Introduction
p. 187-190
Texte intégral
1Sans doute la question du rôle de l’artiste dans la Cité est-elle aussi ancienne que la prétention d’un individu à se singulariser par le biais de l’expression artistique. Quelle place pour l’aède, pour le comédien, pour le sculpteur ? Doit-il participer d’une mission éducative et morale, traditionnellement dévolue au philosophe, ou doit-il être limité à l’agrément des sens et à l’éveil du sentiment ? Peut-il par le biais de son art produire un discours sur les structures sociales qui l’environnent et le système politique qui l’inclut, ou doit-il consentir, comme les aulètes représentés sur les vases grecs, à porter une très symbolique muselière ? À l’âge romantique, la sacralisation de la figure de l’artiste, enrubannée par le mythe essentialiste du génie, ne l’a-t-elle pas paradoxalement confiné dans une cage dorée, sphère certes prestigieuse et même idéale, mais irréductiblement coupée du monde empirique et social ? Bien sûr, l’existence des commandes publiques, la constitution, dans la plupart des cultures, de figures emblématiques et fédératrices (le poète ou le compositeur « national »), l’arraisonnement a posteriori, par les régimes totalitaires, de l’œuvre entière d’un créateur et surtout la volonté propre des artistes, plus ou moins théorisée et idéologiquement structurée, d’assimiler leur pratique à un acte critique et politique, témoignent de la multiplicité et de la complexité des situations historiques. Michel-Ange, figure emblématique du génie, ne peut s’interpréter, en tant que phénomène, indépendamment du complexe politico-religieux qui l’a promu et justifié ; le Marquis de Sade, parangon de l’ultra-individualité et de la dissidence extrême, s’identifie lui-même tout entier comme le symptôme d’un séisme politique ; Wagner, qui demeure sans doute le plus puissant phénomène culturel du xixe siècle, voit sa réception à jamais déterminée par le statut que lui accorda le Troisième Reich ; Pasolini, chantre de la « vie violente » et symbole postromantique d’une destinée sacrificielle, ne peut s’entendre indépendamment d’une esthétisation radicale – et obsessionnelle – du politique. La liste des individualités, même moins notoires, dont le parcours constitue en lui-même une démonstration de la fonction politique – consciente ou inconsciente – de l’artiste serait bien sûr interminable, mais il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de césures persistantes, distinguant par exemple l’artiste de « l’artisan », et bien sûr de « l’intellectuel », perpétuent le sentiment d’une incompatibilité entre régime politique et régime d’art. Ouvrant cette troisième partie de notre ouvrage, la contribution de Julien Garde explore méticuleusement la dialectique qui s’établit entre « l’artiste » et « l’amateur » dans la France musicale au début du règne de Louis XVI : une série de hiérarchies subtiles et mouvantes, obligeant à repenser l’opposition entre le théoricien et le praticien, mais aussi à poser la question, passionnante, d’une forme d’incompatibilité entre les exigences propres à la musique et l’esprit « philosophique », régit alors le jeu des postures adoptées.
2Qu’en est-il aujourd’hui, où tant de biographies, mais aussi de représentations romanesques ou cinématographiques, ont varié à satiété sur la persona de l’artiste souvent pour révéler les déterminismes (sociaux, sexuels) qui la sous-tendent ? À l’ère où les enquêtes démystificatrices et la remise en cause de nombre d’oppositions binaires permettent d’instruire la critique rétrospective des stéréotypes qui ont forgé les habitudes et les normes (et cela inclut, naturellement, celles qui déterminent les valeurs de l’art), l’interrogation sur la « politicité » de l’artiste semble plus que jamais essentielle.
3La présente publication, dont l’esprit et l’origine a été précisée dans l’introduction générale, intervient dans un contexte singulier, qu’il serait étrange de ne pas prendre en compte, ou tout au moins de ne pas évoquer. En janvier 2021, à l’heure où nous rédigeons ces lignes, cela fera bientôt un an que les musées, les théâtres, les cinémas, les salles de concert ou les chapiteaux de cirque sont fermés, du moins en France. Ce n’est évidemment pas ici le lieu de débattre des arguments sanitaires, dans le cadre de la lutte contre le virus dit « Covid 19 », qui ont motivé cette décision : cela n’est pas notre objet, et nous ne possédons d’ailleurs ni l’information ni la compétence nécessaires. Nous ne nous attarderons pas davantage sur les ravages économiques engendrés par une telle situation : malgré les aides importantes consenties par l’État, il est à craindre que bien des acteurs du monde de la culture et du spectacle ne se relèvent pas de l’épreuve, et que l’offre artistique, au moins pour ce qui concerne les arts de la scène, ne s’en trouve durablement appauvrie. Par ailleurs, s’il est incontestablement essentiel, l’élément financier n’est pas tout : les artistes frappés par l’interdiction de se produire souffrent d’un sentiment d’inutilité sociale, voire de désaveu symbolique, les décisions gouvernementales impliquant que leur activité, facultative, peut être durablement interrompue. En Grande-Bretagne, le fait qu’un ministre ait conseillé aux artistes désemparés de « se réorienter » a frappé les esprits, laissant planer le spectre d’une société où les arts du spectacle seraient « rationnellement » devenus superflus. La question, tout particulièrement en période de crise, est donc bel et bien politique. Quelle place est aujourd’hui accordée à l’artiste au sein de l’organisation sociale, quelle somme de discours et de représentations permettent-ils de l’éclipser de manière aussi stricte, quelle économie symbolique lui donne-t-elle le sentiment que son activité relève du « non-essentiel », et peut donc disparaître ? De ce point de vue, il semble que la pandémie de Covid-19 laisse planer la menace d’un changement de paradigme, de manière parallèle à celui qui se produit, dans la sphère pédagogique, avec la promotion de l’enseignement à distance : de même que l’élève « connecté », à l’ère numérique, semble frapper d’obsolescence la notion même de « groupe » ou de « classe », le fait de se rassembler dans un lieu physique et prédéfini pour jouir ensemble d’un événement artistique perd de son évidence. Le modèle de la collectivité éphémère constituée par un public, entité en soi politique, est-il ainsi voué à dépérir au profit d’une réception de plus en plus individuelle et médiatisée ? La catalyse sociale traditionnellement réalisée par le spectacle, et incarnée par les artistes qui l’interprètent, a-t-elle perdu de son influence, voire de sa séduction ? Ces questions, si elles gagnent en intensité avec la pandémie, la précèdent pourtant, et ne peuvent donc s’envisager qu’à l’aune de l’évolution globale des sociétés néolibérales. L’attention prêtée aux « lieux » de l’art, institutions muséales, salles de cinéma, théâtres, et plus généralement la sensibilité à la géographie urbaine telle qu’elle est historiquement façonnée par l’histoire des spectacles permettent en effet d’observer matériellement l’évolution. Dans les années 1860, c’est l’haussmannisation de Paris et la volonté de percer la place de la République qui sonna le glas des nombreux théâtres du boulevard du Temple ; au début des années 2020, les plateformes numériques, dont l’inexorable ascension a encore été accélérée par la pandémie, ont peu à peu raison des salles de cinéma. Les villes changent, et il suffit de se renseigner sur les agglomérations moyennes pour savoir qu’une cité sans lieu de spectacle n’a rien d’un cauchemar dystopique. Les espaces de création alternatifs, les « collectifs » parfois éphémères constituent assurément des actes de résistance, bousculant les rituels de réception et redéfinissant, parfois pour y renoncer purement et simplement, l’identité d’artiste. L’article de Laurie Le Guin Trouillas, avant de s’appuyer sur l’évocation précise de deux spectacles (Perikoptô de « La Débordante Compagnie » et Neuf mouvements pour une cavale de Guillaume Cayet et « Le Désordre des choses »), analyse la manière dont les jeunes compagnies de théâtre redéfinissent aujourd’hui des formes du théâtre politique, souvent en favorisant des fonctionnements « horizontaux » et en liant l’expérimentation à des lieux non institutionnels : appartements, garages, squats, espace public. Les pratiques mises en œuvre dans la postérité du théâtre militant, ou encore de l’agit-prop, plus ou moins directement articulées aux luttes sociales, incluent des formes interactives, avec une part d’improvisation, qui bouleversent la conception traditionnelle de ce qu’est un artiste de théâtre.
4Cette section de notre ouvrage, sans perdre de vue que c’est la personne même de l’artiste qui aimante nos préoccupations, est donc consacrée à la dialectique tissée entre l’art, toujours largement considéré comme une activité d’excellence, et le « politique » qui intéresse a priori le corps social dans tous ses contrastes et sa diversité. Du point de vue de l’humanisme des Lumières, puis d’une pensée marxiste et socialiste, il est non seulement patent mais indispensable que la voix de l’artiste, précisément parce qu’elle est plus audible que les autres, se fasse le reflet de la polis et de son histoire, ou porte sur elles un discours critique. Écrivain issu de la grande bourgeoisie protestante, mais gagné aux idées communistes jusqu’à la publication de son Retour d’URSS en 1936, Gide se fait par exemple un devoir de combattre ses tendances esthètes – en partie concentrées dans son puissant tropisme musical – pour s’interroger sur la mission sociale de l’artiste. Au nom de la culture, il se la représente alors, non sans mobiliser les accents de l’utopie, comme un geste émancipateur et pédagogique : « Communier avec sa classe est, pour l’écrivain bourgeois, impossible. Communier avec le peuple… eh bien, je dis que c’est impossible également, tant que le peuple n’est encore que ce qu’il est aujourd’hui, tant que le peuple n’est pas ce qu’il peut être, ce qu’il doit être, ce qu’il sera, si nous l’aidons1 ». L’idéal des Lumières demeure présent dans cette position qui, bien qu’elle ne soit pas dénuée d’accents paternalistes, lie implicitement la dignité de la littérature au perfectionnement et à l’expansion de la démocratie. Spécialiste des formes politiques dans la musique moderne, Karine Saroh s’interroge précisément, dans son article, sur les pratiques propres à un art aux visées égalitaristes. Le cas de la création collective, telle qu’elle fut pratiquée par Brecht avec Kurt Weill et Hanns Eisler, ou autour de Luigi Nono, interroge la possibilité d’un projet humain et esthétique par définition politique : un dialogisme fertile, mimétique de celui que l’on se propose d’instaurer dans la société, est-il possible, ou relève-t-il d’une utopie perpétuellement battue en brèche par la fatalité des asymétries, des hiérarchies cachées, par le spectre de l’homogénéisation ?
5Le spectre convoque la peur, celle d’un sacrifice de l’art à la politique, et conséquemment d’une vertueuse immolation de l’artiste, en tant que sujet unique et exceptionnel, à une représentation (éventuellement dogmatique) du bien commun. La visée civilisatrice s’est ainsi vue farouchement contestée, et avec elle la promotion d’un rationalisme universaliste responsable, selon ses détracteurs, d’une extinction de l’enchantement esthétique et d’une fragilisation des cultures. Avant de donner voix dans sa Montagne magique, en la personne de Ludovico Settembrini, à une critique acérée de « l’irresponsabilité » morale et politique de la musique, le jeune Thomas Mann, imprégné de wagnérisme et de démonisme schopenhauerien, avait brillamment argumenté en faveur d’une séparation radicale entre l’art et la politique. Analysant la Réforme comme un « coup d’arrêt » à la Renaissance, donc comme événement de nature réactionnaire et non point progressiste, il faisait de Luther la figure même du penseur « apolitique », et de l’artiste. Dans le cadre de la « révolution conservatrice » allemande, le sentiment de la « profondeur » et l’irrationalisme caractérisaient une culture indigène, contemplative et quiétiste, opposée à la civilisation d’une latinité (surtout française) arrogante dans son expansionnisme de la démocratie. Face au « littérateur de la civilisation », individu francophile (ou français) arborant ingénument sa conscience politique et sa prétendue supériorité morale, se dressait le musicien germanique, fuyant dans la délectation intérieure le nivèlement et le prosaïsme inévitablement causés par l’attitude « politique ». Il s’agissait là d’une position consciemment réactionnaire et nationaliste, avec pour conséquence paradoxale, pour un romancier comme Mann, un positionnement violemment antilittéraire (la littérature était fustigée en tant que « sœur jumelle de la politique2 ») et ardemment musicophile : le naufrage promis par la politique n’était rien moins, dans cette logique, que le désolant passage « de la musique à la démocratie3 ». La sauvegarde de l’enchantement artistique et de l’individualité même de l’artiste impliquait ainsi un antidémocratisme et un anti-progressisme destinés à contrer l’hégémonie du politique et la culpabilisation de la Kultur par un rationalisme agressif. Les prétentions de la politique, édictées au nom du Bien mais fondamentalement impérialistes (Thomas Mann faisait remarquer que l’Allemagne n’avait pas, ou presque, d’empire colonial) aboutiraient à l’extinction pure et simple de l’artiste :
Un artiste, à mon avis, reste jusqu’à son dernier souffle un aventurier du sentiment et de l’esprit, porté vers les déviations et les abîmes, ouvert au dangereux et au nocif. Sa mission exige le droit d’avoir les coudées franches dans le domaine de l’âme et de l’esprit, elle réclame de lui qu’il se sente à l’aise dans divers mondes, même dans les mauvais, elle ne souffre pas qu’il s’établisse à demeure dans une vérité quelconque, elle ne supporte aucune dignité de la vertu. L’artiste est un bohème et il le reste, même à supposer qu’il s’agisse d’un artiste allemand de culture bourgeoise4.
6Le cours de l’histoire, bien sûr, allait se montrer cruel envers cette exaltation de l’irrationalisme et du démonisme « esthète », de sorte que l’écrivain, dans son Docteur Faustus de 1947, explora de manière symbolique, au prix d’un profond examen de conscience, les conséquences de son apolitisme de jeunesse. Le contact musical, abstrait et mystique avec le monde, propre à « l’artiste », s’était mué en imprescriptible faute morale, imposant à l’intellectuel un difficile et courageux revirement intime, doublé d’un engagement sans équivoque : Thomas Mann, depuis son exil américain, allait devenir le plus influent procureur du nazisme et l’exemple même de l’artiste adressant au monde un message politique.
7Et aujourd’hui ? Faut-il considérer que les polarités de « l’art » et de la « politique » se sont émoussées avec la globalisation, la tendance à la soumission des États aux multinationales du commerce et de l’industrie, à la dissolution de l’œuvre dans la communication ? On l’a déjà remarqué dans cet ouvrage, la société, notamment par le biais de la télévision (publicité, téléréalité) promeut une éthique de l’autodépassement, de l’accomplissement de soi, de « l’évasion » et du désir de réaliser ses rêves. La conception selon laquelle l’individu créatif, empêché de s’exprimer dans sa vie quotidienne, a désormais des rêves (et non pas des projets ou des ambitions) qu’il ne peut poursuivre dans le monde ordinaire (mais peut-être dans « l’autre monde » de la télévision) s’apparente assurément, dans le champ étendu de l’art, à une machine à dépolitiser. Entre désir légitime d’une sécularisation de la relation esthétique et tentation rémanente du ré-enchantement postromantique, la voie semble parfois bien étroite. L’article d’Aline Wiame, en revenant à l’œuvre de Deleuze et Guattari, laquelle inclut une critique des identités comme dispositif de pouvoirs et propose d’y substituer la « désidentité », s’efforce de penser la manière dont les artistes, sans pour autant se retirer sur l’Aventin romantique, peuvent tenter de « résister au présent ». Peut-être un chemin est-il celui de « l’artiste sans identités », pour parodier avec respect le titre du grand roman de Musil, L’Homme sans qualités, immense exploration spéculative des séquelles du romantisme ; un autre pourrait être la recherche d’une « ontologie en voix moyenne » : cette expression, qu’Aline Wiame emprunte à Isabelle Stengers, sonne comme la promesse d’une harmonie conciliatrice et, en dialogue avec la Cité, comme l’avènement de nouvelles pratiques créatives.
Notes de bas de page
1 André Gide, Congrès pour la « Défense de la culture », 22 juin 1935. Voir Sandra Teroni et Wolfgang Klein, Pour la défense de la culture : les textes du Congrès international des écrivains, Paris, juin 1935, Dijon, EUD, coll. « Sources », 2005.
2 Thomas Mann, Considérations d’un apolitique [Betrachtungen eines Unpolitischen, 1918], traduction de l’allemand par Jeanne Naujac et Louise Servicen, Paris, Grasset, 2002, p. 258.
3 Ibid., p. 41.
4 Ibid., p. 337.
Auteur
LLA-CREATIS
Université Toulouse – Jean Jaurès
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