Chapitre 5. Situation normative et régulatrice : le corps présent et oublié
p. 161-197
Texte intégral
1La deuxième vignette se situe dans un foyer pour garçons de 15 à 20 ans. Ce lieu de vie ouvert sur l’extérieur accueille des jeunes en rupture sociale, familiale et scolaire ou professionnelle. Comme indiqué au premier chapitre, les jeunes sont placés à la suite d’un mandat pénal ou civil, soit sur demande des familles. Les deux structures, le foyer et l’appartement, dépendent de la même direction. L’équipe éducative du foyer travaille également de manière ponctuelle à l’appartement investigué dans la situation de L’aspirateur.
2Cette situation a été retenue du fait que les éducateurs peinent à transformer un incident en acte éducatif. Si, dans la vignette L’aspirateur, l’éducateur tente de construire un espace éducatif à partir du contrôle des tâches hebdomadaires, ici, les praticiens sont pris par la situation ; ils cherchent en priorité à calmer le jeu. Les jeunes testent leur force physique dans des corps-à-corps, puis s’interpellent en axant leurs propos sur la sexualité. Ils interrogent les règles que le foyer impose en la matière et se provoquent sur les questions identitaires que celle-ci pose indéniablement à l’adolescence. A nouveau, à partir d’une situation banale de la vie quotidienne, un champ d’investigation s’ouvre aux éducateurs. Cette vignette illustre un cas de figure où le professionnel n’a pas besoin de créer un incident ; celui-ci advient. La difficulté réside alors dans le fait de travailler avec ce qui advient dans le cours de l’activité, sans intention prédéfinie. Nous assisterons à une certaine manière de gérer une montée en tension. La présence corporelle et un détournement d’attention permettront à l’éducateur de sortir deux jeunes d’un potentiel conflit.
3Dans ce temps de quotidienneté, où le faire est peu défini, nous avions relevé en introduction trois sources d’actes éducatifs :
- provocation de l’interaction
- faire avec ce qui surgit
- laisser advenir « les choses ».
4Si la situation consacrée à L’aspirateur nous a permis d’explorer la pratique relevant d’une intentionnalité de construire une situation à visée éducative, la deuxième vignette, La prise, nous emmène dans un cas de figure où l’incident intervient par l’attitude provocatrice des jeunes. Les éducateurs sont alors en posture de calmer le jeu. Le praticien se trouve dans une position d’indécidabilité entre intervenir en force ou laisser advenir une montée en symétrie entre deux jeunes, potentiellement dangereuse. Cet incident, qui provoque une rupture dans le déroulement de la soirée, sera traité dans un entre-deux impliquant à la fois de l’intentionnalité, cette fois-ci constitutive de l’acte lui-même, et un essai de détournement de l’objet problème, qui permet de passer à autre chose.
5Nous nous situons toujours dans l’accompagnement de la vie quotidienne au sein du foyer, mais à l’opposé de ce que Jean a produit en provoquant lui-même de l’interaction auprès des jeunes. C’est ici une situation difficile qui advient, faite de tensions, à laquelle les éducateurs doivent répondre.
6L’objet de recherche se construit sur la tension entre une vision téléologique de l’agir, portée par des objectifs prédéfinis, et une posture du faire avec impliquant une part indéterminée du déroulement de l’acte. Tension qui recouvre également le paradoxe du travail social, entre intervention garante du respect de la règle de la non-violence au sein du foyer et production d’une réponse à visée éducative.
7Nous avons été intéressée par l’incertitude de la situation, par les dimensions corporelles engagées dans l’agir des professionnels et par la difficulté à entrer en matière sur le thème de la sexualité. Montrer les forces et les limites des praticiens est aussi une manière d’entrer dans l’agir professionnel. Entrer dans la complexité de l’agir par les hésitations que celle-ci produit offre un matériau riche pour l’enseignement. Cette situation correspond au deuxième mode de l’agir présenté en introduction, soit faire avec ce qui surgit et intervenir pour maintenir un cadre suffisamment sécure.
Vignette 2 : La prise
Durée de la vignette : une minute, quarante-cinq secondes.
Acteurs présents : Quatre jeunes : Ahmed, Sandro, Laurent et Michel.
Trois professionnels : Thomas, Etienne, Céline.
Film centré sur l’activité réalisée par l’éducateur Thomas.
La vidéo est centrée sur Thomas et l’autoconfrontation croisée sera réalisée entre les deux éducateurs précités.
La vignette se situe après le repas du soir, repas consacré à l’anniversaire d’un résidant du foyer. Durant la préparation du repas, deux jeunes, Ahmed et Laurent, ont esquissé, à trois reprises, un début de bagarre. L’éducateur Thomas s’est à chaque fois interposé afin de désamorcer la tension. Le deuxième éducateur et la stagiaire sont occupés à la préparation du repas dans la cuisine. Juste avant la séquence retenue, le jeune Ahmed prend l’éducateur Thomas par le dos et l’entoure de ses bras pour tenter de le déséquilibrer. Il s’ensuit une bagarre « amicale » au sein de laquelle Ahmed se fait mettre à terre. L’atmosphère est électrique autour de ce jeune et on sent le professionnel très attentif à maintenir un certain calme.
La vignette démarre par une discussion entre l’éducateur Thomas et le jeune Laurent sur les accidents de travail. Thomas est debout, face à Laurent qui est assis sur une table, légèrement sur sa droite. A gauche de l’éducateur, Ahmed, d’abord debout, puis assis. Ahmed est blessé à un doigt, il porte un pansement très visible.
La situation est découpée en trois séquences qui représentent trois temps spécifiques.
La révélation : Ahmed est accusé par Laurent d’avoir embrassé un garçon.
Montée en symétrie : le rapport entre les deux jeunes se tend et des injures fusent.
Détournement et apaisement de la situation : l’éducateur Thomas tente d’apaiser la situation et passe à un autre sujet de conversation.
Séquence I : La révélation
1. L’éducateur : « Je portais une machine à farter les skis, de 300 kilos, il y a la sangle qui a lâché… »
2. Ahmed : « Eh, il n’y a pas une stagiaire célibataire ici ? S’adressant à
Thomas : « Tu ne peux pas nous ramener une stagiaire célibataire ici ? »
3. L’éducateur : « Hein, quoi ? »
4. Ahmed : « Tu ne peux pas nous ramener une stagiaire célibataire ici ? »
5. L’éducateur : « Oui, en janvier, il y en a une nouvelle. »
6. Ahmed : « Elle est jolie ? »
L’éducateur hoche la tête de manière affirmative. »
7. Laurent, s’adressant à Ahmed : « Pas de rapport sexuel, encore moins avec
un éducateur. »
8. Ahmed : « C’est encore ces conneries, au mois de février on va aller… (fait référence aux prochaines vacances scolaires). »
9. Coupé par Laurent : « Eh ben, Ahmed, tu ne piges pas ou quoi, pas de rapport dans le foyer et encore moins avec un éducateur ou une éducatrice. »
10. Ahmed : « Oh, moi, je ne suis pas pédé d’abord, hein, c’est bon ! »
11. Laurent : « Ben, je ne sais pas, ce n’est pas moi qui embrasse les gars. »
Laurent dit cela en souriant puis en mettant la main devant sa bouche, comme pour chuchoter.
Séquence II : Montée en symétrie
12. Ahmed : « Ta gueule, ta gueule, ta gueule ! Le ton monte au fur et à mesure. »
13. La stagiaire, depuis la cuisine : Eh, Ahmed… »
Brouhaha dans la salle.
14. Ahmed : « Ta gueuuuule, salope ! » (en hurlant vers Michel, au fond de la salle).
15. La stagiaire : « Ahmed, viens voir là ! »
L’éducateur Thomas reste debout entre les deux jeunes.
16. Ahmed, très énervé : « Mais c’est ça qu’il cherche ! »
17. Sandro, depuis le fond de la salle : « Ahmed, mais c’est toi le pédé. »
18. Ahmed : « Ta gueule ! »
19. L’éducateur, s’adressant à Ahmed : « Ecoute pas, écoute pas ! »
20. Michel : « Pourquoi tu l’as fait, alors ? »
21. Ahmed : « Mais je ne kiffe pas ça, je ne kiffe pas avec les mecs, tu vois ! »
Laurent joue avec son téléphone portable.
L’éducateur est toujours debout entre les deux jeunes, le haut du corps et le regard tournés vers Ahmed.
22. Ahmed, en criant : « On ne s’appelle pas tous Michel. » Puis : « Va fonculo ! »
L’éducateur tente de le contenir en posant sa main sur son épaule.
23. Ahmed : « Va fonculo ! »
24. L’éducateur : « Crie pas ! »
Séquence III : Détournement et apaisement de la situation
Ahmed s’allume une cigarette et s’assied en restant proche de Thomas.
L’éducateur est toujours debout entre les deux jeunes, ceux-ci sont assis devant lui, chacun à l’un de ses côtés.
L’éducateur réengage la conversation avec Laurent.
Ahmed se met à taper fortement de la main sur la table, de manière régulière. Puis il s’engage dans la discussion entre Thomas et Laurent.
25. Ahmed : « Moi, de toute façon, je me suis tout coupé à mon travail. »
Il montre sa main : « Là, là, là et là ! »
Laurent sort une PSP (PlayStation Portable) et montre un film à Thomas (une course de moto-cross).
26. Ahmed, en s’adressant à Thomas : « Montre après ! »
27. L’éducateur se penche vers Ahmed, la PSP dans la main et ils regardent les images ensemble. Laurent est toujours absorbé par son téléphone portable.
L’éducateur, s’adressant à Ahmed, son corps penché sur Ahmed : « T’as vu ! Puis : Regarde, regarde ! »
28. Ahmed, s’adressant à Laurent : « Ouf, toi tu oserais faire ça ? »
29. Laurent : « Ouais. »
30. Ahmed : « Vas-y alors. »
31. Laurent : « Avec le scooter de… de Céline » (la stagiaire).
L’éducateur montre les images sur la PSP à Céline, qui arrive de la cuisine.
32. Ahmed : « Toi, t’es malade, toi ! »
33. Céline : « Ah, ouais, il nous les a montrées l’autre jour, c’est incroyable.
Un moment, il saute et il lâche la moto. »
Dialogue de deux secondes entre Thomas et Céline sur les images, inaudible.
34. Céline : « Ouais, ouais, mais regarde quand même… Il y a une meilleure qualité que sur son ordinateur. Céline, qui regarde toujours les images : Incroyable ! » Thomas et Céline continuent à regarder la PSP.
Ahmed continue à fumer, assis sur sa chaise.
35. Céline : « Mais y a pas eu une ou deux personnes qui sont tombées ? »
36. Laurent : « Dans le Silver-Cross, mais pas là. »
L’éducateur commente les images (son inaudible).
37. Ahmed : « Je suis sûr que ce n’est pas les mêmes qui ont filmé ça. »
L’éducateur : « Mais pas du tout. Bon, ben je prends ça ce week-end. »
Il fait semblant de mettre la PSP dans sa poche.
38. Laurent, qui rigole : « Tu veux le montrer à qui ? »
39. L’éducateur : « A personne, je vais le regarder tout seul. »
40. Laurent : « Non, mais le mieux, c’est celui-là, regarde. »
Fin de la situation
5.1 La présence et le détournement en situation
8Deux jeunes sont en train de faire monter la tension, cherchent querelle et risquent par ce fait de détériorer la dynamique de la soirée. Tous les professionnels de l’action sociale connaissent ces dynamiques de groupe, qui demandent une certaine expertise pour enrayer le risque de ce qu’on appelle communément, dans le jargon professionnel, une « montée en symétrie ». Nous voici dans une situation extrêmement concrète, si quotidienne et banale qu’il pourrait paraître peu important d’en relater les faits.
9Pourtant, Thomas, en regardant défiler les images de sa propre activité revit les différents dilemmes qui se posent à lui. Il réactualise les questionnements posés par la scène. Il nous indique que saisir ce qui se passe sur les images ne va pas de soi. Euh, ouais, qu’est-ce qui se passe là, sapristi ! Le praticien déploie une attention particulière, allant jusqu’à exprimer une tension corporelle, de tout son être, pour se confronter aux images de sa propre activité, pour revivre ce qui a fait situation quelques jours auparavant. Ce déplacement dans le temps demande un investissement subjectif important, qui démontre une ouverture considérable, de la part de l’éducateur, à tenter l’expérience jamais aisée de dire, de raconter, et plus difficile encore, d’expliquer sa propre activité. Nous rejoignons Piette (2009), lorsqu’il développe une conception de l’être humain porteur d’une indétermination par laquelle il entretient une nécessaire distance avec ce qui lui arrive, et ainsi avec lui-même. Position qui rejoint l’indéterminisme partiel exposé par Mendel dans la dimension risquée de l’acte : « On décide une action et c’est à l’acte qu’on a affaire » (Mendel, 1998 : 49). Mendel pose un problème paradoxal lorsqu’il insiste sur un engagement nécessaire dans l’acte et l’absence de maîtrise de celui-ci. Il nous invite à interroger la notion d’engagement, très porteuse dans le champ du travail social issu de l’humanisme et de la militance. S’il insiste sur la dimension risquée de l’acte, celle-ci se surinvestit de la notion d’engagement. « On ne pose pas un acte, on ne l’exécute pas, on ne le réalise pas. On s’engage dans un acte » (op. cit. : 57). L’homme s’engage dans un processus en prenant un risque, car l’imprévisibilité sera indéniablement de la partie. Parallèlement, l’objet de l’intervention n’est autre qu’un humain, qui pose de fait une résistance à ce qui lui est assigné, lui-même étant pris dans l’incontrôlable de ce qui lui arrive. C’est en cela que le professionnel de l’action sociale s’engage dans l’acte. Il ne s’agit pas d’une militance au sens politique du terme, mais d’un engagement de soi avec la part de risque que comprend la confrontation à autrui. Engagement de soi qui devient périlleux dès lors que l’organisation du travail attend des résultats tangibles, mesurables de l’activité.
10L’autoconfrontation participe pleinement de la part engagée dans l’acte et d’un déroulement sur lequel les protagonistes n’auront prise que partiellement. Elle place le professionnel en situation de faire un effort important sur soi-même, nécessitant de sortir d’une indétermination « naturelle ». Processus qui oblige à entrer dans une position volontaire d’explicitation, en réalité difficilement exprimable. Au contraire des temps de suspension de la conscience réflexive, l’autoconfrontation place le sujet en position de réflexivité littéralement contrainte, qui impose une expérience d’affrontement au réel. Exercice périlleux, si l’on prend au sérieux l’idée que l’acte dans ses dimensions sociales et matérielles dépasse la seule volonté du sujet et que les mots pour dire ce qui advient peinent à exprimer l’aventure de l’acte. Dans l’acceptation de l’acte et de l’action selon Mendel, nous pensons que, si l’action ne peut se passer du langage, dans ce qu’elle formalise d’intentions et de causalité, l’acte, lui, se passe de la « parole sur ».
L’acte incertain : que faire ?
11Nous présentons ici une analyse de la vignette appuyée sur les commentaires de l’éducateur Thomas en autoconfrontation simple.
12Thomas insiste en premier lieu sur la part contextuelle de la situation. Il nous informe de la « bonne relation » qu’il entretient avec le jeune Laurent. Relation faite de complicité qui se construit dans des temps de disponibilité. Il faut être disponible. Cette vacance accordée, ce temps de présence à autrui, permet au jeune de se « poser », d’avoir du plaisir à être en présence de l’éducateur. Il se pose et il a un bon contact avec moi. L’éducateur peut s’appuyer sur une relation positive, en confiance.
13Sur la dimension de l’acte, Thomas indique qu’il est difficile de savoir que faire dans une telle situation. Il souligne le positionnement délicat dans lequel il se trouve par ces quelques mots : Mais que faire ?
14Que faire pour qu’Ahmed ne soit pas ridiculisé, comment recadrer la situation, comment faire pour que la relation entre Ahmed et Laurent ne tourne pas à la violence verbale ? Voilà les trois questions principales qu’exprime Thomas en regardant trente secondes de film.
15Nous pouvons retenir que l’éducateur en situation est pris par de nombreuses interrogations auxquelles il doit trouver une issue dans l’immédiateté, en cours d’activité. La présence en situation est faite d’éléments d’autres situations qui échappent à la compréhension de ce qui se joue sur l’instant. Qu’ils appartiennent à un passé ou à un futur proche, ils surgissent comme fragments de vérité, comme détails sans importance ou comme repères constitutifs de l’agir. Les situations sont le lieu d’un amalgame d’éléments qui traversent l’histoire passée, présente et future.
16Face au déroulement du film qui présente la tension et les injures lancées, Thomas fait appel au contexte et relate le comportement symptomatique d’Ahmed. Sa difficulté à décrire Ahmed, en mots illustratifs, indique son énervement, voire sa souffrance à voir ce jeune qui se prête à la moquerie, et cela de manière répétitive. Malheureusement, il prête toujours le flanc…
17Thomas tente d’expliquer ce qu’a vécu Ahmed en camp, au sein duquel il aurait embrassé un garçon, mais il nous indique que cela n’est pas si clair, que cette information est à vérifier. Il a dû mener une enquête pour en savoir plus. Mener une enquête indique l’importance donnée à cette accusation, qui porte atteinte à l’image d’Ahmed. L’éducateur précise qu’il ne sait pas, que la situation n’est pas claire, qu’il s’interroge sur le pourquoi d’un tel acte. Je ne sais pas… C’est pas clair… Alors, évidemment, qu’est-ce qu’il a eu à faire ça ? ! Ce passage révèle combien un professionnel peut être démuni devant les actes posés par les jeunes. Piette nous invite à saisir le processus de pensée et de croyance non pas comme une ligne tracée au marqueur, au tracé droit et indélébile, mais comme une indétermination récurrente à l’agir.
Croire à moitié, croire à des choses contradictoires, croire et en même temps être sceptique, flotter entre l’émerveillement et la crédulité, être capable de changer de « programme de vérité », hésiter ou rester indifférent face à l’alternative de la vérité et de la fiction désignant une pluralité d’attitudes et de modalités de croyance. […] Une sorte d’entre-deux mental où vont flotter des croyances non vraiment assumées. (Piette, 2009 : 100)
18L’éducateur cherchera à connaître les faits, il mènera l’enquête, sans parvenir à en savoir beaucoup plus. Nous retenons que le contenu des accusations n’est pas réinvesti en situation par les éducateurs. De même que le sens de la conduite d’Ahmed et l’insistance posée à ces faits par Laurent ne sont pas retenus comme matériau d’investigation éducative. La question de la sexualité, au centre des propos des jeunes, n’est ni abordée ni problématisée par les éducateurs. Comme si cela dépassait leur rôle ou leurs compétences. C’est le maintien de l’ordre et du calme qui prédomine.
19Nous pensons avec Piette que la capacité humaine de changer, et même d’enchevêtrer des dimensions multiples de la réalité, permet de « tenir » dans des situations oppressantes, ou si complexes que toute tentative d’élucidation paraît dénuée de sens. D’où le renvoi à des hésitations, des contradictions, mais aussi la possibilité de lâcher prise ou de jouer sur plusieurs tableaux.
Il n’existe pas toujours de solution rationnelle dans une situation ; un homme peut difficilement faire, avant de prendre une décision, un calcul rationnel sur l’ensemble des informations dont il dispose, et d’autre part, selon Jon Elster, l’être humain est aussi influencé par des mécanismes irrationnels comme l’incapacité de s’en tenir aux décisions prises (c’est la faiblesse de la volonté) et la recherche volontaire de ce qui ne peut être obtenu que de façon involontaire (c’est l’excès de volonté). (Piette, 2009 : 102)
20L’éducateur a de la difficulté à décrypter la situation. Sa parole est hésitante : Je ne dis rien ! Je lance… Et j’essaie de dégager Ahmed de tout ça. Avec humour. L’humour est convoqué par l’éducateur comme mode explicatif de l’agir. Il est pourtant difficile de le percevoir dans la tension de la situation ! L’éducateur semble faire référence à ses propos : Ecoute pas, écoute pas, écoute pas ! Est-ce vraiment de l’humour ou est-ce une manière de provoquer une césure dans le mode de communication ? Dans l’agir, le professionnel n’est pas toujours producteur de sens, de conscience, de stratégie, ni de justification. Le chercheur est, lui, en constante recherche de rationalité, d’explication à laquelle répond l’hésitation du praticien.
La présence à autrui : rester là
21L’éducateur relate qu’il est quand même bien posé entre les deux. Le bien posé indique un état, une posture corporelle qui a toute son importance dans la situation. La violence physique entre les deux jeunes ne peut se déployer en raison de sa présence, car il est là, entre les deux, imposant son propre corps. Il reste que la violence verbale trouve l’espace d’un développement.
22Thomas nous informe qu’il est important de faire alliance avec le jeune et qu’il importe de rester là, corporellement présent. Pour lui montrer que je fais alliance avec lui, que je suis là, je reste entre les deux, c’est pas le moment de se tirer en… parce que ça pourrait en… parce que Ahmed pourrait... L’objectif principal est de calmer la situation et, pour arriver à ses fins, le professionnel relève à nouveau que la priorité est de rester là. Il appuie ses dires en indiquant que ce n’est pas le moment de se tirer, relatant que son outil principal dans cet instant délicat relève de la présence, d’affronter le réel de la situation physiquement et émotionnellement. Les paroles, certes primordiales, ne peuvent suffire à contenir la situation. Ce sont des paroles couplées d’une forte implication corporelle qui permettent à l’éducateur de tenir la dynamique interactionnelle. L’éducateur nous indique encore sa perplexité, son incertitude concernant le comportement d’Ahmed. Il y a toujours cette notion de jeu, mais là, Ahmed, tout d’un coup, il ne joue plus, ou je ne sais pas… Qu’est-ce que je peux dire de plus… ? La situation est incertaine, et c’est avec cette variabilité que l’éducateur doit composer. Ahmed joue-t-il ou ne joue-t-il plus ? Comment le savoir sur l’instant ? L’éducateur doit faire avec cette inconstance qui peut virer d’un instant à l’autre.
23La relance cherche à circonscrire ce que recouvre la notion de présence à autrui. Elle relève d’une posture calme, malgré une dynamique tendue qui demande à s’ajuster continuellement en fonction de la variabilité de la situation. Comment le professionnel parvient à tenir une attitude posée. Est-ce réfléchi ? Comment peut-on acquérir ce mode de faire ? La réponse de l’éducateur illustre la difficulté d’expliciter ce qui se passe dans le cours de l’action. Est-ce réfléchi ou est-ce intuitif ? Les théories de l’action s’intéressent particulièrement à cette problématique. Nous pouvons repérer que l’analyse fine d’une séquence d’activité permet de remonter à des questions centrales, éclairant des positionnements épistémologiques difficiles à aborder ou à cerner pour les professionnels. Ce questionnement sur l’intentionnalité dans l’acte ouvre des espaces réflexifs importants pour le professionnel. Si la réponse de l’éducateur n’apparaît pas comme définitive, c’est bien qu’un cheminement de la pensée se construit et qu’un développement est envisageable. La question est embarrassante et place le praticien devant des développements potentiels qui resteront en suspens. Mais, de nouveau, j’aurais pu… Bah… J’ai pas réfléchi ! Il relativise les choses en parlant de petit jeu de provocation dont il était important de casser la dynamique. Il rappelle également un élément contextuel important qui indique que cette soirée est particulière, puisque c’est l’anniversaire de Sandro. Cet élément joue dans sa volonté de ne pas laisser partir en vrille la tension entre Ahmed et Laurent. De plus, la séquence est filmée ! Autant d’éléments qui le poussent à calmer le jeu. On comprend que les éléments contextuels amènent l’éducateur à prendre une position rassurante, tranquillisante. Toutefois, il reste à déchiffrer comment le professionnel réalise cette dimension apaisante dans l’acte. A nouveau, Thomas nous parle d’imprévisibilité, mais il y a toujours Ahmed qui est imprévisible et tout… Face à cette incertitude, l’éducateur énumère plusieurs possibles : Quoi, rester dans le jeu, l’étouffer, mettre le couvercle, passer à autre chose, ouais, donc, euh… ne pas répondre à la provocation, c’est-à-dire ne pas… rester calme, on pourrait croire que je n’ai même pas entendu. L’éducateur insiste sur la nécessité de passer à autre chose. Effectivement, nous pensons qu’une part de la situation a été étouffée. L’insistance des propos des jeunes sur les questions de sexualité n’a pas été prise en compte. L’acte est centré sur le maintien de la paix et le professionnel est occupé à détourner l’attention de la provocation.
24Comment ne pas répondre à la provocation ? Dans cette séquence, l’éducateur tente de rester calme. Mais que recouvre l’intention de rester calme en situation ? En visionnant le film, on peut aisément repérer que l’éducateur est tendu. Lorsqu’Ahmed lance des injures, l’éducateur sautille. Son corps est en mouvement tout en restant sur place, en présence des deux jeunes. On peut repérer la difficulté à être dans cette situation, entre deux jeunes qui s’insultent, sous le regard d’une caméra. Thomas insiste sur son intention de rester calme. C’est donc un réel travail sur lui-même qui lui est demandé pour atteindre cette posture professionnelle. J’espère induire le calme en restant calme ! Cette petite phrase banale, bien connue, qui pourrait se rattacher à de nombreuses situations de la vie quotidienne, demande ici, dans l’activité professionnelle, de tenir une posture, de l’acquérir, de la rendre efficace. Nous pouvons faire le lien avec la situation L’aspirateur, au sein de laquelle l’éducateur Jean donne une image d’impassibilité devant l’agression d’une adolescente. L’agression ne lui est pas réellement destinée. Ici, ce n’est pas la peur d’être agressé en tant que personne qui préside à la posture calme, mais le souci que la situation dégénère entre les jeunes. Il faut être calme en tant que professionnel pour apaiser le groupe et plus spécifiquement les protagonistes de la montée en symétrie.
25Ayant relancé le visionnement du film, le professionnel s’arrête très rapidement sur le regard qu’il porte au jeune. Bon, je ne dis rien, mais je ne le quitte pas des yeux pour… La raison restera énigmatique, mais on peut imaginer que l’éducateur ne le quitte pas des yeux pour être en contact direct, être en présence, être là, avec lui quoi qu’il se passe.
26La présence est marquée par l’attention portée à l’autre et la recherche d’une interaction forte. Regarder ou plonger dans le regard de l’autre impose une présence, exige d’entrer en relation. Mais Ahmed, malgré ce regard posé sur lui, reste accroché à l’accusation portée à sa personne, soit d’avoir embrassé un mec.
27L’attention portée à autrui par le regard est retenue par l’éducateur comme un moyen de stabiliser la situation. En réalité, cet outil professionnel ne sera pas suffisant. Thomas nous redit son incertitude : Je ne sais pas jusqu’où cela va l’amener.
28A cet instant, sur les images du film, l’éducateur sort trois secondes du champ de la caméra. Thomas s’arrête sur cet instant avec tonicité : Je me tire, pourquoi je me tire, alors, là ? ! Par cette question, l’éducateur nous indique une fois de plus l’importance de sa présence corporelle pour la gestion de la situation. Il est fortement étonné qu’il puisse quitter un positionnement proche, de proximité avec les jeunes. Cet effarement nous indique l’importance accordée à rester physiquement en interaction avec Ahmed et Laurent pour éviter une montée en symétrie entre les deux jeunes.
29Et encore, l’éducateur de relever son étonnement de se voir partir, de sortir du champ de la caméra. … curieusement, en me voyant, je me dis, tiens, j’aurais dû rester encore assis un peu là, alors, peut-être, je me dis peut-être que c’était trop pour moi. L’éducateur, dans son étonnement de se voir disparaître de l’image, se met à penser à ce qu’il aurait pu ou dû faire, mais qui restera un acte empêché pour parler comme Clot.
30Thomas nous indique qu’il aurait dû rester encore assis ! Il précise même que c’est curieusement en [s]e voyant … qu’il pense qu’il aurait dû rester encore assis. Or, sur les images, il n’est à aucun instant en position assise ! Est-ce que ce sentiment, cette représentation relèverait l’importance d’une posture statique, ancrée, une assise qui, par là, induit des effets de stabilité sur les adolescents ? C’est une possibilité à ne pas écarter. Mais cela pourrait être également d’attirer l’attention sur la difficulté à rester dans cet « entre deux jeunes », debout, à piétiner, alors que la position assise permet de s’installer corporellement plus aisément et de tenir cette position dans la durée. Thomas indique que son déplacement s’explique par la tension émanant de la situation : c’est peut-être que c’était trop pour moi. On le voit, être là, entre ces deux jeunes, et rester là n’est pas rien. Etre dans cette présence à l’autre demande un effort important, porté par la dimension professionnelle de l’agir. Etre là, c’est faire quelque chose de très ciblé, demandant autant d’habileté et d’implication que de tailler finement une pierre précieuse ou encore de calculer correctement ce que peut supporter une charpente. L’analyse de l’activité ouvre des espaces de prise de conscience et de visibilité sur des actions peu reconnues, car difficilement descriptibles. Thomas se rassure sur la justesse de son action en indiquant : Ah, mais je ne vais pas loin ! Si, effectivement, il ne se déplace que de quelques pas, réaffirmant que ce qui est à faire est de rester là, nous pouvons le contredire sur le sens symbolique ou imagé de sa phrase. Thomas va loin dans son discours en nous éclairant sur les compétences corporelles mises en jeu dans la situation présentée et, en contrepartie, sur la difficulté à entrer en matière sur les questions liées à la sexualité.
Passer à autre chose
31La situation n’est pas insignifiante et c’est la peur de devoir arrêter physiquement une bagarre qui conduit l’agir. Pour retenir Ahmed, il faut se mettre à plusieurs. Par chance, Etienne, qui est présent dans la soirée, qui est assez costaud, donc, voilà, mais… Pour la première fois, Thomas fait référence à un collègue et indique l’importance de pouvoir travailler en équipe. Il fait référence ici à la carrure corporelle imposante de son confrère qui lui permettrait d’arrêter physiquement une bagarre, mode d’action qui est présenté comme un dernier recours possible. L’éducateur se doit de trouver des modèles d’action autres que l’intervention physique, règle énoncée en colloque éducatif. Cette règle d’action demande à développer une intelligence pratique sans cesse à renouveler, qui place les éducateurs dans une incertitude. Positionnement instable qui pousse à la créativité et à la recherche de sens sur l’agir.
32La dernière séquence nous informe sur une nouvelle compétence mise en jeu, celle du détournement de la situation. L’éducateur tente de dévier la conversation pour sortir de la montée en symétrie qui pourrait aboutir à une explosion de violence. Mais il ne dévie pas n’importe comment la conversation. Il tente de trouver un accrochage fort avec le jeune Laurent, pour permettre un déplacement. Ah c’est fou ! Je reviens sur un moment très fort avec Laurent. La particularité relevée vient de l’implication forte, du vécu partagé qui a tissé une relation importante entre le jeune et l’éducateur. Ce report à ce moment de vie antécédent montre l’importance des temps de vie de loisirs, de partage dans la quotidienneté entre les jeunes et le personnel éducatif. C’est à partir d’un vécu, d’expériences de la vie partagée, que les professionnels peuvent construire un socle d’interactions relationnelles, nécessaires au bon déroulement de l’accompagnement éducatif en foyer. Thomas mobilise un vécu antécédent pour parer à la situation délicate au sein de laquelle il se doit de trouver une issue possible, sans recours à la violence physique. Cette séquence montre comment l’éducateur fait appel à son intelligence pratique, comment il ruse pour détourner cette montée en symétrie, ces provocations entre les deux jeunes. Le concept d’intelligence pratique (Dejours, 1993) est central en clinique de l’activité. Il fait référence à une intelligence enracinée dans le corps, sollicitée pour trouver une solution apaisante au développement critique d’une situation. Nous sommes loin d’un raisonnement logique, préconstruit et transférable en toute situation. L’exclamation : C’est fou ! montre l’étonnement de l’éducateur sur son agir. Il se découvre solliciter un vécu antécédent suffisamment proche de la situation pour répondre à la difficulté présente. Cela dans un laps de temps presque instantané, ne permettant aucune analyse cognitive ou conceptuelle, sans recours possible à un référentiel prescrit. Les savoirs de l’intelligence pratique sont particulièrement requis dans les situations déconcertantes. Ils s’érigent à l’opposé de la connaissance explicite et objective. Savoirs d’action, incorporés, permettant ingéniosité et ruse.
33Lors d’une relance sur ce qui est fou ?, l’éducateur répond de manière énigmatique en invoquant son esprit machiavélique. Le détournement de la situation est pensé par l’éducateur comme une compétence machiavélique. Nous trouvons dans Le Petit Larousse illustré (2004), comme définition de machiavélique, les termes suivants : Digne de Machiavel ; rusé, perfide, tortueux. L’éducateur Thomas définit son action de détournement comme une ruse, tortueuse mais aussi perfide. Comme si convoquer l’intelligence rusée faisait appel à quelque chose de fourbe, de déloyal. L’adjectif machiavélique renvoie à une sorte de traîtrise, voire de malhonnêteté. Le détournement de la montée en symétrie par un déplacement du centre d’intérêt est décrit par l’éducateur comme une réponse sinueuse, voire diabolique. Il est difficile pour la chercheuse de voir en quoi le diable est sollicité dans cette affaire, pourtant c’est bien une relation d’apparenté qui se manifeste dans les dires de l’éducateur. L’esprit machiavélique est posé comme référence à une compétence incorporée, rusée. Ça, c’est plus fort que de faire monter Ahmed. Oserait-on penser que cette intelligence rusée dépasse fortement les compétences traditionnellement référencées, voire les modèles d’action professionnels ? Serait-il machiavélique qu’un éducateur ose ruser et, encore plus diabolique, qu’il mette en œuvre des savoirs d’action issus du corps ? Nous ne possédons pas la réponse à ces questionnements, mais ils nous donnent à penser que tout ce qui a trait au corps, à l’émotionnel, au relationnel, est considéré comme dangereux. Dangereux par son fort pouvoir d’action, par son côté occulte, incernable, pulsionnel, inattendu. Et peut-être encore plus dangereux par sa justesse et son habilité à produire un effet.
34Sur la dernière relance, qui cherche à saisir le contenu de cet esprit machiavélique, l’éducateur pourra retracer, dans l’après-coup, par le visionnement des traces de l’activité réelle, le déroulement de la situation avec une logique imparable.
Pour éviter que Laurent reste sur le même sujet : T’as embrassé un garçon avec Ahmed qui n’est pas parti en vrille, parce qu’on pourrait très bien imaginer que Laurent, vu ce qu’on a déjà vu avant, relance Ahmed. Il en remet encore un petit coup et puis voilà, pour voir ce que ça donne ! Je vois qu’il a sa PlayStation, je sais qu’il a les images du super-cross, OK, ça c’est plus fort que de faire démarrer Ahmed ! En tous les cas… entre Laurent et moi ! Et il va nous montrer les images et je vais intégrer Ahmed dans le truc, que les trois on puisse passer à autre chose que cette histoire de baisers de garçons dans le cou.
35Il semble que la situation se soit éclaircie, que l’éducateur puisse en faire une description claire et construite, allant jusqu’au résultat espéré, c’est-à-dire intégrer Ahmed dans la nouvelle dynamique centrée sur le moto-cross.
36L’éducateur poursuit en regardant les images de l’activité réelle et conclut après trente-huit secondes d’images que : Voilà, on est passé à autre chose, quoi ! On est passé à autre chose. Donnant ainsi une évaluation positive de sa pensée machiavélique qui aura permis un détournement de la situation.
Maintenir la paix sociale à tout prix
37Nous avons retenu de l’autoconfrontation croisée entre Etienne et Thomas une controverse significative pour notre objet. Elle se rapporte au maintien de la règle du respect d’autrui en premier lieu, quelle que soit la raison du débordement. C’est la règle qui prime et les éducateurs sont là pour la faire respecter. Autre position, celle du maintien d’une certaine paix sociale en cherchant à modifier le comportement des jeunes en modifiant leur centre d’intérêt. Ici est relevée l’importance de l’interaction, de la présence corporelle et sensitive pour tenter d’apaiser le problème.
38Etienne réagit fortement aux insultes criées par Ahmed : Pourquoi on ne réagit pas, là, à toutes ces insultes : « Ta gueule, ta gueule » ?
39Il s’étonne et cherche une réponse. Nous comprenons par cette demande qu’Etienne place la prescription au centre de son activité. Il désire une explication afin de saisir la raison du dépassement de la règle, qui demande d’intervenir et de stopper ces insultes. Ici, deux styles s’affrontent. Nous voyons poindre une petite controverse autour de la règle, plus précisément sur l’application d’une norme.
40Les deux professionnels lisent différemment la situation, ils ne s’arrêtent pas sur les mêmes problématiques. Pour Etienne, c’est l’absence de cadre posé par les éducateurs suite aux injures lancées par Ahmed qui l’interroge. Thomas, qui a vécu la situation, s’arrête, lui, sur l’accusation portée à l’encontre d’Ahmed. Son inquiétude première est la crainte que la situation dégénère.
41Thomas, par ses interrogations autour de la pratique, par ses hésitations, se place en position de recherche, de réflexivité. Etienne, par son intervention forte, s’intéresse au cadre, au prescrit, aux limites face à la grossièreté des jeunes. Deux postures émergent, l’une centrée sur une application des règles, l’autre sur le sens de l’acte. Par ce court passage, nous pouvons repérer que ce qui pose problème à un éducateur n’est pas forcément retenu par un pair. Dès lors, l’application d’une règle en situation est, et restera, tributaire de la perception et de la construction du problème, par le professionnel, dans l’activité. Il importe alors, pour un travail d’équipe, de pouvoir dialoguer avec ses pairs autour des situations jugées ou vécues comme problématiques. Pouvoir repérer si la réponse donnée, en tenant compte de la complexité de la situation, peut être retenue comme une pratique suffisamment cohérente en rapport du genre professionnel en place. Nous retenons le principe de vulnérabilité des règles et des principes d’organisation là où les situations semblent déborder des cadres usuels d’interaction et nécessiteraient l’application de repères stricts. Répondre aux débordements par la seule référence aux règles édictées apparaît comme largement insuffisant en vue de faire éducation.
42Thomas illustre l’imprévisibilité de la situation en utilisant des termes quelque peu énigmatiques : […] il sort une botte secrète négative. Ces quelques mots nous renvoient à un univers de cap et d’épée – la botte de Nevers – ou encore à une énigme policière en plaçant l’accent sur la révélation d’un secret qui place les interlocuteurs en difficulté. Comment rebondir, se reprendre, suite à cette révélation ?
43Thomas poursuit et insiste en évoquant la tension du moment : C’est un pétard qui pourrait être puissant… L’utilisation du mot pétard nous renseigne sur la forme explosive que pourrait prendre la situation. Le conditionnel définit le caractère imprévisible de ce qui peut advenir. L’éducateur exprime sa difficulté en insistant sur l’idée d’une tentative : J’essaie, j’essaie de ne pas faire des vagues… Son objectif est de calmer le jeu, d’éviter qu’un ouragan ne se forme et dévaste tout sur son passage. L’éducateur se sent certainement démuni face à ce potentiel explosif et sait qu’il ne peut maîtriser la situation. Il décrit comment il tente de se débrouiller avec ce qui advient en revenant sur l’importance de sa présence physique : Je reste bien au milieu puis je me tourne un peu vers Ahmed. Il poursuit en montrant combien il est pris dans la situation, tant corporellement qu’émotionnellement. Je visionnais, je visualisais, j’étais vraiment… J’essaie de… Nous pouvons saisir par ces différentes phrases restées en suspens la difficulté pour Thomas de s’exprimer sur son acte. Par l’intensité de ses propos et son agitation corporelle durant l’autoconfrontation croisée, Thomas revit en partie ce qui s’est joué en lui dans l’activité réelle. Son attitude corporelle nous donne à comprendre qu’il y a de l’intensité, de la tension, de la confusion, bref un investissement subjectif important difficile à décrypter.
44Par la relance de son pair, il parvient à poser son intention : Mais j’essaie de ne pas laisser Ahmed partir. On retrouve pour la quatrième fois le terme « j’essaie ». Thomas insiste sur le côté expérimental de son action, l’essai évoquant l’incertitude du résultat à venir. Cette mise à l’épreuve dans l’insécurité est suffisamment difficile pour ne pas s’arrêter en premier lieu sur les insultes. C’est la situation dans sa complexité qu’il s’agit de prendre en compte. Il complète en redonnant l’ampleur de la difficulté dans laquelle il se trouvait, car il voyait un gros truc qui aurait pu lui faire péter les plombs dans tous les sens. Thomas pouvait imaginer qu’Ahmed se transforme en bulldozer et renverse Laurent, qui, lui, lui déchire les oreilles.
45Il revient ensuite sur le fait qu’on en apprend tous les jours de nouvelles avec eux, et que non seulement l’éducateur doit être capable d’absorber des informations abruptes, voire déconcertantes, mais qu’il se doit de contenir la violence sous-jacente, soit qu’Ahmed ne parte pas en vrille. C’est l’objectif du maintien de la paix qui reste capital, plaçant l’éducateur dans une posture de gardien évitant tous débordements. Nous pouvons relever qu’aucun protagoniste présent durant l’autoconfrontation n’ouvre le dialogue à un autre développement possible de la situation. Entrer en matière sur le sens des accusations et sur les règles en vigueur concernant les relations sexuelles au sein du foyer est un contenu totalement absent de l’échange. Nous pouvons imaginer qu’entrer en matière sur les règles du foyer liées à la vie sexuelle aurait favorisé une discussion soutenue qui aurait permis de faire redescendre la tension ambiante.
46Ce passage d’autoconfrontation croisée nous conforte dans l’hypothèse que l’imprévisibilité des situations quotidiennes place l’éducateur dans un sentiment d’inconfort, voire de peur, et que, face à ses hésitations, il se doit de trouver, d’inventer, dans le cours de l’action, des réponses appropriées qui, la plupart du temps, consistent à contenir les interactions intempestives entre jeunes. Pour Thomas, une des clés possibles à cette nécessité de calmer le jeu est l’implication corporelle et subjective, voire le corps à corps avec les jeunes.
47Etienne, de son côté, tente de comprendre ce qui se passe. Il repère que finalement les deux éducateurs regardent le petit film du moto-cross et que les deux jeunes qui étaient en tension ont zappé. C’est intéressant ça, dit-il. […] On dirait qu’ils n’ont pas la permanence du temps. Etienne s’interroge sur un changement très rapide de l’attitude des jeunes. Il découvre alors, dans son dialogue avec Thomas, que celui-ci avait justement l’intention de les faire zapper. Je voulais les faire zapper pour pas qu’ils ne restent sur cette histoire. […] Comment faire, qui faire zapper ? Sa stratégie sera de lui parler de quelque chose qu’ils ont vécu ensemble, un temps fort, partagé dans le plaisir. Le renversement se fait à travers le choix du rappel d’une situation positive, valorisante, qui pourrait réveiller l’intérêt de Laurent et qui, dès lors, tisserait un lien patent sur lequel s’appuyer. Coup de chance incroyable, il l’a dans la poche. Effectivement, Laurent a son MP3 dans sa poche et il peut montrer, faire partager les images de la course de moto. Il se centre dès lors sur un nouvel objet, ce qui aura pour effet de faire retomber la tension avec Ahmed. Thomas, par ses propos, nous redit la part de risque de l’activité : Coup de chance incroyable. Cette terminologie nous ramène à celle de l’univers du jeu, du hasard, où l’on a autant, voire plus de chance de perdre que de gagner. Le coup de chance est évoqué comme incroyable, soit comme inattendu, inespéré.
48Thomas nous indique encore qu’il poursuit son essai de déplacement de la situation en tentant de mettre Ahmed dans la nouvelle interaction produite. J’essaie de mettre Ahmed dans la sauce, mais, euh… Si la stratégie du déplacement de l’attention a porté ses fruits avec Laurent, ce n’est pas le cas pour Ahmed. Nous apprenons par là que travailler avec les humains ne souscrit pas ou peu à reconduire des stratégies, des modes de pratique qui permettraient à coup sûr d’obtenir les résultats attendus. Ce qui fait sens pour une personne ne le fera pas forcément pour une autre. Il se peut que l’indice donné sur le fait de faire appel à un événement vécu en commun, un souvenir relatant un lien, une connivence, puisse être retenu comme un mode d’action transversal. Au sein de notre exemple, Ahmed n’a pas participé à la sortie moto-cross, il ne se sent donc pas vraiment concerné. Cela le laisse suffisamment indifférent pour qu’il ne prenne pas. Toutefois, Thomas nous fait remarquer que le fait d’avoir sorti un des protagonistes, soit Laurent, de la montée en symétrie permet à Ahmed de s’apaiser. Il n’est donc pas nécessaire d’agir sur les deux jeunes. Un détournement qui aura permis d’opérer une modification sur l’ensemble de la situation.
49Etienne, par les explications de Thomas, comprend différemment la situation et la qualifie en termes de stratégie : Ah, stratégie.
50La réponse de Thomas : Ouais, là, je crois que j’ai fait une petite stratégie en demandant le super-cross à Laurent, nous indique qu’il découvre dans l’après-coup, par l’autoconfrontation croisée, la manière dont il s’y est pris pour détourner le conflit potentiel entre les deux jeunes. Il y a là toute une activité, physique, émotionnelle et mentale, qui s’est construite dans l’urgence de la montée en symétrie. Nous pouvons relever la présence d’un geste de métier, difficilement identifiable, mais bel et bien construit, tout en intégrant la dimension imprévisible du déroulement potentiel de la situation.
51Thomas relève le geste de métier en indiquant qu’il croit avoir essayé consciemment de les faire zapper … L’objectif était d’ouvrir un autre mode d’interaction qui stoppe une dimension connue dans le fonctionnement d’Ahmed, soit de tourner en rond, puis de monter un peu et puis de péter les plombs et puis boum, boum. Etienne commente cette stratégie pour éviter d’en venir aux mains par un seul terme énigmatique : La prise. La prise comme posture corporelle dans une bagarre, comme manière de saisir l’adversaire, de tenir serré, d’immobiliser. Maintenir prise mais aussi lâcher prise. On peut aussi comprendre la prise au sens d’avoir prise sur, avoir les moyens d’exercer une action. Dans cette acception du mot, l’exclamation : La prise serait alors adressée à l’action de son collègue, qui aurait eu prise sur la situation. Etre en prise directe avec le terrain ou encore ce qui est pris : pris sur l’ennemi, ce qui est gagné. Et encore, la prise comme avoir attrapé du gibier dans un piège, avoir une prise, avoir pris un poisson dans un filet. La prise électrique qui permet l’arrivée d’un courant, tout comme la prise de contact, l’entrée en relation. Dans le langage commun, faire une prise renvoie à la capacité de l’homme à attirer une femme. Par manque de relance sur ce terme employé, on ne peut savoir à quoi Etienne fait référence en commentant l’agir de son collègue par deux mots : La prise. Mais on peut retenir que ce terme fait fortement mention à quelque chose qui tient, qui est en interaction, qui fait contact.
52La prise reflète bien l’ensemble de la situation ; démarrant par une prise au corps (jeux de la bagarre entre l’éducateur et Ahmed), se poursuivant par une prise de tête entre les différents acteurs (la délation et la montée en symétrie). La prise en compte de l’éducateur de la situation en restant là, en se centrant sur la relation, en vue de faire retomber la violence des échanges, pour permettre un lâcher-prise.
53L’analyse des autoconfrontations simples et croisées explicite quatre axes d’actions professionnelles :
- L’importance de l’implication corporelle et émotionnelle de l’éducateur dans sa relation aux jeunes.
- La capacité de travailler avec ce qui advient ; les dimensions imprévisibles des interactions entre jeunes comme données quotidiennes de l’activité professionnelle.
- La capacité de détournement et de déplacement des interactions par l’intelligence rusée.
- L’absence d’entrée en matière sur la sexualité.
54Ces différents axes nous amènent à enrichir notre réflexion au travers de deux thèmes : l’agir contextualisé et les incidences du corps et de la sexualité dans l’accompagnement de la vie quotidienne. Nous nous appuierons sur les connaissances théoriques pour développer notre propos. En lien avec notre intérêt porté sur la didactique professionnelle, nous pensons particulièrement intéressant de développer des connaissances issues des sciences sociales à partir des questions et thématiques soulevées par l’activité. En cela, la théorie peut être enseignée directement au service de la compréhension de la complexité de la pratique.
55Pour étayer notre position, nous revenons à de Certeau, qui lui-même cite Bourdieu :
De son côté Bourdieu fait de récits l’avant-garde et la référence de son système. En bien des travaux, la narrativité s’insinue dans le discours savant comme son indicatif général (le titre), comme l’une de ses parties (analyse de « cas », « histoires de vie » ou de groupes, etc.). Elle y est revenante. N’y aurait-il pas à en reconnaître la légitimité scientifique en supposant qu’au lieu d’être un reste inéliminable ou encore à éliminer du discours, la narrativité y a une fonction nécessaire, et qu’une théorie du récit est indissociable d’une théorie des pratiques, comme sa condition en même temps que sa production ? (Certeau de, 1990 : 119-120)
5.2 Théorie causaliste de l’agir : le sujet détermine l’action
56Nous l’avons vu, l’activité corporelle et affectuelle est fortement impliquée dans l’agir. Dès lors, tel que nous le concevons, l’agir nous renvoie à une conception du sujet agissant qui inclut un rapport au monde social (fait de nombreuses interactions), à la perception des limites qui lui sont imposées et à la créativité dont il peut faire preuve. Cette vision holistique de l’agir ne rencontre pas ou très peu les modèles d’action définis par les institutions et les lieux de formation. Le modèle dominant reste attaché à une conception causaliste de l’agir, portée par la pose d’objectifs prédéterminés, incluant des indicateurs de réussite assujettis à une évaluation externe. Modèle non seulement attendu des professionnels mais également imposé aux bénéficiaires de l’action sociale, qui se doivent d’établir des projets individualisés évaluables. La transformation d’un Etat social dit « passif » à un Etat social dit « actif » entend développer les compétences des personnes par le biais de mesures actives. Cette stratégie passe par la « responsabilité des bénéficiaires des prestations publiques et exige leur participation aux procédures qui les concernent » (Castel, 2009 : 217). La dimension active reflète l’idée que toute prestation proposée et tout service rendu devraient donner lieu à une contrepartie de la part des bénéficiaires (Bolzman et al., 2010).
57Si nous cherchons à nous éloigner du modèle causaliste, il convient en premier lieu d’en expliciter les présupposés. En effet, celui-ci se construit à partir de présupposés implicites, profondément enracinés dans les traditions de la philosophie occidentale, imaginant que l’homme s’oriente d’abord dans le monde par la connaissance, dégageant ainsi des perspectives dans lesquelles s’inscrit ensuite son acte.
58La dimension rationnelle de l’agir renvoie à la théorie des fins et des moyens et comprend la volonté du sujet comme déterminante à la réalisation de l’acte. La volonté est la source de la réussite ou non de l’agir. Le rapport entre la volonté interne du sujet et la réalité externe qui entoure le projet est passé sous silence.
59Ce mode de pensée se situe clairement dans une théorie causaliste de la fin et des moyens. Nous relèverons avec Joas (1999) trois présupposés performatifs de cette conception :
- le sujet maîtrise son corps
- le sujet est autonome de ses semblables et du contexte dans lequel
- il agit le sujet a le plein pouvoir ou la maîtrise totale sur le déroulement des actions.
60Cette compréhension de l’agir repose sur un modèle téléologique de l’action. Les objectifs et les moyens sont définis préalablement à l’acte, en vue de réaliser un projet aux effets prédéterminés. Ce schéma de normalisation de l’acte, lié à l’intentionnalité du professionnel, est un postulat impensé mais très présent au sein de nombreuses théories de l’activité. Schéma qui illustre une vision déterministe centrée sur les capacités du professionnel, comme s’il était « seul au monde », seul responsable du déroulement de l’action. L’engagement affectuel et l’imprévisibilité ne sont pas retenus comme éléments constitutifs de l’acte. De même, les interactions et les effets imprescriptibles de la rencontre entre deux ou un groupe de personnes sont absents de la théorie.
61Construire l’activité dans cette optique nous détourne magistralement des réalités opérées dans les métiers de l’humain et, certainement de manière moins spectaculaire mais tout aussi efficiente, de toutes les catégories d’activités produites.
62L’analyse de l’activité part du postulat inverse, dégageant l’expérience, dans ses nombreuses dimensions, comme prémisse à la construction de la connaissance cognitive. Prendre en compte le corps et les affects comme espace agissant et constitutif de l’activité oblige à un renversement des trois postulats présentés dans la théorie des fins et des moyens.
63Avec Joas (1999), nous pensons que comprendre l’action comme non rationnelle demande à prendre en compte l’importance du contexte dans un double sens. Toute action est située, par le fait qu’elle se déroule dans une situation donnée. Cela présuppose qu’un sujet agissant n’est jamais seul face à l’activité et que l’enchaînement des actes reste imprévisible. Les dimensions émotionnelles et spontanées sont intégrées à la compréhension de l’agir ; elles sont comprises comme source de coproduction portée par l’imprévisibilité de l’acte.
64Le modèle référentiel des fins et des moyens, déterministe, nous ramène à la définition de l’action chez Mendel. Mais si l’action, comme pré-acte, est intimement liée à des objectifs prédéfinis, l’acte, lui, n’est pas d’emblée dirigé vers des fins clairement identifiées en fonction desquelles s’effectue le choix des moyens. Nous pensons que les fins sont relativement indéterminées et ne se trouvent spécifiées que par une décision quant aux moyens à employer. La réciprocité des fins et des moyens signifie donc un jeu d’interactions entre le choix des moyens et la clarification des fins. En trouvant certains moyens à notre disposition, nous découvrons des fins dont nous n’avions même pas conscience auparavant.
Les end-in-view ne sont pas des états futurs indistinctement perçus, mais des projets qui structurent l’acte présent. Ils nous guident dans le choix entre différentes possibilités d’action, tout en étant eux-mêmes influencés par l’usage que nous faisons de ces possibilités. (Joas, 1999 : 165)
65La critique du modèle causaliste ne débouche pas nécessairement sur sa subordination à une compréhension systémique, mais vise à dégager un modèle où l’agir est conçu comme un processus qui, dans l’expérience quotidienne, n’est pas articulé en fins et moyens, ni en enchaînement de séquences de ce type (Libois & Wicht, 2004). L’activité affectuelle s’inscrit dans le temps de la rencontre, dans l’événement, là où l’activité rationnelle se trouve perturbée par l’imprévu. L’expérience prend force lorsqu’on considère qu’une pluralité de causes est impliquée dans le moindre acte et que tout agir provoque une multitude d’effets imprédictibles. Nous nous éloignons dès lors d’une conception de l’agir rationnelle qui s’appuie sur la pensée d’un sujet, seul capable d’intervenir en fonction d’un but prédéfini.
66Dès lors, il devient inopportun de considérer l’activité imposée ou prescrite – par soi-même ou par autrui – comme le prototype auquel doit se référer une théorie de l’action. Il s’agit d’accorder une importance essentielle à la différence entre les objectifs prescrits de l’extérieur et en soi (pré-acte) et les fins qui se dessinent, mais peuvent aussi être révisées et abandonnées, au sein même de l’agir. Les gestes de routine, l’agir chargé de sens, l’action créatrice, l’acte nourri d’une réflexion existentielle ne peuvent être pensés selon le schéma de la fin et des moyens (Joas, 1999).
67Ainsi compris, le concept de situation est susceptible de remplacer le schéma de la fin et des moyens comme catégorie fondamentale d’une théorie de l’activité. Si l’agir reste porté par des projets ou des objectifs, ceux-ci sont de l’ordre du pré-acte à différencier de l’acte. Dans le langage courant, nous disons que nous tombons dans une situation, qu’une situation se produit, que nous nous heurtons à elle ou que nous y sommes confrontés. Nous exprimons ainsi le fait que la situation est quelque chose qui précède notre acte – ou notre inaction – mais qui appelle aussi celui-ci, parce qu’elle nous « concerne », nous « intéresse », ou nous « affecte » (Joas, 1999).
Le risque est inhérent à l’acte
68Mendel s’est intéressé à comprendre l’enchaînement de l’action et de l’acte à travers une approche interculturelle, afin de sortir d’un regard par trop « ethnocentré ». Pour cela, il s’est penché sur la culture chinoise. Il a cherché, par effets de contrastes, à mieux saisir quelle est la particularité de la liaison « action-acte » à l’intérieur de la civilisation européenne. Du côté de la Chine, il relève que le rapport du pré-acte à l’acte est simple, car l’action ou le pré-acte n’existe pas en tant que tel. Ou, mieux dit, le pré-acte est, à lui seul, tout l’acte. Le pré-acte et l’acte sont de même nature.
69On imagine l’acte lui-même par anticipation sous sa forme la plus concrète et matérielle, dans un univers empirique, tout de pratique, de savoir-faire, d’esprit de ruse, de rappels d’expériences passées. En reprenant les mots de Mendel, nous pourrions dire que la clinique de l’acte est une clinique sans théorie. La sagesse antique chinoise réduit l’action à la simulation imaginaire et anticipatrice non de l’acte en général, mais de tel acte unique et précis, avec les caractéristiques de l’acte que notre philosophie refuse : le contingent, l’incertain, le risque.
70Ce qui est objet d’oppositions en Occident est pensé comme complémentarité qui forme la trame du monde sensible : vide et plein, ordre et désordre, positif et négatif, mâle et femelle.
71La conception chinoise inclut la ruse pour jouer d’articulations, alors que, en général, la sagesse occidentale pense en séparabilité : ruse et normalisation de l’acte s’opposent.
La pensée occidentale entend le risque comme un élément « extra acte », surajouté à l’acte […]. L’acte en son essence ne comporte pas le risque, et il faut, entend-on dire avec logique dans cette perspective, tendre absolument au « risque zéro » à l’intérieur d’une culture dite de sûreté. (Mendel, 1998 : 121)
72Le risque confronte le sujet à un réel qui ne sera jamais parfaitement maîtrisable.
73La pensée chinoise définit l’acte par sa dimension expérientielle et raisonne à propos de l’acte en partant du risque, en se centrant sur lui. Elle traite, et cela dès le pré-acte, tout acte comme une aventure à risque. La philosophie grecque de Platon a posé, elle, une séparation entre l’humanité et la nature. Descartes a placé l’homme comme maître et possesseur de son univers. L’Occident, dans sa logique « séparationniste », a appauvri l’expérience mais a parallèlement développé l’intelligibilité du monde.
74La culture chinoise a pris au sérieux la puissance et le mystère de la réalité naturelle et comparativement la faiblesse de l’homme. La réalité entre le monde sensible et intelligible s’articule dans une totalité. Du côté de l’Europe, nous assistons à une surdimension de l’action, de la prévision du devenir de l’acte. Pensée rationnelle et théorique porteuse du projet d’action. L’action est pensée comme téléologique, consciente, verbale, descriptible et reproductible. « Bien moins étudiée demeure la forme de pensée spécifique au sujet engagé de manière interactive dans la pratique proprement dite de l’acte » (Mendel, 1998 : 297).
5.3 Théorie contextualisée de l’agir
75L’agir contextualisé se définit comme un cheminement dans des systèmes de déterminations complexes.
76La réalité est indépendante des désirs de l’individu, mais ceux-ci peuvent aussi transformer la réalité.
77Le contexte est fortement agissant, mû par des forces exogènes comme les contextes sociopolitiques ou encore les contraintes légales, ainsi que par des forces endogènes produites, elles, par les interactions entre collègues ou encore par l’influence du genre professionnel, agissant directement sur le déroulement de l’activité au sein de la situation.
78Le sujet est un des déterminants de la situation, sujet compris avec ses dimensions cognitives et corporelles. Ainsi, la part de raisonnement, de calcul et de délibération n’est pas retenue comme force prépondérante au détriment de la perception directe, émotionnelle, sensible, corporelle. Le praticien dans ses intentions va être confronté, voire désorienté, par les autres déterminants actifs de la situation. Il est pleinement intégré à la situation, qui elle-même est agissante dans le cours de l’agir, impliquant de nombreuses forces (autrui, prescriptions, incidents, contre-capture…), cela dans une totalité dynamique. La situation est le reflet d’un contexte plus généralisé prenant en compte l’ensemble de l’environnement socioculturel.
79L’enchaînement des actes et des situations reste imprévisible, car le sujet n’est jamais seul impliqué dans l’agir. Le professionnel mobilise des moyens issus de la situation. Les compétences mises en œuvre permettent le cheminement d’un praticien dans un système de contraintes diverses, hétérogènes et parfois même contradictoires. Le concept de situation demande à tenir compte des dimensions émotionnelles et spontanées dans le déroulement de l’agir. Il s’agit d’accepter la part agissante du corps et ainsi d’intégrer la sensibilité, la réceptivité, la tranquillité ou la bougeotte dans l’interaction comme des compétences en œuvre dans l’activité (Piette, 2009).
80L’ensemble des données exposées nous incite à penser l’acte comme se détachant de l’intention première des éducateurs, se concrétisant ou prenant forme dans une logique propre et indépendante. Face à un enchevêtrement non maîtrisable, la capacité professionnelle se situe dans l’acceptation de cette non-maîtrise et dans la force à faire accepter et comprendre à l’environnement social et contextuel la richesse et la justesse de ces émergences hors normes préétablies. Ainsi, l’acte réel se définit par lui-même, dans le cours de l’activité. L’action prescrite pose des cadres, des normes, mais se dédouane d’une formalisation de l’activité réelle. Les textes en amont de l’activité sont indispensables comme repères permettant une construction de sens nécessaire au déploiement du travail humain. L’acte, lui, s’affranchit de ces données.
81L’ensemble des éléments apportés par la vignette La prise nous invite à repenser la constitution du schéma corporel dans les théories de l’activité.
82L’acte est donc objet d’interactivité entre un sujet et une réalité qui s’impose. Nous pensons que le découpage entre pré-acte (action) et acte permet de redéfinir la part d’intentionnalité et d’investissement du sujet au sein de l’agir. Précédemment, nous avons pensé l’activité comme non téléologique, en insistant sur la dimension située et sur l’importance de la corporalité engagée dans l’action. Avec Mendel, nous n’évacuons pas la part d’intentionnalité du sujet. Nous la comprenons comme intégrée à l’acte, mais dans sa dimension première, c’est-à-dire en amont de l’acte proprement dit, telle que nous l’avons analysée au sein de la vignette L’aspirateur.
83L’acte permet une interaction entre une part de soi maîtrisable, volontaire, et les forces en jeu provenant de la résistance posée par le réel, réel que nous pouvons définir ici au sens de Clot. Si l’acte est à la fois risqué et engagé par la volonté d’un sujet, le sujet n’est pas totalement subordonné à la non-maîtrise. Car, rappelons-le, le sujet fait preuve selon Mendel d’actepouvoir (Mendel, 1998 : 43), il est force de résistance aux facteurs d’oppression.
84Nous l’avons vu, l’indécidabilité de l’acte renvoie au concept d’événement et à une conception contextualisée de l’agir. « On décide une action, on rencontre l’acte. » (Mendel, 1998 : 7)
5.4 Le corps et la sexualité dans l’agir
85Sans l’examen approfondi de l’influence, et même de la force agissante que représente notre corps dans l’activité, nous risquons d’envisager sans conteste une relation activiste au monde, prenant en compte uniquement la force gestuelle, musculaire du corps. En nous appuyant encore une fois sur les travaux de Joas (1999), enrichis de ceux de Piette (2009), nous pensons que la théorie de l’activité se doit d’inclure les états d’être comme l’émotivité, le bien-être, le stress, l’affairement, la fatigue, etc. Ainsi, le corps ne se laisse pas réduire par la volonté. Il importe de trouver des points d’équilibre entre l’instrumentalisation du corps et d’autres types de corporéité qui seraient, eux, d’ordre pulsionnel et émotionnel.
86Une théorie de l’acte en situation prend en compte autant la réalité d’un contrôle corporel construit comme processus de socialisation que la manière dont l’individu perd prise ou encore apprend à relâcher le contrôle, c’est-à-dire la réduction intentionnelle ou non de l’instrumentalisation du corps. Les phénomènes de l’endormissement, très bien décrits par Merleau-Ponty, sont éloquents à ce sujet. Vouloir s’endormir et tenter de se « programmer » dans cette intentionnalité risque de contrecarrer un phénomène qui dépasse de loin toute injonction et peut s’avérer tout simplement contreproductif.
87Les professionnels de l’éducation sociale agissent dans un métier où le corps est en constante interaction, malgré les prescriptions fortes posées par les institutions en termes de toucher, de rapports corporels de proximité. Rapports entre corps qui nous amènent à ne pas oublier les dimensions érotiques de celui-ci dans l’agir.
88Le sujet est pris dans un processus complexe fait d’un enchaînement d’actes qui s’émancipent d’une méthodologie préconstruite. Le praticien peut penser le problème de manière abstraite, mais l’acte l’engage à plonger corporellement dans la situation qui mobilise ses sens, sa motricité. L’intelligence pratique – Tacit Skills pour les Anglo-Saxons – est une habileté tacite qui engage la subjectivité et le corps dans le travail. L’intelligence pratique, l’expérience informelle, la pensée concrète, la pensée associative, le savoir-faire, la culture pratique, le sens technique, l’expérience sensible, le sens de la matière : autant de mots proches, parfois synonymes, dont il est difficile d’appréhender la réalité concrète. Revenir au concept de la mètis, l’intelligence rusée décrite par Detienne & Vernand (1989), nous permet d’approfondir l’idée d’intelligence du corps.
89La mètis est une intelligence du corps engagée dans l’activité, mise en œuvre au cœur de l’acte. La pensée créative engage le corps, les affects, les sens, au-delà de la dimension cognitive prépondérante au niveau du pré-acte. L’acte se déroule en intériorité corporelle ; souvent, le praticien marmonne, parle tout seul face à la résistance du réel. Il imagine des scénarios possibles, des rencontres avec la réalité, tout en sachant qu’une part d’aléatoire est constitutive de l’acte. Il travaille bien souvent par essais et erreurs, par images qui se réfèrent à son expérience, mais qui vont devoir se modifier encore une fois en fonction de l’interaction avec la réalité. L’issue du résultat n’est pas acquise. Celui-ci est une aventure qui procure une stimulation quant au dépassement d’une répétition, d’un geste à reproduire. Nous pourrions dire, pour paraphraser Mendel, que l’acte se développe de manière intuitive et analogique. La pensée elle-même est en acte, dans le sens qu’elle se construit dans ces temps de contingence sans élaboration consciente et verbalisable. Nous pouvons distinguer les pensées qui anticipent l’acte des pensées en situation d’acte.
90Si nous nous référons à la différenciation entre le prescrit et le réel au sens de l’ergonomie de langue française, le savoir-faire chez Mendel se glisse dans l’écart des ergonomes. Le savoir-faire n’est pas objet uniquement de l’acte, dans le sens où il se nourrit de l’observation des règles de l’art, des connaissances théoriques de base, de l’expérience des gestes facilitateurs, des « ficelles du métier ». Tout comme le savoir-faire n’annule pas la dimension de risque intrinsèque à l’acte. Ce qui reste à inventer est justement ce qui n’a pu être mécanisé, ou, dans les relations de service, ce qui n’a pu être anticipé, ce qui ne peut être transférable. Nous le savons, les situations de stress mobilisent l’ensemble du corps, tous les sens se mettent en éveil, « surchauffent », alors que l’intellectualisation du faire privilégie les capacités réflexives dans l’après-coup par un regard méta sur l’agir.
91L’acte est en soi subjectif dans le sens où il engage la perception sensible et la motricité du corps. Les organes sensoriels sont des capteurs d’informations sur soi et sur autrui, en situation. En ce sens, l’acte est interactivité entre le sujet agissant, le contexte et la réalité au sein de laquelle il se déploie.
92Ainsi, le corps dans l’acte ne peut être oublié. C’est le corps dans sa triple dimension qui retient notre attention : le corps physiologique, le corps émotionnel et le corps érotique. Nous pouvons nous référer à l’acception phénoménologique qui appréhende le corps selon trois modalités accordées aux dimensions précitées. Le corps physiologique compris comme une réalité organique qui se plie aux lois biologiques. Un « corps-en-soi » qui se manifeste dans ses besoins alimentaires, dans ses dysfonctionnements compris au travers de diagnostics médicaux référencés à la maladie. Un corps subjectif, un « corps-pour-soi » qui renvoie au monde du ressenti, des émotions et un « corps-pour-autrui » référencé à l’intersubjectivité, dans ses capacités à entrer en relation avec autrui. Les dimensions érotiques liées au désir de l’autre ou les rapports sociaux chargés d’affectivité structurent le rapport à autrui. L’expérience émotive n’est pas traitée selon une approche psycho-physiologique, qui s’appuie sur des faits mesurables par des indicateurs organiques. Une telle conception développée par Damasio (2002) réfère le déclenchement des émotions et sentiments à une activité biologique et fonctionnelle dans une capacité d’adaptation à ce qui « arrive au sujet ». Celui-ci propose une distinction forte entre sentiments et émotions qui s’appuie sur la dimension visible de l’émotionnel en opposition au caractère privé et peu expressif des sentiments relevant du subjectif. Pour notre part, nous ne nous attacherons pas à cette différenciation et suivrons la proposition de Lacheb (2008) lorsqu’elle propose, à la suite de Mauss, une « contribution des sentiments au tissage du réseau relationnel propre au sujet et à l’orientation de ses attitudes envers autrui » (p. 196). Mauss (1968) insiste sur la dimension sociale des sentiments, soutenue par les normes sociales et influant sur les interactions affectives et corporelles. Quand le corps prend largement place dans la pratique éducative, les sentiments sont exacerbés à l’occasion d’une proximité des corps, à l’instar de l’arrivée d’une nouvelle personne qui met en éveil la part sensible et sexuée des corps en présence.
93La première séquence de notre vignette relate le désir fantasmé d’Ahmed à l’arrivée d’une nouvelle stagiaire au sein de l’équipe éducative, puis l’atteinte à sa dignité par l’accusation du baiser posé sur le cou d’un garçon ; le corps érotique est au centre de la scène. Le corps émotionnel est largement sollicité dans la séquence de montée en symétrie. Les jeunes se cherchent, Laurent tente de faire « mousser » Ahmed. La tension monte, exprimée par des gestes et des paroles violentes. Thomas, l’éducateur, utilise son corps, sa présence physique et émotionnelle pour calmer la situation, il reste auprès des jeunes et se positionne entre les deux. Il sollicite son corps-en-soi dans ses dispositions physiques, comme son corps-pour-soi dans son engagement émotionnel en cherchant à calmer la situation, et son corps-pour-autrui dans la réalité sociale de la relation du sujet avec autrui. Le corps est pleinement sollicité, il est à la fois objet de la problématique et instrument de réponse. Il ne s’agit pas d’un corps isolé, mais de l’articulation de corps en présence. Corps du travailleur social en lien avec celui de ses collègues et/ou celui des usagers. Dans les métiers de l’humain, le corps ne peut être pensé de manière isolée. Ce n’est pas la question du corps qui doit être retenue, mais celle du rapport des corps, une coprésence qui constitue le fondement de l’implication ; être là, dans le rapport à l’autre.
94Saisir l’activité des professionnels du travail social demande à s’intéresser également au non visible, à l’indicible, à ce qui se joue dans la présence à autrui et à la situation. Une activité professionnelle qui pourrait se comprendre dans la capacité à saisir l’implication des différents niveaux relationnels en jeu. Accompagner corporellement le mouvement de l’autre au fil de l’autonomie acquise.
La sexualité révélée par les adolescents
95La dimension particulière du corps désirant est généralement rapportée au cadre du privé, mais la délimitation de la sphère privée au sein d’un lieu de vie institutionnalisé pose des problèmes de frontière. Peut-on penser la chambre du jeune comme faisant partie de la sphère privée ou est-elle régie par les règles institutionnelles ? La question des relations sexuelles au sein des foyers fait partie des espaces d’intimité difficiles à appréhender et est l’objet de règles différenciées suivant les lieux et les situations individuelles. Il est délicat pour les praticiens d’évaluer ce qui relève du tolérable ou de l’intolérable, du licite et de l’illicite, ce qui découle d’un épanouissement ou ce qui pourrait être pensé comme dégradant ou dangereux pour le mineur.
96Quant à la règle des relations sexuelles entre jeunes et professionnels, le message est clairement porté par le principe de l’interdit de l’inceste. Pratiques prohibées, socialement inacceptables. La transgression de l’interdit relève d’une faute professionnelle grave. La scène éducative professionnalisée s’appuie sur un modèle interactif fait de conventions et de représentations relatives au système de valeurs dominant. Pourtant, les jeunes placés, dans leurs comportements parfois débridés, à la limite d’une normalité acceptable, placent les éducateurs dans des situations exacerbées, débordantes d’affectivité. L’espace éducatif est un lieu de rencontre agité entre acteurs sociaux qui se distinguent par leur vécu singulier ; vécu des jeunes, qui peinent à intégrer les caractéristiques du système normatif, et vécu des professionnels, qui projettent sur les adolescents les normes classiques des structures sociales. Espace éducatif de rencontre entre corps sexués qui se touchent et se donnent à voir réciproquement dans l’intimité de la vie en institution. La coprésence des corps évoque la manifestation de désirs, d’interpellations, de rejets qui sous-tendent subtilement la vie en communauté. Le corps des professionnels est indéniablement pris dans ces mouvements peu nommés et pourtant fortement agissants.
97Nous relevons, dans la situation présentée, une capacité à construire des manœuvres d’évitement et même d’effacement du corps dans ses modalités sexuées. L’éducateur peine à trouver les mots et l’expérience sensible du corps rend compte d’une dimension « cachée » ou « tue » de la relation pédagogique, à l’instar de l’étude de Lacheb (2008) dans le monde scolaire de l’éducation physique.
Le corps sexué oublié
98Prendre en compte le contenu des altercations entre les jeunes et aborder de front la question de la sexualité au foyer aurait peut-être permis l’émergence d’une réponse autre que la présence virile entre les jeunes afin d’éviter un corps à corps embrasé par la violence. Il paraît difficile d’appréhender une relation aux jeunes sans tenir compte de la part sexuée de leur identité. Les adolescents, dans la construction de leur identité sexuelle, affichent des comportements provocateurs. Ils mettent en scène, parfois avec insistance, leurs attributs féminins ou masculins.
99L’éducateur est bien souvent investi de désirs sexuels émanant des jeunes : un imaginaire qui déborde de faux espoirs. Il est opportun, dans une perspective de clarification et de dégagement, de travailler sur ce qui franchit la frontière du réel. Avec Jeammet (2008), nous pensons que :
Quelqu’un qui est trop en attente ne sait plus différencier son propre désir de celui des autres. Il est dans un état de gêne et de confusion d’autant plus grandes que ses relations de plaisir ou de satisfaction créent un rapproché exagéré avec un des adultes auquel il est attaché. (p. 133)
100A contrario, il paraît dénué de sens de construire un lien d’accompagnement neutre et désincarné. Dans le face-à-face éducatif, le corps est mis en mouvement, il s’affronte à autrui, il se montre, faisant preuve de grâce ou de disgrâce. Le corps du professionnel est largement investi dans sa dimension sexuée, mais cet état de fait reste le plus souvent sous silence.
101Les travailleurs sociaux sont régulièrement confrontés à la vie intime des personnes dont ils ont la charge et, en miroir, à leur propre sexualité. Pourtant, ils ne se sentent pas ou peu légitimés à entrer en matière sur ces questions. La part sexuée du corps est renvoyée à une prise en charge spécialisée se référant au champ médical ou thérapeutique. La période de l’adolescence raconte l’histoire du passage de l’enfant à l’adulte ; l’adolescent est sans cesse pris à partie par le regard d’autrui sur son corps en pleine transformation. La puberté est une période de gêne, de mal-être et d’expérimentation d’une sexualité en devenir.
102L’Organisation mondiale de la santé (2002) insiste sur une approche positive et respectueuse de la part sexuée en soi. Dans la définition de la santé sexuelle qu’elle énonce, il est fait mention :
[…] du besoin d’une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, et la possibilité d’avoir des expériences sexuelles qui apportent du plaisir en toute sécurité et sans contraintes, discrimination ou violence. […] (OMS, 2002)
103Notre vignette illustre le non-respect et la discrimination portés par les jeunes sur les pratiques d’un membre de leur communauté. L’absence de métacommunication sur l’agression verbale ne favorise pas une prise en compte de la sexualité comme vecteur de santé.
104Nous relevons, au travers de la présence masculine forte de l’éducateur, la recherche de contacts doux en opposition à l’agression verbale. La douceur des propos et du ton employé par l’éducateur s’oppose à la dureté des accusations et à la violence latente. La recherche de contacts amicaux est proposée en remplacement de relations dures et blessantes. Pourtant, nous pensons que la douceur ne doit pas être pensée comme un modèle de lien annulant les dimensions plus agressives de l’existence. Répondre par une présence physique apaisante est certes un acte bienveillant, mais nous le considérons comme une réponse partielle et insuffisante en termes d’acte éducatif. Le maintien de l’ordre et de la paix sociale ne suffisent pas à produire un acte porteur d’émancipation et de développement de la personne. Il importe de prendre en compte l’ambivalence présente en tout homme entre amour et haine, et ainsi de travailler en association plus qu’en tentative de remplacement.
Dans l’opposition on s’appuie sur l’autre tout en méconnaissant qu’on en a besoin, puisqu’on n’est pas d’accord avec lui. C’est l’une des clés pour comprendre l’importance des conduites négatives des adolescents, même s’il existe des facteurs d’ordre divers. […] Le piège et le drame, c’est que le comportement négatif est pour l’adolescent un moyen d’affirmer son identité et sa différence. (Jeammet, 2008 : 133)
105Dans la situation analysée, l’altercation sur les pratiques sexuelles est doublée d’une agressivité qui exprime pleinement la difficulté à aborder la part sensible de l’homme.
106L’éducateur cherche à atténuer le conflit par une présence rassurante et, simultanément, par un étouffement et un détournement de la situation.
107Nous pensons avec Gutton (2008) que, lors de situations conflictuelles, l’engagement du corps est certes efficient et approprié, mais qu’il se doit d’être accompagné d’un positionnement verbalisé, d’une capacité à développer un point de vue et de le mettre en discussion.
Si l’on veut éviter des actes destructeurs, des actes de haine (destructivité), il faut entrer dans les conflits de personnes, y jouer une carte de modérateur engagé ; il faut discuter, affirmer son point de vue. (p. 109)
108L’opposition et le lien fort entre amour et haine, entre tendresse et agressivité, peuvent être source d’un travail expressif et réflexif ne cherchant pas à exclure les conflits, mais à les dédramatiser et, ainsi, à produire une capacité d’expression sur l’amour comme sur la haine.
109Engager une discussion sur le besoin de relations privilégiées avec une stagiaire aurait été l’occasion de rappeler la règle et d’engager une réflexion collective sur la sexualité, l’amour et la haine, et leurs diverses manifestations au sein du cadre de vie collectif. Si les dimensions violentes sont régulièrement présentes dans les situations de la vie quotidienne en foyer, nous pensons que les situations porteuses d’amour ou plus précisément de tendresse et d’amitié entre jeunes, entre jeunes et adultes, sont peu retenues comme pratiques éducatives efficientes. Ramener l’interdit sexuel à la possibilité d’engager des rapports de tendresse vis-à-vis des professionnels comme des autres jeunes permettrait de travailler à l’acquisition d’une autonomie affective au travers de l’expérimentation de nouvelles modalités relationnelles à soi et à autrui. « Le paradoxe central du développement : plus on est en insécurité interne, plus on dépend d’autrui pour se rassurer, moins on peut recevoir. » (Jeammet, 2008 : 119)
110Pour accompagner les jeunes à travers l’intensité des émotions exprimées lorsqu’elles se libèrent, pour supporter la force des mouvements pulsionnels qui s’actualisent, les éducateurs doivent pouvoir compter sur un environnement propice à l’accueil de ces manifestations sans crainte de se sentir « en faute » par rapport aux règles de l’institution. Auquel cas, ils auront toutes les chances de se sentir eux-mêmes débordés par ce qui arrive et ce qui leur arrive. « La menace de débordement et de désorganisation apparaît comme la crainte centrale de l’adolescent et, au-delà de celui-ci, de l’être humain. » (Jeammet, 2008 : 131)
111La part de douceur et de tendresse, comme l’agressivité ou la violence, a partie liée à la consistance physique et émotionnelle engagée par les professionnels. Il est attendu ici une exigence de qualité qui requiert non seulement une théorisation de ces différents plans, mais aussi une capacité à les faire vivre au sein des relations duales et collectives.
La tendresse, un sentiment propice à l’épanouissement
112En regard de la vignette, nous pensons que l’éducateur déploie au sein de son agir une force sentimentale portée par la tendresse ou l’empathie. Expliciter la différence entre attachement et tendresse d’une part, et désir sexuel d’autre part, nous paraît essentiel. La tendresse nécessaire au développement de l’enfant, mais aussi à l’épanouissement du jeune et de l’homme, est un sentiment à extérioriser, à partager, spécifiquement avec des adolescents qui n’ont pu exprimer ce sentiment librement dans leurs contextes familiaux. Expérimenter cette modalité de relation à autrui semble essentiel dans le soutien aux personnes en souffrance. Reconnaître le besoin de tendresse, le plaisir de contacts doux et rassurants, a « une fonction à part entière qui est d’unification et de sécurisation et non pas de satisfaction libidinale ratée ou appauvrie » (Delourme, 1996 : 30). La tendresse partagée peut se déployer au sein d’un cadre qui demande bien souvent à être clarifié, redélimité. Ce processus d’apprentissage de l’expression de sentiments au sein d’un cadre protégé de tout abus d’annexion par autrui est un des axes de travail délicats de l’éducateur social. L’éducateur reste le gardien des règles de fonctionnement du système éducatif dont il est, à certains moments, le maître d’œuvre. Delourme (1996), au sein d’un article sur la tendresse dans le cadre d’un processus thérapeutique, décrit la complexité du travail engagé sur l’émotionnel.
Le travail émotionnel n’est rendu possible et efficace que par la double attitude du thérapeute : d’un côté sa présence intègre, sa sensibilité et sa solidarité chaleureuse, de l’autre, il reste un « poseur de lois » dont l’esprit critique est toujours en éveil. (p. 27)
113L’éducateur, dans l’accompagnement au quotidien, est constamment confronté aux deux positionnements. Implication relationnelle et distanciation au sein d’une même situation. C’est assurément une entreprise difficile à tenir, qui demande une attention toute particulière à ce qui se dit et à ce qui se vit. La force de présence réflexive et émotionnelle que cela engendre ne peut être assumée et assurée en continuité. Ici, le travail en duo s’avère à nouveau indispensable afin de pouvoir tenir une posture engagée émotionnellement, mais aussi pour parvenir à se dégager en passant le relais à un pair.
Proposer une alliance « narcissique » suffisante pour faire contrepoids à une insécurité interne trop importante, et rendre tolérable l’établissement d’une relation et l’émergence d’une conflictualité. Créer, donc, les conditions d’un cadre contenant autorisant un travail sur les contenus. Il faut assurer deux choses, à la fois la continuité et la possibilité de mettre du tiers comme protection de la relation d’emprise qui guette en permanence. (Jeammet, 2008 : 140)
114Le travail de présence soutenue et d’expression de sensibilité, de tendresse vis-à-vis d’un usager ou d’un groupe, ne consiste pas en des épanchements intrusifs, mais en manifestations de coprésence, dont la discrétion peut être une qualité indéniable. La tendresse désigne la sensibilité et la subjectivité engagées dans l’acte. La tendresse est un état intérieur, une disposition personnelle qui mobilise une subjectivité sensible, qui elle-même donne sens et profondeur aux processus interactifs, aux échanges éducatifs. Cet état relève d’une implication affective, souvent décriée, car jugée comme dangereuse et envahissante. Pourtant, la part affective de l’acte ne peut être évacuée des processus éducatifs, d’autant plus dans l’accompagnement de la vie quotidienne en foyer. L’acte comprend une part affective, mais ne s’y limite pas. De cet engagement face à autrui, en situation asymétrique, deux phénomènes doivent être prohibés : le copinage et la part amoureuse de la relation à autrui. Une tendresse engagée dans l’acte, mais réfléchie et cadrée par l’institutionnel.
115L’acte d’attention à autrui par le média de la tendresse peut être pensé comme un geste professionnel apaisant ou, comme le dit Ricœur, une manifestation sans passion de l’amour (Delourme, 1997 : 196). Dans ce sens et face à la provocation verbale des jeunes, l’acte de tendresse pourrait être une réponse possible à l’élan sexualisé, fortement présent au temps de l’adolescence et encore plus exacerbé dans le cadre d’un internat pour garçons. Oser la tendresse demande un travail constant sur la clarification des modes relationnels en jeu, mais permet à l’éducateur d’exprimer corporellement et verbalement un attachement à autrui. Les éducateurs ont manifesté dans la séquence présentée une présence corporelle proche et un intérêt marqué à la situation en s’impliquant à l’intérieur d’un conflit latent. Nous pensons que la tendresse dans le lien à autrui est porteuse d’une facilitation à la quête de sens. Elle est un lien entre acte et signification de l’acte. Elle permet une ouverture à une articulation entre affectivité et raisonnement sur ce qui se joue pour soi et pour autrui. Maintenir un arbitrage entre ouverture au ressenti et réflexivité est la part professionnelle qui dépasse les simples relations familiales saturées d’affects tels qu’une sensiblerie étouffante. Cette dimension professionnelle aurait demandé d’aborder de front et avec intelligibilité les propos lancés par les jeunes concernant la sexualité au sein du foyer et la moquerie liée aux relations homosexuelles.
116Si l’on consent que s’engager dans l’acte revient à intégrer une part d’inexpliqué, l’acte peut revêtir soit un lâcher-prise dans la reconnaissance d’un advenir possible, qui surpasse mais n’annule pas toute intention de prévoyance, soit la recherche désespérée d’une maîtrise, d’un contrôle tendu vers le risque zéro. En continuité de Mendel, nous pensons que l’acte demande à prendre en considération la notion de risque. Le risque exprime la nature de l’acte. Nature au sens fort du terme, dans ses dimensions qui échappent à la volonté de l’homme.
117C’est en cela que les métiers de l’humain imposent une double exposition à l’inattendu. Le risque inhérent à tout acte, doublé de l’inattendu dû à la confrontation à autrui. Autrui investi comme objet d’intervention, qui pose de fait une résistance à ce qui lui est assigné. Autrui étant pris lui-même par une dimension incontrôlable de ce qui lui arrive.
118Bien sûr, il est des actes plus routiniers, moins risqués, et c’est en cela que l’accompagnement dans la vie quotidienne, dans les actes de tous les jours, permet une intervention sur autrui plus douce, moins brutale, moins anxiogène pour les personnes en souffrance. Prendre en compte la dimension risquée de toute intervention demande à penser et à travailler sur la part anxiogène que celle-ci revêt. Pour Mendel, il n’est pas d’acte sans un sujet conscient qui s’engage dans un projet de confrontation avec la réalité, la sienne et celle d’autrui. Face à cet engagement dans l’acte, la part de risque exposée varie. L’acte peut se situer dans un principe de réalité haute, ce qui signifie une part de risque très importante, proche de l’aventurisme.
119Communément, l’acte se trouve dans une zone moyenne. « Acte le plus acte », dans le sens d’un équilibre entre engagement du sujet et réalité affrontée. C’est ici que se développe au mieux « l’acte comme aventure ».
120L’acte dans sa limite basse requiert une prise de risque minime. Position qui donne une place prédominante au sujet porteur de l’acte. C’est dans cette zone que se situe le modèle d’action basé sur l’objectif du risque zéro. Dans un projet de maîtrise de l’acte, l’intervention professionnelle se construit indubitablement pour autrui, sur autrui, ce qui réduit au minimum les dimensions de coactivité ou de co-construction de l’activité ; ou encore, pour le dire autrement, la volonté d’une maîtrise dans l’acte contrecarre la dimension éducative de la contre-capture, tout comme la notion d’acte pouvoir de l’éducateur comme de l’usager.
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