Une ligure chez les Rhètes ?
p. 69-75
Résumés
La découverte dans le Trentin d’une fibule de type ligure peut être rapprochée de la présence de mobilier ligure hors de la Ligurie, dans l’Apennin bolonais, tout comme dans les secteurs de Mantoue et de Vérone. Ces objets témoignent du développement des échanges et de la mobilité des personnes, qui s’intensifient en Cisalpine, à partir de la fin du iiie siècle av. J.-C., en même temps que progresse la romanisation.
The discovery in Trentino of a Ligurian fibula can be compared to the presence of Ligurian furniture outside Liguria, in the Apennines of Bologna, as well as in the Mantua and Verona areas. These objects are evidence of the development of the exchanges and the mobility of the people, which intensify in Cisalpine, from the end of the third century, at the same time as the Romanization progresses.
Entrées d’index
Mots-clés : fibule, Ligurie, Cisalpine, Apennins, contact
Keywords : fibula, Liguria, Cisalpine, Apennines, trade
Index géographique : Ligurie, Gaule cisalpine, Apennins
Texte intégral
1Les recherches de Daniele Vitali sur l’Émilie préromaine, et en particulier sur l’Apennin bolonais, l’ont amené à s’intéresser à la question des confins orientaux du territoire ligure et notamment de la présence probable, au sein des communautés des vallées du Reno et de l’Idice, d’individus d’origine ligure (Vitali, 2006). Certains exemples démontrent également que cette présence ligure occasionnelle a pu s’étendre aux régions de la Transpadane et jusqu’aux vallées alpines. C’est dans ce contexte que se situe la courte note ici offerte à D. Vitali.
2Le Castello del Buonconsiglio de Trente conserve une fibule de bronze d’origine régionale (mais malheureusement sans contexte plus précisément connu)1 qui tranche de façon nette avec l’importante production locale de parures en bronze. Publiée pour la première fois par G. A. Oberziner en 1883 (Oberziner, 1883, pl. XIII, fig. 7)2, cette fibule est caractérisée par la plaquette losangique qui forme son arc (fig. 1a et 1b). Le profil est bas et rectiligne ; le fil du ressort unilatéral à deux spires est de section aplatie ; le porte-ardillon quadrangulaire est surmonté d’un petit bouton arrondi qui forme un pied très court.
3Toutes ces caractéristiques rattachent clairement l’objet à la typologie des fibules ligures, plus précisément au « type Levigliani », défini par M. Tizzoni (Tizzoni, 1981, p. 60, fig. 8a et fig. 9) et considéré antérieurement par B. Teržan comme une variante ligure de la fibule Certosa (Teržan, 1976, type VII, variante h : liste p. 329 et carte fig. 42, p. 371). Réexaminé par la suite par différents auteurs (Maggiani, 1983, p. 85 et p. 94, note 77 = type II des fibules « apuane » ; Gambari et Venturino Gambari, 2004, p. 35), ce modèle connaît une évolution marquée par l’agrandissement de la plaque foliacée sur l’arc, qui peut alors être décorée (variante définie par M. Tizzoni comme le « type Luceria » ; Tizzoni, 1981, p. 60-61, fig. 8b). Ces fibules à arc foliacé sont diffusées sur les deux versants de l’Apennin tosco-émilien, territoire des Ligures orientaux. Ils doivent correspondre principalement à la population des Ligures Apuani mentionnés par les sources historiques (Maggiani, 1983 ; Malnati, 2004 ; Vitali, 2006, p. 178), et notamment sur le versant nord, en Émilie. Ici est attestée également la population des Ligures Friniates, dont le toponyme actuel « Frignano », à proximité des sources des rivières Secchia et Panaro, conserve peut-être le souvenir (Paini, 1987 ; Vitali, 2006, p. 174).
4Sur le plan chronologique, le type Levigliani peut être placé aux iiie et iie siècles av. J.-C.3, comme l’indiquent plusieurs contextes funéraires où ces fibules apparaissent, par exemple à Villa Baroni di Roncolo, en Émilie, entre le milieu du iiie siècle et le premier quart du iie siècle (Malnati, 2004, p. 162), ou à Marlia-Ponticello (province de Lucques) dans quatre dépôts de crémation du courant du iie siècle (Ciampoltrini, 2004, fig. 2 et 3, p. 377). Dans la nécropole éponyme de Levigliani (Stazzema, province de Lucques), tout comme dans une tombe double de Grazie di Saturnana (province de Pistoia), ou encore à Casa-al-Vento (Cerreto Guidi, province de Florence), ces datations oscillent entre les décennies centrales et la fin du iiie siècle (De Marinis et Spadea, 2004, p. 422-423, p. 381, fig. 12 et p. 388, fig. 7). Dans cette période, et surtout au début du iie siècle, les Ligures Apuani apparaissent à plusieurs reprises dans les textes historiques, et notamment chez Tite-Live : établies sur le versant tyrrhénien entre la Magra et l’Arno, mais probablement aussi sur la ligne de partage des eaux, ces populations s’attirent en 187 les foudres des Romains pour leurs incursions répétées sur les territoires de Pise, au sud, et de Bologne, vers le nord, expéditions de pillage qui constituaient une entrave sérieuse à l’exploitation normale des campagnes4.
5En écho à ces mentions historiques, mais de façon peut-être plus pacifique, les sources archéologiques semblent nous fournir l’indice d’une présence ligure dans plusieurs habitats de l’Apennin bolonais, au sein de communautés celtiques et étrusco-celtiques, à Marzabotto, dans la vallée du Reno, et à Monte Bibele, dans la vallée de l’Idice. Sur ce dernier site (habitat de Pianella di Monte Savino) sont connus à la fois des vases spécifiques des productions ligures (grandes jarres à corps ovoïde et col tronconique) et plusieurs fibules à arc foliacé. Une maison, en particulier, de cet habitat, concentre ces différentes catégories de mobilier et, sur la base de la céramique locale (qui concorde ici avec la datation des fibules de type Levigliani), on peut situer le contexte de découverte de ces objets de facture ligure entre le milieu du iiie siècle et le début du iie siècle (Bertaccini, 1997, fig. 10 et p. 39). Les mêmes formes de vases apparaissent également dans l’habitat celtique, qui, à Marzabotto, a pris la suite de la ville étrusque : là encore les vestiges sont spatialement assez concentrés (Vitali, 2006, p. 177-178, fig. 3). Cette présence probable sur les deux sites d’individus d’origine ligure n’est malheureusement pas confirmée pour le moment par la découverte de sépultures qui puissent leur être attribuées.
6En revanche, c’est par des découvertes funéraires qu’on peut suivre le déplacement et probablement l’installation de personnes de même origine au nord du Pô. Non loin du cours du fleuve, sur sa rive droite, un groupe de trois tombes a été découvert fortuitement dans les années 1950, à Bagnolo San Vito (province de Mantoue), et leur mobilier publié par M. Tizzoni (Tizzoni, 1981). Elles ont livré plusieurs fibules de type Levigliani, dont l’arc foliacé, déjà très élargi, annonce le type Luceria et pourrait être l’indice d’une datation récente. Parmi les autres parures contenues dans ces tombes, on note en particulier une série de boutons à bélière qui s’ornent ici, sur le dessus, de trois godrons accolés (Tizzoni, 1981, p. 66, fig. 3). Ce type de boutons à bélière apparaît fréquemment dans les contextes ligures, même si le modèle de Bagnolo San Vito n’est pas le plus fréquent : on rencontre plus couramment le bouton conique ou le bouton a scudetto, en forme de pelte miniature (infra). Plusieurs as républicains appartiennent à des types émis au cours du iie siècle, mais qui ont pu rester en circulation jusqu’au ier siècle, et c’est à cette date que M. Tizzoni propose de situer les trois sépultures de Bagnolo San Vito.
7Plus au nord, dans les territoires cénoman et vénète, apparaissent d’autres témoignages d’une probable présence ligure, en particulier dans la tombe de Pressana, au sud-est de la province de Vérone (Salzani, 2004). Le contexte est certainement là aussi plutôt récent, puisqu’une fibule de Nauheim et une fibule de type Jezerine lui étaient associées, ce qui montre que la sépulture ne peut pas être antérieure au plus tôt au début de La Tène D2 (vers 80-70 avant notre ère). Les modèles de fibules présents ici sont donc assez variés et ne renvoient pas tous à des types ligures. Une grande fibule à l’arc fortement cintré, légèrement asymétrique, peut être considérée comme une variante régionale du type Ornavasso, datable elle aussi dans le courant du ier siècle, voire jusqu’à l’époque augustéenne (Adam, 2014, p. 543-544). Mais les deux dernières fibules, très particulières par leur morphologie et leur mode de fabrication (Salzani, 2004, p. 430, fig. 1, n° 8-9), sont exactement identiques à deux objets découverts dans une tombe de Libarna (Serravalle Scrivia, province d’Alessandria), dans le territoire attribué par les sources historiques aux Ligures Statielli (Pastorino et Venturino Gambari, 2008, fig. 11). La proximité entre ces objets, dont le modèle constitue un unicum, est certainement le meilleur indice pour déterminer l’origine des parures étrangères présentes dans la tombe de Pressana.
8Plusieurs autres pièces du mobilier de cette sépulture sont issues du même contexte culturel : les boutons à bélière en forme de pelte et la boucle de ceinture formée des deux anneaux accolés trouvent des parallèles précis dans la Ligurie interne, dans la tombe de Libarna elle-même et dans d’autres ensembles funéraires de la même région, par exemple à Casal Cermelli et à Rocca Grimalda (province d’Alessandria)5. Le même type de bouton à bélière apparaît encore, hors de sa région d’origine, dans une tombe de Moratica di Sorgà (province de Vérone), à l’est du territoire cénoman (Salzani, 2004, p. 431). Dans cette dernière sépulture, la forme ovoïde très marquée de l’urne cinéraire apparaît elle aussi étrangère à la tradition locale et conforte l’hypothèse d’un défunt d’origine étrangère, très probablement ligure.
9Dans le cadre des échanges et des mobilités que dessinent ces quelques exemples, la fibule ligure du musée de Trente sort donc de son isolement, et les parallèles invoqués confèrent une certaine crédibilité à la mention, couramment admise, d’une provenance locale. L’absence de contexte précis de découverte limite évidemment la possibilité de replacer l’objet dans son éventuel contexte historique. Mais il est tentant de rattacher ces déplacements de personnes à l’évolution générale de la Cisalpine, en cours de romanisation aux iie et ier siècles. La construction de la via Postumia, au milieu du iie siècle, entre Gènes et l’Adriatique a sans doute contribué à accélérer les circulations, mais celles-ci touchent également la zone préalpine, où pénètrent, à partir de la fin du iiie siècle, de nouveaux modèles culturels, en relation avec la romanisation. L’installation de personnes étrangères, issues d’autres secteurs de la Cisalpine, accompagne tout naturellement cette nouvelle étape d’ouverture de la moyenne vallée de l’Adige au milieu padan6.
Bibliographie
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Ciampoltrini 2004
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De Marchi Antonella et Pirotto Silvia, « Le necropoli », in Venturino Gambari et Gandolfi 2004, p. 81-102.
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Gambari et Venturino Gambari 2004
Gambari Filippo Maria et Venturino Gambari Marica, « La media-tarda età del ferro (V-II secolo a.C.) nella Liguria Interna », in Venturino Gambari et Gandolfi 2004, p. 29-48.
Maggiani 1983
Maggiani Adriano, « Liguri orientali : la situazione archeologica in età ellenistica », Rivista di Studi Liguri, XLV, 1979 [1983], p. 73-101.
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Oberziner Giovanni Amennone, I Reti in relazione cogli antichi abitatori d’Italia, Trente, 1883.
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Pastorino et Venturino Gambari 2008
Pastorino Anna Maria et Venturino Gambari Marica, « Libarna preromana », in Rossi Guido, Venturino Gambari Marica et Zanda Emanuela (dir.), La riscoperta di Libarna. Dall’antiquaria alla ricerca archeologica, Atti del Convegno, Genova 19 novembre 2004, Genève, 2008, p. 77-89.
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Salzani Luciano, « Una tomba ligure da Pressana (VR) », in Venturino Gambari et Gandolfi 2004, p. 429-432.
Teržan 1976
Teržan Biba, « Certoška fibula », Arheološki Vestnik, 27, 1976, p. 317-443.
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Tizzoni Marco, « Tombe del I secolo a.C. da Bagnolo San Vito (Mantova) », Annali Benacensi (Cavriana), 7, 1981, p. 55-71.
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Vitali 2006
Vitali Daniele, « Ligures perdomiti dans l’Apennin bolonais », Acta archaeologica Academiae Scientiarum Hung., 57, 2006, p. 173-181.
Notes de bas de page
1 Trente, Museo Provinciale d’Arte, n° d’inventaire 2848.
2 L’objet a été ensuite intégré au répertoire des fibules de l’âge du Fer du Trentin, réalisé dans les années 1970 sous la direction de Ch. Peyre (Laboratoire d’Archéologie de l’ENS, Paris) ; mais, rattachée par ses caractéristiques à la catégorie des fibules italiques, elle ne figure pas dans l’ouvrage sur les fibules de type celtique qui est issu de cet inventaire (Adam, 1996). Je remercie le Laboratoire AOrOc (UMR 8546 CNRS-ENS) et son directeur S. Verger de m’avoir autorisée à publier les deux photographies de cette fibule, conservées dans le fonds d’archive de Ch. Peyre.
3 Dans l’ensemble de l’article, les siècles et dates évoqués sont avant J.-C.
4 Tite-Live, XXXIX, 2, 5 : Translatum deinde ad Apuanos Ligures bellum, qui in agrum Pisanum Bononiensemque ita incursaverant ut coli non posset.
5 De Marchi et Pirotto, 2004, p. 96-97, fig. 8 (mobilier de Rocca Grimalda). Pour les boucles de ceinture « en 8 », voir p. 93-95, avec des nombreux exemplaires de comparaison ; pour les boutons a scudetto, voir p. 91 (à Casal Cermelli, outre plusieurs sépultures qui en contiennent, on connaît plus d’une cinquantaine de ces boutons découverts hors contexte).
6 Sur ces évolutions, en particulier : Marzatico, 2001, p. 235.
Auteur
Professeure émérite d’archéologie nationale à l’Université de Strasbourg
UMR 7044 ARCHIMEDE
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