L’autre Novalis : imaginaire satirique et conditions de l’art dans Quando corpus de Muriel Plana
p. 341-350
Texte intégral
1Le vaste cycle romanesque de Muriel Plana intitulé Quando Corpus, en neuf volumes, est une fable narrative complexe, intensément politique, dans laquelle les problématiques esthétiques, toujours articulées à leur inscription dans les structures sociales et dans les corps, n’en sont pas moins prééminentes. Le titre, par la référence affichée à la liturgie du Stabat Mater, prioritairement associée par l’auteure à la célèbre version composée par Pergolèse en 1736, renvoie aux vers « Quando corpus morietur / Fac animae donetur / Paradisi gloriam », soit « À l’heure où mon corps va mourir, à mon âme fais obtenir la gloire du Paradis ». La méditation sur la souffrance de la Vierge, dans ce texte orné par Pergolèse d’un bouleversant duo en Fa mineur entre les voix de soprano et d’alto, fait certes état d’une spiritualisation, d’une scission de l’âme et de l’enveloppe charnelle à l’heure du trépas, mais rappelle aussi, comme toute la tradition visuelle de la Vierge des douleurs, que c’est d’abord dans le corps, formidable complexe sensitif, que s’inscrit l’histoire d’un sujet. Corporel, le roman de Muriel Plana l’est à l’extrême, abordant tour à tour les questions de la fatalité biologique (et de la révolte morale de l’intelligence pour refuser de la figer en absolu), de la marchandisation des corps – essentiellement féminins – dans le cadre d’un système des échanges économiques étendu à la personne humaine, des mille et une expressions du désir sexuel et de l’érotisme comme instrument politique, d’un continuum entre animalité et humanité rendu manifeste par la possibilité de l’hybridation, et enfin de la qualité profondément somatique, quelle que soit sa forme, de l’expression artistique. En effet, on pourrait soutenir qu’il est peu de personnages, dans cette immense architecture dialogique où tout point de vue se voit rapidement compensé, réfuté, ou tout au moins « dialectisé » par un autre, qui n’adopte pas, fût-ce inconsciemment, de posture esthétique. La soif de pouvoir, par exemple, est souvent solidaire d’une ambition démiurgique (l’avènement d’un « nouveau monde », éventuellement totalitaire) créatrice, dans les nombreuses cités et provinces composant l’univers géopolitique du roman, d’un « national-esthétisme » ; de même, l’ambition scientifique, l’autorité militaire ou religieuse (prenant parfois le visage de la divination thaumaturgique) semblent inséparables d’une forme d’intention artistique. À cela s’ajoutent naturellement les nombreux personnages relevant explicitement du champ de la pratique artistique, peintres, sculpteurs, musiciens interprètes et compositeurs, acteurs, metteurs en scène, actionnistes divers.
2Prétendre rendre compte d’un univers si ample et ramifié, fût-ce du seul point de vue de la spéculation sur l’art et l’artiste, est assurément chimérique dans le cadre d’un simple article, d’une part parce que les réflexions esthétiques sont étroitement imbriquées aux considérations politiques, morales, psychologiques, sociologiques et philosophiques, d’autre part parce que ces réflexions s’étoilent en de multiples directions. Roman sur l’art, mais aussi, dans une forme de tradition kantienne, sur la possibilité et les conditions du « jugement de goût », Quando Corpus s’attaque aux questions qui sont les objets traditionnels de l’esthétique (comme le statut de l’art au sein des activités humaines, et la tendance à son absolutisation), mais aussi à celles qui d’une certaine manière la dépassent ou accompagnent sa dissolution, en tant que discipline1, dans la psycho-sociologie et les sciences cognitives. La romancière y aborde ainsi le problème de l’inclusion permanente de nouveaux objets ou pratiques dans le champ de l’art ; les conséquences de l’autoformation en matière de pratique artistique et ses conséquences sur la prétention à faire art ; le statut économique et symbolique de l’objet d’art en relation avec la question générale de la valeur (notamment par le biais de la collection) ; le passage du corps humain en « régime d’art » et la part de servitude volontaire qui l’accompagne (question également au centre d’un roman noir d’anticipation tel que Clara et la pénombre2 de José Carlos Somoza) ; et bien évidemment, Muriel Plana étant avant tout une spécialiste et praticienne du théâtre, le cas spécifique des arts de la scène et du spectacle « vivant ». Bien loin d’aborder l’ensemble de ces aspects, les remarques qui suivent se concentreront par nécessité sur les textes sélectionnés par l’auteure pour la lecture théâtralisée organisée lors de la séance du séminaire « Identités de l’artiste dans les discours littéraires, artistiques, médiatiques et des sciences humaines » du 19 octobre 2018, qui s’est tenue à l’université de Toulouse – Jean Jaurès. Intégralement extraits de Quando Corpus, ils composent le portrait problématisé d’un personnage d’artiste à la définition comico-grotesque, appelé Desper Novalis.
La « vile pantomime » : éclairages satiriques
3Il semble bien difficile, pour commencer, de s’abstenir de quelques remarques onomastiques, puisqu’au prénom, qui renvoie au désespoir ou à l’indigence (on peut en effet entendre « Desper » comme l’antithèse de Prosper, soit « prospère »), répond le patronyme partagé avec le célèbre poète et romancier Novalis (1772-1801), appartenant à la première génération des Romantiques allemands. L’auteur des Hymnes à la nuit et de Henri d’Ofterdingen, issu de l’aristocratie saxonne, s’appelait en réalité Georg Philipp Friedrich, baron von Hardenberg, le pseudonyme « Novalis » renvoyant au nom d’un domaine familial mais aussi – et surtout – à la désignation latine de la nouveauté, de la terre encore vierge et fertile. Bien que Muriel Plana n’établisse aucun parallèle biographique entre son personnage et le jeune poète du cercle d’Iéna (qui était aussi géologue et minéralogiste), l’identité de leurs noms justifie que l’on envisage le premier comme un avatar malheureux du second. À la figure de Novalis, dont le décès précoce fit un martyr du romantisme naissant et dont l’aura fut aussitôt construite par Friedrich Schlegel et Ludwig Tieck, s’attachent les notions de radicale modernité du romantisme, amené à opérer la synthèse des formes classiques et de l’esprit de génialité individuelle, mais aussi d’absolutisation de l’art : avec Novalis et quelques autres figures saintes – dont assurément Hölderlin – l’art devient non seulement une activité d’excellence, mais la seule activité possible pour qui prétend atteindre un « contenu de vérité ». Unique relève de la métaphysique, comme le confesse, à sa manière, le « moine ami des arts » de Tieck et Wackenroder, l’art s’apparente dès lors à un sacerdoce qui fait de la personne de l’artiste un officiant situé nécessairement en marge du corps social et incompris de lui, de même que la « perfectibilité infinie » de l’œuvre d’art, programmant son inachèvement, ne peut aisément être admise par les masses en attente d’un produit ou d’un résultat.
4Nominalement, Desper Novalis peut donc être envisagé comme un Novalis au désespoir, ou mieux encore comme un artiste désespérant de devenir jamais Novalis, c’est-à-dire d’incarner, dans le contexte où il évolue, ce que Novalis représente pour la culture : un idéalisme artistique extrême, un absolu littéraire. On devine aisément les réserves de comique (et de pathétique) promises par cette situation, qui permet au personnage, dont les pensées nous sont communiquées par l’effraction du style indirect libre dans le récit, de dépasser le plan psychologique pour devenir un type : pour ainsi dire une figure « épique » au sens brechtien du terme, la référence à Brecht, décisive dans la pensée du théâtre politique de Muriel Plana, gardant toute sa pertinence pour sa pratique de l’écriture romanesque. Avec cet aspirant-Novalis, ou ce Novalis de pacotille, Quando Corpus fait donc intervenir, comme en maintes autres occasions et sur des problématiques bien différentes, un personnage qui catalyse plusieurs lignes de satire des « valeurs de l’art » et des stéréotypes attachés à l’autoreprésentation de l’artiste. En hommage au titre général du cycle romanesque et à la manière dont il interroge et dérègle l’ensemble des déclinaisons du dualisme corps/esprit (matériel/spirituel, sacré/profane, haut/bas, etc.), commençons par nous intéresser au corps. Invité à une réception mondaine dans la demeure de Ian de Careti, « Premier Marchand » de la Cité Noire, Desper Novalis apparaît tiraillé entre son orgueil d’artiste et son désir éperdu d’entrer dans les bonnes grâces de l’homme puissant. Cette contradiction, difficilement réductible se traduit chez lui par une consommation excessive d’Avis (équivalent du champagne qui coule à flots au cours de la soirée), elle-même responsable de l’emballement progressif de ses pensées. Ce chemin vers l’ébriété (il finira, ivre-mort, par glisser au sol) s’accompagne d’une tendance prononcée, mais aussi symptomatique, à la goinfrerie. Arrimé au buffet, Desper Novalis présente en effet tous les signes du malaise social, succombant à une tentation bien connue, celle du repli vers l’alcool et la nourriture dans l’espoir de compenser (et de dissimuler) un puissant sentiment d’inadéquation. En situation de violent hiatus social et de non-intégration patente à une assemblée mondaine, l’individu isolé se sent justifié par ce qu’il ingère, comme si la boisson et les aliments, qui par ailleurs tendent à favoriser la sociabilité, en devenaient le simulacre. Dans le cas de Desper Novalis, cette stratégie inconsciente, qui du reste échoue à rompre son isolement, est d’autant plus désastreuse que l’imagologie « artiste » qui le structure tend à lui faire mépriser le monde empirique et corporel. La topique romantique du créateur empreint d’un véritable dégoût pour l’ensemble de la physis (telle qu’on l’observe par exemple dans un texte emblématique comme La remarquable Vie musicale du compositeur Joseph Berlinger de Wilhelm Wackenroder, paru en 1797) le porte à condamner intérieurement le caractère hédoniste, voire orgiaque, de la soirée. Il se sent ainsi aliéné par les nombreux corps qui l’entourent et gravitent selon des principes qui l’excluent, rebuté par des émanations (transpiration, parfums, souffles, odeurs) qui sont pour lui des signes d’un principe antipoétique. Dans ce cadre mondain, entièrement déterminé par les jeux de pouvoir et la licence érotique qui les seconde, l’affirmation de son identité d’artiste passe pour Desper Novalis par une protestation anti-sensuelle. L’évocation de « sa douleur spirituelle au royaume de la vulgarité » et sa révolte puritaine contre une loi d’Éros réduite à la vénalité (« Pourquoi tout passait-il toujours par le sexe à la Cité Noire ? ») procèdent d’un idéalisme de défense quelque peu outré, qui le précipite vers le cliché : celui de l’opportuniste malheureux, contraint par son insuccès à se draper dans le rôle de l’artiste que son idéal hisse vers une surhumanité affranchie des chaînes empiriques et surplombant le monde social.
5Le malaise corporel du personnage est ainsi la traduction d’une situation contradictoire que Muriel Plana, accentuant le déséquilibre, pousse graduellement jusqu’au grotesque. D’un côté, le système de valeurs de Desper Novalis lui impose de rechercher des satisfactions transcendantes, non-mondaines, c’est-à-dire de jouir, par-delà le prosaïsme de la plèbe, de l’autotélie de l’art ; de l’autre, son besoin de reconnaissance lui fait mendier l’approbation mondaine, l’intégrant de fait à un système qu’il exècre. Cette scission le place dans l’intenable position qui consiste à mépriser l’objet même de son désir, et à approfondir, jusqu’au ridicule, le dénigrement de la puissance dont il convoite pourtant les suffrages. L’habillage moral de sa frustration lui impose de présenter hypocritement comme un moyen (utilisé à son corps défendant) ce qui semble bel et bien une fin : être reconnu et adoubé par un monde prestigieux, y appartenir de plein droit, posséder un statut convoité. Conscient de se retrouver structurellement soumis à une valeur honnie, Desper Novalis n’accomplit cependant pas la conversion politique qui lui fournirait, avec l’apparition d’une forme de conscience de classe, les armes intellectuelles nécessaires à l’analyse de sa situation. Cette opération, effectuée par d’autres personnages du roman et souvent source d’action (révolte ou résistance), n’est pas à la portée d’un personnage qui, pour sortir « par le haut » (du moins à ses yeux) de son impasse intérieure, n’a d’autre recours que la compensation mégalomane. Cette dernière, qui inclut des éléments de paranoïa, admet plusieurs formes, contribuant cependant toutes à le conforter dans le sentiment surfait de sa dignité. Parmi elles, mentionnons la tendance à maquiller une soif éperdue de reconnaissance en impératif esthético-éthique, puisque le personnage se persuade que son opus magnum, soit le concept artistique qu’il porte en lui, est une œuvre qu’il « doit à l’humanité ». Ainsi redéfini en martyr de l’humanisme, Desper Novalis s’abandonne également à une stratégie classique de victimisation, attribuant l’intégralité de ses déboires à un « système » qui non seulement le rejette, mais complote contre lui : c’est en effet son avant-gardisme sans concessions et son potentiel subversif qui feraient de lui « un être à part, un incompris, un dangereux génie ». Plus les heures passent, plus ce mythe personnel se rigidifie, aboutissant à une caricature que l’auteure amplifie à loisir, et qui culmine dans l’expression débridée d’un fantasme puéril de toute‑puissance :
Tout le monde feint de l’ignorer mais, en vérité, je suis un artiste de génie. Riez. Riez donc. Un jour, je serai reconnu, mes chers amis, célébré comme un précurseur, et vous vous inclinerez devant moi, et vous me baiserez les pieds. Dans ces temps bénis, moi, Desper Novalis, je figurerai en lettres capitales dans les livres d’art et d’histoire et tout de moi, vous m’entendez, tout – ce tas de vomissures comme la merde que je chierai – sera exposé dans un musée !
6Le délire mégalomane, émanation pathologique de la théorie du « génie » telle que Diderot, dans Le Neveu de Rameau, en prophétisait déjà les dérives, procède ici d’un comique à vocation satirique, puisque la fixation narcissique sur la postérité et la domination croissante de la « valeur institutionnelle » sur les propriétés intrinsèques de l’objet (on se souvient, inspirée des ready-mades de Duchamp, de la Merde d’artiste de Piero Manzoni en 1961) sont épinglés au passage. Desper Novalis, qui finit en quelque sorte par tirer espoir du désespoir inclus dans son prénom, se convertit même à la loi de « l’unité de bruit médiatique » (ou du « buzz ») en envisageant un suicide public, à double valeur de manifeste esthétique et de protestation. Nulle sincérité, bien sûr, dans ce projet qui pourrait superficiellement faire songer à la « performance ultime » d’un Mishima, à ceci près que l’écrivain japonais possédait à la fois une cause idéologique (la grandeur du Japon impérial) et une œuvre témoignant de son engagement artistique. Dépourvu de l’une comme de l’autre, Desper Novalis se rend compte, atteignant véritablement au grotesque, que la mort physique l’empêchera de goûter aux dividendes (très incertains) de son « œuvre événement », et cesse brusquement d’en éprouver la nécessité intérieure.
7Dans un texte aussi intensément politique que Quando Corpus, qui explore toutes les facettes de la libido dominandi humaine et présente, du féodalisme le plus brutal au modèle communiste (contre)-utopique, un très large éventail de régimes politico-sociaux, l’inconsistance politique de Desper Novalis est assurément le signe d’une grande médiocrité individuelle : ignoré du pouvoir en place à la Cité Noire, il en vient à espérer son invasion par le Nord proto-fasciste, non par amour du despotisme mais par pur opportunisme. Pourtant, il semble que ce soit à la question de l’absence d’œuvre que Muriel Plana réserve des sommets d’intensité comico-satirique. En effet, tel le « petit Rameau » qui théorise à loisir mais n’a toujours pas « fagoté un livre », ou tels certains personnages de Thomas Bernhard englués dans un grand projet intellectuel (Geistarbeit) dont on comprend qu’il ne verra jamais le jour, Desper Novalis est un artiste aux mains vides, qui n’a encore rien produit. Cette apparente stérilité pourrait n’être qu’un trompe-l’œil, dans la mesure où une adhésion profonde à la pensée romantique de l’œuvre, entendue comme « poésie universelle progressive », situe de fait son achèvement dans un idéal inaccessible : un tel Poème, selon la formule consacrée, ne peut que devenir et non advenir. Cependant, outre que cette théorie de la « perfectibilité infinie » n’a pas nécessairement pour conséquence une absence pure et simple de production (elle programme certes l’inachèvement ou l’expansion démesurée, mais non le vide), elle est remplacée chez Desper Novalis par un idéalisme creux, dans lequel le « concept » a entièrement pris le pas sur « l’artisanat » qui demeure au cœur du romantisme originel. Impuissant à se mettre à l’ouvrage, Desper Novalis s’abrite psychiquement derrière sa version personnelle et boursouflée du Gesamntkunstwerk, « l’objet-sujet-processus-événement, plein, creux, mystique et dissonant ». Dans la perspective de ce dessein totalisant, que l’auteure s’amuse à désigner comme un véritable trou noir de concepts, le personnage tente l’improbable greffe des valeurs de l’idéalisme romantique sur la mentalité servile et parasitaire qui est en réalité la sienne. En effet, bien loin de se lancer à corps perdu dans une folle entreprise, et ce quelles que soient les conditions extérieures, il soumet entièrement la possibilité de commencer à l’obtention de l’approbation (et de la rente) qu’il convoite. Les circonstances de l’art le définissent ainsi entièrement, comme s’il n’y avait d’énergie esthétique possible que dans le cadre balisé des commandes, bourses, et autres « résidences », qui sont parfois présentées, aujourd’hui, comme la condition sine qua non d’une entreprise artistique, même individuelle. Il y a assurément quelque néo-philistinisme à ne pouvoir ainsi se projeter qu’en « rentier de l’art » tout en maintenant actif le socle idéaliste auquel s’adossent la majorité des postures valorisantes. Ainsi la création de Desper Novalis permet-elle à Muriel Plana, grâce aux armes du comique et de la caricature, de problématiser bien des questions affectant de nos jours toute personne prétendant s’exprimer à travers l’art, telles que les effets éventuellement pervers du dépérissement de « l’œuvre » au profit du « processus », ou les éternelles reformulations du clivage professionnel/amateur.
Nous sommes tous des Desper Novalis
8À la fin de L’Art de l’âge moderne, synthèse très éclairante des théories spéculatives de l’art en Occident depuis la fondation de l’esthétique (comme discipline philosophique) à la fin du xviiie siècle, Jean-Marie Schaeffer détaille le processus permettant à des « réflexes » romantiques (nous pourrions dire une mentalité romantique) de survivre à la disparition de l’horizon philosophique et de l’ontologie qui les supportaient. Et de fait, peut-être la condition de l’artiste, à l’âge dit post-moderne, est-elle bien celle d’un romantique défroqué mais toujours conditionné – y compris et peut-être surtout quand il prétend le subvertir – par le système de valeurs dont il a inconsciemment hérité. Ce que nous dévoile la virtuosité satirique de Muriel Plana, avec Desper Novalis, c’est l’imagologie avec laquelle se débat l’artiste dans la cité, et la psychologie, bien souvent malheureuse, qui en résulte. Hypocrite, arriviste, frustré, paranoïaque, impuissant, Desper Novalis l’est sans contredit, mais le comique se fait grinçant si l’on s’avise que ce personnage, pour grotesque qu’il soit, ventriloquise une situation d’impasse, voire de désespérance, souvent privée d’expression publique. Encore une fois, il importe de rappeler que dans l’imposante architecture dialogique constituée par Quando Corpus, il n’est pas de discours ou de situation qui n’ait sa contrepartie. Si Desper Novalis fait assurément, pour l’aspirant-artiste, figure de repoussoir, précisons que le roman est prodigue en personnages de créateurs qui, pour n’être pas eux-mêmes exempts de toute pathologie, constituent des supports d’identification beaucoup plus attrayants. Mentionnons, sans nulle exhaustivité, le musicien Volodine, incarnant sensibilité, profondeur spéculative, mais parvenant à dépasser dans l’action la réserve traditionnellement apolitique de la musique ; le danseur-performeur Minas Koal, incarnant les noces équivoques de la technique avec le magnétisme démonique ; et surtout l’actrice et metteuse en scène Ani Turandot, dont on pourrait soutenir, hormis une tendance à la mégalomanie, qu’elle est « l’anti-Novalis » : à la nausée corporelle, elle oppose le contact permanent avec la vie somatique et empirique qu’exige la direction d’une troupe de théâtre itinérant ; au vide politique, elle oppose l’intelligence acérée des enjeux de pouvoir et une capacité certaine à manipuler les puissants pour servir in fine la cause d’un théâtre populaire ; au défaut d’œuvre, elle oppose une production textuelle et scénique considérable, enchaînant pièces et représentations ; au philistinisme hypocrite, elle oppose une conception radicale de sa vocation, exigeant d’elle-même (et de ses acteurs, parfois non sans violence) une ardeur quasi-sacrificielle et le rejet de tout confort ou tiédeur bourgeoise.
9Il existe sans doute des Ani Turandot, maître-actrice et dramaturge transformiste, puisant dans une forme de sagesse dionysiaque – avant tout érotique – la force de concilier engagement politique et poursuite inconditionnelle d’un idéal esthétique. Pourtant, malgré l’effet galvanisant d’un personnage assurément « bigger than life » (mais ils ne sont pas rares dans Quando Corpus), n’est-ce pas plutôt Desper Novalis, malgré son ridicule et ses outrances, qui nous procure, non sans quelque malaise, un sentiment de reconnaissance ? Et n’est-ce pas là, après tout, le propre d’une caricature réussie ? de même que Jacques Darras parodiait le célèbre slogan de Mai 68, « Nous sommes tous des Juifs allemands », dans son éclairant Nous sommes tous des romantiques allemands3, peut-être faut-il reconnaître que nous sommes également tous, à des degrés divers et sans qu’il s’agisse là d’une quelconque destinée, des Desper Novalis. Revenons donc brièvement sur le sentiment d’injustice qui, pour tourner chez lui à la rancœur autodestructrice, pose sans doute assez de questions structurelles pour n’être pas complètement dépourvu de bien-fondé. Par le biais de son personnage, Muriel Plana confronte en effet le lecteur à certaines caractéristiques du « monde de l’art » (au sens large) qui, pour être parfois objectivées par la sociologie et dénoncées comme problématiques – car inégalitaires – n’en sont pas moins profondément ancrées et difficilement réductibles. En effet, de même que le philosophe désigné par le pronom « Moi » (c’est-à-dire à peu de chose près Diderot lui-même) observait dans Le Neveu de Rameau que nul n’était exempté de danser la « vile pantomime » devant les puissants, la situation de Desper Novalis rappelle avec acuité le barrage institutionnel, dressé entre l’artiste et son public, que constituent souvent les instances à double visée culturelle et commerciale que sont les théâtres, les galeries, les maisons d’édition, etc. – entités dont la fonction symbolique est très puissante et dont les cadres, particulièrement en France, demeurent socialement très homogènes, ce qui est en soi un problème politique. Le sentiment durable, pour l’aspirant-artiste, de partir à l’assaut d’une citadelle imprenable (même s’il est en partie atténué, aujourd’hui, par le recours à l’outil numérique), et surtout la persévérance à mener cet assaut alors même que décroît la foi initiale en la légitimité de ces institutions, sont créateurs d’une psychologie dissociée et malheureuse, dont le roman de Pascal Mercier L’Accordeur de pianos fournit par exemple (pour la musique) une étude très fine.
10Une autre question, solidaire de celle de la reconnaissance institutionnelle mais peut-être moins simple à appréhender, est celle de l’absence (ou quasi-absence) de jugement de goût. En effet, quels que soient les aspects farcesques et parodiques, déjà évoqués, de l’« objet-sujet-processus-événement » envisagé par Desper Novalis, il va de soi que tout verdict porté sur une œuvre (en particulier s’il s’agit d’un rejet) est d’autant plus compréhensible – et admissible – qu’il s’articule à un propos élaboré. Or, un tel propos, qui correspond dans l’axiologie kantienne au jugement de goût (à vocation universelle) par opposition au jugement d’agrément purement subjectif, s’avère, dans les faits, extrêmement rare. Tel Desper Novalis qui aurait en profondeur renoncé, en adhérant au principe d’autojustification et d’autosuffisance de l’œuvre, au désir de succès (voire aurait instruit la critique morale du leurre qu’il constitue), peinerait en revanche à faire taire le besoin d’une validation esthétique de sa démarche, laquelle ne se résume d’ailleurs pas à l’œuvre elle-même, mais inclut un engagement psychologique, parfois un risque financier, souvent un « choix de vie ». Espoir aussi légitime que régulièrement déçu, dans la mesure où émettre un jugement de goût, voire un jugement de valeur, suppose pour une institution de se poser la question, très souvent éludée dans le monde de l’art mais objet récurrent des préoccupations de l’auteure de Quando Corpus, des critères et des valeurs. Ainsi, bien qu’elle aboutisse à des généralisations évidemment dictées par la frustration et l’amertume (« On préfère les mignons aux génies et on prend volontiers de simples créatures pour de grands créateurs »), la colère de Desper Novalis n’en possède pas moins, entre les lignes, l’accent de la vérité, ou tout au moins d’une certaine justesse. Parce que le devoir de cohérence et de responsabilité gouvernant l’objectivation des « critères et valeurs » n’est pour ainsi dire jamais respecté (ni même identifié) par les instances auxquelles il incombe pourtant, le sentiment de l’arbitraire (et, partant, de l’injustice) ne peut être évité : l’hermétisme savamment entretenu des processus de décision et l’irrationalité présidant à la détermination des valeurs sont des réalités (des obstacles) dont bien des aspirants à la reconnaissance artistique ont fait les frais à l’instar de Desper Novalis. De même, la doxa en apparence séduisante, mais en réalité bien commode, selon laquelle la qualité d’une œuvre d’art serait purement extrinsèque et relationnelle (ne reposant que sur l’adéquation entre un « objet » et un « moment ») permet de s’affranchir à peu de frais de l’exigence d’émettre un jugement de goût. Ainsi le piège se referme-t-il sur l’artiste : celui qui exprime, même très légitimement, son sentiment d’injustice se retrouve vite acculé au rôle encombrant du frustré (quand ce n’est pas, de manière plus traditionnelle, au vieux péché d’envie), ce qui rend ses protestations d’autant moins audibles qu’elles sont plus justifiées, jusqu’à l’autodisqualification.
11Notons enfin que l’une des récriminations avinées de Desper Novalis porte sur l’indifférence dont il a l’impression de faire l’objet de la part des structures (sociales, politiques, culturelles) au sein desquelles il s’est pourtant formé. Ce sentiment d’abandon (que l’on pourrait synthétiser par l’adage « Nul n’est prophète en son pays ») est là encore frappé du sceau de l’amertume, puisqu’il n’accepte pas, en tant qu’enfant de la Cité Noire, de se voir évincé au profit d’un mystérieux étranger : « C’était intolérable. Traiter avec autant de générosité un étranger, un débutant, quand l’artiste local accompli meurt de faim et éprouve la frustration insupportable de ne pouvoir communiquer son génie ! » Ainsi exprimée, sa rancœur porte à rire, ce qui n’empêche en rien Muriel Plana, sous couvert de satire, d’aborder une problématique bien réelle. Elle ne concerne évidemment pas seulement la France, même si elle y est régulièrement évoquée : combien de fois la presse musicale a-t-elle déploré que les chefs d’orchestre français, s’ils faisaient souvent de belles carrières à l’étranger, étaient systématiquement écartés des orchestres nationaux ? Ne s’indigne-t-on pas régulièrement de la tendance de bien des maisons d’édition à privilégier les traductions, au détriment des manuscrits reçus, et le romancier Andreï Makine ne fut-il pas contraint, pour intéresser les éditeurs, à présenter faussement le texte du Testament français comme traduit du russe ? Indépendamment de toute problématique nationale, cette question du « local » et du « global », cruciale à l’heure de la mondialisation (et bien au-delà, cela va de soi, des affaires artistiques), s’impose, en relation avec la notion médiatique de « mainstream », à toute politique culturelle : la tentation est grande, pour toute instance décisionnelle, de s’épargner la tâche et le risque de promouvoir un artiste local et dépourvu de notoriété alors qu’il est plus aisé et moins responsabilisant (on en revient, toujours, au jugement de goût) de s’appuyer sur une valeur forgée ailleurs, dont on n’est par conséquent pas comptable et qui occasionne moins de remises en questions.
12Albert Camus, dans le Discours de Suède prononcé à l’occasion de sa réception du Prix Nobel de littérature en 1957, définissait l’artiste comme l’être « différent » contraint de nourrir son art – et donc d’affirmer son identité spécifique – dans la « ressemblance » avec tous. Cet aller-retour perpétuel entre dissidence et communauté est sans doute ce qu’accomplit inconsciemment, dans un contexte qui souvent ne le reconnaît pas comme tel, tout aspirant-artiste. Dans l’univers intensément déchiré qui est celui de Quando Corpus, sur lequel une congrégation de mémorialistes détachés (les « Témoins ») tente vainement de porter un regard objectif et quiétiste, un tel équilibre – dont on perçoit aisément, chez Camus, la qualité éthique – paraît bel et bien relégué dans l’utopie. L’intensité des déséquilibres sociaux, des violences réelles et symboliques, l’infini d’une soif de pouvoir qui mène graduellement à la guerre, finissent par interdire à l’artiste la possibilité d’une harmonie négociée. S’il ne devient pas, pour son bien ou pour sa perte, un révolutionnaire, il se condamne à un parasitisme malheureux, dans lequel ses aspirations et ses valeurs dégénèrent en vains slogans. On ne s’étonnera donc pas, surtout en regard de ses analyses du théâtre politique et de l’horizon qu’elles désignent, que Muriel Plana ne livre avec son vaste roman à un plaidoyer pour la « politicité » de l’art, comme le fit en son temps Lion Feuchtwanger dans son monumental Exil4. Si l’on ne doit souhaiter à quiconque d’être un Desper Novalis, chacun d’entre nous sans doute, du moins si l’expression à travers l’art s’inclut dans notre rapport au monde, et si les « valeurs de l’art » – certes contingentes et transitoires, mais aussi exigeantes, voire tyranniques – pèsent sur notre existence, doit s’efforcer de ne pas le devenir, ou de ne pas le rester.
Notes de bas de page
1 Voir sur ce point l’ouvrage de Jean-Marie Schaeffer, Adieu à l’esthétique, Paris, PUF, 2000.
2 Jose Carlos Somoza, Clara et la pénombre [Clara y la penumbra, 2001], traduction de l’espagnol par Marianne Millon, Arles, Actes Sud, 2003.
3 Jacques Darras, Nous sommes tous des romantiques allemands, Paris, Calmann-Lévy, 2002.
4 Lion Feuchtwanger, Exil [Exil, 1956], traduction de l’allemand par Nicole Casanova, Paris, Éditions du Félin/Arte Éditions, 2000.
Auteur
LLA-CREATIS
Université Toulouse – Jean Jaurès
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