Le trio après Now He Sings, Now He Sobs
p. 59-62
Texte intégral
1La réunion des trois musiciens releva donc de l’éphémère. Dès septembre 1968, Corea intégrait le groupe de Miles Davis et y rencontrait Dave Holland et Jack DeJohnette auprès de qui il put développer son goût pour le free, en particulier avec Dave Holland dont il devint très proche dès qu’il déménagea du Queens pour s’installer dans un loft voisin de celui du contrebassiste, dans un immeuble de la 19e rue de New York1. C’est dans ce lieu où de perpétuelles jam sessions se déroulaient à tous les étages que Dave Holland et Corea monteront un trio d’une nature tout différente avec Barry Altschul à la batterie, formation qui deviendra quartette avec l’arrivée d’Anthony Braxton avant que Corea ne se lance dans l’aventure du jazz-rock.
2Alors qu’ils ne semblaient plus devoir renouer leurs relations musicales, les musiciens de Now He Sings, Now He Sobs se motivent l’un l’autre à la fin des années 1970 pour reformer un trio. Dans l’intervalle, Corea et Vitouš avaient tiré des leçons de leur passage respectif chez Miles, dans la veine libertaire-assimilatrice d’abord avec Is (Solid State, 1969) pour le pianiste et Infinite Search (Atlantic, 1970) pour le contrebassiste, avant leur prise de vague du jazz-rock en leaders. Corea connut l’immense succès que l’on sait avec son groupe fusion Return to Forever. Son idéal d’improvisation collective libre avait amené pour sa part Vitouš à co-fonder Weather Report avec Wayne Shorter et Joe Zawinul, formation qu’il finit par quitter en raison de divergences musicales avec ses partenaires2. Après une brève pause, il forma le Miroslav Vitous Group (avec John Surman, Kenny Kirkland et Jon Christensen) qui cessa ses activités après trois années d’existence pour autant d’albums. Il était devenu directeur du département Jazz du New England Conservatory à Boston lorsqu’il rejoua avec Corea et Haynes. De son côté, ce dernier avait continué sa carrière de sideman, en particulier au sein du groupe de Gary Burton, passant avec la même réussite de jazzmen d’avant-garde à d’autres considérés comme plus classiques. Au cours des années 1970 il dirigea également son Hip Ensemble qui fonctionna par intermittence.
3En 1980, le trio donne enfin ses premiers concerts, ce qui entraîne la réalisation d’un deuxième disque l’année suivante au profit d’ECM. Double album, le premier vinyle de Trio Music3 se compose d’improvisations libres – conséquence de ce qui avait été ébauché sur le premier album de Corea en trio et développé ensuite avec Holland et Altshul –, le second de reprises de Monk, un menu composé d’ingrédients déjà utilisés en mars 1968. Distribué en 1982, les bonnes ventes portent le trio à effectuer plusieurs tournées pendant deux ans et demi.
4En septembre 1984, les micros d’ECM captent plusieurs de leurs performances, dont celles à Willisau et Reutlingen (Suisse) qui fourniront la matière à un troisième opus, Trio Music: Live in Europe4. Cette fois la face A de l’unique vinyle comporte des compositions, l’une de Corea (« The Loop ») en plus de standards (« I Hear a Rhapsody » et un assemblage de « Summer Night » avec « Night and Day »), quand la face B rassemble des solos absolus totalement improvisés par chacun des trois musiciens, à l’exception de l’introduction au « Mock Up » de Corea qui inclut avec quelques licences le Prélude op. 11 n° 2 d’Alexandre Scriabine (1871-1915)5.
5En 1996, Stretch Records, le label fondé par Corea en 1992, publiait un live inédit de 1982 capté au Country Club, dans la ville de Reseda en Californie. The Trio – Live from the Country Club6 couvre les différentes approches musicales représentées sur les deux disques précédents, et prolonge ce qui avait été amorcé dès leur première rencontre en mars 1968.
Tableau 9 : présentation synthétique du répertoire de l’album de Chick Corea The Trio – Live from the Country Club
Titres |
Compositeurs |
Types de musique |
« The Loop » |
Chick Corea |
Composition originale respectant les codes de la pratique commune |
« Hackensack » |
Thelonious Monk |
Reprise |
« So in Love » |
Cole Porter |
Standard |
« Piano Solo » |
Chick Corea |
Improvisation libre (s’achevant par l’interprétation du dernier de ses Children’s Songs) |
« Piano & Bass Duet » |
Chick Corea, Miroslav Vitouš |
Improvisation libre non idiomatique |
« Dammit » |
Roy Haynes |
Improvisation libre |
« Slippery When Wet » |
Chick Corea |
Thème-prétexte à l’improvisation libre |
« Waltse » |
Chick Corea |
Composition originale respectant les codes de la pratique commune |
« On Green Dolphin Street » |
Bronislau Kaper, Ned Washington |
Standard |
6En 1985, Chick Corea fonde son Elektric Band qui connaît immédiatement un grand succès. Le Trio Music cesse alors ses activités, d’autant que Corea privilégie dorénavant son quintette Elektric Band et son trio Akoustic Band avec la même rythmique John Patitucci-Dave Weckl.
7Ce n’est qu’en 2001 que Corea, Vitouš et Haynes se retrouvent une nouvelle fois, à la faveur d’un grand événement organisé à l’occasion des soixante ans de Corea. Pour fêter cet anniversaire, suite à une suggestion du manager du Blue Note de New York, Sal Haries, Corea occupe trois semaines l’affiche de ce club pour des performances aux allures de rétrospective. Outre ses groupes récents – Origin avec la jeune garde new-yorkaise, New Trio avec Avishai Cohen et Jeff Ballard, le all-stars Remembering Bud Powell Band, Akoustic Band – et les duos avec les fidèles Gary Burton et Bobby McFerrin en plus d’une rencontre inédite avec le pianiste Gonzalo Rubalcaba, Corea reforme le Three Quartets Band avec ses acteurs historiques (Michael Brecker, Eddie Gomez, Steve Gadd) de même que le Trio Music rebaptisé pour l’occasion Now He Sings, Now He Sobs Band. Enregistrées et filmées dans leur intégralité, Corea et son équipe de production réalisent plusieurs sélections parmi presque soixante heures de musique pour créer deux productions différentes : un double album CD rendu public en 20037, puis deux ans plus tard un coffret de 10 DVDs8 – le dixième consistant en un making-of de l’évènement –, avec un titre identique pour les deux objets : Rendezvous in New York. Tandis que le disque ne comporte qu’un morceau du trio – une version de « Matrix » –, le DVD 3 du coffret, entièrement consacré au trio, permet de voir les musiciens dans un répertoire issu de leurs expériences communes de 1968 à 1986. Seule une pièce de Now He Sings, Now He Sobs s’y voit réinterprétée, une nouvelle version de « Matrix », le reste consistant en deux reprises de Monk (« Rhythm-A-Ning » et « Straight No Chaser ») accompagnées de versions de deux standards (« But Beautiful » et « How Deep Is The Ocean », ce dernier titre constituant cependant la trame harmonique de « Now He Beats The Drum-Now He Stops » comme on s’en souvient).
8La formation ne se produira plus ensuite qu’à de très rares exceptions, leur concert donné à la Grande Halle de La Villette à Paris le 2 septembre 2010, dans le cadre du Festival « Jazz à la Villette » figurant sans doute parmi leurs dernières prestations. Ils y auront notamment joué « Think of One », un Monk, et, plus inattendu, « I Don’t Know »9.
Notes de bas de page
1 Sur ce point, voir Liebman, Dave, Porter, Lewis, op. cit., p. 103.
2 Voir Delbroucq, Christophe, Weather Report. Une histoire du jazz électrique, Paris, Le Mot et le reste, coll. « Formes », 2007.
3 ECM 1232/33, enregistré en novembre 1981.
4 ECM 1310.
5 De cette époque date aussi un disque du saxophoniste japonais Toshiyuki Honda accompagné par le Trio Music intitulé Dream (Eastworld, EWJ-90027). Invité à jouer au festival Live Under The Sky de Tokyo en 1983 (https://www.youtube.com/watch?v=sgglY-uALA0, consulté le 27 février 2022), les membres du trio rencontrent le saxophoniste Toshiyuki Honda durant la grande jam session qui referme le festival le 1er août. Le Japonais leur propose d’entrer en studio, ce qui se concrétise dans la foulée, d’où le titre de l’album qui reprend le premier mot de la plage d’ouverture, « Dream Comes True ». Dans un courriel à l’auteur (20 décembre 2020), Toshiyuki Honda précise que deux jours d’enregistrement, les 9 et 10 août, et une journée de mixage plus tard seront suffisant à l’aboutissement du projet, chaque morceau n’ayant bénéficié que d’une unique répétition suivie d’une à deux prises maximum.
6 Stretch Records, MVCR-243.
7 Corea, Chick, Rendezvous In New York, Stretch SCD2-9041-6-25.
8 Corea, Chick, Rendezvous In New York, Ideal Entertainment, ID1796IEDVD.
9 Sur ce concert, voir le compte-rendu de Francis Marmande : https://www.lemonde.fr/festivals-de-l-ete/article/2010/09/03/en-hauts-et-bas-le-trio-historique-de-chick-corea_1406337_1383721.html (consulté le 28 février 2022).
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