Offenbach figure trouble, identité(s) double(s) : du musicien juif allemand au visage du théâtre lyrique français du xixe siècle
p. 137-147
Texte intégral
1La notion d’identité(s) de l’artiste est propice aux questionnements lorsqu’elle est mise en tension avec la figure offenbachienne en ce sens qu’elle n’est que porosités, frottements, hybridations. Les identités doubles qualifient l’artiste – allemand/français, juif/catholique, compositeur/homme de théâtre –, mais aussi, nous le verrons, la production qui lui est associée : populaire/savant, classique/subversif, divertissant/critique.
2Jacques Offenbach naît Jacob en 1819 à Cologne. Juif allemand, fils de cantor de synagogue, Issac Juda Offenbach, il quitte son pays natal à 14 ans pour un Paris idéalisé, alors ville de tous les fantasmes1. Le jeune musicien emporte avec lui un héritage populaire, celui des dancings locaux, des auberges dans lesquelles il se produit en tant que violoncelliste, mais aussi le patrimoine culturel des carnavals de Cologne2 et des Hänneschen ; « c’est dans ce courant de culture populaire qu’il a sûrement puisé pour former son goût3 ». La diversité du terreau multi-référentiel que l’artiste convoque, même si « la culture allemande et la culture française ne sauraient à elles seules expliquer Offenbach4 » permet néanmoins d’appréhender sa double identité culturelle, et donc sa double identité d’artiste qui s’avère fondamentale, voire constitutive dans sa production à bien des niveaux. Les notions de masque, d’identité troublée, doublée, puis la fascination pour le costume et, plus largement, la question du travestissement, identitaire, puis idéologique, vont orienter l’ensemble de son œuvre. Offenbach est le musicien du déguisement. Cette idée du masque infuse dans l’ensemble de sa production, tant formellement que dramaturgiquement5. Offenbach opère des travestissements symboliques : au-delà du costume, c’est un travestissement social auquel on assiste, outil propice au développement de la satire :
En fait, ce que le spectateur découvre dans l’irréalité même d’une telle image, c’est lui-même. Dans le miroir renversé de la scène qui aurait dû lui offrir la vision d’un autre monde, c’est son propre visage qui lui apparaît – surgissant des morceaux inextricablement emmêlés d’un puzzle détraqué. […] Le miroir de la scène ne reflète plus le monde de la salle mais les déguisements idéologiques de cette salle6.
3La musique, les personnages, la fable sont soumis à ce même travestissement. René Leibowitz a pensé cette notion de musique déguisée/musique de déguisement : « C’est ici que nous touchons au problème crucial que pose la musique d’Offenbach, problème qui nous fournit la clé, le chiffre même de son existence. C’est une musique déguisée en même temps qu’elle est une musique de déguisement : déguisement des personnages, mais aussi déguisement de la mélancolie, de la nostalgie d’une innocence perdue qui revêt pour cela l’habit de la gaieté la plus folle et la plus exubérante7. » L’étude d’Offenbach nécessite de s’affranchir des catégorisations formelles, idéologiques et esthétiques. Il refuse la rupture typiquement romantique d’un art qui devrait choisir entre émouvoir ou faire rire, entre l’amour pur et éternel d’un côté, les jours sombres dictés par le spleen, de l’autre.
4L’étude de la figure offenbachienne s’avère complexe dans la mesure où elle nécessite un regard constamment transversal entre les différentes dualités sollicitées. Un certain nombre de points sont significatifs et pertinents lorsqu’ils sont mis en tension avec la notion d’identité(s) de l’artiste : parmi eux, la double identité compositeur/homme de théâtre, mais aussi l’ensemble des discours et des représentations qui entourent l’artiste.
Offenbach et ses doubles : un artiste musico‑théâtral
5Offenbach compose pour le théâtre. Loin des compositeurs tourmentés, héritiers du romantisme au répertoire d’œuvres purement musicales, Offenbach développe la pensée d’une écriture scénique8. Si son rapport étroit à l’art théâtral fut, entre autres, alimenté par sa culture colonaise, nous pouvons postuler que son sens théâtral s’est sensiblement aiguisé à la Comédie-Française, où durant cinq années (1850-1855) il est engagé comme chef d’orchestre. Il explore les pièces de Beaumarchais, Molière, Musset, à travers la musique de Lully ou encore de Rameau. Offenbach est sollicité pour diriger, varier le répertoire, mais aussi écrire des musiques de scène. Le mécanisme théâtral influence inévitablement sa musique mais aussi plus généralement son rapport à l’art lyrique et au spectacle vivant9. L’exercice contraint Offenbach à penser la théâtralité simultanément au processus d’écriture musicale : sa musique se révèle intrinsèquement scénique. Dans l’ensemble des créations qui jalonnent sa carrière, Offenbach retravaille les textes, exige des modifications de ses librettistes, propose de nouvelles versions, afin que le texte concilié à la musique soit le plus efficace possible en termes d’effets10. Robert Pourvoyeur affirme, du reste, que la construction d’une partition d’Offenbach atteste de l’immense contrôle par le musicien de la tonalité du jeu théâtral11. C’est ici que ce désir de produire un effet sur le spectateur est symptomatique de l’homme de théâtre qu’est Offenbach, au-delà du musicien et du compositeur. N’en déplaise à ses détracteurs, à travers l’opéra-bouffe, Offenbach, juif allemand, parvient à fonder un genre typique du xixe siècle français. La France, sans avoir fait naître l’enfant, a accouché de l’artiste. Bien qu’il soit insolemment réducteur d’appréhender son œuvre par le seul prisme du « cancan », la récupération du « Galop Infernal » d’Orphée aux Enfers, par la culture du music-hall au xxe siècle, illustre le rapport que la musique d’Offenbach entretient avec le corps, par cet air de frivolité, emblème de la danseuse parisienne et de la vitalité française à l’étranger. Offenbach et sa musique ont cela de fondamentalement théâtral : ils semblent inévitablement devoir exister par la chair, celle des musiciens et des comédiens, dans le cadre du spectacle vivant12.
6Pour Offenbach, la condition sine qua non au développement du spectacle vivant passe par le lieu. L’artiste ne conçoit également son assimilation qu’en lien étroit avec la vie théâtrale, c’est d’ailleurs pour ses « services artistiques » rendus à la France qu’il a été « naturalisé en 186013 ». Ainsi, en 1855, il est autorisé à ouvrir Le Théâtre des Bouffes-Parisiens, dont les premières représentations sont sujettes à de nombreuses restrictions notamment quant au nombre de chanteurs et de danseurs. Contraint dans un premier temps à des pantomimes, scènes comiques, ou encore exhibitions d’objets et chansonnettes, il obtient en 1858, soit trois ans plus tard, le droit de disposer d’un chœur et d’autant de personnages souhaités14. Deux aspects majeurs permettent à Offenbach d’asseoir sa légitimité, nous dit J.-C. Yon : le nom de « Théâtre » (ce qui le place au rang de cinquième théâtre lyrique) et le terme de « Bouffe » qui renvoie à la tradition italienne, et dont le public érudit est au même niveau que celui de L’Opéra : « imaginer la version parisienne des Bouffes, c’est se placer sur un pied d’égalité avec les salles subventionnées et concurrencer directement l’Opéra-Comique15 ». En bon homme de théâtre, Offenbach n’hésite pas à faire appel à Charles Cambon et Joseph Thierry – artistes travaillant notamment pour l’Opéra – afin d’assurer la décoration intérieure du lieu. Ce qui anime Offenbach demeure : il souhaite rencontrer le succès qu’il considère mériter pour ses qualités de compositeur. Cette légitimité, seul un public averti et suffisamment friand d’œuvres lyriques peut le lui apporter. La pensée de Jean-Claude Yon résume parfaitement le type de public que le compositeur souhaite solliciter et permet d’avoir une idée concrète de l’identité sociale et culturelle du spectateur – à l’époque très déterminée par le lieu. Offenbach semble vouloir conserver la puissance divertissante des salles populaires tout en y insufflant un certain « standing ». Si l’effervescence du boulevard résonne en lui, il n’est pas pour autant un prestidigitateur ou un amuseur de foules comme on en rencontre sur le Temple. C’est ainsi qu’il écrit à Fould, ministre d’État, le 24 février 1855. Il souhaite « offrir un divertissement complètement neuf et original, qui serait de nature à plaire aux intelligences cultivées et à la masse des spectateurs16 ».
7Cette volonté offenbachienne d’un théâtre à la fois populaire et noble dans ses prétentions artistiques, est le point d’ancrage de sa singularité. Offenbach veut investir pleinement le potentiel des genres populaires auxquels il envie l’ardeur et la frénésie du divertissement, tout en chargeant ces mêmes ressources d’une grandeur artistique. Comme il l’écrit, il souhaite offrir ce fameux « relief inaccoutumé à un genre de spectacle populaire17 ». Le terme de relief est particulièrement intéressant au sens où il définit non seulement ce qui se distingue du commun mais également ce qui apporte de l’éclat. Le relief est la courbe, le galbe, que le sculpteur confère à la matière brute. Il est ce qui donne à voir, ce qui rompt avec la platitude. Offenbach sculpte ces saillies et dégage ainsi des formes et des volumes qui élèvent avec profondeur (subtil oxymore) une matière rustique sans en supprimer la valeur initiale. Le Théâtre des Bouffes Parisien deviendra finalement le berceau de sa musique, mais plus spécifiquement du genre qu’il a créé : l’opéra-bouffe français. Par ailleurs, l’histoire d’Offenbach demeure intimement liée à l’histoire des théâtres parisiens, le Théâtre de la Gaité dont il fut également le directeur, mais aussi la scène du Théâtre des Variétés ou encore celle du Palais-Royal qui ont accueilli ses œuvres durant de nombreuses années.
Discours fantasmés et représentations médiatiques autour de la figure d’Offenbach. Antisémitisme et/ou refus de la transgression ?
8Dans son ouvrage intitulé Offenbach, Robert Pourvoyeur, musicologue belge, s’est intéressé à cette individualité faite d’enchevêtrements, notamment dans le chapitre « Un nœud de contradictions18 ». C’est ainsi qu’il qualifie Offenbach comme étant « aussi pétri de contradictions que sa musique19 ». Il postule que pour devenir ce qu’il fut, il lui fallut se dégager, s’affranchir des discours qui l’entouraient, mélioratifs20 comme péjoratifs. Son origine allemande et avant tout religieuse a grandement contribué à façonner les discours tenus sur l’artiste. Parmi les discours fantasmés qui présupposaient voire postulaient une individualité, son statut de juif allemand n’est pas sans conséquences. En le décrivant comme un juif pervertisseur, perfide, ses détracteurs ont usé et abusé de théories antisémites pour déconstruire la légitimité du compositeur. Juliette Lamber, écrivaine, polémiste, femme de salon, affirme au sujet d’Orphée aux enfers :
Dès les premières scènes, un insurmontable dégoût me prit de ces insanités. Quoi ! Mes dieux étaient livrés aux calembours imbéciles, caricaturés jusqu’au grotesque le plus bas et le plus vil. C’était là ce qu’un croyant en Jéhovah faisait de nos légendes homériques, et on ne lui avait pas rendu, sur l’heure, blague pour blague, sur ses légendes judaïques21 ?
9Nier la dimension formellement transgressive de la production offenbachienne reviendrait à occulter l’acharnement avec lequel certains intellectuels ou musiciens de l’époque ont attaqué l’artiste et ses œuvres. Jules Claretie22 voyait dans ses créations un symptôme de débauche, et Jules Janin, célèbre critique du xixe siècle, affirmait qu’Orphée aux Enfers « salissait la robe blanche d’Orphée » par cet « attentat au sens commun » et que le mythe d’Orphée était « insulté par les bouffons de Paris23 ». N’omettons pas le dégoût que Wagner manifestait à l’égard du compositeur : « Offenbach possède la chaleur qui manque à Auber ; mais c’est la chaleur du fumier ; tous les cochons d’Europe ont pu s’y vautrer24. » L’animosité zolienne figure également dans ses écrits : « J’abois dès que j’entends la musique aigrelette de Mr Offenbach […] Jamais la farce bête ne s’est étalée avec une pareille impudence25 ». Bien qu’il reconnaisse les qualités musicales d’Offenbach et la finesse des livrets, il ajoute dans Le Naturalisme au théâtre que l’opérette est une « bête malfaisante […] tout le vice de Paris s’est vautré chez elle26 ». Paul Scudo, critique musical, affirme dans la Revue des Deux Mondes27 que « Mr [sic] Jacques Offenbach est né à Cologne de la race sémitique dont il porte l’empreinte fatale. Ni la muse de la grâce ni celles de la beauté et du sentiment n’ont voulu veiller autour de son berceau28. » Alfred Einstein, malgré une certaine affection pour la musique d’Offenbach à laquelle il reconnaissait une fraîcheur et une inspiration authentique, affirmait néanmoins que « l’opéra-bouffe est le produit corrompu d’une époque corrompue29 ».
10La construction visuelle de la figure d’Offenbach a alimenté la représentation de l’artiste dans l’imaginaire collectif. On retrouve des caractéristiques récurrentes dans les multiples caricatures qui croquent le compositeur, dont celle d’André Gill en 1866 est la parfaite incarnation : un nez disproportionné, le menton en avant, le regard malicieux, les petites lunettes rondes, les bacchantes et la barbe longue tombant de part et d’autre de son visage. Cette représentation, nourrie par les stéréotypes antisémites30, est en synergie avec le contexte médiatique de l’époque, mais elle révèle également une lecture démoniaque de l’artiste : « les caricatures le montrent souvent pressé, se démenant comme un beau diable31 ». David Rissin postule que la frénésie de sa musique et son goût général pour la vitesse étaient les plus fortes marques de son caractère satanique supposé. De Satan, Offenbach a l’impureté, la folie du rire32, et l’aptitude au dédoublement. L’auteur mentionne que sa propension à l’auto-ironie est une des conséquences de sa nature double. À une époque où les artistes lyriques se doivent de choisir leur camp, Offenbach, qui se veut à la fois bourgeois et populaire, tendre et bouffon, classique et subversif, investit une posture antiromantique bien qu’il dépeigne, dans son œuvre, la désillusion et la puissance des amours passionnées.
11Malgré un contexte politique et social fortement gangréné par les doctrines antisémites et une méfiance systémique vis-à-vis de la « figure juive », nous pouvons nous interroger sur le lien entre la condamnation de l’artiste et la critique de sa production. Les critiques auraient-elles été tant virulentes si Offenbach avait choisi d’investir les formes institutionnelles et les genres traditionnels ? S’il n’est pas particulièrement constructif de spéculer sur les potentiels revirements historiques, nous pouvons présupposer que la nature vive de l’inimitié à laquelle Offenbach fait face – dans l’histoire mais également aujourd’hui – réside dans le trouble qu’il jette dans la hiérarchie pyramidale des arts lyriques. Cette incapacité à situer l’artiste dans le paysage lyrique français a inévitablement créé un inconfort face aux binarités hiérarchisantes. Conjointement à cet aspect, sa capacité à brouiller les frontières formelles régissant le spectacle vivant participe à relativiser la suprématie de certains genres par rapport à d’autres (grand opéra/vaudeville), en ce sens que ses œuvres « échappent aux classements traditionnels en genres ou en arts reconnaissables et institutionnalisés33 ». La forme offenbachienne échappe aux formes institutionnelles parce qu’elle les a justement assimilées et donc dépassées, transgressées. Nous postulons que lorsque l’on intègre les rouages et les dispositifs traditionnels, et que l’on démontre leurs limites, la subversion est possible34. La définition de la subversion par Catherine Halpern pour un hors-série de Sciences Humaines consacré à Foucault, Derrida et Deleuze fait écho à cette hypothèse :
La subversion : le travail de sape se fait de l’intérieur, presque l’air de rien. On reprend les codes, les conventions, l’héritage et par des déplacements, au début imperceptibles, on fait jouer les règles contre elles-mêmes. Le résultat est inédit, non conforme mais ne prend sens que par l’écart et donc par la ressemblance avec ce avec quoi il détonne35.
12Cette notion d’écart, de glissement qui s’opère entre une forme préexistante, et celle que l’artiste propose, interroge automatiquement la nature de cette même distance. C’est précisément dans l’intervalle qui existe entre l’œuvre et ce à quoi elle est censée renvoyer, et ne renvoie finalement pas, ou de façon détournée, que se construit la dissension subversive. La forme traditionnelle, ici, l’opéra, est intrinsèquement mise en tension par les déplacements qu’opère le genre de l’opéra-bouffe qui lui fait affront.
Une figuration hofmannienne ou « pré‑queer » de l’artiste36
13L’interrogation de Gérard Gengembre37 dans « l’Empire de la chair ou le théâtre du sexe dans le roman zolien », révèle l’importance des discours qui entourent la figure de l’artiste notamment par le prisme déformant de la perception : « Zola a-t-il compris Offenbach, ou plutôt quelle lecture choisit-il de pratiquer38 ? » L’écrivain fait une lecture acerbe de la production offenbachienne à laquelle il reproche une dynamique subversive destructrice et significative d’une société vulgaire et dépravée39. In fine, on constate que c’est justement cette assimilation puis cette distorsion de l’héritage académique (reproduction puis subversion) qui conduit à un rejet, soit l’inscription en modèle/contre-modèle au sein d’une généalogie : « Offenbach et ses librettistes prennent le contre-pied d’une esthétique néo-classique et parnassienne qui réinstaure l’Antiquité comme modèle en littérature […] et consacrent la victoire à l’amant sur le mari – puisque, par un renversement moral, les maris préfèrent être trompés et contents que de voir leurs épouses regagner le foyer40 ». Les lectures fantasmées sur l’art offenbachien – supposé mineur et vil – nous éclairent quant à la puissance du discours (paratexte et réception) et la manière dont il façonne la représentation que l’on a de l’artiste et de ses identités. Si les dispositifs internes aux œuvres ont participé aux idéologies actives à l’égard du compositeur (travestissement41, satire, politicité…), les éléments qui leur sont externes, notamment les discours dominants et institutionnalisés, ont cristallisé une figure présupposée de l’artiste. La virulence de la critique et celle de la forme offenbachienne ne cessent d’être liées, mais si la critique a toujours accompagné la carrière d’Offenbach, elle a également détourné l’effet escompté par ses auteurs en alimentant la curiosité des spectateurs et en favorisant la popularité de l’artiste et de ses spectacles42.
14En effet, les discours qui entourent l’artiste vont en réalité se transformer en un précieux matériau. Au lieu de se heurter à ces représentations dominantes, Offenbach va réinvestir, voire alimenter ces anecdotes afin de brouiller les codes de sa réception et semer le trouble. Il ira jusqu’à inciter ou favoriser des discours fantasmés sur son identité, comme un jeu, un jeu de masque, de travestissement, en anticipant et détournant ainsi les représentations qu’on lui attribue. L’agitation frénétique dont fait preuve la société du Second Empire constitue un terrain de jeu formidable pour celui dont le regard est toujours distancié et lucide : celui d’un étranger.
15Un peu à la manière d’Hoffmann, ce personnage auquel Offenbach doit un de ses plus grands succès bien que posthume43, nous retrouvons chez lui un goût pour l’étrangeté. Pierre Péju qualifie d’hoffmannien « ce changement d’optique qui nous fait voir la bizarrerie […] une part de mystère chez une personne44 ». Offenbach est double, hoffmannien, fondamentalement théâtral et viscéralement musicien. Si l’opéra-bouffe offenbachien résiste totalement à l’essentialisation45, il n’est que le prolongement de la nature hybride de son créateur : « Lorsque […] ces mêmes genres sont […] fusionnés ou transcendés, les œuvres tendent non plus à une simple hybridation formelle mais à une véritable indétermination générique et artistique46 ». Nous observons chez Offenbach et, par effet de ruissellement dans l’ensemble de sa production, une difformité ou une pluriformité qui place nécessairement son art en marge, dans un entre-deux, tel un kaléidoscope formel renonçant aux « binarités traditionnelles prégnantes47 ».
16Les théories queer favorisent une approche qui ne fait pas pâlir l’effet éruptif de l’œuvre et de l’artiste, car elles « posent [non] plus la pureté, l’universalité et la fixité des formes, mais leur plasticité permanente […] nécessaire et fondamentale48 ».
17La forme offenbachienne est hors-norme, contre-culture, non pas au sens de volontairement établie contre un héritage académique – car Offenbach en fait sa matière première – mais au sens de marginale. L’art offenbachien déconstruit et relativise ces pôles formels en tissant une résistance esthétique face aux genres. Il s’inscrit ainsi dans un dispositif queer49, qui, de fait, « s’émancipe, enfin, des canons esthétiques dominants, dont il sait qu’ils changent sans cesse et avancent masqués : il les désacralise et les démystifie en dévoilant, souvent à travers la parodie ou la satire, leurs conditionnements politiques, culturels, sociaux, économiques50 ». Au-delà des éléments biographiques et/ou factuels qui permettent d’appréhender l’homme, nous constatons que le genre musico-théâtral dans lequel il s’inscrit est indicateur de la complexité et de l’identité trouble de l’artiste ; en effet, la production offenbachienne regorge d’effets de contrastes, à l’instar de son compositeur : « du grand au petit, simple au subtil, et du populaire à l’aristocratique. C’est là la marque d’un tempérament individuel51 ».
18Les discours et les représentations médiatiques qui entourent Offenbach attestent de la difficulté à le situer au sein d’une généalogie (dans l’histoire de la musique, il est perçu comme un modèle et comme un contre-modèle) d’un héritage (il évolue entre tradition et subversion) d’une forme (il est en quête de vérité et fidèle à une hybridité fondamentale), d’un ton, enfin, puisqu’il oscille entre sentimentalisme et bouffonnerie52.
19La perception de l’artiste et le régime de valeur qui lui est attribué interrogent les idéologies conservatrices. La lecture de ses œuvres convoque l’impur53, le satirique, voire le kitsch, et on constate que « la diatribe anti-kitsch adhère le plus souvent à une méfiance élitiste à l’égard de la culture populaire et de ses formes impures ». En oscillant entre savant et populaire, noble et grivois, divertissement et critique, illusion et distance, Offenbach tord les représentations essentialistes, s’incluant ainsi dans une potentielle esthétique queer ou pré-queer en ce sens qu’il « procède […] au brouillage des oppositions et des différenciations, [et suscite] en effet des œuvres particulières, parce qu’elles se distinguent de la masse des autres54 ». Offenbach participe à transcender et à transgresser les binarités qui corsettent les formes du spectacle vivant dans la seconde moitié du xixe siècle. Ce positionnement systématiquement limitrophe révèle que c’est dans la pluralité que son identité se forge. Si l’identité de l’artiste nous renseigne quant au genre qu’il fonde, l’opéra-bouffe français, le processus inverse nous permet d’interroger ce que le genre dit de la figure offenbachienne et de ses aspérités. Ainsi, la dualité identité de la forme/identité de l’artiste nous invite à jeter sur son œuvre un regard croisé, poreux, seul susceptible de faire apparaître toute la subtilité et la profondeur d’Offenbach.
[Offenbach] est un autre de ces enfants terribles de la musique, impossible à classer sans lui faire perdre de sa substance55.
Notes de bas de page
1 Offenbach ne cessera de porter un regard magnifié sur la capitale française, et ce, tout au long de sa carrière. Nous retrouvons notamment cette sublimation dans son œuvre La Vie Parisienne : Jacques Offenbach, La Vie Parisienne, opéra bouffe en cinq actes / paroles de MM. Henri Meilhac et Ludovic Halévy ; musique de Jacques Offenbach, représenté pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Palais Royal le 31 octobre 1866.
2 Voir Chapitre « Racines », dans Robert Pourvoyeur, Offenbach, Solfèges, Paris, Seuil, 1994.
3 Jean-Claude Yon, Offenbach, Paris, Biographies Gallimard, 2010, p. 16.
4 Ibid., p. 18.
5 Notamment dans Orphée aux Enfers lorsque Jupiter exige « Tout pour et par le décorum », ou dans La Vie Parisienne lorsque les personnages se travestissent tour à tour ; domestiques en gens de la haute, et riches bourgeois en employés de maison.
6 Bernard Dort, Lecture de Brecht, Paris, Seuil, 1960, p. 160.
7 Voir René L eibowitz, Histoire de l’Opéra, Paris, Buchet-Chastel, 1997.
8 On peut supposer que le fait qu’il compose pour le spectacle vivant l’éloigne du repli habituel de ses contemporains pour qui, bien souvent, la seule recherche se limite à la musique pure.
9 Préalablement à l’avènement de sa carrière de compositeur, en 1834, Offenbach, alors âgé de 15 ans, est engagé dans l’orchestre de l’Opéra-Comique en tant que violoncelliste. Lors de notre entretien du 25 novembre 2018 avec Jean-Philippe Biojout, chanteur lyrique, écrivain, directeur et directeur de la Collection Bleu Nuit Éditions (qui a fait paraitre l’année passée une biographie d’Offenbach à l’occasion du bicentenaire de sa naissance) nous a fait part d’une de ses théories sur le compositeur. Les violoncelles étant placés très en avant dans la fosse d’orchestre (donc près du chef), et Offenbach s’ennuyant (selon l’artiste lui-même), il pouvait voir l’avant du plateau durant les représentations ce qui aurait donc participé à éveiller son sens de la scène et son goût pour le théâtre.
10 Le goût d’Offenbach pour les mots – supposément dû à ses origines allemandes – lui permet de les appréhender comme un matériau et d’en investir le potentiel plastique et sonore avant d’en embrasser le sens, ce qui le conduit à adopter une technique d’écriture spécifique (Rondo des maris récalcitrants dans la Périchole, Air de l’époux de la reine de Ménélas dans la Belle-Hélène…).
11 Voir chapitre « L’art d’Offenbach », in Robert Pourvoyeur, Offenbach, op. cit.
12 Nous n’occultons évidemment pas l’ensemble de la vaste production offenbachienne (concertos, musique religieuse, musique de salon…), mais mettons en avant ce qui reste typique dans la musique d’Offenbach : l’impulsion.
13 Jean-Claude Yon, Offenbach, op. cit., p. 255.
14 Ibid., Cf. chapitre IV, p. 128.
15 Ibid., p. 138. Même si à leur naissance, les Bouffes sont relégués au plus bas de l’échelle hiérarchique théâtrale.
16 Id.
17 Ibid., p. 130.
18 Voir Chapitre « Un Nœud de contradictions », Robert Pourvoyeur, Offenbach, op. cit.
19 Ibid., p. 115.
20 Rappelons que, parallèlement au public français et étranger majoritairement séduit par les œuvres d’Offenbach, Napoléon III nourrissait une admiration peu commune pour Offenbach. Cf. Alain Decaux, Offenbach Roi du Second Empire, Paris, Pierre Amiot, 1958 : « La bouffonnerie lyrique devient un besoin de l’esprit français. Napoléon III a compris que cet Allemand était un médiateur dont l’office était d’unir par la communauté du rire les foules et la haute société. »
21 Madame Adam (Juliette Lamber), Mes premières armes littéraires et politiques, Alphonse Lemerre, 1904, p. 104, cité dans Jean-Claude Yon, Offenbach, op. cit.
22 Romancier, dramaturge, historien, et critique dramatique français. 1840-1913.
23 Jean-Claude Yon, Offenbach, op. cit., p. 211. Ce à quoi Offenbach répond dans une lettre ouverte au Figaro en 1859 en se jouant de l’écart de cultures : « Sur ce mon cher Janin, bien que vous ne soyez pas très gentil avec moi, je vous invite tout de même à déguster un rôti classique avec pomme de terre choucroute. »
24 Ibid., p. 144.
25 Id.
26 Voir l’ensemble du chapitre 4, Émile Zola, Le Naturalisme au théâtre, Paris, Éditions Complexe, 2002.
27 Revue mensuelle littéraire créée en 1829. Elle fut emblématique et fondatrice dans le milieu intellectuel du xixe siècle.
28 Nicolas d’Estienne d’Orves, Jacques Offenbach, Paris, Acte Sud, coll. « classica », 2010, p. 143.
29 Ibid., p. 141.
30 Et ce, malgré la conversion d’Offenbach au catholicisme en 1844 avant son mariage avec Herminie.
31 David Rissin, Offenbach ou le rire en musique, Paris, Fayard, 1980, p. 312.
32 Le rire qui selon Baudelaire est une expression démoniaque, induisant toujours un certain malaise, et que l’on ne retrouve ni chez l’innocent, ni chez le sage. Voir ibid., p. 311.
33 Muriel Plana, « Introduction générale », in Muriel Plana et Frédéric Sounac (dir.), Esthétiques queer dans la littérature et les arts : sexualités et politiques du trouble, 2015, EUD, coll. « Écritures », p. 15.
34 Picasso n’a-t-il pas révolutionné l’art pictural par le biais du cubisme, car préalablement à cela, il maîtrisait à la perfection le naturalisme reproductif des beaux-arts académiques ? David Rissin dans son ouvrage Offenbach ou le rire en musique, op. cit., défend l’idée selon laquelle pour parodier avec autant de justesse les mécanismes des grands genres, il fallait inévitablement qu’Offenbach eût la capacité d’écrire un opéra traditionnel dans toute sa superbe.
35 Catherine Halpern, « Jacques Derrida, le subversif », in Sciences Humaines, Hors-séries n° 3, 2005, [en ligne]. Ressource consultée le 04/09/20. Disponible sur : https://www.scienceshumaines.com/jacques-derrida-le-subversif_fr_14340.html.
36 Voir Renaud Bret-Vitoz, « Penser le queer avant le queer (xvie‑xviiie siècles) », in Muriel Plana et Frédéric Sounac (dir.), Esthétiques queer dans la littérature et les arts…, op. cit., p. 205.
37 Gérard Gengembre, « L’Empire de la chair ou le théâtre du sexe dans le roman zolien », in Jean-Claude Yon (dir.), Les spectacles sous le Second Empire, Paris, Armand Colin, 2010, p. 289.
38 Id.
39 « Nous en sommes conduits à nous demander si la question de la subversion dans l’opérette ne rejoint pas celle du lieu théâtral : la plus grande révolution de l’opérette n’est-elle pas de bouleverser la hiérarchie traditionnelle des genres théâtraux ? Avant elle, la parodie et le rire irrévérencieux devaient être l’apanage des théâtres secondaires. Or, les Bouffes-Parisiens, berceau de l’opérette, se sont hissés de fait au rang de quatrième théâtre lyrique. C’était en quelque sorte prétendre élever l’irrespect au rang d’art en soi, et instaurer un bouleversement des valeurs dans lequel les contemporains ont pu voir le reflet des mutations rapides et angoissantes de la société du Second Empire », Pauline girard et Bérangère de l’Espine, « Rire ou subversion ? L’opérette sous le Second Empire », in Jean-Claude Yon (dir.), Les spectacles sous le Second Empire, op. cit., p. 127.
40 Id.
41 La pratique du travestissement dans l’art lyrique, et dans le théâtre de façon plus générale, crée des glissements surprenants que Renaud Bret-Vittoz considère, dans son article « Penser le queer avant le queer », comme proposant « une vision décalée à l’intérieur du système classique, un regard qui excède les codes traditionnels », in Muriel Plana et Frédéric Sounac (dir.), Esthétiques queer dans la littérature et les arts…, op. cit., p. 209.
42 Les représentations d’Orphée aux enfers étaient d’autant plus pleines après la virulente critique de Jules Janin.
43 Jacques Offenbach, Les Contes d’Hoffmann, Opéra fantastique en cinq actes, sur un livret de Jules Barbier, Musique de Jacques Offenbach, représenté pour la première fois à l’Opéra-Comique en 1881.
44 Cf., Pierre Péju, E.T.A. Hoffmann, L’ombre de soi-même, Paris, Phebus, 2018 et Pierre Péju, Hoffmann et ses doubles, Paris, Sequier Vagabondages, 1988, p. 8.
45 Au point qu’Offenbach soit considéré comme le maître de l’opérette (alors que ce dernier a peu sous-titré ses œuvres de la sorte, notamment après 1855, y préférant le terme d’opéra-bouffe, opéra-féérie ou opéra-comique), au détriment d’Hervé, réel père géniteur de la forme.
46 Muriel Plana, « Introduction générale », Esthétiques queer dans la littérature et les arts…, op. cit., p. 15.
47 Ibid., p. 13.
48 Ibid., p. 17.
49 Cette lecture a été conduite et justifiée dans la partie III dans notre mémoire L’opéra-bouffe offenbachien : esthétique et mutation du genre. Du Second Empire à nos jours, regard sur la figure spectatorielle dans La Vie Parisienne, Mémoire de Master 2 en Études Théâtrales, Chorégraphique et Circassiennes, sous la direction de Muriel Plana et Julien Garde, Université Toulouse II – Jean-Jaurès, 2018. Elle est également poursuivie, argumentée et enrichie dans le travail de thèse en cours Formes théâtro-musicales pop-savantes dans la Modernité (xviiie‑xxe siècle), Favart, Offenbach, Bernstein, Thèse en arts du spectacle sous la direction de Muriel Plana et Julien Garde, Université Toulouse II – Jean-Jaurès.
50 Id.
51 David Rissin, Offenbach ou le rire en musique, op. cit., p. 312.
52 Cette cohabitation des registres est flagrante chez Offenbach. On la retrouve de façon récurrente dans l’ensemble de ses œuvres. Pour ne citer que les plus connues, La Périchole (1868) peut amuser en peignant le portrait d’un vice-roi libidineux tout en émouvant par l’air de la lettre de la Périchole dans l’acte 1. La fatalité dans l’acceptation de la perte de cet amour impossible (« crois-tu qu’on puisse être bien tendre, alors que l’on manque de pain, à quels transports peut-on s’attendre en s’aimant quand on meurt de faim ») réfère à la puissance tragique des grands opéras romantiques, mais n’empêche pas le rondo des maris récalcitrants, quelques scènes plus loin, d’être d’une bouffonnerie déconcertante.
53 Isabelle Barbéris, « Présentation », dans Isabelle Barbéris et Marie Pecorari (dir.), Kitsch et théâtralité : effets et affects, Dijon, EUD, coll. « Écritures », 2012, p. 8. Voir également Hélène Routier, Offenbach mis en scène par Laurent Pelly, Une esthétique métakitsch, Paris, Univers Musical, L’Harmattan, 2018. Nous pensons également aux mises en scènes d’Olivier Debordes.
54 Muriel Plana, « Introduction générale », Esthétiques queer dans la littérature et les arts…, op. cit., p. 12.
55 Robert Pourvoyeur, Offenbach, op. cit., p. 13.
Auteur
LLA-CREATIS
Université Toulouse – Jean Jaurès
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