Le poète dans le théâtre contemporain, une identité riche d’ambivalences
p. 83-93
Texte intégral
Au détour de chaque mot se risque un miracle que l’un de vous accueillerait.
Et, en cet instant, nul ne pourrait dire qui est le poète1.
1C’est dans la possibilité d’un tel « miracle » que se loge la force du poète dans le théâtre contemporain. Il est celui par qui arriverait un prodige, potentiellement « au détour de chaque mot » comme l’affirme Olivier Py, et la langue développée en scène par ses soins pourrait aller jusqu’à créer un événement troublant le partage des identités : qui serait alors le poète ? L’artiste de théâtre, l’acteur, le spectateur ? « Nul ne pourrait [le] dire. » Toujours est-il que son identité affirmée est mystérieuse, notamment dans sa capacité « mirac[uleuse] », qu’on la lui reconnaisse au théâtre ou bien qu’il la développe.
2Dans cet article, je souhaite saisir ce qui se joue dans cette affirmation, en analysant comment des poètes revendiquent explicitement cette identité au théâtre, que ce soit dans des fictions textuelles et scéniques ou bien dans le champ théâtral, à travers des discours d’artistes, des attaches institutionnelles ou des propos critiques. Leur revendication revient à adopter une « posture2 », au sens où l’entend Jérôme Meizoz. Si, dans son entreprise de théorisation, le chercheur en littérature n’aborde pas d’exemples théâtraux et prend seulement celui de Cendrars pour la poésie, la « posture » me paraît tout à fait fertile pour saisir la complexité de l’identité du poète dans le théâtre contemporain, dans la mesure où l’analyse du discours littéraire qu’elle exige « est contrainte d’introduire le tiers de l’Institution, de contester ces unités illusoirement compactes que sont le créateur ou la société : non pour affaiblir la part de la création au profit des déterminismes sociaux, mais pour rapporter l’œuvre aux territoires, aux rites, aux rôles qui la rendent possible et qu’elle rend possibles3 ». Ce rapport « aux territoires » et « rites », ainsi que cette ouverture au « tiers » sont riches pour le théâtre dont la modalité scénique propose une mise en partage complexe. Quelles postures les poètes du théâtre adoptent-ils dans le champ théâtral français depuis les années 2000 ? Qu’indiquent-elles de cette identité artistique ? Que permettent-elles de dire, de faire et d’espérer au théâtre ?
Le poète au théâtre, une figure mouvante
3Avant de tracer une cartographie de l’identité du poète au tournant des xxe et xxie siècles, je souhaite brosser à grands traits une histoire de cette figure qui a longtemps été centrale pour le théâtre. Car son identité contemporaine me paraît tramée de plusieurs mémoires. S’il ne saurait s’y restreindre, le poète a nettement partie liée avec le champ théâtral depuis ses origines jusqu’à la première moitié du xxe siècle : le poète est en effet au cœur du théâtre, de ses processus de création et de partage, que l’on pense aux poètes tragiques grecs qui, en contribuant aux Dionysies, participaient à des concours de poésie, ou encore aux « poètes dramatiques » qu’ont été par exemple Racine et Hugo – l’auteur de pièces de théâtre étant désigné comme « le poète dramatique », voire le « poète ». À partir de la reconnaissance de la mise en scène comme un art autonome à la fin du xixe siècle, parler de « poète » au théâtre revient à affirmer la puissance de l’écriture textuelle en soi et les défis plus ou moins irréductibles qu’elle pose aux metteurs en scène. C’est notamment ce que montre Anne Ubersfeld dans « Vilar et le théâtre de l’histoire », où elle analyse comment la « poésie du poète4 » a causé de nombreuses difficultés à Jean Vilar quand il a mis en scène Ruy Blas de Victor Hugo en 1954 au Palais de Chaillot.
4Mais cette centralité est fragilisée tout au long du xxe siècle : le « poète » situé dans le champ théâtral devient une figure déterritorialisée dont l’identité porte la trace d’une certaine relation d’étrangeté avec le théâtre. Si Claudel est un grand « poète » dont l’œuvre s’est imposée sur scène, notamment par son verset, rares sont en réalité les auteurs de théâtre à avoir cette aura poétique. C’est qu’une reconfiguration dynamique des identités théâtrales est à l’œuvre : avec l’essor des metteurs en scène au xxe siècle, les auteurs passent à un plan second, voire plus lointain encore, alors que, dans le champ de la poésie, le poète démultiplie les expériences, débordant le médium du livre, convoquant d’autres arts, s’affirmant sur la scène des performances. Quand un « retour de la poésie5 » s’opère au théâtre dans les années 1980, c’est au sein de ce paysage dynamique que prend place le poète, qu’il apparaisse dans des discours qui entourent le théâtre ou au cœur des fictions que ce dernier produit. Son identité est richement feuilletée : revenant hanter un territoire qu’elle a en partie occupé, portant certaines traces de sa déterritorialisation et avançant sous le feu croisé de deux dynamiques concomitantes que constituent la poussée performative et le « retour du texte ». Dans La Question du poème dramatique dans le théâtre contemporain, Alexandra Moreira da Silva a mis au jour les présupposés d’une telle pensée du retour. Elle a montré deux types de réaction et d’interprétation de ce « retour », qui semble finalement mal porter son nom. Elle distingue les artistes « qui cherchent à “restaurer” les formes traditionnelles de l’écriture dramatique, [de] ceux qui se proposent de “corriger6” », de prendre acte du fait qu’une rupture importante a eu lieu. Cette rupture, c’est en d’autres termes la « révolution einsteinienne » pointée par Bernard Dort :
Le renversement de la primauté entre le texte et la scène s’est transformé en une relativisation généralisée des facteurs de la représentation théâtrale les uns par rapport aux autres. […] Dans cette diversification du champ et des modes d’exercice du théâtre, le couple texte/scène perd sa position centrale et s’ouvre à bien des variations7.
5Il existe tout un éventail de formes d’ouverture, de « variations », et cette tendance ne constitue toutefois pas un retour en arrière, ni un regain des conceptions textocentristes. Le poète prend place sur ce champ des possibles théâtraux, devenant une charnière féconde entre texte et scène, et le vecteur d’un devenir inventif du théâtre. Il peut être garant de valeurs diverses : l’exigence d’une langue complexe, la caution de la présence de la littérature ou encore la potentialité créatrice à tout crin, qui ne saurait se limiter aux mots8. De plus, il oscille entre centre et périphérie, tantôt incarnant la clé de voûte du théâtre, tantôt représentant sa marge absolue. Toujours entretient-il un rapport dialectique avec l’institution, que ce soit par des responsabilités concrètes, symboliques ou fantasmées, et avec une marge plus ou moins revendiquée, plus ou moins réelle. Comment s’articulent ces tensions à partir des années 2000 dans le champ théâtral français ?
Le poète, un militant de la langue
6La posture militante constitue le premier jalon de mon entreprise cartographique : le poète prend les traits d’un fervent défenseur de la langue et de la parole, ce qui réactive en partie l’imaginaire romantique. Dans son Épître aux jeunes acteurs pour que soit rendue la parole à la parole, Olivier Py développe par le biais de l’un des personnages principaux cette identité du poète romantique, qui apparaît composite et patrimoniale. Dépositaire de l’histoire du théâtre, il défend la Parole, en usant de nombreux éléments rhétoriques :
LE POÈTE. Il vous faudra, jeunes gens, braver une solitude plus grande car le désert est arrivé au point ultime de son orbe.
Le désespoir n’est nulle part, le désespoir est partout, vos pères vous ont abandonnés et je viens, aujourd’hui, en frère réveiller votre révolte.
Il s’habille en Tragédie.
Et si je vous parle dans ce costume démodé, ce costume de tragédienne dégradée, avec cette langue vieille, c’est pour proclamer que ce qui était hier un travail est aujourd’hui un devoir et qu’il n’y a plus que vous qui puissiez l’accomplir.
Et ce devoir est effrayant. Combien d’entre vous m’entendront ?
S’il y en a un, c’est pour celui-là que je parle.
Ma grimace vous tance en ce bord de fosse, riez de cette grimace, riez !
Nulle vérité et nulle vérité lourde, lourde et qui réclame d’être portée, nulle vérité ne saurait se dire sans masque. […]
Que faut-il pour que ma Parole vive ? Qu’elle soit entendue.
Et je parle aujourd’hui sans espoir d’être entendu, sans vrai espoir d’être entendu.
Sans espoir de trouver ce compagnon d’armes qui me servirait d’ami et de maître et à qui je vouerais mes forces. Mais où est-il, où est-il ce jeune poète, ce sacrifié joyeux ? Ah ! Qu’il tarde à mon cœur ! Ce masque, la robe de tragédienne et la littérature exagérée dont je fais profession vous permettront de vous méprendre, j’aime autant ne pas être entendu par ceux qui ne peuvent pas entendre, ils deviennent facilement méchants, ils mordent. Et tandis que j’exhiberai mes fesses damnées, il y aura toujours loisir de se méprendre sur la grande vérité de ce que je prononce9.
7Si ses mots sont boursouflés d’emphase au point d’en être caricaturaux, ils présentent aussi de façon performative le poète comme une figure hybride et mouvante, qui se joue des apparences et des attentes à son endroit. C’est un poète « seul », s’exprimant en « je » qui avance, venu réparer un abandon crépusculaire, puisque le « point ultime » de l’orbe du désert est atteint. Cette attitude de sauveur, susceptible de se sacrifier, est d’ailleurs en filigrane des postures que je vais présenter. Pour partager ce constat désespéré et la « vérité lourde » qu’il recèle, le Poète porte des masques différents : celui de la « littérature exagérée » ou encore celui de la « tragédienne dégradée, avec cette langue vieille », ce jeu de travestissement faisant écho quelques années plus tard à Miss Knife chante Olivier Py, créé en 2012. Ses mots sont empreints d’emphase tragique, quand ils ne sont pas colorés de termes religieux comme « Epître » – « homélie » dans la suite du monologue, ce qui rend solennel l’énoncé martelé. Son identité renvoie au « mage romantique », pour reprendre la formule de Bénichou, puisque, depuis cette marge sans espoir, le poète fraternel s’inscrit dans une chaîne de poètes attendant impatiemment « ce jeune poète, ce sacrifié joyeux », « ami », « maître » ou encore « frère d’armes » qui « tarde à (s)on cœur ». On voit comment la marginalisation demeure relative, car le Poète visionnaire est en relation avec une communauté, passant la « flamme » à ceux qui l’entendent et le comprennent, tout en mettant en scène le rejet pressenti, puisqu’« il y aura toujours loisir de se méprendre sur la grande vérité de ce que je prononce ».
8Cette marginalisation revendiquée est déclinée dans la trilogie d’Olivier Py intitulée Les Vainqueurs10, dans laquelle les personnages tentent de vivre poétiquement. Incarnant trois métaphores du poète, les protagonistes illustrent une certaine définition de la poésie dans chacune des parties. C’est une manière d’être au monde, un combat spirituel qui est ainsi brossé – cette idée s’inscrivant dans le sillon d’Hölderlin et jouissant d’une certaine postérité, comme le montre Jean-Claude Pinson dans Habiter en poète : essai sur la poésie contemporaine11. Le poète est l’incarnation d’une façon intense de vivre qui rime avec les difficultés rencontrées et valorise une dynamique sacrificielle. Autant d’éléments qui jalonnent un certain nombre de discours prononcés12 par l’artiste Olivier Py, au-delà de la fiction théâtrale.
9Car cette posture militante du poète caractérise sa façon de se positionner dans le champ théâtral, et partant la façon dont il y est perçu. Alors qu’il n’a publié aucun texte de poésie, Fabienne Darge et Nathaniel Herzberg le présentent comme « poète », en indiquant les enjeux de sa nomination « surprise13 » à la tête de L’Odéon-Théâtre de l’Europe, après Georges Lavaudant. C’est – au moins en partie – ce militantisme en faveur de la langue qui est souhaité, quand Olivier Py est nommé à la direction du Festival d’Avignon après Hortense Archambault et Vincent Baudriller, en 2013. Outre la dynamique politique qui régit ces nominations, le premier artiste après Vilar à diriger Avignon revendique institutionnellement la défense de la parole par le truchement du poète, ce qui a résonné après la crise de 200514 traversant le festival, et posant à nouveaux frais la question du texte de théâtre face à des pratiques plus visuelles et plus émancipées des mots – Jan Fabre étant alors invité d’honneur. Le consensus autour de cette posture de poète militant montre comment « le discours des autres contribue également à [l]a figuration [du poète] : un auteur n’est jamais, pour le public, que la somme des discours qui s’agrègent ou circulent à son sujet, dans le circuit savant comme dans la presse15 ». Ainsi, Olivier Py illustre le caractère solidaire et indissociable des trois niveaux de l’auteur : « [p]remièrement, la personne biographique, référée à un état civil ; deuxièmement, l’écrivain, acteur du champ littéraire, personnage livré au public ; troisièmement, l’inscripteur : énonciateur dans le texte, c’est lui qui gère la “scénographie langagière16” ».
10À l’incarnation affirmée, voire emphatique du poète, s’oppose la discrétion de sa présence pour faire advenir la force de la langue. C’est la posture adoptée par le poète et dramaturge Jean-Pierre Siméon, dans ses créations comme dans ses essais17, et dans ses attaches institutionnelles puisqu’il a été pendant seize ans directeur artistique national du Printemps des poètes et a rejoint Christian Schiaretti au TNP de Villeurbanne en tant que « poète associé », puis dramaturge pour les mises en scène de ses propres textes. Se refusant à une subjectivité tonitruante héritée du romantisme, l’écriture dramatique de Siméon tend à certains égards vers la « disparition élocutoire du poète » appelée de ses vœux par Mallarmé dans Crise de vers pour qu’« à l’auteur [dramatique], le poète substitue l’initiative propre du langage, anonyme et infinie, comme matière propre de la littérature18 ». Cette « initiative propre du langage » est défendue thématiquement et dramaturgiquement dans l’œuvre de Jean-Pierre Siméon, sans passer forcément par des personnages. Autrement dit, en évitant de recourir à l’incarnation. La langue est ainsi défendue depuis une conviction de poète, en perturbant à première vue la forme dramatique, comme le montre la première harangue des Sermons joyeux intitulée « OBJECTION DU POEME », où une voix appelle à abandonner la « langue sans parole / langue qui ne parle pas ne peut ne veut / et ne dit que ce non-pouvoir ce non‑vouloir » :
et que chacun retourne à son ouvroir intime
forger sa langue étrange et insoumise
[…] inventons la langue abrupte et nue
qui lit le dessous des cartes
instruisons-nous de la langue âpre et solitaire du poème
retournons-nous vers la langue-poème
partout faisons sonner par objection
la langue extrême du poème
[…] haussons la langue
à l’intensité du poème
à toute heure en tout lieu
jetons le poème à la face du monde
dans les théâtres dans les écoles dans les rues
dans nos chambres muettes
comme dans l’agora de plein vent
osons pour tous le poème tourmenteur
rebelle indélicat incommode
rebelle au bon sens
indélicat comme un coup d’épaule au dormeur
incommode car toute fièvre est incommode
formulons l’impossible dans le poème
dans l’impossible poème
qu’il pèse dans la poitrine
qu’il pèse dans la bouche
que la pensée même pèse son poids de poème
pour que chacun enfin éprouve en soi
sa pesanteur d’être
et que de cette épreuve en chacun se fonde
une parole rare et légitime19.
11Cette voix porte certaines obsessions que le poète Siméon a développées dans ses essais et dans certains entretiens : l’oralité et son rythme, ses répétitions, l’opacité furieuse de la langue « intime », épaisse et pesante, et la force politique qu’elle peut alors offrir et porter, sitôt qu’on la « forge » et qu’on « l’éprouve ». L’articulation nouée entre individuel et collectif est différente de celle de Py, puisque, dans cet extrait, la voix impulse une dynamique commune, explicitée par les impératifs à la première personne du pluriel : « formulons », « inventons », « osons pour tous le poème tourmenteur ». Aussi la voix est-elle force de proposition sans prendre les traits d’un poète dont le sacrifice individuel permettrait une rédemption commune. Adopter une posture militante de poète sans l’incarner dans la fiction par ce même personnage, c’est la façon qu’a trouvée Siméon d’aborder le théâtre comme un lieu capable de partager activement la poésie, un lieu pour lequel il a conçu une langue « forcément différente » dans sa « propre langue poétique » :
il fallait que j’invente – dans mon écriture poétique – qui était mon atelier premier – puisque je publie de la poésie depuis l’âge de 20 ans – une forme poétique, une langue poétique dans ma propre langue poétique qui soit ajustée aux conditions et aux nécessités du théâtre, donc évidemment, pour moi, quand j’écris des livres sur la poésie ou le théâtre, ce sont les mêmes préoccupations, les mêmes univers sans doute mais la langue est forcément différente, pas complètement mais en partie. Elle doit répondre aux nécessités de l’oral, du corps, de l’espace, de la chronologie car quand on lit un poème dans le livre, on a tout le temps de le lire cent fois et d’en éroder le sens petit à petit en revenant dessus20.
12Cet « ajuste[ment] » montre comment la posture militante du poète épouse les « conditions et les nécessités du théâtre », à défaut de se développer dans les contours du personnage dramatique.
Le poète, sauveur du théâtre
13Le poète sauveur constitue une autre posture dans cette entreprise cartographique. Le poète apparaît en effet susceptible de guérir un théâtre moribond, comme l’affirme ce personnage conçu par Py dans l’Épître précitée : « Je désignerai des poètes, je rendrai à mes frères le goût d’être poète, je créerai de nouveaux poètes, je ne laisserai pas mourir le théâtre, je ne laisserai pas mourir le théâtre, je ne laisserai pas mourir le théâtre21. » Que le constat soit alarmiste ou qu’il échappe à cette tonalité, la posture salvatrice n’est paradoxalement fondée sur aucune compétence particulière, dans la mesure où elle se nourrit de l’ignorance du poète face au théâtre. Antoine Vitez, metteur en scène et poète, qui a notamment monté Le Soulier de satin de Claudel22 dans son intégralité en 1987 au Festival d’Avignon, a précisé cette capacité du poète en ces termes :
Le texte théâtral n’aura de valeur pour nous qu’inattendu, et – proprement – injouable. L’œuvre dramatique est une énigme que le théâtre doit résoudre. Il y met parfois beaucoup de temps. Nul ne savait jouer Claudel au commencement, ni Tchekhov, mais c’est d’avoir à jouer l’impossible qui transforme la scène et le jeu de l’acteur ; ainsi le poète dramatique est-il à l’origine des changements formels du théâtre ; sa solitude, son inexpérience, son irresponsabilité même, nous sont précieuses. Qu’avons-nous à faire d’auteurs chevronnés prévoyant les effets d’éclairage et la pente des planchers ? Le poète ne sait rien, ne prévoit rien, c’est bien aux artistes de jouer. Alors, avec le temps, Claudel, que l’on croyait obscur, devient clair ; Tchekhov, que l’on jugeait languissant, apparaît vif et bref23.
14Pour Vitez, l’œuvre dramatique en tant qu’« énigme » pose des défis fertiles à la scène, contrairement à l’« ajuste[ment] » de la langue aux conditions théâtrales réalisé par Siméon. C’est « l’impossible » qui permet sur un temps plus ou moins long des transformations au théâtre, voire les « changements formels du théâtre ». C’est grâce au poète, qui « ne sait rien, ne prévoit rien », que le théâtre ne cesse de se réimaginer, de se réinventer. Vitez place donc le poète du côté de la création fructueuse grâce à « sa solitude, son inexpérience, son irresponsabilité même » : il est un moteur pour le théâtre en ce qu’il n’assume pas la responsabilité d’une réalisation concrète aux paramètres précis, alors que « l’auteur chevronné » planifie tous les détails. Dans le contexte de la « révolution einsteinnienne » précédemment évoquée, cette ignorance du poète est une puissante source d’évolution, voire de salut.
Le poète, artiste total·e ?
15La posture performative est la dernière que je souhaite inscrire sur cette carte, l’identité du poète se caractérisant surtout par sa potentialité corporelle, voire charnelle, et par sa capacité à créer, conformément à ce que signifie l’étymon grec poiein. Selon mon hypothèse, cette posture est plus souvent privilégiée par des poètes femmes. Avant d’analyser une figure contemporaine, j’évoquerai la danseuse américaine Loïe Fuller, qui s’est revendiquée « poète » dans plusieurs de ses textes au début xxe siècle, et à laquelle cette désignation a été en partie refusée par des critiques et par d’autres artistes, au profit d’identités lui semblant peu pertinentes, comme l’explique Justine Christen dans son article « Loïe Fuller et la poésie des voiles » : « dans ses essais théoriques et son autobiographie, Loïe Fuller réfute les statuts secondaires d’inspiratrice, de femme-objet ou de simple interprète que lui prêtent ses contemporains24 ». C’est que Loïe Fuller a non seulement inventé à même son corps un art chorégraphique – loin de celui de la ballerine et de la danseuse de cabaret, mais aussi des dispositifs techniques, lumineux, scénographiques, chimiques pour réaliser notamment La Danse Serpentine (1892) ou encore La Danse du feu (1897). Rappelons qu’elle a fait enregistrer ses brevets aux États-Unis et en France dès 1892. Se dire poète, c’est mettre « l’accent sur son inventivité et les efforts qu’elle fournit pour transfigurer son corps25 ». Cette transfiguration est notamment passée à la postérité parce qu’elle est apparue comme l’incarnation des rêves symbolistes à plus d’un titre, la danse offrant un modèle convaincant de l’écriture poétique idéale, la danseuse constituant pour Mallarmé « un poème dégagé de tout appareil du scribe26 ». Ce que Justine Christen formule en ces termes, en rapprochant la danseuse américaine d’une autre artiste qui n’est pas liée au symbolisme :
Loïe Fuller partage avec Colette, elle aussi danseuse de cabaret, « un corps métamorphique » grâce auquel elle parvient à « désidentifier » son corps en l’élargissant aux dimensions du cosmos27.
16Si l’incarnation « métamorphique » et la performativité de Loïe Fuller sont pointées tant dans ses textes que dans ceux de ses contemporains, c’est leur reconnaissance comme son intention artistique et création réalisée qui est l’objet de désaccord. Comme si « désidentifier » son corps, quitter les contours individuels et contingents et faire résonner ce corps avec les dimensions cosmiques revenait à laisser ce geste artistique à ceux qui l’observent et, partant, à dénier son travail de « poète », dans lequel ses contemporains préfèrent percevoir souvent une opération magique, comme le terme « fée28 », dont elle est souvent affublée, le laisse penser.
17Pour l’auteure, performeuse et metteure en scène espagnole Angélica Liddell, se dire « poète » revient à affirmer une création totale et une performativité puissante. L’identité de « poète » constitue une désignation hospitalière qui lui permet de déborder d’étiquettes trop restrictives, comme celles d’auteur, de performeuse, ou encore le qualificatif « féministe », apposé à certaines de ses propositions artistiques. C’est qu’Angélica Liddell fait œuvre de poète sur les trois niveaux distingués par l’auteur et metteur en scène argentin Rodrigo Garcia29 : dans ses créations écrites, dans ses performances scéniques et dans la « vocation poétique » dans son existence. Liddell explore en effet l’écriture théâtrale dans un geste illimité, en ne se souciant guère des genres ou des possibilités concrètes de la scène. Ses textes publiés en France aux Solitaires intempestifs affichent de plus en plus leur longueur et leur hybridité, mêlant des paragraphes proches de haïkus à des extraits de journaux ou encore à des paraboles inventées : « ce livre contient tous les livres, il s’écrit au-dedans et au-dehors, telle une prophétie30 » précise-t-elle dans Une côte sur la table. Cette écriture « au-dedans et au-dehors » se développe au profit d’une dynamique dialogique entre ses formes composites et les situations, les tableaux, les images qu’elle développe sur scène, en explorant les limites de son propre corps et parfois, celles de ses performeurs. Sa vocation poétique fonde enfin la ligne directrice de ses recherches, ce qui point à différents niveaux, comme par exemple dans ce texte : « Tu ne peux pas me reprocher ma vocation de poète. “Même presque mauvaise, la poésie vaut mieux que la vie”, dit Malcolm Lowry31. » Cette vocation, souvent comparée à celle d’Artaud, se traduit par une transfiguration esthétique de l’existence : « Je pars toujours de la réalité, de mon intimité avec mes instincts. C’est le point de départ, je ne peux pas me passer du réel pour construire le poème32. » C’est cet ancrage réel, physique et intime qui est nécessaire à Angélica Liddell pour exiger le sacré :
La perte du sens du sacré banalise le monde au point de l’exténuer. Je réclame le sacré face au ridicule, face aux moqueries qui appauvrissent tout. Je réclame le sacré. Je réclame le mythe. Je suis fatiguée de l’interminable parodie qui interrompt la relation avec les dieux, avec le désir du sacré33.
18La posture de poète rend à mon sens cette façon de « réclame[r] » le sacré et le mythe plus solennelle et grandiose. Ce qui se perçoit également dans une série de cinquante autoportraits publiés en France avec des textes poétiques dans Via Lucis34. Angélica Liddell s’y représente dans des poses rappelant fortement une iconographie religieuse, voire christique, comme en témoignent plusieurs portraits en buste : mains croisées de prieuse, poitrine tenue par un bandage en guise de linceul et une tâche de sang au cœur ; visage extatique semblant appelé par une force supérieure, torse drapé dans un tulle de dentelles. Autant de gestuelles et de situations sur papier glacé, qui montrent la cohérence de cette posture performative de poète, en façonnant une continuité entre ce personnage public, son corps, son œuvre scénique et textuelle et sa vie. C’est d’ailleurs l’un de ces autoportraits qui a été choisi pour la couverture de ses Écrits aux Solitaires intempestifs, signe que cette continuité induite par l’identité de poète préside aussi à la façon de l’éditer en France.
19Cartographier le poète dans le théâtre contemporain en précisant ses postures fait donc saillir les sédiments nombreux qui fondent cette identité artistique, ainsi que les ambivalences entre ces sédiments, qui sont déposés tant dans les fictions théâtrales que dans les discours de diverses natures que l’on tient à l’endroit du théâtre. Si, de prime abord, le poète semble désigner un rapport privilégié à la parole, à la langue ou encore à la littérature, il se situe en fait plus précisément à la charnière entre la langue et son incarnation (par le personnage et par la voix), à la charnière entre les mots et la scène, entre les impossibilités concrètes et les impossibilités symboliques du théâtre, à la charnière entre le corps individuel du poète-femme et ses devenirs nombreux, métamorphiques. Malgré ses postures variées, c’est une figure en majesté, dans la mesure où elle est valorisée bien que marginale et parfois peu comprise, voire peu estimée, comme si le poète dans le théâtre contemporain demeurait digne et auratique, qu’importent les relents sacrificiels qu’il charrie pour le bien commun de tous, qu’importe la valeur qui peut lui être attribuée pour ses propres créations. Là réside encore son incontestable force.
Notes de bas de page
1 Olivier Py, « Introduction », Théâtre Complet II, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2009, p. 12.
2 Voir notamment Jérôme Meizoz, Postures littéraires : mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine érudition, 2007.
3 Ibid., p. 77.
4 Anne Ubersfeld, « Vilar et le théâtre de l’histoire », in Romantisme, « Sur les scènes du xxe siècle », 1998, n° 102, p. 20. C’est Anne Ubersfeld qui souligne.
5 Patrice Pavis, « Poésie et théâtre », in Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain, Paris, Armand Colin, 2014, p. 188.
6 Alexandra Moreira Da Silva, La Question du poème dramatique dans le théâtre contemporain, thèse de doctorat dirigée par Jean-Pierre Sarrazac, Paris III-La Sorbonne nouvelle, 2007, p. 62.
7 Bernard Dort, « Le texte et la scène : pour une nouvelle alliance » (1984), in Le Spectateur en dialogue, Paris, POL, 1995, p. 270. Je souligne.
8 Je renvoie par exemple à la création de Jan Lauwers et de la Needcompagny, en 2015 intitulée Le Poète aveugle, dans laquelle le metteur en scène belge plonge dans l’œuvre d’un poète arabe aveugle des xe‑xie siècles, et d’une poétesse andalouse du xie siècle, pour écrire de façon performée leurs histoires tant personnelles qu’esthétiques.
9 Olivier Py, Épitre aux jeunes acteurs pour que soit rendue la parole à la parole, in Théâtre complet II, op. cit., p. 503-505. Ce texte est le fruit d’une commande institutionnelle du directeur du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris en 2000.
10 Olivier Py, Les Vainqueurs, Arles, Actes Sud, 2005.
11 Jean-Claude Pinson, Habiter en poète : essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Éditions Champ Vallon, 1995.
12 Voir par exemple la Masterclass d’Olivier Py réalisée sur France Culture avec Arnaud Laporte : « Pour détruire l’héritage du pouvoir, il faut assumer l’héritage de la culture », le 19 août 2019. [Disponible en ligne] https://www.franceculture.fr/emissions/les-masterclasses/olivier-py-pour-detruire-lheritage-du-pouvoir-il-faut-assumer-lheritage-de-la-culture, consulté le 22/10/2020.
13 Fabienne Darge et Nathaniel Herzberg, « Nomination surprise d’Olivier Py à l’Odéon », Le Monde, le 8 décembre 2006. [Disponible en ligne] https://www.lemonde.fr/culture/article/2006/12/08/theatre-nomination-surprise-d-olivier-py-a-l-odeon_843542_3246.html, consulté le 22/10/2020.
14 Voir par exemple Carole Talon-Hugon, Le Conflit des héritages : Avignon 2005, Arles, Actes Sud Papiers, 2017.
15 Jérôme Meizoz, op. cit., p. 45.
16 Dominique Maingeneau, Le Discours littéraire : paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 107. C’est l’auteur qui souligne.
17 Voir Jean-Pierre Siméon, Quel théâtre pour aujourd’hui ? Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2007 ; La Poésie sauvera le monde, Paris, Le Passeur, coll. « Hautes Rives », 2015 et Pour le théâtre qui tient parole, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2018.
18 Jérôme Meizoz, op. cit., p. 34.
19 Jean-Pierre Siméon, Sermons joyeux : de la lente corruption des âmes dans la nuit tombante, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2004, p. 16-18.
20 Jean-Pierre Siméon, Entretien, le 6 octobre 2015. [Disponible en ligne] http://www.lenvoleeculturelle.fr/jean-pierre-simeon-nous-parle-de-poesie-et-de-theatre/, consulté le 22/10/2020. Je souligne.
21 Olivier Py, Épître aux jeunes acteurs pour que soit rendue la parole à la parole, Arles, Actes Sud Papiers, coll. « Apprendre », n° 13, 2000, p. 32.
22 Olivier Py a également monté Le Soulier de Satin de Claudel en 2003 et 2009, ce qui souligne une certaine filiation entre plusieurs poètes du théâtre (Claudel, Vitez, Py).
23 Antoine Vitez, Extrait de l’éditorial de la revue L’Art du théâtre, n° 1, printemps 1985.
24 Justine Christen, « Loïe Fuller et la poésie des voiles », in Nadja Cohen et Anne Reverseau (coord.), Fabula LHT : Un je-ne-sais-quoi de « poétique », avril 2017, n° 18. [Disponible en ligne] https://www.fabula.org/lht/18/christen.html, consulté le 22/10/2020.
25 Id.
26 Stéphane Mallarmé, « Le Ballet », Igitur, Divagations, Un coup de dés, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 2003, p. 378. Mallarmé décrit ainsi les effets que produisent les mouvements d’une ballerine dans Viviane d’Edmond Gondinet.
27 Justine Christen, « Loïe Fuller et la poésie des voiles », art. cit.
28 Id.
29 Rodrigo García, « Entretien avec Rodrigo García à propos du spectacle Daisy », le 5 mars 2015 [Disponible en ligne] https://www.theatre-contemporain.net/video/tmpurl_plpXTS6q?autostart, consulté le 22/10/2020.
30 Angélica Liddell, Une côte sur la table, traduit de l’espagnol par Christilla Vasserot, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2019, p. 11.
31 Angélica Liddell, La Fiancée du fossoyeur, in Écrits (2003-2014), Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2014, p. 459.
32 Angelica Liddell, entretien avec Laure Adler, De la représentation de soi à l’exposition, Avignon, Éditions Entre-vue, 2017, p. 20.
33 Angélica Liddell, La Fiancée du fossoyeur, op. cit., p. 470.
34 Angélica Liddell, Via Lucis, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2015.
Auteur
LLA-CREATIS
Université Champollion, Albi
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