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Nathalie Claude ou la métabolisation d’un fantasme lesbien dans Rabbit‑I (2005)

p. 167-182


Texte intégral

1Dans un texte publié en 2016 dans la revue théâtrale québécoise Jeu, la comédienne, metteuse en scène, chorégraphe et danseuse montréalaise Nathalie Claude fait part de son « fantasme lesbien » :

Je suis une entité lesbienne invisible, mais ô combien théâtrale. Dommage que vous m’oubliez à sécher dans ma garde-robe. Je ne suis pas banale, j’ébranle depuis mon premier french-kiss l’ordre établi des choses. Ces dernières années au cinéma, à la télévision, sur Internet, nous sommes soudainement devenues cool. Intéressantes, voire fascinantes. Rafraîchissant, après notre passé de suicidées, de dépressives, de perverses narcissiques. Ouf, un peu d’air frais. Mais dans l’univers du théâtre québécois, c’est au compte-gouttes qu’on nous voit apparaître, même en 2016. Pourquoi ? Alors que les autres médias se régalent de nous, les artistes de théâtre font la fine bouche. Peut-être qu’encore nous dérangeons, nous irritons, nous faisons fuir. […] Peut-être que de nous imaginer en chair et en os, sur une scène, est plus cru qu’avec le recul d’un écran ou d’une feuille de papier ? Je me demande pourquoi les metteures en scène et auteures lesbiennes n’osent pas parler de notre réalité plus souvent. Ont-elles l’impression que les années 70 et 80 ont vidé la question ? Ou qu’elles l’ont tuée ? Ou alors ces artistes ont-elles peur d’être mises au rancart à cause de leur prise de parole ? […] Il y a longtemps que je me régale d’un théâtre où je ne me reconnais pas souvent. J’ai appris à faire avec. Ça m’a nourrie, et ça m’a aiguisé l’imagination. J’ai développé un réflexe naturel qui transpose vos histoires, et qui les remet avec ludisme dans ma perspective. Entre vos lignes, je me suis tricoté ma propre réalité. Je vogue comme artiste dans le milieu théâtral québécois depuis plus de 30 ans. Comme je n’y voyais presque rien qui me renvoyait mon identité sexuelle, et tout ce que cela comporte, j’ai inventé ma propre voix, pour exister un peu1.

2Avec ce texte-manifeste, Nathalie Claude pointe, grâce à la réflexion qu’elle mène sur son expérience personnelle, plusieurs problèmes quant à la représentation des femmes, et plus spécifiquement des lesbiennes, sur les scènes théâtrales québécoises. En effet, en partant du constat que la femme lesbienne est (presque) devenue une figure médiatique au Québec, la comédienne interroge l’absence, le silence, voire le vide, autour de cette figure au théâtre. Elle soulève plusieurs hypothèses : celle, essentielle, du corps lesbien sur scène. Que des femmes lesbiennes soient visibles sur un écran semble moins problématique car ce dernier « protégerait » le spectateur d’une relation directe, d’un corps à un autre, caractéristique de l’empathie kinesthésique qu’offre une scène de théâtre. Et celle du féminisme militant des années 1970-1980 qui aurait enterré ces questions et les aurait évacuées du domaine des arts. Dans son ouvrage Théâtre et Féminin. Identité, Sexualité, Politique, Muriel Plana aborde le problème posé par les relations entre féminin, art, et politique :

Alors que la « féminité » dans ses aspects les plus caricaturaux (culte du corps, de l’apparence, de la famille, de la maternité, de la pulsion, de l’instinct, de l’irrationalité…) est idéalisée dans les médias, alors qu’elle modélise la société et parvient même à inspirer, […], de façon larvée mais repérable, la pensée esthétique dominante d’aujourd’hui, souvent formaliste ou à présupposé anti-matérialiste et métaphysique, la question du féminin dans ses relations avec l’art et avec la politique est souvent réduite à une injonction féministe querelleuse et obsolète, et considérée, du moins à l’Université […], mais aussi dans le discours sur les arts et dans les arts, comme dangereuse et réductrice. Conflictuelle, elle divise, elle confine, elle enferme. Il est donc conseillé de ne pas la poser2.

3Ces propos illustrent de manière significative les mots de Nathalie Claude et montrent que les questions qu’elle pose ne sauraient se limiter à l’art québécois. En effet, quand la metteuse en scène et chorégraphe se demande si les artistes lesbiennes ont « peur d’être mises au rancart à cause de leur prise de parole », elle montre que la conflictualité dont parle Muriel Plana à propos de la représentation politique du féminin, lesbien ou pas, dans l’art est réelle et a pour conséquence directe le « silence » de ces femmes artistes, au profit d’une médiatisation de la « féminité », et, dans une moindre mesure, du lesbianisme, qui, bien souvent, résulte d’un imaginaire androcentré.

4Nathalie Claude termine son texte en nous faisant part de son refus de ce « silence » et de la « stratégie » qu’elle a adoptée pour inventer sa « propre voix » d’artiste femme lesbienne : en s’inspirant d’un théâtre dans lequel « elle ne se reconnaissait pas souvent », elle a créé « son » art queer et féministe. Elle a initié ce procédé en 2005 en créant Rabbit-I, première pièce de sa série « Trilogie de la folie », un conte initiatique dont elle détourne les fondements narratifs et dramaturgiques pour en faire une exploration de son identité. Nous étudierons cette pièce en nous demandant dans quelle mesure, avec ce spectacle, Nathalie Claude inquiète la figure de l’artiste femme au Québec, mais aussi de manière internationale3. Par l’analyse des différents partis pris esthétiques qui composent Rabbit-I, nous allons voir la manière dont Nathalie Claude ouvre le champ des possibles quant à la représentation de la femme, de la lesbienne, et de l’artiste, et, par là même, met en cause les critères qui ont défini, et définissent encore, l’identité de l’artiste féministe et/ou queer au Québec, et, enfin, donne corps aux mots de son « fantasme lesbien ».

Art engagé au Québec : des revendications identitaires aux avant‑gardes féministes

5Afin de situer les mots de Nathalie Claude dans leur contexte, pour mieux les analyser et les mettre en regard avec son travail, et notamment avec la pièce à laquelle nous allons nous intéresser, faisons un bref détour par l’histoire de l’identité de l’artiste au Québec, et plus spécifiquement celle des artistes engagés, des artistes femmes, féministes, et enfin, queer.

6Du fait des impérialismes respectivement anglais et français, la question de l’identité, et plus spécifiquement de l’identité culturelle, québécoise a été – et est encore mais de manière moins prégnante qu’à la fin du xxe siècle – au cœur des préoccupations artistiques. Des années 1960 aux années 1970, à l’heure de la « Révolution tranquille », la population québécoise manifeste son désir de se défaire de l’emprise culturelle française et catholique afin d’affirmer son identité nationale et culturelle singulière. La question qui se pose alors est celle de savoir ce qui définit cette identité collective québécoise, et c’est aux artistes que l’on demande de fournir les éléments de réponse. Presque malgré lui, l’artiste québécois se retrouve bel et bien investi d’une mission politique : à lui de définir les critères et les valeurs de « ce qui fait » le Québec4. Si les croyances en la capacité de l’art à accomplir une telle mission divergent, ce contexte de défense et de promotion de la culture québécoise francophone produit un certain dynamisme dans la production artistique et, notamment, celle de « l’art engagé5 » : « [l]’art pouvant changer le monde, l’engagement dev[ient] une responsabilité intrinsèque au statut de l’artiste, un devoir6 ». Cet engagement sur fond de questionnements et de revendications identitaires croise, puisqu’il se situe dans les années 1960-1970, celui de l’art féministe québécois dont l’objectif premier est de donner la visibilité qu’elles méritent aux artistes femmes et aux œuvres qui font des femmes leur sujet. L’art militant québécois, qu’il défende la valeur de la culture québécoise ou, dans le cas de l’art féministe, celle des productions artistiques féminines, est, à ce moment-là, un art du « collectif » qui vise à rassembler un ensemble d’individus autour de valeurs communes. Cette tendance évolue cependant au cours de la décennie 1970-1980, le passage du moderne au post-moderne transformant l’art militant en un art « micro-politique7 » : « [l]’identité de l’artiste est prise comme paramètre structurant de l’œuvre8 ». L’heure est à la valorisation de la singularité et l’art politique ne se trouve plus dans la défense de grands idéaux mais dans la transposition du privé, du vécu, de l’intime, dans la sphère publique. Comme le montre l’article de Lucille Beaudry, Professeure en Sciences Politiques à l’UQAM, l’art féministe de cette période illustre ces transformations de l’art engagé :

Dans cette perspective, des femmes artistes ont intégré à leur art des ressources et des matériaux appartenant à leur univers privé, voire à leur intimité, de sorte que l’identité sexuelle et sociale plus que la forme venait instruire la lecture que l’on pouvait faire des œuvres. C’est ainsi que l’esthétique et les manières de faire ne pouvaient plus désormais être dissociées du vécu et de la position sociale de l’artiste, ce qui n’est pas sans corroborer de manière artistique l’affirmation féministe selon laquelle le privé est politique9.

7Entre les lignes de Lucille Beaudry – et elle le confirme d’ailleurs dans la suite de l’article – on comprend que l’art féministe québécois, tout comme l’art féministe international entre autres, se tourne vers les arts visuels et la performance car propices à cet investissement du privé, de l’intime, et à la valorisation de l’intention par rapport à la forme. Dans le même temps, les mouvements féministes, au Québec ou ailleurs (majoritairement en Amérique du Nord), font l’objet de critiques internes quant à l’hégémonie de « la Femme » comme seul sujet de représentation, et les théories lesbiennes et/ou queer ouvrent de nouveaux horizons dans la pensée féministe10. L’art militant féministe québécois est engagé, et l’est encore aujourd’hui, dans cette ouverture à la multiplicité pour (re)mettre en cause la binarité du genre, à la (re)mise en question de l’hétéro-normativité et de la sexualité reproductive : création en 1973 de la galerie La Centrale à Montréal vouée à la promotion et à la diffusion de pratiques féministes pluridisciplinaires, les performances « sexopolitiques » d’artistes femmes revendiquant leur lesbianisme comme Virginie Jourdain et Florence Larose, les festivals expérimentaux féministes/queer comme Edgy Women, créé par le Studio 303, et qui s’est tenu de 1994 à 201611. Si, autant historiquement (depuis les années 1970) qu’à l’heure actuelle, les femmes artistes lesbiennes sont présentes et représentées dans les arts visuels et performatifs au Québec, qu’en est-il cependant des arts de la scène comme le théâtre ou la danse ?

8Dans un article consacré à la présence lesbienne dans le théâtre féministe québécois, la Professeure en études comparées de l’Université de Toronto Jeannelle Laillou Savona corrobore la situation dont fait part Nathalie Claude dans son texte manifeste : entre 1975 et 1985, des mises en scène telles que celles de Pol Pelletier ou Jovette Marchessault montrent l’existence d’une avant-garde dans le théâtre québécois avec des pièces dans lesquelles évoluent des personnages principaux lesbiens au sein d’esthétiques hybrides12. Cependant, comme le signale l’auteure en conclusion de son article, cet élan est de courte durée et rares seront par la suite les mises en scène d’auteurs.res québécois.ses qui présentent des personnages lesbiens. Et cette réalité semble avoir perduré, si l’on en croit les mots de Nathalie Claude écrits en 2016.

9La comédienne et chorégraphe pose la question : « Pourquoi ? ». Il semblerait, comme elle le suppose dans son texte, que pendant les années 1970-1980, durant lesquelles les artistes femmes et féministes ont assis leur position dans le milieu de l’art québécois, la question de la présence et de la représentation des lesbiennes sur scène ait été évacuée puisque ces dernières étaient devenues visibles dans les arts plastiques, visuels, la performance, ou les festivals expérimentaux. Est-ce à dire que les seules alternatives qui s’offrent à une femme artiste lesbienne au Québec sont de se tourner vers les arts visuels et la performance ou de se « contenter » de scènes sur lesquelles elle n’est pas représentée ? En créant Rabbit-I, Nathalie Claude souhaite répondre par la négative à cette question.

Rabbit-I : un conte animalier sur le genre et les sexualités

10Spectacle solo d’une vingtaine de minutes, Rabbit-I, ou Lapine-moi pour la version française, est présenté pour la première fois par Nathalie Claude lors de l’édition 2005 du festival Edgy Women organisé par le Studio 30313. Au cours de ce solo, Nathalie Claude mêle jeu clownesque et danse de strip-tease à travers l’incarnation de trois personnages : un lapin bleu, un chasseur inspiré de l’univers des cartoons, et elle-même. Une voix-off, la sienne, rythme la pièce à la manière d’un conte pour enfants. Le dispositif de la pièce est frontal, l’espace scénique est délimité par une séparation entre la scène et la salle ; seules une chaise en avant-scène et une botte de carottes fraîches, suspendues au plafond, sont éclairées. Dans ce décor, la voix pré-enregistrée de la narratrice, Nathalie, s’élève pour nous raconter l’histoire d’une « petite lapine » dont le destin est bouleversé lorsqu’elle entre en contact avec les carottes. S’opère un changement de tableau au cours duquel un lapin bleu à taille humaine apparaît sur scène et se met en demeure d’atteindre les carottes suspendues. Sitôt après y avoir goûté, le lapin est pris de convulsions et se défait de sa fourrure bleue pour laisser surgir un chasseur, arborant tous les stéréotypes du personnage, et qui entame une chorégraphie grotesque pour signifier sa joie de partir chasser le lapin. Le chasseur tire sur le costume de lapin bleu, et se retrouve au poste de police pour le meurtre d’une lapine qui ne serait autre que lui-même. Le chasseur prend la fuite et, retrouvant le cadavre de la lapine, appose la tête du costume bleu sur la sienne et entre dans une danse où se mêlent l’humain et l’animal. Cet épisode dansé se conclut par la volonté du chasseur de mettre fin à ses jours, il place son fusil dans sa bouche mais il est interrompu dans son geste par la voix-off de Nathalie qui lui révèle qu’il est « juste » Nathalie en train de jouer un rôle. Nathalie se découvre alors comme être multiple – homme, femme, animal – et se libère du costume de chasseur dans une danse de strip-tease émancipatrice.

11Ce bref résumé de la fable sur laquelle repose ce spectacle nous permet de rendre compte de l’univers fictionnel mis en scène par Nathalie Claude. Conte cauchemardesque, péripéties décousues et retournements de situation proches de l’absurde, enchaînements de costumes, travestissements, jeu théâtral, danse, clown… Tels sont les multiples éléments que convoque Nathalie Claude pour produire une pièce qui est avant tout une exploration de son identité d’artiste femme lesbienne par le détour d’une fiction résolument anti‑illusionniste.

Conte initiatique et travestissement : inquiéter « la femme » et sa sexualité

12Dans Rabbit-I, Nathalie Claude met en place l’univers du conte, et ce, notamment, grâce à plusieurs procédés représentatifs de ce type de narration. Tout d’abord la présence d’une narratrice, incarnée par la voix-off de Nathalie, qui structure les enchaînements de tableaux. Ces derniers sont également marqués par des intermèdes musicaux qui permettent d’instaurer les ambiances propres aux émotions « primaires » que provoque généralement le conte pour enfants : la surprise, la peur, la joie, la colère. Enfin, les changements de costumes opérés par Nathalie Claude achèvent de nous transporter d’une atmosphère à une autre.

13Cependant, peut-être plus que tous les éléments esthétiques évoqués, c’est la convocation de la figure emblématique de la petite fille, ou de la jeune adolescente, à travers le personnage de la « petite lapine » qui confirme que nous assistons à une fiction didactique. En effet, que l’on songe aux « classiques » de la culture populaire que sont Blanche Neige, La Belle et la Bête, ou Cendrillon, chacun d’eux met en scène une jeune fille qui franchit une série d’épreuves, comme des rites initiatiques, afin de devenir une vraie « femme », la concrétisation de ce statut étant le mariage hétérosexuel14.

14Dans Rabbit-I, Nathalie Claude distord ce procédé ritualisant et sa finalité : péripéties décousues, brutalité de l’enchaînement des tableaux, distorsion de la temporalité narrative, incarnation d’identités étranges et multiples apparaissent comme autant de marqueurs de la complexité du cheminement vers une identité qui, loin d’être une catégorie figée comme celle que la plupart des contes pour enfants nous donne à voir, serait plurielle, mouvante, indéfinie. Première mise en crise de l’unité apparente du conte : le jeu sémantique sur les pronoms genrés dans le texte énoncé par la narratrice. Ces décalages pronominaux – qui concernent essentiellement le lapin/la lapine – instaurent un premier trouble dans les catégories genrées masculin/féminin, en général clairement établies dans le conte pour enfants. Dans la version écrite de la pièce, une note préalable présente ces changements sémantiques volontaires :

The rabbit (La lapine) changes gender throughout the piece. Sometimes s/he is « la lapine », sometimes « le lapin », sometimes « it ». These shifts are intentional15.

15Ces décalages de langue sont rendus possibles grâce au bilinguisme volontaire qu’utilise Nathalie Claude tout au long de la pièce – on pourra d’ailleurs noter que, grâce à ce procédé, l’artiste semble faire un « pied de nez » à la défense de la culture québécoise nécessairement « francophone », et nous montrer un des aspects de sa multiplicité. En effet, aussi bien la narratrice que les différents personnages qu’elle incarne sur scène alternent entre français et anglais, rendant possible l’usage du pronominal neutre « it » généralement utilisé pour désigner les animaux ou les objets sans bi-catégorisation de genre, contrairement à ce qui a cours dans la langue française. Ainsi, la « petite lapine qui gambadait au clair de lune » devient ensuite « a giant blue rabbit » désigné par le pronom « it » ; ce dernier se masculinise quand le chasseur court après « LE LAPIN », puis redevient « la lapine » que le chasseur est accusé d’avoir tuée. Grâce à ces jeux sémantiques, Nathalie Claude crée une indétermination autour du genre du lapin/de la lapine, et dénonce, en même temps qu’elle défait, par le langage, la binarité manichéenne du conte enfantin, notre conditionnement de spectateur.trice qui recherche, presque toujours et avant toute chose, les signes de différence sexuelle chez les interprètes que nous regardons.

16Qu’en est-il de la représentation scénique de ces troubles dans le texte de la pièce ? Dans chacun des tableaux, Nathalie Claude, grâce à différents partis pris esthétiques, crée un décalage entre « ce qui est dit » et « ce qui est vu », entre texte et image, et renforce ainsi la subversion d’une fiction qui s’éloigne de plus en plus du conte de fées. Le spectacle s’ouvre avec la narratrice qui nous raconte d’une voix douce l’histoire d’une « petite lapine qui gambadait au clair de lune ». Sur scène, seules sont visibles la chaise en avant-scène et la botte de carottes suspendue, et la narratrice annonce « un terrible danger » qui menace « la pauvre petite lapine ». Si, comme nous le pensons, « la lapine » figure la petite fille, par effet d’opposition, la forme phallique des carottes paraît illustrer l’attribut sexuel masculin.

17Dès le début de la pièce, Nathalie Claude instaure une situation archétypale du conte pour enfants : l’innocente petite fille, ici « la petite lapine », menacée par le mâle prédateur sexuel, ici les carottes. Cependant, ce n’est pas le désir du masculin pour le féminin, des carottes pour la lapine, qui sera source des « malheurs » de cette dernière mais bien le désir de la lapine pour les carottes : une fois le « fruit défendu », ou plutôt le légume, ingéré, la scène est plongée dans le noir, une musique inquiétante, annonçant l’arrivée du monstre, ou de la sorcière, se fait entendre avant que n’apparaisse sur scène un géant lapin bleu. Ce dernier représente la figure du monstre dans son indétermination identitaire et sexuelle : animal à taille humaine dont rien n’indique l’appartenance au genre masculin ou féminin. « La marque du genre semble conférer aux corps leur “qualité” de corps humains ; un nouveau-né ne devient humain que lorsqu’on a répondu à la question de savoir si c’était un garçon ou une fille16. » Nous complèterions cette phrase de Judith Butler en disant que la sexualité est ensuite de ce qui « confirme » cette qualité d’être humain du garçon ou de la fille. Car, comment nommer une fille, une femme, qui a, en elle, des désirs « propres » aux garçons ? La lesbienne est-elle « humaine » dans la société hétéro-normée17 ? Avec cette figure du lapin bleu, Nathalie Claude montre que la réponse est loin d’être évidente puisque l’image symbolique de « la lapine » qui assouvit son désir pour les carottes phalliques18 donne lieu à une corporéité monstrueuse, donc impensable par la norme. Si la transformation de la figure de la jeune fille en monstre contribue déjà à démonter les idéaux-types féminin et masculin du conte de fées, que dire de ce monstre qui prend ensuite l’apparence d’une femme travestie en homme ?

18Sur un remix électronique de la bande originale du célèbre cartoon « Bugs Bunny », le lapin bleu est pris de convulsions, se défait de son costume, et laisse apparaître Nathalie Claude travestie en chasseur inspiré du fameux dessin animé. Ayant une formation de mime et de clown, outre un parcours de comédienne, danseuse, metteuse en scène, et chorégraphe, Nathalie Claude est, pour ainsi dire, « familière » du travestissement du féminin au masculin – elle a, par exemple, interprété le clown masculin « Jeeves » pendant trois ans pour le spectacle Amaluna du Cirque du Soleil – dans des mises en scène qui usent de ce procédé davantage pour des questions fictionnelles que de bouleversement des codes de la représentation scénique.

19Le travestissement du féminin vers le masculin, comme pratique scénique, reste marginal, et ce plus encore sur les scènes européennes que nord-américaines. En effet, les normes patriarcales des sociétés occidentales résistent encore à l’idée qu’une femme puisse réaliser un devenir homme et, ainsi, renverser les prétendus fondements universels de la masculinité19. Ici, Nathalie Claude ne cherche pas à dissimuler son corps derrière le costume par un quelconque procédé illusionniste. Elle apparaît clairement en femme travestie en homme et donne à voir une représentation du corps qui entre en résistance avec les modèles de corps respectivement féminins et masculins lisses et glorieux. Les stéréotypes associés à la féminité – la douceur, une forme de joliesse, la grâce, un peu de maniérisme – sont ici mis en défaut par ce costume de chasseur caricatural. De même, la prétendue forte identité masculine du chasseur est tournée en ridicule lorsque celui-ci se met à danser de manière grotesque, jambes écartées et pliées, le buste penché en avant, avec un manque évident de coordination dans les gestes, tournant en rond pour abattre « LE LAPIN ! » et répétant inlassablement « I smell the rabbit! », le tout sur l’introduction de l’opéra Norma de Bellini. Cette obsession caricaturale pour le fameux lapin, outre sa dimension comique, revêt une signification particulière quand le chasseur, au beau milieu de sa chorégraphie, déclame la recette du lapin aux pruneaux : qu’est-ce qu’une recette de cuisine, sinon une histoire de « reproduction » ?

20Alors, entre les lignes, nous pouvons lire dans l’absurdité de ce moment la « véritable » question que pose Nathalie Claude : quelle « recette » suivre pour faire/être une femme ? Pour reproduire une femme selon les termes imposés par notre société ? « Évidemment » il faut un acte de reproduction hétérosexuel, il faut attribuer le genre féminin à la naissance, et enfin assurer que la fille devenue femme sera, à son tour, à même de « se reproduire », grâce à son hétérosexualité. « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », nous dit la fin du conte. Et pour assurer cet heureux dénouement, il faut que le chasseur tue « LE LAPIN », le garçon « dans » la fille apparu au début du conte Rabbit-I, il faut tuer toute possibilité d’identification masculine chez la fille/la femme pour que celle-ci accomplisse pleinement son identité et sa sexualité. Le chasseur tire sur le lapin, figuré par le costume de fourrure bleue posé sur la chaise, et se retrouve subitement au poste de police. Les policiers, interprétés par la voix-off de Nathalie Claude, annoncent au chasseur qu’il a tué une lapine – et non un lapin – qui n’est autre que lui-même et que, par conséquent, il est en état d’arrestation pour son propre meurtre. Le chasseur aurait alors échoué dans sa tentative de tuer toute possibilité d’identification masculine chez Nathalie, et aurait, à l’inverse, fait disparaître chez elle toute trace d’identification féminine. Ici encore, Nathalie Claude utilise l’absurdité de la situation du chasseur accusé de son propre meurtre, pour montrer la binarité qu’imposent, encore aujourd’hui, les codes hétéronormatifs à la femme lesbienne : si cette dernière « persiste » dans sa sexualité, alors, elle doit se conformer au stéréotype de la lesbienne « masculine », de la butch, et abandonner toute trace de « féminité » pour résoudre le problème de son identification par le reste de la société. Si la lesbienne, ou le gay d’ailleurs, ne peut pas être aisément identifiable, reconnaissable, elle/il est d’autant plus source d’angoisse pour la société, c’est ce que Lee Edelman démontre dans son article consacré à la définition du processus d’« homographèse » :

L’homosexualité est […] constituée en catégorie pour désigner une condition qui doit être représentée comme déterminée, lisible, identifiable, dans la mesure précisément où elle menace de défaire la détermination de l’identité ; elle doit être métaphorisée en condition essentielle, en une orientation sexuelle, pour contenir le trouble qu’elle produit comme force de dés‑orientation20.

21Le chasseur/lapine n’a pas réussi à « contenir le trouble qu’il/elle produit » et, pour cette raison, se retrouve contraint·e de fuir pour échapper à son arrestation et « sauver sa peau ». Sa course le conduit auprès du cadavre, son cadavre, figuré par le costume bleu étendu au sol, de lapine. Le chasseur se saisit de la tête du costume et l’appose sur la sienne, devenant ainsi un être hybride mi-homme, mi-animal, pour entamer une chorégraphie solennelle sur fond de « chanson de rédemption », titre que Nathalie Claude donne à cet avant-dernier tableau du spectacle. La rédemption indique une volonté de pardon : en donnant corps à sa multiplicité par la superposition de costumes, l’artiste affiche son indétermination et peut-être se demande-t-elle pardon à elle-même d’avoir voulu « tuer » les aspects de sa complexité pour satisfaire les attentes de la société et gagner son droit à l’existence. Droit dont elle démontre une dernière fois, avec un sens aigu de l’autodérision, la négation et son effet sur ceux et celles qui la subissent : pour terminer cette « chorégraphie de la rédemption », le chasseur ôte la tête de lapin·e et place son fusil dans sa bouche pour se suicider. La voix de la narratrice l’arrête alors dans son geste :

NATHALIE : Nathalie, Nathalie, c’est Nathalie qui te parle. On se calme/take it easy, Nathalie.
What the fuck are you doing, Nathalie? Qu’est-ce que tu fais là ? Nathalie, c’est pas un vrai fusil, tu l’as acheté au Dollarama. / This gun is from the dollar store. / Tu as tué personne. / Nobody died.

Tout n’est pas perdu
Tout est dans tout / everything is in everything
Tu es le chasseur / You are the hunter
Tu es la lapine / You are the rabbit
Tu es Nathalie / You are Nathalie
Tu es un être multiple / You are a very complex being
Tu es ombre et lumière / Shadow and light
Tu renais à toi-même : Bienvenue chez toi ! / Welcome home!
Baisse tes pantalons et tu verras que rien n’a changé / Pull down your pants, and you will see that nothing has changed!
Baisse tes pantalons, Nathalie !
Pull down your pants! Baisse tes pantalons21

22Dans ce bref monologue, avec humour et bienveillance, Nathalie Claude se moque d’elle-même, et, par extension, de la figure tragique de l’artiste homosexuel.le maudit·e. Elle donne ensuite corps à son discours en le faisant suivre d’une chorégraphie inspirée des « danses d’effeuillage » de cabaret. Elle quitte progressivement le costume du chasseur, garde les bottes, la chemise, et le gilet, détache ses cheveux longs – symbole, parmi d’autres, de la « féminité » – nous montre une queue de lapin·e blanche à l’arrière de sa culotte, et termine son numéro dansé avec un sourire fait de dents de lapin·e géantes. Debout sur la chaise, Nathalie Claude achève de faire exploser les prétendues valeurs d’innocence et de bienséance du conte enfantin : l’histoire ne s’achève pas par une valse matrimoniale avec un prince, mais par une danse de peep-show destinée à séduire la botte de carottes.

Fable populaire et danse clownesque : pour une poétique du rire

23En clôturant son spectacle par une représentation d’elle-même comme être polymorphe où le féminin, le masculin, mais aussi l’animalité, forment un ensemble complexe, et par l’expression de son désir lesbien figuré par la séduction des carottes phalliques, Nathalie Claude finit de subvertir « la Femme » comme catégorie identitaire figée et le caractère obligatoire de son hétérosexualité. Si, grâce à l’étrangeté de la fable qu’elle met en scène, elle réussit le pari de la représentation théâtrale d’un personnage lesbien, que dire des modalités selon lesquelles elle se représente comme femme artiste féministe et queer ?

24Nous avons précisé précédemment que le contexte artistique québécois s’inscrit, à l’instar de l’ensemble de l’art occidental, dans une ère post-moderne où le « vécu », autrement dit « l’histoire vraie », apparaît comme le gage d’un art politique au sein duquel la fiction est un choix esthétique à éviter car elle se situe du côté de l’illusion, voire du mensonge, et détourne donc le spectateur du réel. Ainsi, l’artiste et son identité se mettent en scène, souvent dans des œuvres à caractère performatif, et dans lesquelles la « participation » physique du public est le mode de réception privilégié. En proposant un solo, programmé dans le cadre d’un festival de performances expérimentales, Nathalie Claude n’est pas tout à fait étrangère à cette tendance artistique. En effet, le solo est peut-être la forme entre toutes – outre les arts plastiques – qui permet cet investissement du privé, de l’intime, et donne le champ libre à l’artiste de représenter, et d’interpréter, sa réalité, de faire entendre sa voix, au propre comme au figuré. Or, dans Rabbit-I, c’est bien Nathalie Claude elle-même le sujet de la pièce, bien qu’elle s’incarne dans une pluralité de personnages. L’adresse de la voix-off au final de la pièce de laisse pas de doute quant à la dimension identitaire et autofictionnelle22 du spectacle : « Nathalie, Nathalie, c’est Nathalie qui te parle. » Enfin, la présence de cette pièce dans la programmation du festival Edgy Women semble justifiée : Rabbit-I est avant tout une œuvre hybride dans laquelle le théâtre se mêle à d’autres arts. À la question de savoir si une femme artiste lesbienne doit se tourner vers d’autres arts que le théâtre pour être programmée, la réponse ne semble donc pas univoque. Par ailleurs, parmi les arts que Nathalie Claude convoque et mêle au théâtre dans Rabbit-I, il y a la danse, et l’artiste « chorégraphie » son spectacle à des instants bien spécifiques du récit, les deux moments de danse étant l’interprétation grotesque du chasseur et le final de la pièce, quand Nathalie se découvre, au public et à elle-même, comme une identité indéterminée.

25Pourquoi cet usage de la danse ? Pourquoi est-il nécessaire, pour Nathalie Claude, de chorégraphier ces instants particuliers ? Ce désir de danse permet-il de résoudre, grâce à la stylisation du corps, le problème de la représentation du lesbianisme ? Si, en hybridant, entre autres, le théâtre et la danse, Nathalie Claude se fait une place dans le milieu de l’art post-moderne, elle contribue cependant, notamment grâce à l’hybridation de ces deux arts, à élaborer de nouveaux critères de représentation de la femme artiste lesbienne au Québec.

26D’abord, en choisissant de se représenter sur le mode de la fiction, Nathalie Claude n’entre pas dans les dispositifs esthétiques dominants de l’art féministe. De surcroît, elle détourne une forme de fiction populaire entre toutes, celle du conte. Or, comme le montre Muriel Plana dans son essai Fictions queer, la fiction est, aujourd’hui encore, soupçonnée de n’être qu’un divertissement populaire, au sens péjoratif :

[D]ans le contexte postmoderne où nous sommes encore et dont nous peinons à sortir, la fiction et la narration qu’elle produit et qui la produit sont soupçonnées idéologiquement, négligées par la critique esthétique et politique, le plus souvent abandonnées comme objets d’études aux approches purement communicationnelles, sociologiques, ou encore pop-philosophiques, parce que, dans leur grande majorité, elles sont considérés comme l’apanage d’un art populaire dit « commercial » ou « de divertissement » et comme des symptômes « sociétaux » plutôt que comme des créations politiques de formes et d’idées23.

27Ainsi, pour la doxa, le conte serait supposé aux antipodes d’un art politique, incapable tant sur le fond que sur la forme, d’être à l’origine d’une pensée critique, et ce, alors même que cette forme de récit, parce qu’elle fait partie de la culture populaire, entre dans les types de technologies sociales qui participent à la production de catégories genrées. En effet, le conte, qu’il soit de tradition écrite ou orale, est une fiction narrative mais aussi une fiction sociale qui raconte une histoire des corps, et notamment des corps des femmes.

28Dans Rabbit-I, non seulement Nathalie Claude investit une forme de fiction populaire, mais elle convoque le registre du comique, de l’humour, pour en détourner les fondements, en mêlant l’art du clown à celui du théâtre et de la danse. Le clown, à l’instar du conte, est une des figures populaires de l’art par excellence : appartenant à l’univers du cirque, le clown « amuse la foule », il divertit pour faire patienter le public entre deux numéros d’artistes virtuoses. Généralement, il est masculin, ce que Nathalie Claude ne manque pas de rappeler quand elle se travestit en chasseur. Pour provoquer le rire chez le spectateur, le clown utilise son corps, c’est la « physicalité » qu’il met en œuvre qui lui permet de détourner une situation banale, dangereuse, ou même triste, en amusement. Ainsi, quand Nathalie Claude interprète le personnage du chasseur, elle n’opère pas uniquement un travestissement du féminin au masculin, elle incarne un clown masculin et se donne le champ libre pour exploiter « la puissance critique du rire24 » : grâce à la chorégraphie grotesque du chasseur, elle déjoue, par l’humour, les stéréotypes genrés et sexuels associés à la masculinité et à la féminité, et montre qu’un personnage fictionnel, et dansant, peut posséder une force d’évocation aussi puissante, et peut-être même davantage, qu’un discours prononcé par un·e artiste sur un mode performatif. « La fiction politique a besoin d’incarnation subjective, de corporéité, d’une contre-corporéité et d’une contre-subjectivité25 […] » dit Muriel Plana dans Fictions queer. En mêlant danse et clown dans le tableau, central, du chasseur, Nathalie Claude propose une corporéité où se confondent culture populaire et culture savante : au corps dansant, perçu dans l’imaginaire collectif comme « féminin », gracieux, et virtuose, elle appose la « contre-corporéité » du clown, et permet un décalage entre corps et voix, entre corps et texte, qui ouvre les possibilités d’interprétation. Il semblerait donc qu’ici, la danse, dans sa dimension grotesque, permette au corps de l’artiste la mise en œuvre de l’humour qui caractérise cette scène : le choix du geste dansé détourne l’acte de « la chasse au lapin » de son objectif premier en le rendant ridicule, il nous distancie et peut nous inspirer une interprétation politique de la fable. De même, dans le final dansé, quand Nathalie Claude réalise un strip-tease destiné à séduire la botte de carottes, l’artiste joue encore sur le registre de l’humour et de l’absurde de la situation pour donner à voir son dénouement du « conte de fées ». Cependant, contrairement au reste du spectacle, cela se passe uniquement dans le corps : la narratrice s’est tue, et Nathalie ne prononce pas un mot au cours de son strip-tease. Est-ce un moyen pour l’artiste de résoudre le problème de la représentation d’une scène de séduction lesbienne ? Le détour par la danse peut permettre de faire dire au corps ce que le texte ne « se permet » pas, la représentation théâtrale de la lesbienne étant, et, a fortiori, une scène de séduction, un tabou.

29Toutefois, il semblerait qu’ici Nathalie Claude fasse le choix de la danse pour donner du corps, voire d’achever par le corps, le cheminement complexe vers son identité qu’elle a accompli tout au long de la pièce. En adoptant cette chorégraphie sensuelle de déshabillage, l’artiste montre la victoire de son propre corps sur les normes mortifères dans lesquelles la société hétéro-normée a voulu l’enfermer. La danse, par l’énergie qu’elle mobilise dans le ventre, le bassin, n’exprime-t-elle pas une pulsion de vie ? Dans Rabbit-I, malgré l’omniprésence de l’humour, l’ombre de la mort fait partie du tableau : le chasseur grotesque « se tue » une première fois par le meurtre de la lapine, puis métabolise la conscience de son suicide avant d’être « réveillé » par la narratrice. En conjuguant danse et clown, Nathalie Claude « trompe la mort » et fait de son corps dansant l’ultime force d’expression de son désir. Elle s’incarne, au sens de « prendre chair », comme femme artiste lesbienne dans une corporéité fictionnelle dansante, son sourire de dents de lapin·e « géantes » ne laissant pas de doute quant au rire comme vainqueur de la « morale » de l’histoire.

30Dans un contexte où l’art féministe/queer engagé au Québec, ou ailleurs en Occident, privilégie l’art performatif et fait de la représentation du privé et de l’intime la nouvelle « norme » d’un art revendiqué politique, Nathalie Claude interroge la condition de la femme artiste lesbienne au théâtre en proposant de nouvelles modalités de mise en scène de soi. Si, en créant un spectacle fondé sur un récit autofictionnel, la comédienne et chorégraphe n’échappe pas complètement au « climat » post-moderne et s’inscrit dans une tendance « vécuiste » de l’art, les partis pris esthétiques qui caractérisent Rabbit-I participent néanmoins à troubler les critères qui définissent l’identité de l’artiste femme lesbienne. En effet, en choisissant de se représenter selon le mode de la fiction, et plus spécifiquement celui de narrativité du conte, elle en démontre le potentiel politique et fait de son spectacle un exemple de subversion des normes scéniques de représentation du « féminin », tant en termes de genre que de sexualité. En outre, elle conjugue la textualité de la fable aux corporéités de la danse et du clown pour produire un contre-discours, celui du corps, et, par là même, réhabiliter le rire dans ses dimensions populaire et critique.

31Avec Rabbit-I, Nathalie Claude produit un discours sur elle-même, sur ses identités de femme, de lesbienne, d’artiste. Elle montre comment d’autres discours, ceux de la société culturelle québécoise, du féminisme, de la division des genres et des sexualités, du patriarcat, et du milieu artistique, ont parfois présupposé ces identités et les ont enfermées dans des attentes en termes de comportements sociaux et de pratiques artistiques. En réhabilitant la fiction, comme mode de représentation, théâtrale et dansée, de soi, elle fait de ce conte cauchemardesque « un outil de distanciation et de compréhension de la réalité26 » dans lequel le spectateur et la spectatrice peuvent se « reconnaître » et se livrer à un travail d’interprétation. Dans ce spectacle, Nathalie Claude ne tend pas à « imposer » sa réalité nue, elle s’en écarte, tout en lui donnant corps et matière, et fait de l’entité « femme artiste lesbienne » un prisme déformant qui va à l’encontre des évidences trop bien partagées.

Notes de bas de page

1 Nathalie Claude, « Mon fantasme lesbien », JEU. Revue de théâtre, n° 159, 2016, consulté le 04/09/2020 sur http://nathalieclaude.com/wp-content/uploads/JEU159-Nathalie-Claude-pdf.

2 Muriel Plana, Théâtre et féminin : identité, sexualité, politique, Dijon, EUD, coll. « Écritures », 2012, p. 25.

3 Nous faisons référence ici à l’article de Lee Edelman, « Le futur est un truc de gosse » : « Car la queerité ne peut jamais définir une identité ; elle ne peut jamais que l’inquiéter », in Lee Edelman, L’impossible homosexuel. Huit essais de théorie queer, Paris, EPEL, 2013, p. 306.

4 Voir Fernande Saint-Martin, « La situation de l’art et l’identité québécoise », Voix et Images, 2 (1), 1976, p. 20-27. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.7202/200018ar, consulté le 01/09/2020 Dans cet article, Fernande Saint-Martin, alors directrice du Musée d’art contemporain de Montréal, expose comment, dans la décennie 1960-1970 et dans ce contexte de recherche identitaire, la portée symbolique de l’œuvre d’art a fait l’objet, notamment de la part des intellectuels québécois, aussi bien de revendications, dans lesquelles s’affirmaient la croyance en la capacité de l’art à changer le monde, que des critiques les plus vives.

5 Voir Ève Lamoureux, « Évolution de l’art engagé au Québec. Structuration et spécificités », Globe, 14 (1), 2011, p. 77‑97. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.7202/1005987ar, consulté le 01/09/2020.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Lucille Baudry, « L’art et le féminisme au Québec : aspects d’une contribution à l’interrogation politique. » Recherches féministes, vol. 27, n° 2, 2014, p. 7‑19, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.7202/1027915ar, consulté le 09/09/2020.

10 Voir Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg, Paris, La Dispute, 2007.

11 Voir Marie-Claude Gingras-Olivier, « Les pratiques artistiques queers et féministes au Québec : art et activisme en tous lieux », Recherches féministes, vol. 27, n° 2, 2014, p. 153‑169, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.7202/1027923ar, consulté le 09/09/2020.

12 Voir Jeannelle Laillou Savona, « La présence lesbienne dans le théâtre féministe québécois des années 1975-1985 chez Marie-Claire Blais, Pol Pelletier et Jovette Marchessault. » Voix et Images, vol. 36, n° 1 (106), automne 2010, p. 115‑129. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.7202/045238ar, consulté le 09/09/2020. Dans cet article, l’auteure analyse les personnages des pièces La nef des sorcières de Marie-Claire Blais, Triptyque lesbien de Jovette Marchessault, et La lumière blanche de Pol Pelletier.

13 Il est intéressant de noter que, bien que la pièce soit hybride puisqu’elle mêle théâtre, danse et performance, elle fut diffusée pour la première fois lors d’événements à caractère majoritairement « performanciel ». Nous y reviendrons. La représentation à laquelle nous avons assisté a eu lieu en 2016 dans le cadre de l’événement Spark Studio Series organisé par le Studio 303, structure dans laquelle nous étions présente comme stagiaire.

14 Voir Muriel Plana, « Genre, sexualité, politique : le corps du conte sur la scène chorégraphique contemporaine », Puissance de la fiction théâtrale, Registres, Paris-Sorbonne Nouvelle, n° 21, 2019.

15 Nathalie Claude, Rabbit-I, in Moynan King, Queer Play, an Anthology of Queer Women Performance and Plays, Toronto, Playwrights, 2017, p. 29 : « Le genre du/de la lapin·e alterne tout au long de la pièce. Il/elle est parfois “la lapine”, parfois “le lapin”, parfois “ça”. Ces changements sont volontaires. » Ma traduction.

16 Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006, p. 223.

17 Voir Monique Wittig, La Pensée straight, Paris, Balland, coll. « Modernes », 2001. Dans ce recueil d’articles, Monique Wittig montre comment « la Femme » est un mythe construit par la division hétérosexuelle des sexes et par la domination masculine. Ainsi, la lesbienne met en crise ce mythe puisqu’elle échappe à l’hétérosexualité obligatoire et désire un autre être victime de la domination masculine : « [I] l serait impropre de dire que les lesbiennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car la-femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes », p. 77.

18 Le phallus désigne symboliquement l’attribut masculin et, comme le montre, entre autres, Judith Butler, le désir d’une femme pour le phallus n’est pas dirigé vers l’organe génital masculin, mais pour le féminin en tant qu’objet d’un désir nécessairement masculin dans la société hétéro-normée : « La féminité devient un masque qui domine/résout une identification masculine, car une identification masculine, au sein de la matrice supposée hétérosexuelle du désir, ferait naître un désir pour un objet féminin, le Phallus ; par conséquent, porter la féminité comme l’on porte un masque pourrait révéler un refus de l’homosexualité féminine et, en même temps, l’incorporation hyperbolique de cet Autre féminin qui est rejeté […] », Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, op. cit., p. 141.

19 Dans son ouvrage Théâtre et féminin : identité, sexualité, politique, Muriel Plana montre comme la « féminité » et la « masculinité », ou la « virilité », définissent par « essence » le « féminin » et le « masculin » non plus selon une logique d’opposition seule, mais selon une logique d’exclusion qui rend alors impossible l’existence simultanée de ces deux concepts dans un même être, d’autant plus chez une femme : « L’effacement des différences et le refus de la virilité et de la féminité comme normes passent […] pour plus acceptables que le cumul exhibé des spécificités : une femme à barbe sera un monstre de foire d’autant plus qu’elle portera une robe et arborera une forte poitrine ; et un homme massif, barbu et poilu, habillé en femme, suscitera le rire ou la stupeur », op. cit., p. 15.

20 Lee Edelman, « Homographèse : identité corporelle et différence sexuelle », L’impossible homosexuel. Huit essais de théorie queer, op. cit., p. 38.

21 Nathalie Claude, Rabbit-I, in Moynan King, Queer Play, an Anthology of Queer Women Performance and Plays, op. cit., p. 39-40 : « Take it easy, Nathalie » : « Calme-toi, Nathalie » / « What the fuck are you doing Nathalie? » : « Mais bordel, qu’est-ce que tu fabriques là ? » / « This gun is from the dollar store » : « C’est un fusil en plastique » / « Nobody died » : « Personne n’est mort » / « everything is in everything » : « tout est dans tout » / « You are the hunter » : « Tu es le chasseur » / « You are the rabbit » : « Tu es le/la lapin·e » / « You are Nathalie » : « Tu es Nathalie » / « You are a very complex being » : « Tu es un être complexe » / « Shadow and light » : « Faite d’ombre et de lumière » / « Welcome home! » : « Bienvenue chez toi ! » / « Pull down your pants, and you will see that nothing has changed! » : « Baisse ton pantalon, et tu verras que rien n’a changé ! » / « Pull down your pants! » : « Baisse ton pantalon ! ». Ma traduction.

22 Voir Muriel Plana, Fictions queer : esthétique et politique de l’imagination dans la littérature et les arts du spectacle, Dijon, EUD, coll. « Essais », 2018, p. 23 : « Le postmodernisme véhicule […], lui aussi, de très nombreuses histoires. Le storytelling stratégique et l’auto-récit narcissique y prospèrent comme micro-récits semi-fictifs insignifiants et simplistes qui se légitiment par leur “authenticité”, vécue ou documentée […] ».

23 Ibid., p. 32.

24 À l’occasion de l’analyse de l’esthétique carnavalesque de l’œuvre des Ballets Russes Parade, chorégraphiée en 1917 par Léonide Massine sur un livret de Jean Cocteau, une scénographie de Pablo Picasso, et une musique d’Érik Satie, Roland Huesca écrit : « Avec Parade, les ballets russes transforment une culture urbaine et populaire en un espace critique ; en elle ils s’offrent la possibilité de jeter un regard autre sur le monde et, par-là, tentent de l’envisager autrement. Exit les préceptes de Pascal et ses soupçons sur le divertissement détournant chaque homme des questions essentielles de son existence. Adieu la catégorie morale d’un jeu perçu comme une esquive déjouant l’angoisse d’exister. Place à la puissance critique du rire. » Roland Huesca, Danse, art, et modernité. Au mépris des usages, Paris, PUF, 2012, p. 119.

25 Muriel Plana, Fictions queer : esthétique et politique de l’imagination dans la littérature et les arts du spectacle, op. cit., p. 28.

26 Ibid., p. 27.

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