Entre impasse et dépassement
Les pratiques artistiques dans l’insertion socioprofessionnelle de jeunes adultes
p. 323-335
Résumé
Dieser Artikel behandelt die Frage der sozialen und beruflichen Integration junger Erwachsener, welche sich in einer schwierigen psychosozialen Situation befinden und im Kanton Waadt Sozialhilfe (Revenu d’Insertion) beziehen, anhand einer soziologischen Untersuchung, die im Rahmen eines sozialpädagogischen Programms in Lausanne, das sich den darstellenden Künsten widmet, gemacht wurde. Die Auswertung der ersten Resultate bezieht sich auf den Sinn und Nutzen, welche die Teilnehmenden der Kunstausübung zuschreiben. Besonders hervorgehoben werden die Strategien der Identitätskonstruktion und die subjektiven Mittel, welche gegen die Stigmatisierung eingesetzt warden.
Texte intégral
Les mutations de l’économie et des systèmes de production comme facteurs de précarité
1Depuis deux décennies, les questions de l’accès et du maintien des individus au sein du marché de l’emploi ne sont plus perçues de la même manière qu’elles l’étaient en Suisse, jusqu’au début des années nonante. Nous constatons que le type actuel de chômage est structurel, en raison notamment d’un ralentissement de la croissance, de l’évolution du système de production, de l’expansion de nouvelles technologies telles que le traitement de l’information, la numérisation des données et les réseaux interactifs de communication. Le système de production nécessite, par conséquent, de moins en moins de travailleurs et des qualifications de plus en plus pointues et spécifiques.
2Il s’agit également de prendre en considération les effets provoqués par la mondialisation et la libéralisation des marchés. Afin de maintenir un certain seuil de compétitivité, plusieurs entreprises n’hésitent pas à délocaliser leurs sites de production vers des régions où la fiscalité et le coût de la main-d’œuvre sont moindres. Cette compétition exacerbée entre les entreprises locales et les multinationales a pour effets d’entraîner une très vive concurrence et de rechercher l’augmentation des bénéfices à tout prix. Afin de satisfaire leurs visées, les entreprises misent sur l’utilisation de nouvelles technologies et l’automatisation des systèmes de production au détriment des postes de travail.
3Enfin, les causes mentionnées précédemment sont souvent accompagnées d’enjeux boursiers et financiers. Ces différents facteurs créent donc un chômage massif et remettent en cause la définition classique de l’emploi, c’est-à-dire un emploi à durée indéterminée et que l’on occupe une bonne partie de son existence.
De la politique d’activation des individus comme norme d’autonomie
4Les différentes crises économiques que traversent les sociétés occidentales depuis une quinzaine d’années et la mise en place de politiques d’obédience néolibérale ont provoqué une remise en question de l’Etat social tel qu’il avait été défini, notamment par une offre de couverture assurantielle permettant de répondre aux risques rattachés au salariat, tels que le chômage, la maladie et le handicap. D’un Etat social passif incarné par l’Etat-providence, nous sommes passés à un Etat social actif dans lequel les individus sans emploi doivent faire la preuve de leur volonté de regagner le marché de l’emploi. Car il appartient aujourd’hui à l’individu de démontrer sa capacité à trouver ou à retrouver sa place de « producteur-consommateur » sur le marché de l’économie libérale, et cela passe nécessairement par l’obtention d’un emploi :
… il y aurait désormais, derrière la notion d’activation, cette idée qu’il appartiendrait à tout un chacun de « faire en sorte que » ou de « mettre des choses en place » face à la menace du risque ou face au destin. Nous serions en quelque sorte tous responsables face au chômage, face à la maladie, face à l’échec scolaire et aux aléas de la vie, car il nous appartiendrait de gérer notre propre parcours de vie. (Vrancken 2010 : 20)
5Du coup, si l’individu, pour différents motifs et après plusieurs tentatives de recherches d’emploi, n’obtient toujours pas d’emploi, l’une des conséquences négatives engendrées est le risque de psychologisation de sa situation de chômage, comme le souligne Didier Vrancken : « … dans ce contexte d’activation des personnes et de leurs capacités, la thématique du travail sur soi a, dans ce contexte, de beaux jours devant elle comme mode de régulation des échanges et de traitement des problèmes sociaux » (Vrancken, Marquet 2006 : 67). L’individu doit faire face à son propre échec et demeure responsable de sa situation. D’autant plus s’il ne parvient pas à retrouver une autonomie financière et qu’il émarge à l’aide sociale pour subvenir à ses besoins. Il devra, dans ce type de situation, à la fois appréhender le fait que sa position sociale aura affecté sa confiance et son estime de soi, mais également faire face au fait qu’il sera vu comme un individu déficitaire et psychologiquement fragile. Cette vision de la personne précarisée justifie sa condition d’assisté et, par conséquent, dédouane la société de toute responsabilité en termes de causes et de conséquences.
Des programmes d’insertion comme réponse à la problématique de l’accès à la formation professionnelle
6Au printemps 2005, le Conseil d’Etat vaudois engageait une action de mise en place d’un dispositif d’insertion socioprofessionnelle destiné spécifiquement aux jeunes adules âgés entre 18 et 25 ans émargeant à l’aide sociale. Cette initiative a été provoquée à la suite du constat qu’un nombre croissant de jeunes adultes recourait au soutien social et financier des Centres sociaux régionaux (CSR) pour subvenir à leurs besoins, en raison de situations difficiles telles que rupture d’apprentissage, difficulté à entrer dans le monde du travail en raison d’un nombre insuffisant de places de formation ou relations conflictuelles avec les parents. Dès l’automne 2005, plusieurs organismes d’action sociale tels que l’Œuvre suisse d’entraide ouvrière, Caritas ou encore Le Relais ont bénéficié du soutien du Service de prévoyance et d’aide sociales pour construire et gérer des programmes d’insertion sociale et professionnelle visant à faciliter l’accès à la formation ou à l’emploi pour celles et ceux qui ne pouvaient le faire uniquement par leurs propres ressources. Ces programmes ont été élaborés de manière à être complémentaires et à offrir des expériences différentes, permettant, par exemple, aux jeunes adultes d’être confrontés à des normes et exigences professionnelles ou par une offre d’activités et de cours ayant pour objectifs de renforcer la socialisation et les connaissances scolaires de base. Les jeunes adultes sont contraints à participer à ce type de prestations sous peine de sanction en cas de refus.
7Ce nouveau modèle de l’insertion des jeunes adultes succède au dispositif de la « transition 1 » composé, entre autres, de l’Office professionnel de transition et d’insertion et des semestres de motivation et le complète. Il se démarque de l’ancien modèle à travers deux mesures dont la nature des prestations porte sur des pratiques artistiques. Il s’agit du programme ACCORD du Centre de formation Impulsion à Renens et du programme « Scenic Adventure » de la coopérative Démarche à Lausanne. Si le premier utilise la communication visuelle (photographie, vidéo, infographie et graphisme) comme support d’accompagnement, le second programme repose sur les arts de la scène, le but étant la création et la présentation d’un spectacle public.
Les arts de la scène comme supports de la réalisation personnelle
8Constituée en 1998, Démarche est une société coopérative à but non lucratif ayant entre autres pour objectif de mettre sur pied des actions de formation et des programmes de réinsertion à l’intention de personnes en situation de chômage.
9Un premier atelier théâtral a vu le jour au début des années 2000. Il a été animé par l’humoriste français Olivier Lejeune. Il regroupait des chômeurs au bénéfice d’emplois temporaires subventionnés. L’intention de cette initiative de lutte contre l’exclusion était de permettre aux demandeurs d’emploi de retrouver confiance en eux grâce à la scène. La coopérative Démarche souhaitait, à travers le théâtre, développer les dimensions suivantes : travail sur l’estime de soi, amélioration de sa capacité à communiquer, acceptation du regard des autres, créativité et imagination1. Olivier Lejeune témoigne ainsi de cette expérience avec les chômeurs :
« Quand mes batteries sont vides, alors je monte sur la scène d’où j’aspire l’amour et l’énergie du public. Le public, c’est comme un panneau solaire. Mes élèves de Démarche le sentent et captent cette énergie. En quelques séances, ils font des progrès incroyables. Sous les feux de la rampe, ceux que la société considère comme de la « mauvaise herbe » s’épanouissent pour devenir des tournesols ». (Stucky 2002 : 2)
10C’est en 2007 que le programme « Scenic Adventure » a été mis sur pied. Il propose des activités artistiques et créatrices (multimédia, musique assistée par ordinateur, stylisme et création de vêtements, décoration et création d’objets, danse, expression théâtrale et chant) à trente jeunes adultes, dans le but de mettre en scène un spectacle. Les ateliers sont complétés par des démarches de recherche d’une formation ou d’un emploi. Les objectifs de ces prestations animées par une équipe socioéducative, des responsables d’atelier et des intervenants extérieurs (artistes et enseignants) visent à redonner confiance et à identifier les potentialités de chacun, dans une idée de développement et de consolidation des compétences personnelles et sociales. La finalité de la mesure d’insertion est l’obtention d’une place de formation, en particulier par le biais de la construction d’un projet professionnel.
Une recherche pour objectiver les apports des pratiques artistiques dans le champ de l’insertion socioprofessionnelle
11Notre choix s’est porté sur le programme « Scenic Adventure » pour mener à bien notre recherche portant sur la place et les fonctions des pratiques artistiques dans le champ de l’insertion des jeunes adultes. En effet, nous postulons que les pratiques artistiques et culturelles participent à l’élaboration d’une identité positive chez les jeunes adultes stigmatisés par le fait d’être tributaire d’un revenu d’insertion (RI). Nous pensons également que participer à un programme incluant l’art comme support favorise le lien social.
12Dans un premier temps, nous avons opté pour une approche d’observation participante en animant un cours d’introduction à la photographie dans le cadre de l’atelier multimédia, qui s’est tenu durant les mois de février à juin 2009. Cette démarche ethno-méthodologique nous a offert l’opportunité d’observer les interactions entre les divers acteurs du programme, mais surtout de créer un lien de confiance avec les participants, de manière à recueillir leurs témoignages dans une perspective longitudinale, afin de comprendre les effets de leur participation sur leur parcours d’insertion. Une seconde série d’entretiens a été menée en novembre 2010 pour compléter les informations obtenues en 2009.
Des trajectoires de vie ponctuées d’obstacles et de difficultés
13Le parcours de la majorité des jeunes adultes interrogés se caractérise par une scolarité plus difficile au moment de leur adolescence, plus particulièrement entre la 7e et la 9e année du niveau secondaire. Certains participants au programme ont témoigné d’une situation de conflit familial important. Ce qui a certainement favorisé un déséquilibre de l’état psychoaffectif au moment du développement à ce stade de l’adolescence. D’autres ont exprimé une insatisfaction à propos du soutien lors de la phase d’orientation professionnelle. Ils n’auraient, en effet, pas obtenu suffisamment d’informations au sujet des possibilités de formation. Enfin, pour certains participants, le processus d’orientation s’est opéré durant un programme organisé par un office professionnel de transition et d’insertion, ou durant un semestre de motivation destiné aux jeunes adultes au chômage.
14Les jeunes adultes qui ont eu recours au RI par un CSR (Centre social régional) l’ont fait, entre autres, à la fin de la période d’indemnisation de l’assurance chômage, ou parce que le revenu du ou des parents ne suffisait plus à subvenir à leur besoins. Enfin, l’une des raisons invoquées pour recourir au RI porte sur le départ du jeune adulte du foyer familial ou le choix de ce dernier de venir s’établir en Suisse.
Les premières réflexions découlant de la recherche
15A ce stade de notre recherche, nous souhaitons mettre en évidence deux aspects repérés au travers des récits des jeunes adultes. Le premier concerne les apports des pratiques artistiques exercées par les participants sur leurs compétences et leurs ressources, le second touche plus spécifiquement la question de la construction identitaire et des stratégies d’adaptation face aux travailleurs sociaux.
Les dimensions utilitaires des pratiques artistiques et les effets sur l’identité
16En ce qui concerne les apports de l’art et de la créativité, nous distinguons plusieurs types d’utilité permettant aux jeunes adultes de gagner en compétences et en reconnaissance.
17Le premier type observé concerne la possibilité de s’exprimer mais plus encore, d’exprimer sa singularité. Cette dynamique cathartique peut être identifiée lors de la rédaction d’un texte relatif à l’une des scènes qui seront jouées durant le spectacle ou lors des répétitions. Cette prise de parole est pour Julien2 la possibilité, par exemple, d’affirmer qu’il a sa place dans la société et que l’image qui lui est attribuée n’est pas celle qu’il réclame : « … on veut faire quelque chose de bien. Au fond on est des jeunes et on propose des trucs quand même. On n’est pas des crevards, on propose des trucs et puis voilà, on essaie vraiment de s’en sortir, de faire les choses bien » (Entretien avec Julien). La création d’images, de textes ou de sons permet également un mieux-être, comme le souligne Claude : « Le fait d’écrire, de coucher ce que vous ressentez sur le papier, ça permet de soulager, d’être mieux avec soi » (Entretien avec Claude). Pour Monica, la pratique artistique peut être comprise comme un vecteur d’expression des tensions accumulées dans le cadre des cours organisés au sein du programme ou dans la vie quotidienne : « … au théâtre on n’arrive plus à se libérer. On se lâche par rapport à toute la tension qu’on a eu des cours, la vie de tous les jours. On peut faire un peu les fous, on s’exprime fort, on crie, on chante, on bouge beaucoup, donc c’est relaxant » (Entretien avec Monica). Ils ont le sentiment d’occuper une position qui leur laisse une marge de manœuvre pour négocier, par exemple, des éléments du spectacle.
18Le second type d’utilité repéré porte sur les compétences. Les ateliers multimédia et décoration sont considérés comme des lieux où des capacités techniques peuvent être acquises et renforcées, comme l’a vécu Victor :
« Par rapport à la construction de tout ce qui est les décors de théâtre, j’ai apporté beaucoup parce que je suis assez fort dans le domaine de la construction et j’ai beaucoup d’expérience sur le chantier et je donne beaucoup de conseils, parce qu’il y a beaucoup de personnes qui n’ont jamais utilisé certaines machines... ». (Entretien avec Victor)
19La force de la créativité des jeunes adultes peut être alors éprouvée et vérifiée par eux-mêmes, ainsi que par le responsable d’atelier. Les arts visuels et appliqués sont considérés, par conséquent, comme des supports qualifiants en relation directe avec le monde professionnel.
20Une autre fonction porte sur l’expérience personnelle en matière de pratiques artistiques. La moitié des jeunes adultes rencontrés ont une pratique privilégiée et régulière avec la danse, la musique, le chant ou l’écriture. Certains ont même plusieurs pratiques à l’image de Monica :
« Je faisais de la danse. J’en ai toujours fait et j’ai toujours dessiné. Mes parents m’ont mise dans des écoles de dessin et j’avais des cours de dessin américain. J’avais aussi des cours de peinture, donc j’avais de bonnes bases. Que j’ai un peu perdues, mais je vais sûrement remettre en pratique au fur et à mesure ». (Entretien avec Monica)
21Le dernier type d’utilité remarqué est lié au sentiment de liberté. La création artistique peut être vécue comme la possibilité de se sentir libre de toute relation de contingence comme en témoigne Mario, qui parle d’un sentiment de liberté à partir de l’écriture et du dessin :
« …pour moi, l’écriture et le dessin, c’est la seule façon de s’exprimer sans être interrompu. Tu te lâches, tu t’éclates. Pour moi, la vraie liberté elle est dans l’écriture et le dessin. Après, les autres, s’ils ne veulent pas les voir, ils ne les voient pas, mais moi ça ne m’empêche toujours pas de dessiner. On peut me couper les mains, je peux toujours dessiner avec les dents. Donc si vous voulez m’empêcher de dessiner, il faut me tuer quoi. La véritable liberté pour moi, c’est le dessin, l’art on va dire en général ». (Entretien avec Mario)
22Nous comprenons, à la suite de ce témoignage, que la participation à un programme d’insertion comportant des pratiques artistiques favorise l’acquisition d’une expérience qui est vécue positivement. Les différentes appréhensions qu’ont les participants montrent combien l’art et la création renforcent des ressources qui sont d’abord personnelles. La sociologue Catherine Delcroix parle de ressources subjectives lorsque des individus en situation de domination développent des compétences pratiques qui leur permettent de construire un projet personnel :
Plus généralement, il faut entendre par ressources subjectives les énergies physiques, mentales et morales qu’un individu développe à un moment donné de son existence, ainsi que des savoirs et des savoir-faire qui lui permettent de mobiliser à bon escient ses énergies, voire celles de ses proches, pour répondre à des besoins et réaliser des projets. (Delcroix 2005 : 227)
23Les ressources subjectives participent également, par leur mise en application, à la construction d’une forme d’autonomie chez certains jeunes adultes. Il ne s’agit pas d’abord d’une norme d’autonomie sociale telle que l’entendent les professionnels de l’action sociale, qui se manifeste, notamment, par l’occupation d’une place de travail, mais c’est surtout par la possibilité de concrétisation d’un projet personnel.
24Cette dynamique permet aussi de déjouer les effets de prescription identitaire que subissent les assistés sociaux lorsqu’ils doivent répondre aux exigences de normalité de la part des services sociaux. L’enjeu se situe dès lors dans l’élaboration d’une identité « pour soi ». L’activité personnelle sera le moteur de cette constitution identitaire, comme le souligne Kaufmann, « …l’idée de projet est justement au cœur même de la révolution de l’identité : chacun peut se créer différent, en se rêvant d’abord, puis en passant du rêve au projet, enfin à la mise en acte » (2004 : 232). Il poursuit en précisant que c’est bien la réalisation d’une activité qui permet la rupture avec une position défensive caractérisée notamment par la routine.
La trajectoire de Lionel ou l’illustration d’une recherche d’autonomie contrariée
Agé de 28 ans au moment de sa participation au programme « Scenic Adventure III » en 2009, Lionel a principalement participé aux activités de l’atelier multimédia. La scolarité de Lionel a été ponctuée de difficultés dès le début de l’adolescence et entravée par des problèmes de santé, qui ont suscité une phase de révolte. Pour pallier ces difficultés, Lionel a fréquenté différents établissements privés, mais sa santé fragile et les traitements qu’il devait suivre ne lui permirent pas de suivre son cursus de formation de manière satisfaisante.
Lionel était en rupture scolaire, lorsque dans le courant de l’année 2000, une connaissance lui proposa d’ouvrir un magasin de disques avec elle. Intéressé par cette offre de collaboration, Lionel a donc inauguré son entrée dans la vie professionnelle en se lançant dans l’aventure de la vente en qualité d’indépendant. La mise en place de ce projet commercial et sa réussite ont pu être effectifs grâce au soutien financier de sa mère et de son parrain. Cette expérience a néanmoins pris fin après quatre ans, à cause de difficultés relationnelles avec son associé notamment. Bénéficiant toujours du soutien financier de sa famille, cette interruption d’activité professionnelle n’a d’abord pas affecté Lionel d’un point de vue économique, mais des problèmes familiaux ont rapidement mis fin à cette aide. Lionel s’est alors adressé à l’Office régional de placement, organe de gestion de l’assurance chômage. Toujours sans solution d’emploi, il a dû se tourner vers les services sociaux pour obtenir le RI, afin de subvenir à ses besoins. Il s’est ensuite inscrit à l’Unité d’insertion du Centre social régional de Lausanne. En 2009, après un premier refus de participer à la mesure « Scenic Adventure » – notamment en raison du spectacle, Lionel a finalement accepté cette proposition de sa conseillère en insertion à condition de ne pas tenir de rôle sur scène. Lionel a investi l’atelier multimédia de ce programme avec un intérêt plus particulier pour la vidéo et la photographie : « C’est super intéressant, on apprend quelque chose, c’est agréable à l’œil. Ce n’est pas une extase totale. Quand j’appuie sur le déclencheur vous voyez, ou quand je vois une photo, c’est voir quelque chose de beau, c’est avoir le plaisir. On apprend, vous voyez » (Lionel).
En août 2009, à la fin de sa participation à la mesure « Scenic Adventure », Lionel n’avait pas de perspectives professionnelles très précises. Au printemps 2010, Lionel s’était désinscrit du RI grâce au nouveau soutien financier de sa mère. Lionel logeait dans un palace de Lausanne et projetait un voyage en Inde avant de remettre l’ouvrage sur le métier pour se lancer dans un nouveau défi commercial.
25Le récit de Lionel donne à voir que le recours à l’aide sociale a eu pour fonction de répondre à un épisode de crise dans la forme d’autonomie qu’il avait adoptée depuis sa sortie de la scolarité. Autonomie qui n’est certes pas complètement assumée économiquement, puisqu’elle repose sur les contributions de certains membres de sa famille. Par contre, les propos de ce jeune homme indiquent qu’il a su conquérir une autonomie en termes d’idées et d’initiatives, comme le prouvent ses projets et activités marchandes.
26L’histoire de Lionel n’est pas emblématique des situations rencontrées dans le cadre de cette recherche. Elle illustre plutôt une figure originale qui démontre que l’archétype de l’assisté ne peut suffire pour comprendre les multiples raisons de la demande d’assistance auprès d’un service social. Le choix de mettre en exergue la trajectoire de Lionel vise également à montrer les stratégies d’adaptation mises en œuvre par certains individus pour conserver une partie de pouvoir sur le cours de leur existence. Catherine Delcroix souligne que ce n’est pas parce que le projet d’un individu a échoué, comme ce fut le cas pour Lionel, qu’il n’est pas doté de ressources :
Beaucoup plus fréquents sont les exemples de projets qui, malgré des efforts de mise en œuvre, n’ont finalement pas abouti. Je pense cependant que dans la mesure où il y a eu un projet clairement formulé, une mobilisation rationnelle des moyens disponibles pour le mener à bien, une réflexion impliquant une anticipation des étapes à franchir, il y a eu action stratégique. Qu’elle ait échoué par manque de moyens ou en raison d’obstacles trop élevés – on voit à quel point les effets du discrédit jeté sur certaines catégories sociales constituent des handicaps – ne signifie pas quelle n’ait pas existé. (Delcroix 2005 : 228)
27Les compétences que l’individu met en place pour mener à bien des stratégies d’adaptation ont pour fonction de le maintenir dans une action porteuse de sens et, de surcroît, l’engager dans un processus de contre-stigmatisation.
28Lorsque Lionel se projette comme un acteur du secteur commercial, il se situe bien dans cette recherche d’une attribution identitaire positive lui permettant de contrer une identité virtuelle qui est celle d’assisté social octroyée par les services sociaux. Claude Dubar rend compte de cette dynamique des constructions identitaires de la façon suivante :
Il en résulte « des stratégies identitaires » destinées à réduire l’écart entre les deux identités. Elles peuvent prendre deux formes : soit celles de transactions « externes » entre l’individu et les autres significatifs visant à tenter d’accommoder l’identité pour soi à l’identité pour autrui (transaction appelée « objective ») soit celles de transactions « internes » à l’individu, entre la nécessité de sauvegarder une part de ses identifications antérieures (identités héritées) et le désir de se construire de nouvelles identités dans l’avenir (identités visées) visant à tenter d’assimiler l’identité-pour-autrui à l’identité-pour-soi. (Dubar 1995 : 114)
29Nous retenons également que les dimensions de continuité ou de rupture sont des éléments dynamiques dans la constitution des identités, notamment lorsqu’elles se jouent entre celles qui sont virtuelles et celles dites réelles. A ce propos, Dubar parle de négociation identitaire incluant une confrontation entre des demandes et des offres d’identités possibles, et non uniquement comme le résultat d’une attribution d’identité, à travers des identités préconstruites.
Pour conclure provisoirement
30L’impasse professionnelle temporaire ou durable dans laquelle se trouvent les jeunes adultes émargeant au RI est objective et inquiétante. La société postindustrielle n’est plus en mesure d’offrir une place à chacun de façon à tolérer les défaillances et les écarts des plus fragilisés. Les normes de rentabilité et de concurrence renvoient aux individus une exigence d’autonomie et de compétitivité. Dès lors, celles et ceux qui restent à la marge du système marchand n’ont plus qu’à réaliser un travail sur soi à défaut de réaliser un travail pour autrui. Les dispositifs d’insertion mis en place dans le canton de Vaud participent à cette politique d’activation qui préconise que c’est en plaçant les individus en situation d’activités qu’ils trouveront des réponses économiques.
31Certes, les témoignages recueillis auprès des participants du programme « Scenic Adventure » montrent quelques bénéfices obtenus par le biais des pratiques artistiques et des effets sur la construction identitaire comme forme de dépassement de la condition de pauvre. Mais les actions engagées, si tant est qu’elles soient porteuses de conséquences positives en termes d’insertion professionnelle durable, ne restent malheureusement que l’expression de l’impuissance des politiques sociales face à l’économie néolibérale.
Bibliographie
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Auteur
HES.SO, Haute école fribourgeoise de travail social – Professeur, Doctorant en sociologie à l’Université de Strasbourg, christophe.pittet@hef-ts.ch, christop.pittet.home.hefr.ch/
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