Une araignée, un parapluie et un aspirateur
Entretien de Saul Pandelakis avec Brice Genre et Hanika Perez, A+B
p. 303-320
Texte intégral
1Cette interview devait être une communication intitulée « qu’est-ce qu’unE designer ? ». La question de l’identité des designers, posée mille fois, devait être proposée dans cette nouvelle formulation en approchant l’idée d’une figure alternative par le prisme du genre de manière plus visible, avec l’ambition d’examiner des incarnations plus « marginales » des designers. Le COVID et le confinement sont passés par là, la communication de Brice Genre et Saul Pandelakis a été reportée puis annulée. Lorsqu’est venu le temps de substituer à la communication prévue un texte, l’évidence d’une interview s’est imposée. Il ne s’agissait plus pour Brice Genre, designer et chercheur en design, de collaborer à une théorisation avec Saul Pandelakis, mais d’entrer en conversation depuis une position de designer, aux côtés de son associée Hanika Perez, avec qui il forme le duo a+b depuis 2007. Hanika Perez étant également enseignante en design à l’institut supérieur des arts de Toulouse (isdaT), et impliquée dans une démarche de recherche dans leur travail d’agence. La conversation mêle les positions, et témoigne en cela de la position mouvante des designers, entre production, pédagogie et recherche. Et si la question est ancienne, elle se livre ici comme un témoignage tourné vers d’autres disciplines, avec la volonté ferme de séparer le design des imaginaires qui le confinent, pour en redire l’autonomie comme l’extrême porosité à des pratiques et théories cousines.
2L’entretien s’est déroulé par zoom, certain·e·s d’entre nous étant cas contact, ou déjà confiné·e·s. Le dialogue s’est terminé en soirée, alors que commençait l’allocution du 28 octobre 2020 d’Emmanuel Macron annonçant un reconfinement d’un mois sur le territoire français métropolitain.
3Saul Pandelakis : Ma première question reformule le vieux sujet de « art et design ». Au fond, les designers sont-ils·elles des artistes ? J’ai retenu une citation d’Alain Bublex dans un entretien d’Azimuts : « [q]uand on m’a proposé de les [un ensemble de photographies, vidéos et notes décrivant une ville imaginaire, ndla] exposer dans une galerie, cela a fait de moi un artiste, et je n’étais plus designer1 ».
4Hanika Perez : Je ne sais pas s’il existe une seule manière de répondre à la question : cela dépend des nombreuses pratiques du design, de leur rapport au réel et au contexte. Cela me fait penser au livre de Ettore Sottsass, Métaphores2 auquel on se réfère souvent avec Brice. Je pense aussi à l’étymologie première du mot « design », qui est de donner forme à une intention – que ce soit par la plus infime des choses, ou par un geste. Faire un geste, c’est déjà transmettre ou matérialiser quelque chose. En fait, je ne réponds pas vraiment à la question (rires).
5Brice Genre : Le terme « art » possède à son origine quelque chose de la technique. Dans cette lecture étymologique, le design pourrait faire partie de l’art. La distinction se fait historiquement à partir du moment où il semble nécessaire d’appliquer l’art à l’industrie. Je rejoins Hanika sur le fait qu’il est très difficile d’aller au fond de cette question. Cela dépend de la définition de l’art, et j’aurais envie de retourner la question. Si l’art consiste seulement à exposer dans une galerie, le design n’est pas de l’art. Tout un jeu de frontières est en friction, par exemple avec les tentatives des radicaux italiens3 où une pratique du design prend les formes de l’art, et se diffuse dans les espaces qui lui appartenaient traditionnellement, avec des designers qui prennent des postures manifestes dans des productions à caractère politique et philosophique, voire poïétique. Avant tout, le designer va chercher sa matière à penser dans l’environnement. L’artiste se fait, devient le filtre par lequel il construit son matériau de création, tandis que le designer va puiser sa matière chez les autres, avec une empathie extrêmement forte.
6HP : Je voulais rajouter cette question des « autres ». C’est vrai aussi qu’il existe des pratiques artistiques qui se situent dans l’espace public et où l’autre a une part importante, mais il me semble que ce n’est pas la même relation à l’intention. Je vous montre ici une image d’un ouvrage des Eames4, une mise de table vue de haut avec cette légende : « Every time I lay a table, I am designing something5. » Je trouve que mettre la table, que ce soit pour soi-même ou pour les autres, c’est déjà un acte qui entre dans le monde. Cela m’évoque aussi Bruno Munari6, que je lis beaucoup en ce moment : le design va prendre le monde à la fois comme matière et destination. Il n’y a pas très longtemps, j’ai eu un échange avec une étudiante qui devait choisir entre art et design pour son cursus après sa première année. Elle se demandait si elle allait avoir le temps de développer ses projets personnels. J’essayais de lui expliquer qu’en design, elle allait se servir de cette matière que sont les autres mais qu’elle pouvait aussi tout à fait mettre les questions qui la traversent au service de ce territoire. Elle m’a arrêtée et m’a dit : « Vous avez dit “les autres” ? C’est moi que je connais le mieux, ma matière, c’est moi. » Là, il y a un écart important.
7BG : Il n’est pas question de savoir si une posture vaut mieux que l’autre. Le regard est différent. Chez l’artiste, ce regard va puiser en soi, inclut l’artiste lui-même. En design, le discours cherche à s’adresser à tout le monde. Quand on réfléchit sur un projet, la cible définie par le commanditaire peut être « la femme de trente-quatre ans qui a deux ou trois gamins ». Mais ça n’intéresse pas les designers. Nous, ce qui nous intéresse, ce sont les écarts les plus importants, par exemple : les personnes qui ont des handicaps, jusqu’aux personnes les plus agiles. Il y a une part de subjectivité chez le designer, mais sa proposition vise à être manipulée, tandis qu’en art, quelque chose ne supporte pas la manipulation. Les œuvres sont des choses « brutales », livrées au monde dans leur radicalité, sur lesquelles on ne peut pas intervenir. Le designer produit des objets afin que les gens les utilisent, vivent avec, les manipulent. En art, ce qui se passe chez l’autre, c’est-à-dire le destinataire, est beaucoup plus intime. Ce sont des micro-différences, mais qui comptent dans les attitudes. Et même dans les personnalités, cela se sent.
8SP : Dans l’ouvrage dans lequel nous prenons place, l’emploi du terme artiste n’est sans doute pas le même. Quand nous disons « artiste », en tant que designers, nous pensons directement aux arts plastiques qui sont une discipline sœur. Pour les personnes à côté desquelles nous prenons place dans l’ouvrage, « l’artiste » peut être le romancier, la romancière, l’acteur-l’actrice de théâtre, le circassien-la circassienne…
9BG : Tu n’as pas tort de le rappeler, mais nous n’avons pas uniquement cet imaginaire. Pour moi, un compositeur de musique est un artiste. Un comédien est un artiste. Ce qui nous relie, c’est à quel point nous pouvons convoquer des imaginaires pour produire un geste créatif qui a du sens. Et en design, le geste relie une intention à une forme. C’est aussi ce qui peut définir l’art. Hanika évoquait le travail de Sottsass qui nous intéresse beaucoup à cet égard. Sa production est sur le fil. Il a à la fois dessiné des machines-outils pour des industriels italiens et produit Métaphores7, où il propose plutôt des micro-gestes, par exemple Décoration avec ruban autrichien (rouge et blanc8) : c’est un ruban d’emballage de dessert, qui est agrafé sur le mur. Est-ce que c’est de l’art ou du design ? C’est difficile de le dire. Hanika et moi venons du monde des arts plastiques. Nous y sommes sensibles et cela se voit dans une partie de nos productions. On recherche une plasticité dans les formes, et nous allons régulièrement saisir des références de plasticiens.
10HP : Toutes ces pratiques de l’art sont des manières de porter un regard sur la société. Le designer est celui qui va imaginer que les formes qu’il va produire vont être vécues, habitées par d’autres. Ce qu’il produit a des conséquences directes sur le quotidien à des échelles plus ou moins grandes – c’est au cœur de ce que l’on appelle le projet. En même temps, un écrivain aussi a un projet de livre, et un musicien un projet d’album, mais ce qu’on appelle le projet en design implique une empathie et une manière de s’immerger dans un contexte. Si on travaille pour des enfants ou pour des personnes âgées dans un EHPAD, on est obligé de se mettre à la place des personnes pour lesquelles on va faire cette proposition. Il nous faut laisser de côté notre propre manière de percevoir, sinon, on peut fantasmer des choses qui ne se produiront jamais. Là, le designer a une responsabilité. Et peut-être qu’on retrouve cette méthodologie dans un projet de livre ou d’album, mais sans que cela bouleverse potentiellement le quotidien. Quoique…
11BG : Oui, les productions artistiques affectent les discours et les pensées individuelles ou collectives.
12HP : Elles peuvent affecter les regards sur beaucoup de choses. Mais le fait d’être dans la fonctionnalité est spécifique. Notre territoire est à la jonction de nombreuses disciplines. Le design a à la fois un pied dedans et un pied dans autre chose, mais dans beaucoup d’autres choses à la fois : comme une araignée avec plein de pattes (rires), avec une patte dans le monde de l’art, et une patte dans d’autres mondes, selon la coloration des pratiques.
13BG : C’est cela que je trouve passionnant dans le design : son hybridité forte. On le voit dans cette fusion entre ce qui relève de la fonction, de la technique, de l’exigence dans l’existence des choses. Tout ceci amène à la manipulation, et en même temps, le design produit du discours, a des effets sur les consciences, touche à l’environnement. Dès qu’on tente de le décrire, on sent à quel point il est une progéniture de l’art et de l’industrie. Et comme le dit Hanika, les designers ont cette capacité à se dissoudre dans les destinées individuelles. L’artiste fait quelque chose, et les gens en disposent, ou non. Quand quelqu’un fait une proposition émanant du champ du design, cela se ramifie discrètement mais fondamentalement dans le quotidien des gens. Nos environnements conditionnent et tendent à dessiner nos existences individuelles et collectives.
14SP : Je voulais faire deux remarques. La première, c’est que je ne crois pas qu’on ait encore prononcé le mot d’usage, et je trouve cela très intéressant parce que c’est un mot qui a eu mauvaise presse. Je relisais des textes de Pierre-Damien Huyghe9 ou de Bernard Stiegler10, et j’ai eu l’impression qu’ils n’aimaient pas beaucoup la notion d’usager. Alors que cette notion peut servir à étayer ce que vous venez de dire, car elle se relie aux notions connexes de besoin et de nécessité. Ma seconde remarque concerne le moment historique où la discipline de l’art va s’appliquer11. Cette préséance historique fait qu’on demande toujours si les designers sont des artistes, mais on se demande beaucoup moins si les artistes sont des designers. Pourquoi, finalement, la catégorie de designer ne pourrait-elle pas devenir la catégorie‑parapluie ?
15HP : En France, le design est lié aux arts plastiques et souvent placé dans la catégorie « arts ». On voit bien que toutes sortes d’approches du design ont existé : celles qui favorisaient beaucoup plus l’approche scientifique, d’autres, les sciences humaines, ou encore la technique, l’artisanat ou les savoir-faire. Le design se classe selon la manière dont on le regarde et selon la coloration des pratiques. Je ne sais pas si je trouverais positif que le design devienne parapluie ou s’il n’est pas souhaitable qu’il reste hors-parapluie. Cette discipline est intéressante précisément parce qu’elle est à l’articulation de beaucoup d’autres. Les projets tels qu’on les mène aujourd’hui valent par leur manière d’être un nœud dans un écosystème de personnes et d’activités. On ne considère pas uniquement la question de l’intention vers des usagers potentiels, mais aussi les multiples interactions et conséquences possibles d’une proposition. D’où sors-tu la matière ? Comment la travailles-tu ? Qui la transmet ? Je trouve que ce réseau-là est très intéressant à penser et à construire.
16BG : Cette hybridité dont dispose le design est sa force. Olivier Assouly a cette formule parfaite : il dit que le design est une discipline « indisciplinée12 ». Et d’ailleurs, quand tu regardes notre bibliothèque à l’atelier, nos références sont multiples.
17HP : On y trouve de tout.
18BG : Nous designers avons intégré cette hybridité, il me semble. On est « éclaté » de manière très positive. Le monde est une nourriture et on se moque des frontières. Il y a d’ailleurs quelque chose d’assez intéressant qui se retrouve institutionnellement, notamment en France : pendant des années, on s’est caché. À la Maison des Artistes, on cachait notre statut de designer produisant des objets, des espaces, etc. Les graphistes étaient tolérés, mais nous13 étions « interdits ». On est intégré depuis le début du mois de septembre par décision ministérielle, alors que l’Alliance Française des Designers rappelait dans son communiqué que le débat a déjà été tranché il y a déjà 40 ans14, en Allemagne notamment. Nous ne disposions pas du statut d’artiste car nous étions considérés comme une profession libérale, comme les architectes, les ingénieurs, mais non réglementée. Or, nous sommes dans un contexte où les commandes ne nous arrivent pas du tout de la même manière, où le geste créatif a quelque chose de l’art, mais où les responsabilités s’apparentent à celles de l’architecture et de l’industrie. Cette hybridité se ressent donc en de multiples endroits. C’est pour cela qu’elle est compliquée à lire, y compris pour nous ! Et pour en revenir à l’image des parapluies, je crois que le design souffre énormément de son historicité. Le design est une « progéniture de », mais ce dont on ne parle pas aujourd’hui, c’est que, toute discipline indisciplinée qu’elle soit, elle a d’abord dû s’émanciper de l’art et de l’industrie. Les textes de Sottsass dans les années 70 nous l’indiquent. Le texte « Tout le monde dit que je suis méchant15 » montre ce tiraillement, comme si nous étions tenus par nos origines. Aujourd’hui, nous n’appartenons plus à personne, ni à l’art, ni à l’industrie. C’est comme si on disait aujourd’hui que l’économie reste un des attributs de la philosophie, parce que les philosophes traitent d’économie jusqu’au milieu du xviiie siècle. Je pense que toute personne qui présente une forme de vérité pour répondre à cette question se plante – qu’il soit artiste, ou designer. Surtout dans une société qui s’est fondamentalement industrialisée, et qui ne cessera de s’industrialiser, même sous des formes assurément différentes.
19SP : Je signale à ce stade de l’interview avoir posé une question de troll16, volontairement, parce que je crois que notre présentation dans le livre sera asymétrique. Déjà parce que nous sommes designers, parce que c’est une interview, parce que nous rendons en retard… Et je trouve même intéressant de nous poser la question, un peu comme si on arrivait en retard à une fête, que faisons-nous là ? Mais de la poser comme un vecteur de radicalité.
20HP : La meilleure réponse serait de montrer la photo des Eames.
21SP : Cela m’évoque autre chose : quand tu parlais des designers à pattes d’araignée, cela renvoie aussi à l’hybridité des langages. Une des choses qui informent la position de designer est la nécessité de devoir sans cesse réexpliquer son métier. En tant que théoriciens et praticiens du design, comment l’avez-vous vue évoluer ?
22HP : Je ne sais pas si je l’ai vue évoluer. Sans doute, mais pas forcément dans le bon sens. Il y a un écart entre ce que les gens pensent que l’on va faire et ce que l’on va vraiment faire. La diffusion de ce que peut être le design a changé auprès du grand public. La manière dont ces images sont véhiculées ne nous aide pas. Les clients que l’on rencontre en ont quand même une idée, sinon, ils ne feraient pas appel à nous. C’est d’ailleurs bien le problème, beaucoup de gens qui auraient intérêt à faire appel à des designers ne le savent pas, ou alors le font, mais bien trop tard, une fois que beaucoup de choses ont été définies. On est passé d’une vision du design comme un effet de style à une vision relevant encore plus de la touche finale. Faire acte de design est un processus difficile à comprendre. Si je vais chez une personne et qu’elle me demande de repenser son habitation, ma réponse peut consister à enlever des choses et changer la place des éléments déjà en place plutôt que d’aller faire une razzia pour mettre des vases déco et des affiches partout. Cela nous est arrivé de dire qu’il ne fallait rien changer. Enlever quelque chose peut aussi être un acte de design.
23BG : Régulièrement, la lecture du design qu’ont nos commanditaires tient en effet du geste décoratif qui vient en surcouche. Lorsqu’on a travaillé sur un de nos premiers gros contrats, on a eu une réunion de travail avec le commanditaire qui nous a demandé de commenter le devis qui détaillait tout le process de travail. Il nous a dit : « mais comment se fait-il que vous soyez si chers ? ». Parenthèse : on n’était pas si cher que ça. On lui a répondu la chose suivante : c’est comme si vous fabriquiez des aspirateurs, et que vous sollicitiez un designer. Nous ne sommes pas là pour redessiner la forme de l’aspirateur, mais plutôt pour nous demander : « qu’est-ce que cela veut dire aspirer aujourd’hui ? ». Dans cet exemple, ce qui va être produit par le designer peut être une manière de repenser le balai, de saisir la poussière autrement, voire de questionner les interactions individuelles à l’intérieur d’un espace domestique et tout ce que cela implique de politique dans la gestion de l’espace d’habitation. Dans le travail de Dyson, à partir d’un travail de forme original, que tout le monde voit comme une démarche décorative, c’est tout le contraire qui est fait ! Ce qu’il a mis en place, c’est une manière de donner à l’usager la possibilité d’« intelligibiliser » ce qu’est l’aspirateur. Jonathan Ives avec les premiers iMac a fait entre autres la même chose en rendant transparent le dispositif, pour que l’ordinateur ne soit pas juste une boîte noire mais un objet dont on lit la structuralité. Mais dans les grands médias, on voit des designers qui rendent le projet en dix minutes avec un coup de crayon comme dans Question Maison ; ça a tué notre métier. Nous ne sommes plus dans la situation d’il y a vingt ans où il fallait expliquer ce qu’est le design ; aujourd’hui, nous devons déconstruire toute une somme d’imaginaires qui se sont placés en surcouche. Alors, il est vrai qu’à chaque fois qu’on rencontre un commanditaire pour la première fois, on fait une séance de discussion où on « raconte » la discipline.
24HP : Je dirais qu’il y a quand même eu des exceptions dans ce paysage, par exemple tout le travail qu’on a fait et qu’on continue de faire avec les Bras17, qui est différent parce qu’il semblait à l’origine exister un lien entre leur manière de faire la cuisine et notre manière de faire du design. Ils n’ont pas eu besoin de nous expliquer ce qu’est la cuisine, et nous n’avons pas eu besoin de leur expliquer ce qu’est le design. D’ailleurs, on peut être plus proche avec des personnes qui matérialisent une intention dans une autre discipline, comme les Bras, que d’un autre designer. C’est très difficile aussi de proposer notre travail à des clients qui ont déjà fait appel à des designers, et qui ont comme imaginaire des choses qu’ils ont vues dans les médias grand public, ou même des expériences antérieures avec des designers qui ont accepté de travailler selon ces modalités. Nous disons donc ce qu’est le design, mais surtout, Brice et moi disons comment nous le faisons. Ce n’est pas évident parce qu’il faut arriver à transmettre que ce n’est pas parce que nous sommes farfelus.
25BG : Nous en souffrons aussi. Cela fait écho à la question qui était posée précédemment : parce que le designer, ou la designer, sont originellement rattachés à la question de l’art, il est attendu d’elle ou de lui un geste qui relève du génie – au sens romantique du terme. Or, c’est un processus beaucoup plus complexe, qui va chercher son origine dans une phase d’étude primordiale. Il y a des moments rares où, d’un seul coup, tout s’imbrique de manière assez fulgurante. Mais lorsque cette fulgurance se produit, on n’est qu’au début d’une démarche de recherche. Par exemple, nous avons travaillé avec Hanika pour un showroom. Nos clients étaient des grossistes qui vendaient des vêtements de marque à des commerçants. Nous avons fait ce travail d’explication et nous avons mené toute une réflexion mobilière pour proposer des outils permettant de changer les qualités de l’espace en fonction des moments. C’était un squelette complètement adaptable, pensé en termes de dispositif. Au début, ils étaient un peu décontenancés par la réponse et, quand on a expliqué les potentialités du projet, c’est devenu très intéressant pour eux. Ils l’ont utilisé sur beaucoup de collections. On leur a donné les moyens de la mise en scène et non la mise en scène. On ne leur a pas fait le fond de scène de théâtre en trompe-l’œil, avec un clair de lune au-dessus de l’océan ; on leur a dessiné tout ce qui permettait de faire la scène. C’est pour cela que l’on dit souvent avec Hanika que nous dessinons moins des objets que des outils : un moyen pour les autres de vivre. L’objet n’est pas une finalité. Cela ne veut pas dire qu’on ne se préoccupe pas de sa forme mais que la façon dont les autres vont l’étendre nous importe davantage. Tu évoquais le fait que « usager » est aujourd’hui un gros mot : ce n’en est pas un.
26HP : Le mot de pratique est de plus en plus valorisé, comme pour manifester une forme d’ouverture dans les usages.
27SP : J’aime bien « usage ». Je trouve qu’il est un peu « down and dirty ». Comme dirait Joanne McNeil18, « use is useful19 ». Ce terme est aussi critiqué à cause du lien à l’usure, parce qu’il ne ferait vraiment pas la part de l’humain.
28HP : Il est étymologiquement intéressant car il a de la culture en lui. Notre manière de vivre peut autant nous définir que le reste.
29SP : Nous avons tout de même un lexique très fort en design et nous nous rendons compte – c’est très banal de l’observer à présent – que nous nous le sommes fait voler. Le cas le plus typique est la migration du mot « projet ». Pour nous designers, le lien à la culture du projet, au progetto italien, est très fort. Ce mot a été complètement siphonné par des cultures marketing, y compris macronistes, pour parler de tout et de rien. C’est visible dans le milieu de la recherche. Si tu dis le mot « projet », tes interlocuteurs pensent que ton approche est saturée par le champ économique. Alors que le projet, c’est ce qu’on fait, c’est à nous.
30BG : L’humilité qui habite globalement les designers les empêche de contrecarrer les plans de disciplines beaucoup plus offensives comme le marketing. Celles-ci se sont accaparé énormément de choses. Les designers étaient sur une plage ouverte, et puis les autres sont arrivés en disant : « cette plage est cool ! », et ils ont commencé à poser des panneaux et des frontières. Chez les designers, ça ne marche pas comme ça. Et d’ailleurs les designers vont disparaître, si cela continue. Pourtant les designers, pour utiliser la formule de Findeli20 veillent avant tout à améliorer l’habitabilité du monde. Il y a là quelque chose qui tient, et c’est là la seule prétention ou arrogance, à la recherche d’un micro‑bonheur.
31HP : Tu t’engages sur un terrain glissant…
32BG : On connaît la destination du marketing : faire du profit en organisant une forme de séduction pour que des individus passent à l’acte d’achat. Le designer ne s’en préoccupe pas. Il va se préoccuper des nécessités des individus. La Twingo en est un exemple parfait. Selon les principes du marketing, cette voiture n’aurait jamais dû naître, n’aurait jamais dû avoir du succès. Elle a été défendue et conçue par des designers. En somme, c’est un des gestes les plus évidents qui soient, représentatif de la rupture entre design et marketing. Mais le marketing prend trop de place. C’est une question très politique.
33HP : Reprenons ton image. Je pense que le designer n’a pas de plage : il a une barque. Parce que le design n’est pas une discipline, ou un territoire, ou un parapluie, mais quelque chose qui se réinvente à l’entrecroisement de nombreuses disciplines. D’ailleurs, Brice, tu utilises souvent cette image : tu dis que le designer est l’huile blanche dans les rouages. Il est cet élément qui permet d’inventer un autre type de fonctionnement. Le design impose ce particularisme : on ne peut pas faire un projet tout seul. Ce n’est pas possible. Sauf si on parle du design de galerie, comme on l’a évoqué plus tôt et encore… Faire un projet pour de potentiels usagers implique une structure, une institution, des producteurs de matériaux, des fabricants, des diffuseurs. Le designer est alors obligé de travailler en collaboration avec ces autres métiers et acteurs. Il y a effectivement des artistes qui travaillent avec d’autres mais, dans ce cas, les personnes collaborent au projet de l’artiste et à sa vision. Je pensais tout à l’heure à Olafur Eliasson21 : ses projets sont d’une telle envergure, il est obligé de les réaliser avec d’autres personnes – mais le projet est finalement signé par lui. Si nous faisons un projet pour des enfants dans une école, nous allons travailler avec une somme d’acteurs, faire face à des questions techniques et économiques et le projet va se dessiner à partir de toutes ces contraintes. Forcément, il y a quand même un capitaine dans le bateau – mais aussi une équipe qui travaille à ce que le bateau aille quelque part. C’est cette équipe pluridisciplinaire qui va définir et redéfinir constamment quel est l’ADN du projet.
34BG : L’idée que le designer soit un chef d’orchestre a été extrêmement dénigrée. Pourtant le chef d’orchestre s’assure qu’une partition soit jouée. Le design me semble être un travail de composition, il travaille à l’articulation des choses entre elles.
35SP : Les versions télévisuelles du design que vous évoquiez influencent les étudiants qui arrivent dans nos formations. En tant qu’enseignant, on peut être très enclin à dénigrer cela, à dire que les étudiants n’ont pas de culture, ou une « culture zapette », ce qui est d’ailleurs assez classiste. Le problème dépasse peut-être la séduction télévisuelle. Le design est souvent montré comme une « profession-loisir ». Est-ce que nous arrivons encore à former des designers, dans ce contexte ?
36HP : Il est vrai que pratiquer une profession représentée comme un loisir a une vraie incidence sur l’appréciation des honoraires. Les gens ne savent pas vraiment ce que nous faisons et ce qu’ils paient. Si on se positionne dans cette identité hybride, la manière d’aborder la complexité est centrale. Comment la décortiquer, la mettre en lien ? Qu’est-ce que l’acte créatif ? Une fois qu’on a pu étudier un contexte, analyser ses données, les synthétiser, il faut travailler à créer des connexions qui font sens pour arriver à faire projet. J’enseigne dans une école d’art, mes étudiants sont donc un peu différents de ceux que vous vous avez22 parce qu’ils n’arrivent pas dans cette institution de la même manière. Ce sont des étudiants qui ont passé un concours. On est donc censé avoir une sélection de personnes motivées et je constate souvent que certains n’ont pas leur place là. Le fond, c’est l’envie de pratiquer. Et pour ceux qui arrivent avec une idée un peu fausse de notre discipline comme métier-loisir, je ne pense pas que ce soit cet imaginaire qui fasse problème autant que l’implication et le travail que nécessite le design. Finalement, s’ils arrivent avec une représentation fausse mais qu’ils sont ouverts, curieux, et motivés, on fait quand même le chemin ensemble. Le problème est d’avoir des étudiants qui se positionnent par rapport au réel comme si les choses allaient arriver, prêtes à être consommer.
37BG : L’envie va donner à l’étudiant l’énergie de passer outre ces difficultés et d’être dans le maintien de l’effort. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette culture de l’effort. Se faire mal, aujourd’hui, semble ne plus être acceptable. Quand on fait du design, il faut aimer les problèmes, les voir comme un défi. Si l’étudiant ou l’étudiante ne transcende pas l’effort grâce à l’envie, c’est un échec. Mais c’est vrai de beaucoup de pratiques. Tu peux passer quatre jours sur une planche de surf à essayer de prendre une vague, si tu n’es pas dans l’effort d’essayer de la prendre, tu ne vivras jamais ce moment où tu « prends la vague ». Pourtant cette sensation-là te guidera car tu auras toujours envie de la revivre. La première des difficultés pour une étudiante ou un étudiant, c’est d’arriver à avoir ce déclic : traverser l’effort pour saisir le moment où il devient jouissif d’arriver à la solution.
38SP : Ce que tu décris est l’envers complet de ce que la télévision montre.
39BG : On ne vit pas dans un monde qui nous parle de difficulté, ou alors pour nous effrayer. Il faut vivre en vélo, kiffer la vie avec ses potes, faire des photos de ce que tu as mangé et les mettre sur Instagram… La vie, ce n’est pas ça, pas que ça. Les médias soutiennent une économie du rêve qui ne fait pas écho au design. Alors que les vraies difficultés, pour peu qu’elles soient bien observées, sont en soi intéressantes et représentent de véritables enjeux.
40HP : Au-delà du design, ce que tu décris concerne toute forme de pratique. Je pense à ces émissions de radio-crochet, comme The Voice, ou même aux séries jeunesse. On y voit des gens qui sont doués, naturellement talentueux. Il leur suffit de prendre un micro, une guitare. On ne montre pas le travail, mais un état à l’instant T. Donc, les enfants, puis les étudiants, se découragent. On ne t’explique pas que tu peux chercher ce que tu as envie de faire et te donner les moyens de le concrétiser.
41BG : On a perdu de très bons designers chez les étudiants de cette manière, parce qu’ils se faisaient tout un monde de ce qui devait être fait. Une certaine confrontation à l’effort était interprétée comme une incapacité à faire. Or, l’effort est la condition pour « accéder à ». On ne dit jamais le temps passé à répéter, à retravailler. On consomme le résultat, sans poser la question des conditions qui mènent à celui-ci. Il y a là une fois encore une survivance extrêmement forte du génie romantique.
42HP : Il m’est arrivé d’être dans un échange avec des étudiants, pourtant de quatrième année, et je disais à plusieurs d’entre eux qu’il fallait refaire. J’ai vu une forme de désarroi dans leur regard parce que c’était la deuxième ou troisième fois que je le disais. J’ai dit : ce qui se passe là, c’est cela le travail du projet, ce n’est pas autre chose. C’est pour cela que vous êtes là, que vous êtes en formation, qu’on vous accompagne. Elles se jugeaient à partir de leur incapacité à faire instantanément et j’ai été très étonnée par ce regard.
43BG : Avec Hanika, on a évoqué l’idée de se filmer, parce qu’on se met souvent à une table avec une ou deux feuilles, et on dessine, on passe la feuille à l’autre. Alors, ce film serait probablement mille fois plus indigeste qu’un Tarkovski, mais aurait le mérite de montrer toutes les hésitations, les aller-retours, les échecs. Dès que quelque chose se tient à peu près, on le repasse à la moulinette du cahier de contraintes et, de nouveau, on rencontre un problème… On reprend et on re-reprend. C’est quelque chose d’extrêmement besogneux.
44HP : J’ai l’impression que les étudiants ont accès à cela au moment de passer leur diplôme. Le dernier mois, ils sont obligés de faire des choix et c’est là qu’ils ont accès au rythme de travail en design. Il faudrait voir comment les faire accéder plus tôt à cette dynamique.
45BG : C’est dans le moment où ils en sont au diplôme et n’ont plus le temps matériel de faire autre chose qu’ils vivent une frustration. Ils comprennent les limites de leur projet et réalisent qu’ils auraient aimé faire plus. Dans les faits, les étudiants s’arrêtent le plus souvent à une réponse qui correspond à un avant-projet détaillé. Honnêtement, depuis que j’enseigne, j’ai rarement vu des prototypes. C’est-à-dire des choses qui seraient à même d’être manipulées, avec toute l’exactitude que le projet exige. Si on considère qu’on apprend aux étudiants à devenir des designers, je ne conçois pas qu’on finisse son diplôme de master sans véritable « prototype ».
46HP : C’est là qu’un post-diplôme ferait sens. Cela demande tellement de temps de développer un projet de design, alors pour arriver à un prototype qui ne soit pas seulement une très belle maquette… Aujourd’hui, le diplôme se fait en deux ans : l’étudiant doit à la fois continuer à apprendre des éléments méthodologiques, participer à des projets, faire des workshops, faire son mémoire, rencontrer des experts. Dans ce contexte, il ne peut pas aller plus loin qu’un avant-projet détaillé. Pour un diplôme d’architecte, un avant-projet détaillé est présenté, pas plus. En design graphique, tu peux t’approcher davantage de ce que la chose serait. Ce ne serait pas idiot d’imaginer un accompagnement sous la forme d’un post-diplôme, car il existe des étudiants qui développent des projets qui peuvent tout à fait se nouer avec un début d’ancrage professionnel.
47BG : Je suis d’accord avec toi. Je trouve que les sujets de certains étudiants sont extrêmement ambitieux, et nous avons la responsabilité de le leur dire. En troisième année de licence, l’an dernier, j’ai eu une étudiante qui s’est demandé comment faire en sorte que les enfants pratiquent la cuisine avec leurs parents, avec tout ce qu’implique une telle approche, notamment en ce qui concerne l’éducation à l’alimentation non transformée industriellement, etc. Elle s’est posé des questions fonctionnelles et a proposé un petit tabouret qui permet à un enfant de trois ans de cuisiner avec des adultes. Elle est partie d’une situation problématique, a développé un scénario, a vu toutes les contraintes afférentes à la situation, a produit une maquette pour aller vers un prototype. Elle a autant appris en six mois qu’un étudiant de master qui soutient son diplôme en nous racontant des histoires sur des sujets trop ambitieux, qui sont trop grands pour lui – mais qui sont trop grands pour nous aussi ! Pourtant, ce que cette étudiante a fait à sa petite échelle est très utile. On sait combien c’est difficile certains jours, quand les deux parents travaillent (dans une famille nucléaire) de s’occuper des enfants en même temps que tu fais la cuisine. Si l’enfant contribue grâce à cet objet, des enjeux socio-éducatifs très forts se manifestent. Une petite chose peut rejoindre des ambitions politico-sociales extrêmement vastes. Et je regrette parfois que les étudiants ne décident pas d’un projet qu’ils peuvent mener à son terme. Il y a une intellectualisation extrêmement forte de notre discipline qui se joue là et qui nous prive des réelles potentialités de l’action dissimulées dans le projet.
48HP : Je pense aussi que de manière générale, on ne fait pas suffisamment appel aux designers. C’est le contexte qui le veut et la culture design qui fait défaut dans notre pays, notamment. Quand je me remémore les projets de diplômes, j’ai l’impression qu’on essaie d’ouvrir des pistes de contextes possibles pour le design. C’est compliqué dans le temps dont on dispose. On essaie déjà d’amener les étudiants à regarder où le design pourrait intervenir aujourd’hui, quels seraient les sujets dans lesquels il pourrait avoir une part. Cela prend un long temps de déconstruction pour leur apprendre cette attitude. On essaie aussi de leur dire que sur ces nouveaux territoires, on ne va pas venir les chercher. Le mieux qu’ils ont à faire est d’aller taper à la porte. Là, on est en train d’essayer de repenser ce que serait la formation idéale en design ! Savoir dessiner à partir d’une question de société, d’un scénario de situation, puis aller vers un objet bien fini. Est-ce que cela pourrait être l’objectif d’une licence ? Après, le master permet de poser la question des terrains possibles pour le design. C’est ça qu’on a envie de partager avec les étudiants : imaginer des perspectives positives aux situations problématiques d’aujourd’hui.
49BG : J’ai parfois l’impression que tous ces terrains inattendus à investir par le design relèvent d’une forme de recherche fondamentale et auraient davantage leur place dans un post-diplôme que dans un master.
50SP : Tu parles de post-diplôme mais pas de thèse. Il existe un débat sur ce sujet, sur la manière dont le gouvernement est en train de pousser les écoles d’art à investir la question du doctorat, au plus grand désespoir des universités qui proposent des formations en arts. À l’université, on peine par ailleurs à faire comprendre des thèses qui ne relèvent pas de la recherche-création mais de la recherche‑projet.
51BG : Oui, l’université peine à comprendre notre discipline. Les écoles d’art se retrouvent frappées par cette injonction à la recherche fondamentale, alors qu’une véritable discussion entre les différentes formations serait nécessaire, parce qu’elles possèdent toutes un intérêt. Mais aujourd’hui, les approches tendent à se confondre. On voit bien comment les formations DNMADE et les écoles d’art investissent la question du mémoire, et ne le font pas comme on le fait nous-mêmes, dans la relation au projet. À l’université, on observe aussi nos propres limites. Il faut penser des approches qui se complètent, plutôt que de débattre ensemble d’une formation type. Par contre, dans l’univers de l’université, cela devient extrêmement compliqué de soutenir notre discipline. À Jean Jaurès, nous sommes dans une UFR23 qui rassemble les arts plastiques, le design, la musique, le théâtre, etc. Tous ceux qui travaillent sur une expression du corps, du sensible, sont regroupés là, comme si on voulait éviter certaines formes de perméabilité avec les autres disciplines des sciences humaines. Je ne suis pas sûr que l’université comprenne véritablement nos disciplines.
52SP : On observe qu’il y a des typologies de sujets, qui pour le pire ou pour le meilleur deviennent à la mode, comme les questions de genre, l’anthropocène, « faire un abri pour les migrants », recréer du lien social dans un territoire rural, etc. – peut-être au détriment d’autres problématiques. Je dis souvent que j’attends le jour où un étudiant va choisir de refaire le formulaire CERFA pour le remboursement des soins médicaux. Et du coup, j’aimerais savoir quels sont les sujets, pour vous designers, et enseignant-enseignante, qu’on ne regarde pas assez.
53HP : Ce sont effectivement des sujets de ce type, qui nous concernent au quotidien, les choses que l’on utilise, les papiers que l’on remplit, qui sont invisibles parce qu’ils sont banals de médiocrité. Cela me rappelle une année où Laetitia Giorgino24 et moi avions proposé aux étudiants de produire des notes visuelles ou écrites sur des environnements, objets, choses qu’ils pratiquaient et qui leur semblaient poser problème. Ça pouvait être ton formulaire, ou même la salle d’attente du médecin – tous ces espaces que l’on pratique au quotidien. Ils sont revenus avec des images de panneaux de signalisation qui étaient pour eux prescriptifs et qui leur ordonnaient d’aller dans un sens ou dans l’autre. Ils n’arrivaient pas à identifier autour d’eux des choses qui pouvaient faire sujet. La question reste : est-ce qu’ils ne le voient pas ou est-ce qu’ils se disent que ce ne sont pas des questions de design ? Je ne sais pas si je rêverais de sujets en tant qu’enseignante mais en tant que designer, des lieux m’interpellent. Je pense beaucoup aux lieux médicaux parce qu’on les traverse dans une fragilité physique ou émotionnelle. Je ne comprends pas que cela ne fasse pas partie de commandes publiques. Cela me paraît être d’utilité publique de demander à des personnes de se réintéresser à la manière dont on circule, dont on se sent, dont on est accueilli, dans des institutions, celles qui par exemple reçoivent du public en difficulté en raison de leur situation sociale, de leur maîtrise du langage ou des codes sociaux. Sur les lieux de fin de vie, aussi, il y a beaucoup à faire.
54BG : On a eu l’occasion de le faire quand on a travaillé sur la résidence étudiante25. Mais cela reste une figure qui appartient à l’histoire de l’architecture. Ces sujets sont investis par des laboratoires de recherche en design. Je pense au travail de Marine Royer26, qui travaille sur les questions liées à la santé.
55SP : Anaëlle Bouthier également l’a traité avec l’espace de ressourcement27.
56BG : Oui, et ces sujets ne sont pas davantage traités pour des raisons politiques. La décision est politique parce qu’elle implique des moyens et des structures. Il existe chez les décisionnaires une méconnaissance du design. Ils ne pensent pas qu’il existe déjà des individus formés pour investir ces sujets. Ils voient les vagues relations qui peuvent exister entre le design et le numérique, pour le dire grossièrement, entre le design et une certaine industrie, parce que cela revient à la mode, mais échouent tout de même à prendre les bonnes décisions. Le ministre de la Santé devrait lancer tous les ans des concours et appels d’offres destinés aux étudiants et designers pour investir ces sujets qui sont si problématiques dans la société. On observe une forme de déni de ces problèmes ou de la discipline.
57HP : On parle ici de ce qui relève du service public. Donc, sans décision forte du politique, cela paraît difficile qu’il y ait un véritable investissement de ces questions par les designers.
58BG : Les pouvoirs politiques s’y sont intéressés au début du xxe siècle, que ce soit en Allemagne, en France ou en Angleterre. Avec la course à l’industrialisation, le design a été sollicité par ces nations, mais cette démarche a été complètement oubliée. On voit bien à quel point cela a compté en Allemagne ou en Italie. La discipline du design y est perçue très différemment, y compris par la population. Récemment, Hanika m’a montré le discours d’Ursula von der Leyen, la présidente de la commission européenne, qui dit rêver d’un Bauhaus européen. Bien sûr, on ne sait pas comment les politiques vont s’y prendre, s’ils vont l’instrumentaliser et comment, mais cela donne espoir. Mais j’aimerais que cela se fasse aussi à l’échelle nationale de manière claire et presque radicale. C’est Karim Rashid28 qui dit que 78 % du monde n’est ni pratique, ni confortable. Donc il y a 78 % de sujets dans l’ensemble des activités humaines. Des sujets, il n’y a que ça.
59SP : Je trouve cela très bien que la santé apparaisse, surtout dans le contexte dans lequel cet entretien se déroule. J’avais aussi l’envie d’aller vers ces « micro-bonheurs » dont on parlait. Quels sujets vous feraient rêver ?
60BG : C’est très lié aux discussions que j’ai eues avec Hanika : tout ce qui implique le spirituel et les questions métaphysiques m’intéressent personnellement beaucoup. Selon moi, on peut observer une forte panne de spiritualité. C’est quelque chose qu’on a refusé de questionner, qu’on ne sait pas questionner, et le design peut peut-être traiter de cela, surtout par une recherche fondamentale. Aussi, comment l’industrie peut-elle se repenser aujourd’hui, alors qu’elle est pleine de conservatismes ? Enfin, depuis mes premières années d’étudiant, je m’intéresse également au problème de la pauvreté économique avec tout ce que cela implique. Celle-là qui inquiétait Adam Smith quand il se promenait dans les rues d’Édimbourg et qu’il voyait des femmes seules avec des enfants en train de mourir de faim. Il faut se poser la question de la richesse, de la manière dont on y accède. Si ces sujets persistent, alors ce sont de vrais sujets. On se sert des projets de nos commanditaires pour développer nos propres recherches, c’est une manière de les financer. Avec Hanika, nous aimerions les investir… mais c’est délicat car on ne trouve pas toujours le commanditaire. D’ailleurs, on demande aux étudiants d’investir des espaces qui n’ont pas encore été abordés par le design, mais quand on est dans l’exercice du métier, on répond à des commandes. On demande donc aux étudiants d’inventer la commande, ce qui ne correspond pas à la réalité du métier. Nous, nous n’inventons pas les commandes, mais avec de l’expérience on choisit d’aller travailler sur tel ou tel sujet, même parfois lorsqu’ils ne sont pas ou mal financés. À cet égard, je trouve que ce que font les étudiants est quand même remarquable.
61SP : Comme notre collègue Émilie Cazin29 le rappelle très souvent aux étudiants, c’est une chance… Quand elle les voit peiner dans le projet, elle leur dit d’en profiter parce qu’elle aussi vit quotidiennement avec la commande. Le diplôme peut être le moment d’une « commande de rêve ».
62HP : Cependant, les étudiants doivent identifier les paramètres posés par le contexte et quelques partenaires choisis qui permettent de poser des limites. Sinon, tout devient possible, et cela peut être compliqué pour eux. Les choix sont possibles parce qu’il y a des contraintes.
63SP : J’exagère en disant cela. D’ailleurs, le premier travail de l’enseignant est de faire en sorte que l’étudiant se saisisse des paramètres existants. Vu l’heure, je vous propose un mot de la fin avant d’aller regarder Emmanuel.
64HP : Le mot de la fin… C’est dur. Je crois que lorsque je disais que le designer travaillait en équipe ou en collaboration avec d’autres, je pensais déjà au fait de travailler à deux. Quand nous faisons les projets à deux, nous sommes déjà dans une tentative d’aller vers le consensus, même si les choses sont analysées par le filtre d’une sensibilité ou d’une culture. Trouver un terrain qui nous semble à tous les deux pertinent pèse – au bon sens du terme – dans notre manière de faire les projets.
65BG : En travaillant à deux, nous devons faire l’effort de mettre nos égos de côté. On est dans une discussion permanente parce que l’on vise la cohérence et la justesse de la réponse faite à deux. On nous a souvent demandé qui est à l’origine de telle ou telle chose. Mais on ne sait pas le dire. On s’écoute l’un l’autre, et si on n’est pas d’accord, c’est que cela ne doit pas exister.
66HP : La première chose est d’arriver à se convaincre.
67BG : Cela nous force à faire émerger la conviction dans l’argumentaire et nous empêche de faire de trop grandes erreurs. On fait fusionner les égos, ou on met le nôtre en retrait. C’est une des choses les plus passionnantes que j’ai pu apprendre en pratiquant le design à deux. Il n’y en a pas un ou une qui prend le pouvoir. Aussi, on a souvent eu cette discussion avec Hanika, les femmes designers ont été oubliées par l’histoire du design, y compris récente. Historiquement, c’est gravissime. C’est du coup d’autant plus excitant pour moi de travailler avec une personne du genre féminin, dans une discipline qui est extrêmement masculinisée. Et d’ailleurs, il y a un paradoxe fou, quand on voit le nombre d’étudiantes que l’on encadre, par rapport au nombre d’hommes designers qui sont médiatisés. Là, il y a un binz ! Pour finir, je trouve aussi assez passionnant d’être dans une discipline qui n’a pas de fin. J’ai l’impression qu’on est dans une lutte permanente, à chaque fois que des problèmes sont résolus, d’autres apparaissent. Et je crois qu’on apprécie assez de travailler à l’équilibre. C’est assez passionnant – mais ça n’a pas de fin.
Notes de bas de page
1 Alain Bublex, « Pourquoi le futur n’existe pas », propos recueillis par Camille Chatelaine et Céline Chip, Azimuts nº 45, Varia, esadse/Cité du Design, 2016, p. 12‑31, [en ligne], https://revue-azimuts.fr/numeros/45/pourquoi-le-futur-n-existe-pas, consulté le 4 septembre 2020.
2 Ettore Sottsass, Metaphores, Milan, Paris, SKIRA, 2002, 132 p.
3 On appelle « Radicaux italiens » un ensemble de designers et de collectifs ayant participé autour de 1960-1975 à un renouveau esthétique et politique de la pratique du design, alliant un questionnement sur les langages, la plasticité, la place des designers, ou encore le devenir de l’architecture dans un contexte postmoderne. Il ne s’agit pas d’un groupe uniforme, mais d’un mouvement hétéroclite et hétérogène, où l’on croise des figures comme Ettore Sottsass, Andrea Branzi, Gianni Pettena, Andrea Branzi, Emilio Ambaz, les groupes Archizoom, Archigram et bien d’autres. Les apports de cette période d’expérimentation critique ont été saisis et médiatisés dans l’exposition Italy: A Domestic Landscape au MOMA de New York en 1972.
4 Demetrios Eames et Carla Hartman (dir.), Essential Eames, Words and Pictures, Vitra Design Museum, 2017, p. 116‑117.
5 « […] chaque fois que je mets la table, je designe quelque chose », traduction de Saul Pandelakis.
6 Bruno Munari était un designer et artiste italien (1907-1998) ayant notamment participé au second mouvement futuriste Italien. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’art et le design dans les années soixante et 70, ainsi que d’objets graphiques et d’illustrations, notamment à destination des enfants.
7 Ettore Sottsass, Metaphores, op. cit.
8 Ettore Sottsass est né en Autriche.
9 Pierre-Damien Huyghe, Travailler pour nous, Saint-Vincent-de-Mercuze, De L’incidence, 2020, p. 12‑13.
10 Bernard Stiegler, « Quand s’usent les usages : un design de la responsabilité ? », interview avec Catherine Geel, Azimuts, n° 36, 2011, p. 243‑262.
11 Au sens du premier nom de la discipline en France, celle des Arts Appliqués.
12 Olivier Assouly, « L’indiscipline de la recherche en design ». Actes des Ateliers de la Recherche en Design 1, Unimes, 2006, p. 50‑53.
13 Brice Genre et Hanika Perez réalisent surtout des commandes de design produit et espace, ndla.
14 Le 5 septembre 2020, un communiqué de l’AFD (Alliance Française des Designers) témoigne de ce changement qualifié d’« historique » ; en ligne, http://www.alliance-francaise-des-designers.org/blog/2020/09/05/historique-statut-designer-un-statut-social-unique-pour-tous-les-auteurs-d-oeuvres-de-design.html, consulté le 30 octobre 2020.
15 Ettore, Sottsass, « Tout le monde dit que je suis très méchant », traduction de « Mi dicono che sono cattivo », Casabella, n° 376, reproduit dans Scritti 1946-2001, Vicenza, Neri Pozza Editore, 2002 [1973], p. 242‑245.
16 Dans la culture Web, un troll (ou une troll, quoique la figure soit plutôt masculine) est un·e usager·ère qui va adopter une attitude oppositionnelle, voire insultante, dans le but de faire dégénérer les échanges sur un réseau social, ou de capter l’attention de personnes qui vont tâcher de le·la convaincre, alors qu’il·elle n’a aucun désir de débattre ou de changer de perspective. On dira ainsi « troller » pour désigner des pratiques de sabordage d’une conversation, ou, comme je l’utilise ici, pour mettre en difficulté ses interlocuteur·trice·s à dessein.
17 Michel Bras est un chef étoilé français, aveyronnais, dont le restaurant est situé à Laguiole. Il collabore avec son fils Sébastien Bras.
18 Joanne McNeil, Lurking: How a Person Became a User, New York, MCD, 2020, p. 12.
19 « L’usage est utile », ma traduction.
20 Alain Findeli, « La recherche-projet en design et la question de la question de recherche : essai de clarification conceptuelle », Sciences du Design, n° 1 (1), 2015, p. 45‑57.
21 Olafur Eliasson est un artiste hollandais et danois connu pour ses réalisations monumentales, qui emploient souvent l’eau et la lumière. Il a par exemple créé les New York City Waterfalls en 2008, quatre cascades d’eau installées en bordure de l’île de Manhattan.
22 Brice Genre et Saul Pandelakis enseignent dans les mêmes diplômes de l’Université Toulouse – Jean Jaurès : Licence Prospective et Sociétés et Master Design Transdisciplinaire, Culture et Territoires.
23 Unité de Formation et de Recherche.
24 Laetitia Giorgino est docteure en histoire et théorie du design ; elle est collègue de Hanika Perez à l’isdaT. Sa thèse, soutenue en 2015, a été dirigée par Nicolas Thély.
25 Brice Genre et Hanika Perez ont conçu des chambres d’étudiant·e pour la résidence Ponsan Bellevue du CROUS en 2014-2015 (architecture par PPA/Scalene/AFA) à Toulouse.
26 Marine Royer est maître de conférences en design à l’Université de Nîmes et membre du laboratoire PROJEKT ; voir sa biographie en ligne, http://projekt.unimes.fr/membres/marine-royer/, consulté le 30 octobre 2020.
27 L’espace de ressourcement a été réalisé par la designer et chercheuse Anaëlle Bouthier au CHU de Toulouse dans le cadre de sa thèse en design, dirigée par Christine Buignet à l’université Toulouse – Jean Jaurès ; voir en ligne, https://anaellebouthier.fr/, consulté le 30 octobre 2020.
28 Interview dans le documentaire Objectified de Gary Hustwit (2009).
29 Émilie Cazin est designer, diplômée de l’université Toulouse – Jean Jaurès et de la HEAR (Strasbourg). Elle intervient en master Design Transdisciplinaire à l’université Toulouse – Jean Jaurès, voir en ligne, http://emiliecazin.com/en/the-design-studio/, consulté le 30 octobre 2020.
Auteurs
Illustrateur, enseignant-chercheur et auteur de fiction, ses recherches portent actuellement sur un empouvoirement féministe en cuisine, mais son intérêt l’oriente vers une diversité de sujets : une possible sexualité avec les robots, la rencontre entre design et cinéma, les habitats airbnb-isés ou encore les prolétariats du bitume. Il est l’auteur d’une thèse en études cinématographiques sur les héros américains d’action (de Rambo à Superman, en passant par Robocop et David Dunn). Il enseigne le design à l’Université Toulouse – Jean Jaurès à Toulouse, et appartient au laboratoire LLA-CRÉATIS. saulpandelakis.com
Designer et maître de conférences, enseignant-chercheur spécialisé en design, il enseigne au sein du département Arts Plastiques-Design de l’université Toulouse – Jean Jaurès et fait partie du laboratoire LLA-CREATIS. Ses travaux de recherches universitaires couplés à ses travaux de designer touchent aux nouvelles formes d’industries et aux relations entre design et métaphysique. Il est l’auteur d’une thèse en design (accompagnée de projets) qui soutient le développement de formes expérimentales de notre relation à l’habiter, plus qu’à l’habitat.
Designer et professeure de design à l’isdaT (Institut supérieur des arts de Toulouse), après des études en CPGE, elle obtient un master en design à l’université Jean Jaurès à Toulouse. En 2007, elle s’associe à Brice Genre pour créer A+B, un atelier de recherches et de conception en design. Elle y développe une démarche de travail attentive aux relations entre les personnes, les environnements et les usages, et valorisant une expérience sensible des situations. À l’isdaT, elle co-encadre le studio pluridisciplinaire Design & Environnements avec Laetitia Giorgino, Franck Fontana, Romain-Paul Lefèvre et Valérie Vernet, et collabore aux programmes de recherche « Design et Pauvreté » et « Changer d’échelle ».
A+B est un atelier de recherche et de conception dans les domaines du design d’objet, design industriel et design global fondé par Hanika Perez et Brice Genre. Par un questionnement des typologies et une attention particulière à l’économie du dessin, le studio souhaite proposer des espaces et des objets « outils », simples, intelligibles et ouverts à une diversité des pratiques. Le travail d’A+B s’appuie sur une attention et une étude approfondie du contexte et de ses acteurs et sur un socle de références transversal, des sciences humaines à des champs artistiques variés. A+B pense ses projets comme des outils ouverts aux pratiques et aux usages, des outils pour « habiter » qui se doivent d’être intelligibles et appropriables. La dimension poïétique, la recherche de simplicité et l’économie de moyens pour donner forme aux problématiques techniques et fonctionnelles, guident le dessin des productions. La démarche est mise en œuvre dans des contextes et des échelles variés comme par exemple, les logements étudiants de la résidence universitaire Olympes de Gouges (Crous Toulouse), les dispositifs scénographiques et signalétiques du Musée des Tissus et des Arts décoratifs de Lyon, ou les productions (aménagements, mobiliers, objets) pour les chefs Sébastien et Michel Bras pour qui ils travaillent régulièrement depuis 2013. Le studio développe également sa réflexion autour des conditions de l’habiter dans des projets plus prospectifs avec des particuliers, des centres d’art (Croix-Baragnon, La Cuisine) et des laboratoires de recherche (LLA-CRÉATIS, Université Toulouse – Jean Jaurès). Le travail d’A+B a été lauréat de concours internationaux dans différents domaines et a reçu le prix du Public Design Parade 05 en 2010.
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Les inscriptions romanesques dans la prose arthurienne du XIIIe au XVe siècle
Sandrine Hériché Pradeau
2020
Identités de l’artiste
Pratiques, représentations, valeurs
Muriel Plana et Frédéric Sounac (dir.)
2021