L’artiste en roman : recherche‑création scénique
p. 321-339
Texte intégral
1Cette expérience de recherche-création collective a donné lieu à une lecture théâtralisée d’extraits de romans écrits par Muriel Plana et Frédéric Sounac1 autour de la figure de l’artiste et de ses identités dans le cadre du séminaire « Identité(s) de l’artiste dans les discours littéraires, artistiques, médiatiques et des sciences humaines ». Elle a eu lieu le vendredi 16 octobre 2018 en salle Régy (56, rue du Taur, UT2J), mise en scène par Muriel Plana et interprétée par Anne Pellus (à la lecture, au jeu et à la chorégraphie), Floriane Rascle (à la lecture, au jeu et au chant) et Karine Saroh (au jeu et au violoncelle), enseignantes à l’UT2J et chercheuses en arts de la scène au sein du laboratoire LLA‑CREATIS.
2Trois interprètes, des femmes (la musicienne au milieu). Trois chaises, une table basse. C’est vraiment une lecture. En tout cas, ça commence comme une lecture. De l’eau, du vin, des verres, des carafes. On va remplir, vider des verres, boire tout au long de la lecture. Liquide. Les textes évoquent tous l’alcool et la boisson. Le corps de l’artiste est très présent, très lourd. L’objet aussi (le piano, le Poème, c’est-à-dire le Roman) mais c’est un corps (érotique, voire scatologique). S’adresser à Karine. S’adresser à l’autre lectrice. Au public. À soi. Théâtre. Musique (créée par Karine à l’inspiration). Danse (créée par Anne à l’inspiration). Chant (Music for a while de Purcell et Experiment IV de K. Bush). Trouver l’équilibre entre l’intime et le social, le réel et l’imaginaire. Progressivement plus de corps, plus de mouvements, plus de théâtre. Épilogue sobre : retour à la lecture. Il faut qu’on puisse projeter Desper Novalis sur la personne qui ne lit pas ou sur Karine. Beaucoup de distance dans la lecture de ces passages. Jeu plus lyrique sur les passages d’Agnus Regni. Plus théâtral sur les passages de Tue‑Tête.
Séquence 1
3Floriane – Je m’appelle Grégorius Maximilien Lehcar.
4Tous les poètes qui sont véritablement poètes fleurissent en temps voulu, leur nécessité, je dirais, est une tendance objective de la Loi, réalisée au moment où l’élément divin en eux, selon une expression exquise et imagée, se « tire les doigts du cul » – langage objectif, militaire, pour désigner l’intention de se mettre enfin à l’ouvrage et de s’y mettre à fond, langage péniblement imagé, mais formidablement juste.
5Alors une pluie d’or s’abat sur le monde, l’éternelle jeunesse du « moderne » éblouit les yeux déshabitués, le temple égyptien lévite et danse, arraché à sa lourdeur symbolique et à sa matérialité primitive.
6La nécessité de ces poètes-là, encore, réside dans le fait que pour eux n’importe quel cours d’eau peut devenir miroir – à partir du moment où tu te contemples, tu t’élèves en philosophant, tu serres la main des Essences après l’avoir préalablement rincée ; or tu négliges depuis toujours ces simples mesures d’hygiène Grégorius, tu te moques du protocole pré-opératoire sans comprendre que cela compromet l’énergie pourtant inépuisable du Poème, dont la justification est de rendre inutiles les autres livres.
Temps
7Travaille, Grégorius ! Fais saigner tes mains – pour commencer – accepte la transformation du Poème en âpre martyre du dos et des genoux, élève-toi au-dessus de toi-même, et promptement, en gardant du savon à portée, tire-toi les doigts du cul !
8Tous les poètes qui sont véritablement poètes acceptent la naïveté de l’effort et jouent même à la cajoler, rien de plus parfait qu’un poète naïf, si naïf – formidable astuce, croire jusqu’au bout à l’importance de la chose, sentir la proximité d’une vérité intérieure, se souvenir qu’Apollon inflige à tout prétendant au Poème l’épreuve de l’épluchage à vif, et que cela est justifié, tendre soi-même à ce bourreau la lame effilée qui effrangera la chair, envisager sérieusement le caractère universel du résultat, remarquablement joué, mat en quatre coups, l’Antique, le Médiéval, le Classique, le Romantique, rassemblés, subsumés, confondus et lubrifiés à l’unité indivise de l’Être enfin présenté, inodore, incolore, insubmersible, ignifugé, le dernier livre, l’Esprit objectivé, content de lui, parfaitement net : le Poème moderne !
9C’est ici, au fond du couloir, se présenter au guichet « écorchement » en présentant les pages déjà rédigées, tous les poètes qui sont véritablement poètes ôtent leur chemise et dénudent la peau, une divinité païenne, qu’on croyait morte sous le poids du marbre, se prépare à officier !
10Grégorius, y es-tu disposé ? Ne vas-tu pas opportunément te réfugier, puisque les voûtes de Saint-Hippolyte furent témoins de ton premier bain, auprès du Dieu des chrétiens ? C’est un Dieu laid, il faut y songer, qui par ailleurs préfèrera se faire lui-même flageller plutôt que d’accomplir son devoir d’écorcheur : un Dieu-ami, secourable, mais un peu lâche. En somme, les chrétiens ont remplacé des éphèbes hautement comestibles et des déesses multi-mamelues par un individu atrocement moyen, maigrichon, sanguinolent et mal rasé, dont il eût mieux valu, du point de vue de l’amateur d’appétissantes créatures, qu’il restât un pur esprit.
11Point de vue superficiel, indiscutablement, et même saumâtre, idolâtre de fesses en réalité toujours décevantes, insuffisamment dodues ou cocassement rougeoyantes, métastasées ou astéroïdales, productrices de constats navrants : l’imagination fantaisiste, l’idéalisme magique, l’onto-théologie poétique, l’ironie réflexive, tout cela est réellement soumis et conditionné à la fameuse extraction des doigts.
12Si elle n’a pas authentiquement lieu, le Poème se verra inéluctablement transformé en répugnant et banal caca‑boudin.
Musique
13Les enfants, de nos jours encore, aiment à dire « caca-boudin » ; ils disposent de ce concept spontanément appliqué à la sphère esthétique – « Ça te plaît ? », « Non, caca boudin ! » – et cela, naturellement, donne à réfléchir.
14Comme il est épuisant de réfléchir, je propose de boire, car ce que le laborieux lecteur peine sans doute à comprendre, c’est qu’il est en réalité inutile de spéculer, de sacraliser ou d’historiciser, ceci après cela, la méthodologie criticiste ridiculisée par l’autoréalisation de l’Un dans l’Art, voilà qui n’a plus cours, voilà qui est bien cramé, flingué d’avance par la médiocrité personnelle de Grégorius, par ses doigts hélas solidement enfoncés, voilà, pour tout dire, comme le Poème donc, qui est déjà liquide !
Temps
15Alors bien sûr, l’humanité : Maximilien, Mathilde et son frère-invisible, Croquecouilles, Eduarda, Félix, Lotika, Pilar, Gaspard et ses parents piqués aux mains, au cou, aux yeux, Judith et les jumeaux célestes, Jean-Baptiste, Gabriela et son homme-évaporé, Alvaro, Placido, Taïba, Amatoxtl, Tituba, Eugène, Veronica, Lazare, Zakinsky, Madame Platon-Touze, Sémiramis, Ventricule, j’y mêle il est vrai une paire d’animaux et véritablement cela fait du monde, un monde hélas pareillement liquide, liquide puisque j’insiste sur le fait que le Poème, celui qui est à la fois sous-entendu et sourd, s’écoule depuis longtemps dans le caniveau.
16Feu le Poème, comme les voûtes, comme la politesse, comme l’intérêt sincère pour des réalisations dont l’objectif n’est ni la gloire ni le confort, finit au fossé avec les branleurs, les agiteurs rapides, les écarteurs furtifs, les déchets du bonheur-marchandise, les mini-troubadours de la purée organique, dont les râles absurdes sont la statue suave, la maladie fertile, le dolce stil novo stimulé par l’empoutrage cru, porté à grande vitesse vers une efficacité tyrannique et expulsé dans l’herbe. Et oui, ça fait mal pardi ! Que s’imagine-t-on ? Que l’expérience est aussi suave que l’inexpérience ? Que la connaissance protège ? Ce serait trop beau !
17Il est dans la nature de l’humanité de passer en force, en vérité il faut un peu en vouloir, car ça défonce salement. L’honnêteté, si elle avait cours, imposerait de reconnaître que la douleur l’emporte en général sur le plaisir, et pourtant c’est déjà ça de pris, c’est nécessaire à l’échauffement éruptif de l’encre et à une combinaison de jets que le Règne n’aura pas. Sur un mode certes fort peu élaboré – mais où sont les modes élaborés, et quelle est leur efficacité ? – cela constitue une résistance.
18Quant à Grégorius… Hélas, lecteur, toi si émouvant quand tu t’éveilles, qui dodelines vers ton café en te frottant les yeux de manière irrésistible, te souviens-tu seulement de lui ? Fais ton lit calmement, et considère : l’estimes-tu, lui veux-tu du bien ?
19Ces questions importent, car lui, serviteur pour l’éternité, a de rudes journées de travail, un patrimoine pour le moins modeste, et un tempérament fragile. Il lui arrive, assez ignoblement, de péter dans les draps. Il ne jouit pas de tes privilèges, quels qu’ils soient. Il est seul.
Musique
Séquence 2
20Anne – L’orchestre jouait à plein régime. Beaucoup de rythme et de sons, peu de musique. Aux paroles mesurées des conversations se substituaient le bruit et l’excitation physique des danseurs, au langage verbal le langage des corps transpirants et avides de contacts intimes. Ce n’était plus que souffles, étreintes, caresses, baisers ou bourrades, la chair se déchaînait, instaurant son empire sur l’esprit, et l’annihilant.
21Assis sur une chaise au bord de la piste de danse, Desper Novalis observait le spectacle navrant des hommes s’abandonnant à leurs plus bas instincts. Cela lui inspira une très sage et très profonde pensée qu’il se promit de noter, une fois de retour chez lui, dans son autobiographie.
22C’est répugnant, se dit-il. On voit bien ce que sont en réalité les gens de cour. Ils se prétendent distingués, ce ne sont que des animaux frivoles. Ils courent à l’oubli de la mort mais nul doute qu’elle les rattrapera un jour ou l’autre.
23Il méditait de la sorte lorsqu’un mélange de sueur, d’alcool et de parfum fort, émis par deux fêtards enlacés et tournoyants, l’agressa au nez, qu’il avait très sensible. Peu après, ces mêmes danseurs maladroits le bousculèrent puis l’insultèrent, le traitant « d’encombrant piquet » parce qu’il se trouvait par hasard dans une position statique sur leur passage mouvementé.
24Il est vrai que dans bien des situations de la vie les immobiles sont une plaie pour les mobiles et vice-versa, raisonna Desper Novalis. Il n’osa pas leur adresser une diatribe bien sentie (il était en minorité et fuyait par réflexe le conflit) mais il n’en pensait pas moins.
25Stupides et discourtois écervelés, marmonna-t-il dans sa barbe, lorsque les impertinents se furent éloignés. Dans cet état et dans ces circonstances, on balaie les obstacles autour de soi, sans considération pour ce qui n’est pas son propre plaisir. Ces malheureux, cependant, ignorent à qui ils ont affaire. Tout, je retiens tout. Oui, le jour viendra où ils paieront cher leur insolence.
26Drapé dans sa dignité, l’artiste recula sa chaise contre un mur, hors de la piste de danse. Il s’aperçut alors qu’il s’était lui-même relégué encore plus loin du groupe des gens importants, hors de la vue de Ian de Careti, du Principal de la Cité Noire et de l’Ambassadeur nordien, ces personnages qui, songea-t-il avec dépit, lui demeuraient toujours inaccessibles.
27Bien que repu, Desper Novalis ruminait sa rancœur en silence, faisait le compte de ses espérances déçues, évaluait sa douleur spirituelle au royaume de la vulgarité et il l’éprouvait comme infinie et éternelle, d’autant plus qu’elle restait, hélas, sans témoin ni écho. Il était fier d’être où il fallait être mais il y était seul et sans effet.
28Ce soir-là, toutes ses tentatives pour entamer une discussion, depuis la toute première à table avec le « dieu de la mort » jusqu’à la dernière avec un des conseillers artistiques du Premier Marchand qu’il avait en vain essayé d’accrocher avaient échoué. On s’était détourné de lui. On l’avait repoussé. Sans exception, on l’avait fui comme une maladie contagieuse. Personne, pas même le juge Loretziki, ce vieillard gâteux qui l’avait pourtant fait inviter, à force d’insistance, à cette fête prestigieuse n’avait voulu prendre le risque de le présenter à Ian de Careti. L’exclusion était radicale, peut-être définitive, et elle le condamnait à une illégitime et abyssale obscurité.
29Mais il en savait la raison profonde, ironique : il était un être à part, un incompris, un dangereux génie.
30Une fois introduit dans la sphère adéquate, il pourrait y prendre toute la place, aspirer toute la lumière, aux dépens des médiocres aujourd’hui en faveur. Ceux-ci étaient terrorisés par ses aptitudes et avaient fait passer le mot. Voilà pourquoi, oui, voilà pourquoi on l’évitait. […]
Séquence 3
31Anne – Dans l’ordre aussi, mais l’ordre inquiétant, atroce, qui fait que l’esclave se sent devenir méprisable et exige lui-même l’accroissement de sa servitude, est inclus l’après-midi que Grégorius a passé au piano.
32Au lecteur étonné de la présence chez lui de cet instrument bourgeois et d’apparence frigide, il faut rappeler le souvenir des cours fabuleux de Lotika Prastock, le temps de la vie avec Félix, à cache-cache, la rebuffade de ces deux-là contre la masse cyclopéenne du Règne, leur chemin fortifié qui devait se briser durement contre les hommes supérieurs, il y a si longtemps…
33Le piano y avait sa place, l’une des premières.
34Félix sortait des séances ébouriffé, le visage en feu, sans doute révolté par le fait que l’évidente richesse combinatoire de la chose dût passer par l’acquisition d’une compétence technique d’essence fondamentalement exhibitionniste ; Grégorius lui succédait, impatient de bien faire – « Ah, Lehcar ! Tak tak, qu’est-ce qu’on nous montre aujourd’hui ? » entendait-on rituellement à travers la porte – pressait furtivement la main brûlante de son ami avant de pénétrer avec application dans le sanctuaire lumineux et bourru.
35L’enfant est parti, mais le piano est toujours là. Dans un appartement de dimensions très réduites, il occupe même une place extravagante, évoquant ces riches oisifs de l’ancien temps, qui faisaient suivre dans leurs voyages des dizaines d’énormes malles, une bibliothèque entière, des mainates en cage, et parfois même, pour les plus artistes d’entre eux, un clavecin.
36L’instrument est bien planté, fataliste, patient, sûr de son coup, impassible comme toutes les ordures qui savent attendre leur heure : « Pauvre truffe salivante, quand tu auras fini de fantasmer sur ton joli métèque, tu reviendras à moi. »
37Combien de temps Grégorius est-il resté allongé sur le sol, célébrant l’au revoir des fourmis par d’audacieuses gymnastiques sensuelles ? On l’ignore, mais aussitôt relevé il a bondi sur le clavier avec un appétit vengeur, bien décidé à faire rendre gorge à cette provocante alternance de chicots blancs et noirs, reproduite tout autour du monde avec la plus inexplicable servilité.
38Une armée anonyme, dont seul l’habillage varie, la plupart du temps pour des raisons superficielles ; où qu’on aille il faut coucher tout de suite, et faire avec ce qu’il y a. Allez, tout est offert, le couvercle est soulevé, la hauteur du siège est réglée et il n’y a qu’à appuyer, dépêchons, on n’a pas toute la nuit !
39C’est un inspecteur des Bordels qui l’affirme : les pianos sont absolument assimilables aux objets de l’amour vénal, ils ont le même air détaché et professionnel, la même régularité clinique, la même manière arrogante de dire : « Voilà. C’est à prendre ou à laisser », et surtout la même aptitude, une fois l’affaire faite, à se rhabiller à toute vitesse, aussi indifférents que si on ne les avait pas touchés.
40Leur tactique est imparable : tout ce qui est humainement labourable est à la disposition du client dès la première passe, le clavier ne cache absolument rien, étale sitôt la porte franchie l’étendue de la rationalité polyphonique, montre tout sans aucune pudeur, ne prononce pas le moindre mot et se contente d’un regard condescendant. Les formulations, on les fait soi-même : « Voilà, au suivant ! Vas-y de bon cœur mon chou, je suis la docilité incarnée, aucune résistance, pourquoi donc prends-tu cet air effaré à chaque fois que tu montes une gamme ? Ne peux-tu aborder la chose de manière hygiénique, avec simplicité ? »
41Lecteur, si d’aventure on voulait se montrer cruel avec le Poème, l’attacher sur un lit et le fouetter jusqu’au sang, ou pire, tout simplement le regarder avec désillusion, comme une dernière bêtise de jeunesse dont on parlera avec embarras, il faudrait maintenant lui faire avaler sa langue pour qu’il cède la place à la musique. Pour qu’il s’efface. Se défenestre et repeigne le trottoir de son sang d’encre. Que le piano soit du type gigolo ou péripapéticienne, que son faux air contemplatif ne soit guère que la trouvaille du brave monde pour dissimuler un dégradant tapin, cela pourrait s’argumenter à l’aide de maintes anecdotes réjouissantes, mais la musique ne joue pas pour autant le rôle du maquereau !
Temps
42On ne rit pas des choses essentielles. On ne rit pas de la mer qui rejette à douleur les baleines échouées, pas davantage des « étranges fruits » dont regorgent les arbres-potences, des têtes qui sautent sans même qu’on ait prévu de les faire proprement rouler dans la sciure, pas davantage des corps qui s’amaigrissent jusqu’à disparaître, rongés par le dégoût de la vie, des parents hagards qui doivent ranger la chambre de leur enfant fauché la veille par une voiture.
43Cela arrivait tous les jours avant le Règne, cela se produit tous les jours dans la République, au Croissant bleu, dans l’Armorica rediviva, partout où la brutalité a ses machinistes, l’affiche de cinéma qui est toujours là, la chaussure de sport qui est toujours là, avec à l’intérieur une odeur de pied mort.
44Le sujet, lecteur ? Il s’inquiète du sujet ! C’est le sujet : ces choses-là ne font que semblant d’être dites, en réalité elles restent à l’écart, ne se commettent pas avec les survivants, ignorent la puante logorrhée et ne se laissent pas remplir d’idées comme une oie de maïs, paroles sans pensées jamais ne vont au ciel, paroles sans pensées ne donnent pas de jolis foies !
45Mais paroles sans pensées se tournent, quand elles le peuvent, vers la musique, où elles deviennent, mystérieusement et sans piper mot, sons avec pensées !
46Cieux ouverts, foies superbes, gésiers cuits dans leur jus, rognons chanteurs ! Sons avec pensées : vouloir comprendre ce que cela représente pour Grégorius exigerait un art divinatoire, et reviendrait exactement à demander au Poème de s’abolir.
47Si l’on s’engage dans cette voie, après avoir dissimulé son identité et pris un pseudonyme transparent tel que « Littératueur », on fait subir au Poème les pires tortures, on serre ses liens si fort que les jointures craquent et que la chair gorgée de sang finit par s’ouvrir.
48L’exemple même du rituel qui tourne mal. Le suc épais s’écoule, le Poème hurle, supplie qu’on le libère, prétend qu’il ignorait que le jeu pouvait aller aussi loin, que ce n’est pas ce qui avait été prévu, il promet tout ce qu’on veut : je serai meilleur, je ferai des efforts pour me surpasser, pour traduire toute la joie, tout le scandale, toute l’horreur et toute l’illusion, relâchez-moi par pitié, je réformerai mon lyrisme, ma tendance à l’amphigouri, mes pétarades artificielles…
49Décrire le regard qu’on lui jette alors ! Donner une idée de la bassesse de ce chialeur qui lèche encore de l’espoir sur le sol ! Quelle merde abjecte ! Quel salaud répugnant ! On enlace dame Musique par la taille, on lui plante de sonores baisers dans le cou devant le Poème agonisant, on lui passe doucement la main entre les jambes jusqu’à sentir l’humidité, on se débraguette pendant que le pauvre diable, pas même évanoui, se regarde crever.
50Pourquoi de la compassion encore ? À ce stade on ne peut plus rien pour lui, on n’a même plus envie de lui détailler ses disgrâces et ses vantardises, on imagine le temps qu’il faudrait pour le convaincre que quoi qu’il fasse à présent, il n’affichera plus que le visage d’une pathétique imitation, d’un empilement obèse d’espoirs vains, d’une limace poisseuse que la serre de l’aigle, par dégoût bien compréhensible, ne daigne pas même transpercer !
51Nous y voilà, pas trop tôt, il râle, sa gorge se congestionne et bleuit sous l’éclatement des veines, des flots de sang sortent de sa bouche, la fin du Poème rappelle, c’est amusant, celle de Maximilien, des soubresauts agitent son corps qui pourtant déjà se raidit, il n’est plus. Requiescat, et liberté ! Fanfare ! Quelques secondes de musique, et nous voilà débarrassé de l’animal qui nous a bousillé tant de soirées, qui nous a si mesquinement fait guetter l’approbation de notre prochain et s’est substitué à tant de joies, qui a de manière si répugnante organisé notre éducation vaniteuse ; quelques secondes à peine de musique, et on en sait déjà plus long, on pleure, les baleines mortes, les fruits gorgés d’hémoglobine, les têtes culbutées, les corps ensquelettisés, les parents hagards, tout est là, dans le gosier ou sous le gras du doigt, rien n’est dit mais tout est désigné, le bien et le mal, le deuil.
52Grégorius le raisonneur, surtout si Lotika était là pour lui répondre, parlerait ex cathedra en termes de pénétrations cognitives et de sucettes pathétiques, de spectres permettant des glissades d’un bout à l’autre de la cervelle et du corps ému, toboggan conceptuel sur lequel des échardes, génialement, peuvent vous arracher des bouts d’intuition, quoi encore ? Il distinguerait en baillant deux types d’articulation, il vous talquerait les fesses avec de la forme et de la substance, sans doute il – Grégotête – théoriserait tout cela de manière pénible et brillante, pour finalement marquer d’une pierre blanche le moment où le papier déjà jauni a fait un beau feu de joie, le deuil oui, absolument et jovialement le deuil : toute musique, pense-t-il, est la marche funèbre du Poème.
53Floriane – Chant. Music for a while (Purcell)
Séquence 4
54Anne – Desper Novalis avait retiré depuis la fin du repas son chapeau pointu et sa cape de sorcier blanc mais il avait toujours chaud. Il avait trop mangé, engloutissant tout ce qu’on lui présentait sans distinction de qualité, sans retenue, sans pause. Il l’avait fait pour se consoler de l’indifférence dont il était victime, du mépris du monde. Du mépris, oui. De l’ignorance. De la bêtise. À présent, il payait un peu ses excès de table.
55Il pouvait à peine bouger, son ventre remuait et grognait et surtout son cœur battait avec violence, indiscret, pénible, et il le sentait là, couinant, comme si on essayait de l’écraser tout vivant sous une semelle. Il souffrait, oui. Mais il se pardonnait à lui-même ses fautes et ses faiblesses. Et c’était légitime. Encore une fois, il s’était déplacé pour rien. Il s’était battu pour rien parce que l’âme humaine est vile et que la trivialité, ici-bas, impressionne, séduit et aliène plus que le vrai talent. Parce que tout n’est qu’apparence. Parce qu’on préfère les mignons aux génies et qu’on prend volontiers de simples créatures pour de grands créateurs.
56Desper Novalis se mit à chercher des yeux le jeune dieu morbide et arrogant qui l’avait laissé en plan durant le repas. En vain. Il se résigna. Ce nouveau venu au Palais, si apprécié de Dame Avyrel, s’était bel et bien éclipsé avant l’heure, raisonna-t-il, et cela, par crainte de se voir attaqué, sans doute, lors d’un débat d’idées par un authentique artiste tel que lui. Évidemment. Si ce lâche de « Vokalan » ne s’était pas défilé à la première menace et n’avait pas refusé l’affrontement, son étoile aurait pâli à coup sûr et il serait apparu aux yeux de tous qu’il usurpait des honneurs qui lui revenaient à lui, Desper Novalis.
57C’était tout de même injuste ! Il était un authentique plasticien poético-musical, un créateur attendu par le public et admiré par ses pairs, et pourtant, on ne lui laissait jamais la possibilité de s’exprimer et de montrer ce qu’il valait si bien qu’il ne jouissait pas, à cette heure, de la reconnaissance qu’il méritait. Artiste à la fois prometteur et confirmé, esprit novateur, généreux et brillant, il n’avait encore rien produit, bien sûr, puisqu’il avait besoin d’une rente de dix mille arcons et du soutien public du Palais pour pouvoir entièrement se consacrer à son travail.
58À l’origine, il n’était pas démuni, il était doté d’un petit héritage, mais le temps passait et ses économies s’épuisaient et il ne pouvait se résoudre à retourner travailler dans les ateliers familiaux, à s’abaisser à des tâches qui ne relevaient pas de sa vocation personnelle, intime, historique.
59Dès lors, il était contraint à vivre dans la misère, assisté par ses amis, entretenu par sa famille. Malgré cela, ne songeant qu’à son dessein, il dépensait ses dernières ressources pour paraître à la cour. Il avait bien compris que, dans la carrière artistique, l’appui du Premier Marchand était nécessaire, indispensable, que nul créateur ne comptait à la Cité Noire s’il n’était financé par le Palais.
60Le projet de Desper Novalis requérait du reste, et de par son concept même, inédit, un tel investissement en temps et en argent qu’il n’avait pas encore pu s’y atteler concrètement.
61L’œuvre n’était donc pour l’instant qu’une idée magnifique qui flottait devant lui, pas même une esquisse sur le papier, car il redoutait, s’il la transcrivait, qu’on ne la lui volât, non, un nourrisson d’idée, encore informe, encore immatériel, dont il réservait l’exposé oral à Ian de Careti. Si seulement cet homme remarquable pouvait l’entendre ! Quelques minutes suffiraient à le persuader. Desper Novalis ne doutait pas du fait que ce fin esthète se convertirait aussitôt à son rêve et investirait sur lui.
62Il avait déjà presque tout essayé, suppliques épistolaires de sa plus belle plume, arrosage financier de courtisans et d’intermédiaires, matraquage publicitaire, menaces même, et jamais il n’était parvenu à approcher le Premier Marchand, encore moins à lui parler. Des rangées de courtisans féroces et arrivistes, des médiocres et des idiots, les séparaient toujours l’un de l’autre.
63Il frissonna d’ambition et de chagrin mêlés. La cruauté du monde l’empêchait de donner naissance à l’enfant qu’il portait en lui, de lui prêter corps et existence alors qu’il était magnifique, avant-gardiste, génial. Il s’excita un peu en chuchotant en lui-même la formule essentielle de son projet. Il l’appelait l’« objet-sujet-processus-événement, plein, creux, mystique et dissonant » et il ne savait pas encore, mais là était toute l’originalité de la chose et sa force subversive, à quoi il ressemblerait. […]
Musique
Séquence 5
Danse pendant le monologue dit très vite
64Floriane – Melchi, Melchi, Melchi, voilà comment te cause cette folle enculeuse de chef d’orchestre qui passe plus de temps à poser pour les photographes qu’à faire travailler un quatuor plutôt faiblard si l’on veut mon avis, et il te demande d’être au nucleo-Zurich dans quatre jours, comme ça, sous prétexte que la répétition aura lieu en présence de mécènes puissants, des contributeurs électoraux, Melchi, Melchi, Melchi, il sabote tout, pupitre après pupitre, le son dilué en pipi de chat phase terminale, et il faut chanter là-dessus, il faut voler sur ce tapis percé, des coups d’archets si aberrants que certains les oublient et crèvent l’œil de leur voisin, mais qui peut leur donner tort ? A-t-on des yeux pour contempler pareil spectacle ? « Melchi mon très cher viens sous la lumière, tiens-moi par l’épaule, montrons à qui veut le croire que le monde de la musique est chaleureux & fraternel & tous-les-deux-vachement-bien-pour-leur-âge-au-sommet-de-leur-talent » & solidaire & bon enfant & jardin d’amis ultra-professionnel, ne t’offense pas mon Melchi mais un petit coup de maquillage ne te ferait pas de mal, mon agent m’a promis que nous ferions la couverture du prochain Pizzicato français, maluir / howe-chong : ils vont faire un mahler ! Si le numéro se vend bien les disques se vendront encore mieux et nous serons invités à tous les festivals de la zone helvétique, nous écouterons de brillantes conférences en croquant du fromage dans un chalet capitonné-vintage-avec-spa de réputation mondiale, si tu es sage je te ferai découvrir une cave du nucleo-Bâle dont tu me diras des nouvelles, Melchi je t’en supplie, prépare deux ou trois déclarations intelligentes sur oncle Gustav, « Irrationalité de l’élément populaire subjectivement assumée comme refuge » ; « Nominalisme aboutissant à une critique radicale des formes », des phrases dans ce goût-là ou plus difficiles encore, ça passera mieux dans ta bouche, avec ta voix, je te jure qu’ils adorent tous le vin de ce tonneau, ils s’en régalent même, le réservent pour leurs meilleures cuites mondaines et te le reversent dans le gosier en te disant merci…
65Attends, attends, « Heurt et pénétration du matériau musical exemplaire dans le traitement des moments négatifs », pas mal non ? Melchi, Melchi voilà l’air flûté sur lequel ce suce-Born infect te serine l’esprit en exécutant de stupides battements avec ses cils jaunes, il bande pour les « moments négatifs », il n’ose pas souvent « Tue-Tête » parce qu’il redoute la manière dont tu réagis à ce surnom aussi enfantin que commercial et qu’avec l’intuition qu’on ne peut lui refuser il pressent peut-être une menace : « Melchi ne t’offense pas si l’orchestre est indigne de toi, indigne de la Tonhalle et peut-être même de moi ! Tu sais bien qu’il est impossible d’échapper, de temps en temps, à ces phalanges de mercenaires, qu’elles sont le lubrifiant du système et qu’il est névrotique de rechercher chaque fois le grand soir. Ce n’était pas mieux autrefois, tu sais, mon père a jadis dirigé des violonistes qui tenaient l’archet de la main gauche, ah ah !
66Je plaisante, Melchi, le genre qui dessinent soixante petites lunettes en quinze pages de partition et mouillent leurs couches dans les traits d’orchestre. Un jour il s’est embarqué pour le Schumann avec cet espèce d’équipage, j’avais huit ans, il faut dire qu’au moins le piano sonnait merveilleusement, la soliste était Berthe Panzoust, tu te rends compte, une vraie folle, une obsédée, et bien figure-toi qu’à l’époque elle avait tout pris avec le sourire, ils n’avaient évidemment pas signé une “référence” mais le public était content et chacun avait touché son chèque, elle avait dû tout donner aux pauvres ou acheter du moût pour ses chats, elle avait quelque chose comme quarante chats, y compris des chartreux révoltants de suffisance, dont il faut cependant reconnaître qu’ils connaissaient mieux le répertoire que ses admirateurs… Il paraît qu’elle est à l’asile, maintenant, tu te rends compte Melchi, profitons l’un de l’autre tant qu’il est temps ! ». Et ça continue. Il babille sans cesse, il prend des poses entortillées et emmaillote sa gorge d’écharpes ridicules, c’est pourtant toi le chanteur, il baisse les yeux et repart à la charge, « Melchi, Melchi, c’est un honneur de diriger un artiste tel que toi, ma médiocrité se réchauffe à ton contact, ton vieux Damiano est médiocre, le sais-tu ? Mon irremplaçable singularité et mon autorité même proviennent précisément du caractère tyrannique de ma médiocrité, je l’arbore en bandoulière, je l’impose partout et cela me réussit, Melchi, les gens la constatent, s’y aliènent, s’y empoissent jusqu’à la nausée, Melchi c’est très amusant à constater, elle les culpabilise, les cannibalise, les paralyse jusqu’à l’incident cardiaque »,
67Melchi, il t’appelle Melchi et te touche de ses mains grasses sous prétexte qu’il t’a jadis connu au nucleo-Budapest, qu’il surgit du fond de ton adolescence tel un golem de glaise merdeuse, il te postillonne son sirop directement dans l’âme fragile, alors tu fonces vers sa demeure, tu l’entraînes pour une promenade au bord de son lac cinq étoiles luxe avec rive dorée, tu répètes intérieurement ce nom – Stefka – qui, sans l’avoir créée, a sanctifié ta violence, tu le fixes du regard, implacablement, longtemps, il commence à souffrir, il chauffe, il bafouille un « Melchi » qu’il ne peut finir, tu produis un son, un seul, ses oreilles s’allongent, elles gouttent, disparaissent et tombent en pluie graisseuse sur le sol, puis c’est le nez qui dégouline comme du verre en fusion, ta volonté lui fait cuire le cerveau, sa mémoire et son entendement frémissent, crépitent en bulles furieuses, les dents se déchaussent, les traits s’effacent, les tempes s’agrègent au crâne bouillant, la combustion du chef, Melchi, tu lui as gommé la tête, fondu la tête, liquéfié la tête…
Musique. Qui déborde sur la séquence 6
Séquence 6
68Anne – Quelquefois, Desper Novalis était si malheureux qu’il se laissait traverser par un fantasme, celui d’un suicide spectaculaire, seule manière peut-être d’accéder à la place centrale, élevée, unique, qui lui était due. Il commettrait cet acte radical, cette « œuvre événement » de consolation en public, ici même, à la cour, et il l’intitulerait « Mort d’un artiste mort-né ». Elle serait organisée comme une sorte de performance extrémiste. La première du genre, se dit-il fièrement. Enfin, presque…
69Il se rappela un précédent, commis par le peintre mélancoliste Vanor Barjouillis, et fronça les sourcils. Tout de même, il ne faudrait pas suivre une mode !
70Une autre pensée lui vint juste après qui le rasséréna. Il devrait juste procéder autrement que cet artiste de troisième ordre, déjà oublié d’ailleurs, sauf de quelques rares connaisseurs.
71Le malheureux (il se souvenait très bien de lui, un petit jeune homme maigre que, malgré leurs conflits esthétiques et la qualité mineure de son travail, il appréciait assez sur le plan humain) s’était poignardé en plein banquet, l’année précédente. Vanor était isolé et là avait été son erreur. Le message n’était pas passé. On avait parlé de l’acte d’un fou, non d’un artiste. Puis l’affaire avait été étouffée comme il arrive souvent.
72Desper Novalis serait plus habile que son naïf devancier. Il choisirait le poison, un poison lent et indolore et il ne s’en irait pas seul mais entouré de ses amis et disciples du Mouvement Polymorphiste. De cette manière, il pourrait transmettre, avec calme, grandeur et précision, ses dernières paroles à la postérité, comme un testament esthétique, voire philosophique. Son camarade Niel Jorgeniev recueillerait la lettre de son discours de sa belle écriture ronde et se chargerait de le faire éditer. Ce texte constituerait le manifeste de l’Art de demain, une source inspiratrice inépuisable pour les artistes du futur. Il s’exalta. Je serai enfin immortel…
73En lui proposant un verre de pintus et en lui décochant des œillades perturbantes, un serviteur sexuel tira sans délicatesse Desper Novalis de sa douce rêverie. Il accepta la boisson et déclina la proposition licencieuse (il n’était pas en état) avant de conclure en son for intérieur mais je serai mort !
74Le danger était trop grand et puis il était obligé de vivre. Il y avait son « concept », son œuvre véritable, une œuvre qu’il devait à l’humanité et qu’il ne pourrait pas lui léguer s’il disparaissait trop tôt. Non, il ne mourrait que s’il était assuré d’être immortel.
75Ses pensées se reportèrent à nouveau, malgré lui, sur le « dieu de la mort » et il s’interrogea, tout en buvant avec avidité. Peut-être était-il bel et bien malade lorsqu’il l’avait planté là, malade parce que sur le point d’exploser de vanité comme une grenouille bleue après avoir fait une indigestion de compliments, des compliments qui étaient, soit dit en passant, aussi pompeux qu’injustifiés. La Première Dame, pourtant si difficile, n’avait pas eu de mots assez flatteurs pour ce personnage sorti de nulle part, pour ainsi dire le « premier venu ». L’avait-on jamais vu auparavant ? Qu’avait-il fait ? Que savait-on de son concept ? C’était intolérable. Traiter avec autant de générosité un étranger, un débutant, quand l’artiste local accompli meurt de faim et éprouve la frustration insupportable de ne pouvoir communiquer son génie !
76Desper Novalis connaissait par cœur tous les artistes citénoriens et il aurait pu reconnaître chacun d’entre eux sous cinquante doigts de maquillage.
77Ils étaient tous là, d’ailleurs, agités, empressés, pathétiques, espérant se faire remarquer à cette soirée. Du moins les plus « importants », les institutionnels. Ils tournaient à présent en cercles concentriques autour du Premier Marchand et de ses proches.
78Desper Novalis sourit. La plupart échouaient à attirer son regard, ce qui ne le surprenait pas (Ian de Careti se lassait vite) et lui procurait une sorte de satisfaction revancharde. Tous vieux, usés, répétitifs, sans originalité, à peine appréciés et déjà passés de mode. Il ne les enviait pas et, depuis longtemps, il ne les redoutait plus. Il leur était de très loin supérieur et leur heure de gloire, à l’évidence, touchait à sa fin.
79Desper Novalis se fit servir un deuxième verre de pintus et le but avec application.
80L’inconnu l’inquiétait davantage. Il était une énigme. Comment avait-il pu, du jour au lendemain, s’introduire au Palais ? Comment avait-il su pour l’humeur noire du Premier Marchand ? Il n’était pas tombé dans le piège, comme les autres. Il devait avoir ses sources. La Première Dame le protégeait plus que quiconque et se confiait à lui. N’avait-il pas surpris une conversation des plus intimes ? Oui, bien sûr, c’était cela. Il était à n’en pas douter son amant clandestin, un mignon à qui elle avait promis de le pousser en échange de ses charmes juvéniles.
81Une idée diabolique germa dans son esprit et le fit trembler de malice et d’excitation. Il y avait là moyen peut-être de se faire connaître, de gagner la confiance de Ian de Careti. On le disait avide d’informations, entouré d’espions, ouvert à la délation et à la médisance. Mais pour dénoncer à qui de droit une telle liaison, susciter un scandale, il lui faudrait des preuves éclatantes sous peine de voir son zèle se retourner contre lui.
82Il hésita et son enthousiasme retomba un peu. Beaucoup devaient déjà savoir, par exemple les autres dames. Avyrel avait une réputation trouble. Des rumeurs circulaient depuis longtemps sur ses aventures passées, et pourtant, tous se taisaient. Pourquoi ? La réponse était aisée. Parce que personne n’avait ici, sur le plan des mœurs et des lois de la Constitution, la conscience tranquille. Ils étaient tous si corrompus. Et le Premier Marchand lui-même ne s’adonnait-il pas à toutes sortes d’abus et de vices ? Et jusqu’aux hommes en noir, qui se montraient si complaisants avec le Palais, la luxure qui s’y déployait tous les jours, l’adultère et le partage des femmes qui s’y pratiquaient, ces hommes en noir qui prêtaient même à Ian de Careti des filles de Maison Rouge pour animer ses soirées officielles et officieuses. Ce n’était donc pas la solution.
83Desper Novalis appela un serveur et, cette fois, lui fut remise une coupe d’Avis pétillant.
84Enfin, tout cela ne changerait-il pas si, comme le prétendait la Première Dame, la Cité Noire était quelque jour occupée par les forces nordiennes ?
85Desper Novalis savait que, par principe, le Maire Hugo Scholl soutenait moins les artistes que les scientifiques mais du moins l’immoralité n’était-elle pas récompensée à Arik comme elle l’était en terres sudiennes. Les règles y étaient claires, la morale respectée et la vertu louée.
86Comment se faire reconnaître dans une ville décadente, aux goûts pervertis, qui prétendait aimer l’art et qui n’aimait en réalité que la sensualité et l’artifice ? Peut-être un nouveau régime, moins corrompu, se révélerait-il plus favorable à des hommes de son acabit…
Danse duo
Séquence 7
87Floriane – En somme, vous me parlez d’un circuit réservé, d’une caste à laquelle il faut être initié par cooptation. Vous me parlez de petits services entre pairs, monsieur Adhum… Vous me parlez d’argent, d’argent et de privilèges. Suis-je profondément dans l’erreur en assimilant vos films au Starkvox de la pornographie ?
88Anne – La transition, très rhétorique, était délibérément appuyée : elle passait à l’offensive, et voulait que je le sache. Il me sembla donc indispensable, tout en perpétuant un petit jeu qui m’enchantait et en me réservant la possibilité de la déstabiliser à mon tour, de fermer soigneusement les écoutilles. Il suffisait, pensai-je, d’occuper le terrain.
89– Inspecteur Mésange,
90Karine – fis-je d’un ton douloureux,
91Anne – …vos remarques m’affectent en profondeur. Dire que je nous croyais déjà amis… Comment vous expliquer ? D’abord vous m’offensez en parlant aussi brutalement de « pornographie ». Je sais que le moment est mal choisi, mais j’aimerais vraiment avoir la possibilité, un jour, de vous montrer à quel point les choses sont plus complexes. En vérité, je serais heureux que vous assistiez en personne à un tournage. Me permettez-vous, le cas échéant… ?
92Floriane – Je refuse rarement une invitation. Curiosité professionnelle.
93Anne – Ou naturelle, chère mademoiselle, bien naturelle… En tous cas, je prends bonne note de votre acceptation. Mais laissez-moi poursuivre, car d’une certaine manière, vous m’y obligez !
94Quand vous insinuez que Lämplein se confine volontairement dans une sphère mondaine et ploutocratique, vous me blessez inexprimablement… Que ma vie au d&d n’ait pas fait de moi un champion de l’égalitarisme, je vous le concède, mais je ne demanderais pas mieux, foi de créateur, que le kung-foutre répande enfin sa lumière universelle…
95La situation que je vous décris est subie, violemment subie ! Partout, de l’hostilité, de la suspicion, des blâmes, sans parler du fanatique harcèlement des Jésus m’aime… Comment pourrais-je me passer de protecteurs ? Les puissants dénouent chaque matin la corde qui me pend au cou ! Leur action, leur simple existence constituent une force amnistiante, je ne puis que l’appeler ainsi, même en l’absence de crime ; alors si l’un de vos collègues, par zèle malveillant, venait fouiner de trop près dans mes comptes, je n’aurais qu’un coup de fil à passer pour que Pack-Fisc lui suggère de se calmer, c’est vrai, je le confesse. Je suis un virtuose du renvoi d’ascenseur, un glouton de passe‑droits !
96Mais dites-moi, dois-je rougir de cultiver la fleur de ma tranquillité, et de lui faire hommage, si nécessaire, d’un peu d’engrais ? Dois-je me justifier, face au bélier, de renforcer quelque peu mes murailles ?
97Et voici le plus important : a-t-on déjà vu qu’une œuvre d’art, si elle se pique de douteuse rage démocratique et se destine aux masses dès l’état de projet, parvienne à maintenir une irréprochable qualité ? Rengainez toutes vos protestations, je ne les entendrai pas ! Non, trois fois non ! Le souci de la diffusion maximale, qui n’est rien d’autre que celui de la vente maximale, engendre toujours navrantes platitudes, niaiseries conservatrices, démagogie et vénalité. L’inéluctabilité de la fuite en avant, attachée au principe du commerce, engendre une vitesse destructrice, fatale au résultat. Je fais mes films lentement, leurs fulgurances mêmes sont le fruit de la méditation. Et vous me parlez d’argent ? Mais je le fuis, l’amadoue précisément pour le tenir à distance ! Je flatte les cornes d’abondance, mais n’obéis à aucun maître, et surtout pas à l’industrie du stupre sur pellicule !
98Moi vivant, jamais le kung-foutre n’empruntera cette voie de perdition : il me faudrait fournir, fournir encore, raccourcir, normaliser, simplifier les scénarios, multiplier les gros plans et autres zooms prosaïques, sacrifier le halo de métaphores qui fait ma touche inimitable, tourner avec des acteurs sans grâce, sans flamme, insuffisamment entraînés, faire dans la trouduculterie, si vous me passez cette désolante, apocalyptique expression… Alors que somme toute, je vise le cul-culte, folle, précise, émouvante trouvaille !
99Tenez, accepteriez-vous que Melchior Maluir interprète une œuvre approximativement, sans même avoir lu la partition ? Qu’il n’ait pas mémorisé les paroles d’un lied et les remplace par « bla bla bla, et cetera… » ? Vous lui retireriez dans l’instant votre respect, et hurleriez à la forfaiture !
100Où a-t-on vu qu’un artiste authentique ne soit pas déchiré, écartelé entre le désir d’être reçu, compris, aimé, et la passion intérieure qui le porte invariablement vers le plus inédit, le plus subtil, le plus complexe, le plus risqué ?
101Je suis un artiste authentique ! Quand je me présente moi-même, en début de nuit, dans les palais de notre somptueux noyau, avec sous le bras un film vénéré par son acheteur à l’égal d’un diamant, pardonnez-moi, mais je suis un artiste authentique !
102Floriane – Chant. Experiment IV de Kate Bush
Séquence 8
103Floriane – Perturbé par un goût amer qui s’était installé dans sa bouche, Desper Novalis commanda une deuxième coupe d’Avis. Pourquoi tout passait-il toujours par le sexe à la Cité Noire ? Pourquoi confondait-on la grâce de la jeunesse avec le talent réel ?
104Desper Novalis, naturellement, n’était pas pourvu de la première. Sur ce point, il ne se berçait pas d’illusions. Mais il était, pour ce qui était du second, tout à fait sans rival. Le problème était que, comme il en est de la beauté, il en est du talent : s’il n’est pas vu et apprécié des puissants, il n’existe pas.
105Il se secoua. Non, cela ne pouvait plus durer. Il devait agir. D’un geste résolu, il vida une troisième coupe pour se donner du courage. Il était décidé à jouer son va-tout, à prendre un risque insensé. C’était ce soir ou jamais, il le sentait bien. Enfin, il allait fendre la foule, écarter les importuns, s’approcher de Ian de Careti, se jeter à ses genoux, le provoquer, le supplier, le convaincre…
106Desper Novalis fut pris d’une sorte de vertige nauséeux qui le riva à son siège. Incapable de se lever, il sentit sa tête basculer en arrière et tomba dans un brutal et profond sommeil.
107À l’aube, on le réveilla sans ménagements et on le poussa vers la sortie. Après qu’il eut vomi tout son repas dans la rue sous les rires et les quolibets des gardes, Desper Novalis extirpa un mouchoir de sa poche, s’essuya, se redressa avec orgueil et s’écria :
108Les trois – Ne me prenez pas pour un idiot ou pour un ivrogne ! Tout le monde feint de l’ignorer mais, en vérité, je suis un artiste de génie. Riez. Riez donc. Un jour, je serai reconnu, mes chers amis, célébré comme un précurseur, et vous vous inclinerez devant moi, et vous me baiserez les pieds. Dans ces temps bénis, moi, Desper Novalis, je figurerai en lettres capitales dans les livres d’art et d’histoire et tout de moi, vous m’entendez, tout – ce tas de vomissures comme la merde que je chierai – sera exposé dans un musée !
Épilogue
Musique
109Anne – Les voix des acteurs me revenaient, rebondissant sur les parois du chapiteau, et parfois, lorsque je me trouvais en position face au public, et si telle était la mission du chœur, j’admirais leurs mouvements et je réagissais à leurs discours.
110J’avais alors aussi, dans ma ligne de mire, la masse attentive, suspendue et captive, des inconnus qui vibraient derrière la rampe de bougies. Je pouvais maintenant percevoir leurs silences, leurs rires, leurs reniflements, leurs cris de surprise ou de terreur. Je vivais ces échos de leur émotion mais je ne les analysais pas.
111Pour la première fois, j’étais de l’autre côté, exactement dans l’au-delà, spectre d’une pensée, émanation d’une sensibilité, irresponsable, sage et noble, pareille à une ombre revenue des Enfers pour saluer, quelques instants, le monde des vivants.
112Les heures s’écoulèrent ainsi, dans la sensation de vertige, de puissance et d’invulnérabilité qu’offre la comédie, et j’aurais voulu que mes pieds fussent collés au sol de la scène, mon être entoilé dans l’aire lumineuse du théâtre, sans possibilité de fuite ni de fin. À ce moment-là, je me sentais, je me pensais, et ce fut une expérience unique dans mon existence, éternelle. Là, nulle mort ne pouvait m’atteindre. Nulle déchéance.
113La forme théâtrale rend la chair parfaite, et le récit, esthétique et harmonieux qu’elle délivre, justifie une réalité qui, sans lui, ne serait que chaos, désespérément détestable. Je compris enfin la phrase d’Ani, que j’avais notée dans un carnet. Le théâtre n’est pas le reflet mais l’horizon de la vie quotidienne et c’est à ce titre qu’il peut la transformer.
114Floriane – Il te demande si tu aimes le chant. Autant te demander si tu aimes respirer, mais tu es touché par cette question si radicale, si simple, si rarement posée avec une telle franchise. Tu réponds « oui », et à la question qui suit, avec le même élan du cœur, tu réponds également « oui ». Oui, j’ai confiance. Oui, je viens avec toi.
Note sur la dramaturgie et la mise en scène
115En associant dialogiquement des extraits d’Agnus Regni et de Tue-Tête, choisis par leur auteur, à des extraits d’un chapitre de mon roman Quando corpus, en travaillant au montage de ces extraits hétérogènes et en cherchant une progression dans ce montage, en travaillant à sa mise en espace et en corps, réalisée sur scène par trois actrices-chercheuses de notre laboratoire sous forme de lecture théâtralisée – car je voulais aussi raconter comment on pouvait passer de la lecture au jeu, du roman à la scène, de la réception critique à la création d’images et de mouvements –, je me suis rendu compte que ces figures d’artistes, issues de nos trois romans, étaient presque exclusivement masculines ; seul l’épilogue mentionne brièvement l’expérience de jeu de la narratrice Séléna de la Cité Noire et l’autrice actrice metteuse en scène transgenre Ani Turandot, personnages présents dans Quando corpus.
116Alors que, dans nos romans, il y a des femmes artistes (autrices, comédiennes, musiciennes, danseuses, sculptrice, etc. dans Quando corpus, mais aussi musiciennes dans les fictions de Frédéric Sounac) – notre choix s’était porté, dans le cadre d’une réflexion critique sur l’identité de l’artiste et d’un passage au théâtre, sur des personnages masculins.
117Ce constat ne m’a pas surprise : il m’a plutôt amusée, malgré un goût amer dans cet amusement puisqu’il traduit une réalité de l’idée de l’artiste comme figure nécessairement masculine et je me suis sentie confortée dans mon choix dramaturgique politique de faire interpréter ces personnages masculins (en discours direct ou indirect) exclusivement par des actrices ; de ne pas lire moi-même, bien sûr, afin de ne pas redoubler les pouvoirs de l’autrice d’une partie de la partition, de la dramaturge et de la metteuse en scène, mais de ne pas demander non plus de lire nos textes à l’autre auteur concerné, pourtant très souvent acteur et lecteur dans mes spectacles ou dans des formes écrites par lui et mises en scène par moi. Je souhaitais, sans aucun doute, qu’une distanciation liée à ces contre-emplois de genre fasse progresser/dévier les problématisations déjà présentes dans nos textes respectifs. Je voulais qu’une autre forme d’ironie, distincte de la satire et de la critique romanesques, naisse de la présentation théâtrale de nos textes.
118C’est arrivé : non seulement nos textes se sont décalés et renforcés mutuellement, à travers le montage, à travers l’acte autonome de mise en scène, mais leurs interprètes surtout, par la lecture personnelle, d’artistes elles-mêmes, et de chercheuses en art, qu’elles en ont proposée, les ont déplacés, en accentuant parfois la charge réflexive et satirique qu’ils contiennent mais aussi, plus étrangement, en faisant ressortir ce qui reste dans nos textes d’idéalisation amoureuse, sinon du personnage de l’artiste, du moins de l’art comme espace unique, privilégié, précieux, de désir et de liberté. Rien d’étrange alors à ce qu’il nous occupe à plein temps, que nous le pratiquions de notre propre chef depuis des décennies ou que nous le théorisions comme universitaires et enseignants chercheurs professionnels.
119Juste après le spectacle, un membre du public que nous ne connaissions pas, ni enseignant, ni étudiant dans notre université, mais à l’évidence chercheur, a fini par poser la question embarrassante aux deux auteurs et aux trois actrices qui se soumettaient à l’exercice bien connu du « bord de scène » : « pensez-vous, finalement, que vous êtes vous-mêmes des artistes ? ». Les deux auteurs (dont, faut-il le rappeler, une autrice) ont répondu benoîtement sans se concerter : oui, oui, enfin, en réalité, nous le pensons, même si tout dépend de ce que l’on entend par « artiste », etc., alors que les trois actrices, par pudeur ou par modestie, ont répondu en substance : non, non, pas vraiment, enfin, nous ne le pensons pas, etc.
120Beaucoup de travail reste donc à faire, dans l’art et dans la recherche sur l’art, pour désacraliser et démystifier l’identité de l’artiste, beaucoup pour arracher l’artiste, figure de pouvoir, à la fascination et à l’intimidation qu’il éprouve ou qu’il exerce, beaucoup pour rendre l’artiste à l’art et l’art à un amour plus réel et plus fort parce qu’enfin désillusionné et délivré de l’idéalisation.
Notes de bas de page
1 Les textes sont des extraits choisis par les auteurs des romans Agnus Regni. Histoire tragique encore que sensuelle et farcesque de Gregorius Maximilien Lehcar (Délit Éditions, Toulouse, 2009) et Tue-Tête de Frédéric Sounac (Éditions Pierre Guillaume de Roux, Paris, 2017) ainsi que de Quando corpus. Chroniques des terres de l’Intérieur (en neuf tomes, non publié) de Muriel Plana. Ils ont été ensuite montés et mis en scène par Muriel Plana, avec des chorégraphies d’Anne Pellus. Les chansons chantées par Floriane Rascle, accompagnée par Karine Saroh au violoncelle, ne sont pas reproduites mais leur titre est mentionné.
Auteur
LLA-CREATIS
Université Toulouse – Jean Jaurès
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Les inscriptions romanesques dans la prose arthurienne du XIIIe au XVe siècle
Sandrine Hériché Pradeau
2020
Identités de l’artiste
Pratiques, représentations, valeurs
Muriel Plana et Frédéric Sounac (dir.)
2021