis on revient avec le matériel sur les dix. C’est le collectif qui choisit les personnes pour l’autoconfrontation croisée. Le chercheur peut énoncer quelques critères : anciens – nouveaux, âges différents, hommes, femmes… différencier les sujets est source d’enrichissement, mais il ne peut imposer cette démarche. Il faut pouvoir valoriser les différences entre les gens (styles) pour qu’il y ait différenciation et prolongement du dialogue. Les décisions méthodologiques sont prises en concertation avec le collectif.
112Ces indications ne sont pas l’objet d’un protocole d’actions permettant l’application stricto sensu de cette méthode. Bien au contraire elle vise à montrer les finesses et les difficultés de son utilisation. Elle requiert deux niveaux d’investissement, soit comme dit précédemment, le détail de l’activité et l’espace de développement potentiel pour le professionnel.
113Au sein de notre recherche, nous sommes partis de l’hypothèse que les discours produits par les professionnels sur leurs pratiques ne recoupent que partiellement les actions menées sur le terrain, occultant en partie les contraintes et les dilemmes rencontrés. Par le visionnement de leur activité, il devient possible de revenir sur des actions concrètes et d’en tenter une explicitation fine. Nous ne nous sommes pas penchés sur le niveau concernant le développement et ne l’avons donc pas traité explicitement dans ce texte. Toutefois nous pouvons affirmer que cet espace de prolongement de la pensée s’est déployé et que les controverses ont été activées comme support réflexif. Ces moments de visionnement des cassettes vidéo a nourri chez les professionnels des sentiments de valorisation et de reconnaissance de leur activité. Celle-ci s’offrait à leur regard étonné les incitant non pas à chercher ce qui pose problème mais à poursuivre leur cheminement professionnel dans la finesse et la subtilité de leur engagement subjectif, ce qui, en règle générale, ne se donne ni à voir ni à dire.
Filmer le travail
114Les responsabilités du vidéaste au sein de l’équipe de recherche consistent à assumer toutes les questions techniques et éthiques avant et pendant les tournages puis lors des visionnements en présence des travailleurs sociaux hors murs (TSHM). Ce compte rendu traitera peu des aspects techniques, mais davantage des aspects éthiques.
Consignes de départ
115L’équipe de recherche informe dès le départ les quatre TSHM qu’il ne s’agit en aucune façon de réaliser un documentaire sur leurs pratiques mais qu’il s’agit de filmer un plan-séquence (long plan obtenu en filmant une action sans jamais arrêter la caméra) d’une action significative de leurs pratiques destinée à être minutieusement analysée par les chercheurs et eux-mêmes. Ces plans-séquences n’ont donc de sens que dans le contexte de cette recherche et en sont indissociables.
116Le vidéaste explique l’effet de centration recherché : toute son attention est portée sur le TSHM en interaction avec les usagers. Un micro-cravate sans fil (appelé HF) est accroché à la veste du TSHM filmé. On entendra parfaitement sa voix et celles des personnes qui s’approchent de lui.
117Cette consigne a été certainement mal communiquée, puisque un TSHM a pensé qu’on ne verrait pas du tout à l’écran les usagers avec lesquels il travaille (dans son cas, des personnes consommant ou vendant des drogues à la gare Cornavin). Il s’attendait donc à découvrir une longue séquence avec son visage en gros plan. Lors du visionnement de son plan-séquence, il nous a fait part de son étonnement et de son inquiétude : tout son travail est basé sur la confiance que lui vouent ces personnes. Il ne peut pas se permettre que ces consommateurs de drogues se découvrent un jour par hasard sur un écran TV. Ce malentendu permet à l’équipe de chercheurs de rappeler le contrat de confidentialité.
Confidentialité et déontologie
118Utiliser la vidéo comme outil de recherche n’est possible que si le supérieur hiérarchique des TSHM (dans notre cas, le Délégué à la jeunesse de la Ville de Genève) accepte le jeu de la transparence et garantit la totale liberté de parole des TSHM. Filmer le travail d’un TSHM, c’est aussi dévoiler de nombreuses facettes de sa personnalité. Par conséquent il faut que les chercheurs, les TSHM et le Délégué à la jeunesse soient d’accord sur le statut des images et leur utilisation. Dès le début de la recherche, des garanties sur le contrôle que les TSHM peuvent exercer sur le contenu des séquences vidéo et leurs diffusions leur sont données :
aucun montage ne sera effectué pour garantir des séquences vidéo les plus objectives possible ;
les ambiances sonores des espaces de travail des TSHM participent également à la compréhension de leur travail. Par conséquent, aucune musique ou aucun son ne seront ajoutés ;
la vidéo d’un TSHM ne sera visionnée que par lui-même et ses pairs participant au visionnement en autoconfrontation croisée ainsi que les chercheurs. Pour les éventuelles exceptions (présentation de la recherche, séminaire, etc.), les chercheurs s’engagent à demander l’accord des TSHM et du Délégué à la jeunesse.
119Dès le début, ce dispositif de recherche et de réalisation est mis en place et contribue à « rassurer » les quatre TSHM.
Prise de contact avec les TSHM et repérages
120Une fois « l’action significative » choisie par le TSHM, le premier contact sur le terrain permet au vidéaste de faire sa connaissance et de s’immerger dans son contexte de travail. C’est aussi la « prise de température » auprès des usagers : que risque d’induire une caméra parmi eux ?
121Les quatre TSHM travaillent avec des jeunes souvent stigmatisés comme marginaux, délinquants, toxicomanes, etc. Il nous a paru fondamental que l’acte de filmer leurs activités ne contribue pas à provoquer ou à renforcer cette violence symbolique. Le vidéaste a donc passé de nombreuses heures en discussion et en observation avant de débuter les tournages. Tant qu’un TSHM pressentait des difficultés, le vidéaste mettait à profit ces périodes d’attente pour poursuivre ses observations et enrichir sa connaissance des usagers. Cette approche a bien fonctionné pour trois TSHM. En revanche, une difficulté est apparue dès le premier contact avec le quatrième TSHM. Son accord pour le tournage a paru insuffisant au vidéaste. Pressentant quelques difficultés (les réactions des personnes consommant des drogues sont parfois complexes à saisir), le vidéaste demande à la responsable de la recherche de l’accompagner lors du tournage et de rester à ses côtés. Malgré cette deuxième présence, deux incidents perturbent le tournage :
Un homme ne comprend pas la présence du vidéaste parmi eux. Il se rue sur le vidéaste et frappe de la main la caméra afin que cesse la prise de vue. Le TSHM lui explique rapidement qu’il a donné son accord et que ces séquences ne seront jamais diffusées à la Télévision romande. Son intervention calme le jeune homme, qui se confond en excuses à l’égard du vidéaste.
Malgré les explications du professionnel et d’autres personnes consommant des drogues, une femme ne comprend pas non plus la présence du vidéaste parmi eux. Elle exprime son mécontentement au vidéaste, puis se met progressivement à l’insulter. Le vidéaste éteint sa caméra puis quitte les lieux.
Dispositif vidéo et choix du cadrage
122L’équipe de chercheurs choisit un dispositif vidéo minimal, afin d’être le plus discret possible. Le vidéaste filme en vidéo (mini DV) et assure seul la prise de son (micro-cravate sans fil). Ce choix de discrétion n’a pas empêché de bons résultats techniques. Quant au cadrage, des plans larges sont utilisés afin d’obtenir le maximum d’éléments visuels sur le lieu de travail des TSHM.
Comment filmer l’action significative du TSHM ?
123Durant le tournage (qui dure entre 60 et 120 min), le vidéaste capte :
les déplacements du TSHM dans son espace de travail,
la manière dont le TSHM entre en contact avec un usager (gestuel des mains et du corps) puis comment la relation (parfois éphémère) se construit,
le positionnement du corps lorsque le TSHM parle à un usager ou qu’il observe,
les expressions du visage,
la manière dont le TSHM met un terme à la relation avec un usager (gestuel des mains et du corps).
Les visionnements ou autoconfrontations croisées
124Il a paru important aux chercheurs que le vidéaste assiste également aux autoconfrontations croisées. La richesse de ces séances peut se résumer ainsi : non seulement le TSHM nous offre sa parole, ses gestes et les ambiances sonores de son lieu de travail, mais en plus cette séquence vidéo suscite la parole du TSHM. Cette parole éclaire cette même séquence d’un sens nouveau. Ce processus fait émerger les compétences et les motivations profondes du TSHM et lui permet de prendre du recul par rapport à sa pratique sans qu’aucun jugement extérieur ne vienne perturber son introspection.
Conclusion
125Pour un vidéaste, constater que le fruit de son travail (les séquences vidéo bien filmées et le son d’excellente qualité) enrichit à tel point la réflexion d’un travailleur social et d’une équipe de chercheurs est certainement le retour le plus gratifiant qu’il puisse connaître. Les remarques des TSHM ou des chercheurs permettent également au vidéaste :
d’améliorer son approche et sa connaissance des différentes populations,
d’améliorer sa façon de filmer dans des contextes stigmatisés comme difficiles,
de faire connaissance avec de travailleurs sociaux qui se remettent en question en permanence,
de découvrir différentes manières de travailler « hors murs ».
126La confiance réciproque entre chercheurs et vidéaste, entre chercheurs et TSHM et enfin entre vidéaste et TSHM a sans doute contribué à produire la qualité du contenu de cette recherche, et ceci dans des délais extrêmement courts.
Notes de bas de page
1 Données prises sur le Net : www.ville-ge.ch/dpt5/jeunesse/travailsocialf.php
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