Récits de cures et fictions freudiennes
p. 57-100
Texte intégral
1À l’inverse d’un système philosophique, qui vaut avant tout par sa cohérence interne, la psychanalyse est d’abord une pratique thérapeutique. De ce fait elle se heurte à la pierre de touche du réel à travers l’expérience fondatrice de la cure ; car pour les sceptiques, c’est à l’aune de son efficience (la guérison) que doit s’apprécier la théorie. Mais pour les écrivains, le défi est d’une autre nature. Si les récits de cas, qui constituent autant de petites nouvelles, ouvrent à la littérature de nouveaux horizons, la cure suscite une fascination inquiète : fascination pour ce mystérieux face-à-face (sa théâtralité, son secret) ; inquiétude à voir un nouveau venu empiéter sur son territoire. Car pour la littérature française, adonnée de longue date à l’analyse psychologique et à l’introspection, la cure joue les trouble-fête. Le psychanalyste menace en effet de déposséder l’écrivain des pouvoirs qu’il s’était arrogés. Cette rivalité latente explique sans doute l’agressivité dont a fait preuve un grand nombre d’écrivains envers le personnage de l’analyste, perçu comme un vampire – il se nourrit de sa proie – ou comme un apprenti-sorcier – il met en mouvement les puissances de l’ombre et aboutit à un désastre, ainsi que le répètent Lenormand, Gide, Morand, Julien Green ou bien Irène Némirovsky.
Portraits de l’analyste en apprenti sorcier
Henri-René Lenormand, ou quand une fille tue sa mère
2Si, pour la première fois, les théories de Freud avaient fait une apparition furtive dans un roman (Némésis, de Bourget), c’est au théâtre qu’il revint de représenter l’analyste et la cure1 quand, le 11 janvier 1922 – l’Introduction à la psychanalyse vient tout juste de paraître en français –, Henri-René Lenormand crée à Genève Le Mangeur de rêves2 (repris à Paris peu après) dans une mise en scène de Georges Pitoëff. Comme Bourget, Lenormand est un auteur à succès, respectueux des conventions littéraires, et qui capte bien l’atmosphère du temps. Mais si, dans Némésis, Bourget se range aux côtés de Freud, Le Mangeur de rêves n’a rien d’apologétique. Un peu comme Gide procède à une “liquidation” de la cure et de l’analyste dans Les Faux-monnayeurs, Lenormand règle ici ses comptes, ainsi qu’il l’expliquera dans Les Confessions d’un auteur dramatique3, où il évoque son séjour en Suisse durant l’année 1916-1917. À l’occasion d’une cure à Davos, Lenormand découvre Freud4 grâce aux travaux d’Abraham A. Brill5. Parallèlement, il séduit la jeune Rose Vallerest6, si troublée que sa santé en est ébranlée. Elle est alors conduite à Küssnacht chez un « psychanalyste intransigeant » qui diagnostique une « psycho-névrose » consécutive à un trauma (Rose, mariée, « n’avait pas supporté de se donner à un homme, alors qu’elle en aimait un autre »). Rose peut guérir mais, précise l’analyste, au prix d’une stricte abstinence – interdit que l’auteur attribuera à la jalousie des médecins (celui de Davos et celui de Küssnacht), tous deux amoureux de leur malade.
3Pareil arrière-plan biographique éclaire les ambiguïtés de la pièce (rédigée en 1918-1919) et de son héros, Luc de Bronte, désigné comme « ce qu’il faut bien appeler un psychologue » (MR, 188) et qui se considère lui-même comme « à peine médecin » – même si, sans vouloir soigner les gens, il parvient à « les guérir quelquefois ». Grand séducteur, ce médecin mondain rencontre au Ier acte, dans un hôtel savoyard (la Savoie n’est pas loin de la Suisse), une jeune femme, Jeannine Felse, séparée de son mari et victime de troubles venus de l’enfance. Comme on ne craint pas alors le mélange des genres, il va analyser celle qui est devenue sa maîtresse, éprouvant « une ivresse à pénétrer dans une âme par la pensée » (MR, 197) et « cherch [ant] la volupté en palpant lentement des confidences honteuses », comme le lui fait voir Miss Fearson, son ancienne compagne (MR, 212). En peu de temps, Luc de Bronte, qui a écrit un essai intitulé L’Ombre du père, met en lumière chez Jeannine Felse une composante œdipienne, comme le confirme le choix d’un mari bien plus âgé qu’elle. Mais pour pouvoir épouser son père, il faut avoir tué sa mère – et au sens littéral. Or, selon la jeune femme, cette dernière a été assassinée par des Arabes révoltés lors d’un voyage en Afrique du Nord. Pour en avoir le cœur net, Luc de Bronte invite sa patiente et son ancienne maîtresse à enquêter avec lui sur les lieux du crime. Sur place, tout devient clair : si la mère a été tuée, c’est que la fillette a révélé sa cachette aux Arabes. Confrontée à ce souvenir enfoui, Jeannine Felse se suicide dans le tombeau qui se trouvait là avec le revolver aimablement fourni par Miss Fearson – qui avait tout compris d’emblée.
4En dépit de ses facilités (ou peut-être grâce à elles), la pièce connut un grand succès et marqua durablement les esprits en faisant de l’analyste un nouvel apprenti-sorcier7. Lenormand était d’ailleurs conscient de ses ambiguïtés puisque le programme comportait cet avertissement : « Ce serait une erreur d’interpréter cette œuvre comme une démonstration ou comme une réfutation de la célèbre doctrine. La faillite d’un individu n’est pas celle d’une méthode, qui a fait ses preuves8. » Édouard Claparède, qui l’année précédente avait invité l’auteur à Genève pour une séance de la Société de Psychanalyse, se trouva embarrassé : s’il félicita l’auteur d’avoir compris mieux que personne le parti qu’on peut tirer de ces théories nouvelles, il lui reprocha d’avoir « mis en pièce son psychanalyste », si bien qu’il aurait aimé « ajouter une dixième scène au Mangeur de rêves, dans laquelle on réhabiliterait la psychologie et les psychologues9 ». Mais les critiques les plus vives concernèrent l’absence de dimension littéraire. Dans le numéro du Disque vert consacré à Freud, Jean Hytier s’en prit au Mangeur de rêves en fustigeant « ces drames où le manuel de psychiatrie se trouve grossièrement illustré ». Quant à Jacques Rivière, il estima que la pièce ne démontrait en rien l’influence de la psychanalyse sur la littérature, car si cette influence « doit s’exercer jamais [...], ce sera [...] de manière beaucoup moins littérale10 ».
5Conforté par l’accueil du public, Lenormand devint, dans les années 1922-1925, un des hérauts de la psychanalyse, jouant les pionniers (« En France, on ne connaît pas Freud »), prenant des accents prophétiques (« Dans dix ans, la psychopathologie actuelle, transformée par ce maître, sera lettre morte ») et annonçant que « Freud, une fois connu en France, influencera profondément les écrivains11 ». Avec la même assurance, il estime en 1924 que la révolution freudienne laisse présager « une véritable révolution littéraire » et que « le jour où les idées freudiennes auront prévalu, tout ce que nous supportons encore quotidiennement, dans le roman ou au théâtre, nous paraîtra superficiel ou faux12 ».
6Peu après, Lenormand signe L’Homme et ses fantômes13, qui récrit le mythe de Don Juan dans une perspective freudienne14. On retrouve Luc de Bronte qui, cette fois, tente d’analyser « L’Homme » ; mais ce sont les « Ombres » des femmes séduites et mortes qui vont le percer à jour en contraignant « L’Homme » à reconnaître son homosexualité latente. Apparaît alors, à la place du Commandeur, l’Ombre de la mère, dans les bras de qui le héros se blottit. À l’occasion d’une représentation de cette pièce à Vienne, en 1925, Lenormand eut l’occasion de rencontrer Freud. Ernest Jones explique que les deux hommes « tombèrent d’accord sur le fait que les écrivains qui se servaient de la psychanalyse en lui empruntant simplement ses données, devaient être jugés comme des êtres dangereux et dépourvus de dignité15 ». De son côté, Lenormand rapporte, enthousiaste, le jugement que, selon lui, Freud aurait émis sur Le Mangeur de rêves (« C’est une pièce… hum… oh, très spirituelle ! ») ainsi que son exclamation devant sa bibliothèque « où se trouvaient Shakespeare et les tragiques grecs » : « Voilà mes maîtres. Voilà mes répondants » (CAD, I, p. 270 et 271) – formules des plus suspectes, dont l’auteur ne voit pas ce qu’elles ont d’équivoque.
7Lenormand eut beau condamner les écrivains qui empruntent directement à la psychanalyse, la même année 1925 il s’inspira pour une nouvelle d’un cas présenté dans l’Introduction à la psychanalyse. Afin d’illustrer « le sens des symptômes » (titre d’un chapitre de la IIIe partie), Freud raconte l’histoire d’une femme de trente ans qui se livre à des rites obsessionnels, comme de se précipiter hors de sa chambre pour appeler une domestique avant de la renvoyer. En cours d’analyse, la patiente comprend d’elle-même que ce comportement provient en fait de sa nuit de noces lors de laquelle le mari, n’ayant pu consommer leur union, avait fait une tache rouge dans le lit pour dissimuler son fiasco. Apercevant une tache rouge sur le tapis de la chambre, Freud suggère alors que la jeune femme, s’identifiant à son mari, substitue au lit le tapis16. De ce cas, Lenormand s’est inspiré pour une nouvelle intitulée « Fidélité17 », dont il transpose l’action à Haarlem (Pays-Bas). Conformément à l’histoire racontée par Freud, le texte raconte le mariage de Jacob et de Lise, leur divorce, la névrose dont souffre la jeune femme, et montre comment l’interprétation d’un rêve par le Dr Van Bever conduit à la guérison.
8Si différents soient ces trois textes, si variée l’issue de la cure (désastreuse dans Le Mangeur de rêves, heureuse dans « Fidélité »), ils font apparaître une limite. En effet, l’analyste et la cure prennent place dans une forme consacrée, sans que les structures narratives en soient altérées. Par-delà les professions de foi de Lenormand sur la révolution en cours, cette absence de retentissement sur l’écriture traduit à l’égard de la psychanalyse une forme de méconnaissance, ou tout au moins d’extériorité.
André Gide : on tue un enfant
9En 1922, avec Le Mangeur de rêves, l’analyste est entré en scène ; fin 1925, il prend pied pour la première fois dans un roman français avec Les Fauxmonnayeurs18. Comme chez Lenormand, cette représentation littéraire possède un ancrage biographique ; comme dans Le Mangeur de rêves, l’analyste présente un visage inquiétant ; et dans les deux cas, la cure s’achève de façon désastreuse. Mais si Lenormand eut d’emblée l’intention de consacrer un drame à la cure et d’en faire l’objet principal, André Gide a intégré la psychanalyse comme objet partiel au sein d’un roman polyphonique dont la conception était bien antérieure19.
10Durant la période où Gide s’enthousiasme pour la psychanalyse, rien ne transparaît dans son œuvre. Tel est le cas de la très autobiographique préface d’Armance, de Stendhal, rédigée au printemps 1921 et publiée en août dans La NRF alors que ce roman, note lui-même Gide, porte sur la dissociation de l’amour et du désir, ainsi que des conférences sur Dostoïevski, prononcées en février-mars 1922. À pareil silence, il existe une raison. Au moment où Gide découvre la psychanalyse, il vient d’achever Si le grain ne meurt, dont le premier volume paraît (confidentiellement) à Bruges en 1920 et un certain nombre de fragments choisis dans La NRF de la même année (avant que les Éd. de la NRF ne publient l’ensemble en 1924). La psychanalyse crée donc une situation de concurrence quant à la connaissance du moi. Face à un roman (Les Faux-monnayeurs) où l’analyse finira en fiasco, cette auto-analyse que constitue Si le grain ne meurt démontre que le moi peut accéder à lui-même et qu’il n’est pas besoin de recourir à un tiers (l’analyste).
11Une chronologie bienveillante aura donc tenu Si le grain ne meurt à l’écart du freudisme. Exclue de l’écriture de soi, la psychanalyse va alors prendre place dans la fiction, à savoir Les Faux-monnayeurs. On a signalé brièvement, dans la Ière Partie, le choc éprouvé par Gide lorsqu’en janvier 1922 – un mois avant la parution de Si le grain ne meurt – il entend Mme Sokolnicka présenter le cas d’un jeune Russo-Polonais qui avait de « mauvaises habitudes » et souffrait de troubles multiples20. Or, l’effet de miroir est saisissant entre le cas21 exposé par Eugénie Sokolnicka et le récit autobiographique, avec cette ouverture où le narrateur et un camarade s’adonnent à des pratiques interdites, et plus tard les troubles nerveux du jeune Gide. Comme on le sait, ce récit de cas se trouve intégré aux Faux-monnayeurs (chap. « Saas-Fée » de la seconde partie) quand, dans le grand hôtel où ils se sont rendus pour retrouver le petit Boris (i. e. le jeune Russo-polonais), Édouard, Bernard et Laura rencontrent une « doctoresse polonaise », Mme Sophroniska, qui soigne la « sorte de maladie nerveuse » dont souffre l’enfant « selon une méthode toute nouvelle » (301).
12Tel que présenté par Madame Sophroniska, le cas du petit Boris paraît simple : au collège, à Varsovie, Boris, neuf ans, s’est lié à un certain Baptistin Kraft (la force, la puissance), un peu plus âgé, qui l’initie à des « pratiques clandestines » perçues comme « de la magie » (327). Surpris par sa mère, Boris abandonne ses « mauvaises habitudes » ; mais comme son père décède prématurément, il a sans doute pensé, estime Madame Sophroniska, être responsable de cette mort, perçue comme le châtiment de sa faute. Pour le guérir, la « doctoresse » laisse chaque matin l’enfant raconter ses rêves de la nuit dans un état de demi-sommeil propice aux associations libres (307). Madame Sophroniska pense ainsi avoir réussi à « confess [er] entièrement » l’enfant, qu’Édouard assimile à un gibier traqué ou à une horloge qu’on aurait réparée pour qu’elle « sonne à l’heure » (327).
13Si l’on excepte des éléments de contexte (la Révolution russe, les bolchéviques…), Gide reprend de façon quasi-littérale le cas exposé par Mme Sokolnicka. Sauf qu’il présente ici comme un échec – le petit Boris finit par se suicider – ce que Mme Sokolnicka avait considéré comme un succès (la guérison grâce à la psychanalyse). Dans Les Faux-monnayeurs, roman de l’échec, Mme Sophroniska n’est sans doute pas la seule à manquer sa cible, puisque son vis-à-vis, Édouard, est tout aussi incapable de réaliser le « roman pur » dont il rêve. Mais dans le cas de la psychanalyse, il y a quelque chose de plus. Si Gide a été déstabilisé par le jeune Russo-polonais, c’est, on l’a dit, qu’il se reconnaissait en lui : ses « mauvaises habitudes », mais aussi son obsession de la pureté, illustrée par le couple angélique de Boris et de la petite Bronja – double transparent de Madeleine Rondeaux et son mariage blanc.
14Voilà qui éclaire la résistance de Gide à la psychanalyse et invite à réévaluer le rôle de Mme Sokolnicka. À en croire Jacques Lacan, très ironique envers la « missa dominica de l’orthodoxie freudienne », Gide était « un peu trop gros morceau pour n’avoir pas échappé aux prises manquant sans doute un peu de force pénétrante de la sympathique pionnière22 ». Or, si Mme Sokolnicka était d’un commerce difficile, elle passait pour une bonne analyste aux yeux de Freud lui-même, qui pourtant ne l’aimait guère. On sait que la cure qu’aurait entreprise Gide avec elle a tourné court. Mais est-ce parce que Mme Sokolnicka ne répondait pas à l’attente de l’auteur, comme le suggère Lacan ? Ou bien parce qu’elle lisait trop clair en lui, à la lumière du cas qu’elle venait de présenter ? Malgré ou à cause des sarcasmes à l’endroit de « la sympathique pionnière », on est tenté par la dernière hypothèse, ce qui expliquerait le meurtre symbolique dont elle est l’objet dans Les Faux-monnayeurs à travers la reprise décalée que constitue le face-à-face d’Édouard et de Mme Sophroniska.
15Le romancier et la psychanalyste se livrent en effet un duel à fleurets mouchetés. Sûre de son savoir, Madame Sophroniska regrette le manque de profondeur des romanciers (307) ; mais de son côté, Édouard pense que la « doctoresse » se trompe à croire Boris guéri alors que la maladie « s’est simplement réfugiée dans une région plus profonde » (320). En effet, plutôt que d’interpréter, Édouard préfère écouter. D’autant qu’il retrouve là quelque chose de lui-même. Les injonctions contradictoires du petit Boris (« Oui, je veux bien. Non, je ne veux pas », p. 303) rappellent à leur manière la double postulation d’Édouard rêvant d’un roman à la fois vrai et fictif, qui devrait ne rien couper, ne pas sélectionner, mais de manière stylisée (313). Quant aux inventions verbales de l’enfant (« l’italoscope, l’espagnol, le perruquoi et le xixitou », « Vibroskomenopatof. Blaf blaf. », p. 303), elles peuvent s’entendre comme de la poésie pure. Ce à quoi Madame Sophroniska est insensible, alors même qu’elle exalte, contre les romanciers, la vérité des poètes (307). En fait, elle qui s’en prend à l’intellectualisme des romanciers ne cesse de rationaliser le réel en réduisant chaque mot ou geste à un pur signifié. Et c’est bien pour cela que sa cure est un fiasco : « parce qu’elle ne vise [...] que des signifiés cachés (un secret) et nie ce qui en Boris est recherche balbutiante d’une langue propre23 ». À l’échec de l’analyste Argus, et son rêve panoptique, répond la victoire du romancier Protée, et son art du mentir-vrai. Car par sa propension à l’inachèvement, Édouard est idéalement placé pour entrevoir ce que la cure laisse échapper. Lui qui projette d’écrire un roman intitulé « Les Faux-monnayeurs » sait mieux que personne reconnaître les pièces frelatées, à commencer par la psychanalyse, qui tient une place de choix parmi les batteurs de fausse monnaie qui peuplent le roman. En effet, semblables à la pellicule dorée qui recouvre la fausse pièce, les propos de Mme Sophroniska ne résistent pas à l’épreuve du fait que l’inconscient gidien obéit à « la loi de Gresham », à savoir que « la mauvaise monnaie chasse la bonne24 ». Tandis que l’analyste ne cesse de produire des interprétations dévaluées, cette petite monnaie du prêt-à-penser freudien, il n’approche donc jamais le référent caché d’où, tel l’or de la banque de France, procède toute valeur.
16Cependant, que l’analyste, piètre chasseur, laisse échapper la proie pour l’ombre ne signifie ni l’absence de proie ni l’absence d’ombre. C’est là le rôle du Diable, étrangement présent dans Les Faux-monnayeurs. À la présomption de transparence qui sous-tend l’enquête policière ou analytique, « Gide oppose [...] la présence obscure, l’omniprésence protéiforme du diable qui, comme un furet, passe de personnage en personnage25 », préservant ainsi la place de l’Autre. Comme le dit Alain Goulet, le Diable gidien vient ainsi « damer le pion à l’inconscient26 », dont il propose un séduisant analogon.
17Après ce duel au sommet que constitue, dans Les Faux-monnayeurs, le dialogue du romancier et de l’analyste, Gide s’éloigne peu à peu de Freud et du freudisme, comme on le voit dans Œdipe et dans Le Treizième Arbre27. De longue date, André Gide qui, en 1889, avait vu Mounet-Sully jouer le roi de Thèbes s’était intéressé à la figure d’Œdipe au point de se comparer lui-même au héros « lorsqu’il découvre soudain le mensonge sur lequel s’est édifié son bonheur28 ». Au terme d’une longue maturation, il achève en 1930 sa pièce, créée à Paris en 1932. À un moment où, en France, le freudisme a partie gagnée, cet Œdipe équivaut à un adieu à la psychanalyse, évoquée ici de façon ludique : « Polynice : Jure-moi qu’entre Ismène et toi, il n’y a rien./Étéocle : Jusqu’à présent, non ; je refoule. » (p. 697). On mesure ainsi le chemin parcouru depuis 1921-2022, du fait que l’Œdipe de Gide est le premier Œdipe « après Freud » : après au sens chronologique, bien sûr ; mais également après puisque Gide tente d’éloigner de la psychanalyse un texte sur lequel elle avait jeté son dévolu.
18À la création d’Œdipe, le jeu avec le freudisme aurait dû apparaître dès le lever de rideau. Gide avait en effet pensé donner en ouverture une pochade, Le Treizième Arbre, qui traite de la psychanalyse sur le mode farcesque. Le Treizième Arbre sera finalement publié en 1935 dans la revue Mesures, et créé la même année à Marseille. Dans cette courte pièce, qui se déroule dans un monde ancien, la Comtesse reçoit en même temps le Philologue et le Docteur. Le Docteur entreprend d’initier la Comtesse à la psychanalyse, lui expliquant qu’il existe autour de nous « des quantités d’Orestes, d’Œdipes, de Phèdres et même de Pasiphaés, qui s’ignorent » (p. 802), et que parfois ces monstres auxquels nous préférons ne pas penser « mettent [...] le bout du nez à l’air… » (p. 802), même si, le plus souvent, ces grandes forces primitives ne se manifestent que par « un tas de bizarreries » et de « menus actes saugrenus » (p. 803). Bien évidemment, la Comtesse se refuse à croire pareilles horreurs. Mais quand, un peu plus tard, on découvre un dessin obscène sur le treizième arbre du parc (le Serpent dans l’Eden ?), la Comtesse finit par comprendre qu’elle est l’auteur de ce dessin, composé dans un état second.
19L’épopée psychanalytique, commencée avec Sophocle, s’achève ainsi en commedia dell’ arte. Mais les relations de Gide avec la psychanalyse connaissent un épilogue inattendu quand le Pr Jean Delay publie en 1956 les deux volumes de La Jeunesse d’André Gide (Gallimard), cette « psychobiographie » : voilà que l’auteur, réticent à toute emprise, se voyait post-mortem exposé au regard d’un psychiatre de premier plan. Et un psychiatre dont l’ouvrage inspira à Jacques Lacan un article intitulé « Jeunesse de Gide » (art. cit.), dans lequel le « Góngora de la psychanalyse » (Lacan dixit) assassine Eugénie Sokolnicka par l’ironie dont il fait preuve à son endroit, comme pour prendre après-coup la place qu’elle avait occupée – et réussir là où – selon lui – elle avait échoué.
Paul Morand, ou quand un analyste amateur laisse mourir celles qu’il aime
20Chez Henri-René Lenormand comme chez Gide, la cure aboutit donc à un désastre (le suicide). À cette même famille d’écrivains appartient Paul Morand29, qui à plusieurs reprises raconte le fiasco de la cure comme annoncé d’emblée dans « L’Enfant de cent ans : L’auteur, psychanalyste amateur, échoue dans sa tentative de guérir une jeune névrosée30. » Paul Morand a d’ailleurs perçu cet aspect de sa personnalité puisque, dans Venises, il se demande si un psychanalyste expliquerait son goût des « causes perdues » et des héros vaincus (comme Fouquet ou Laval31). Par-delà les péripéties qu’il a connues (ses difficultés en 1944-1945), les fictions de Morand aiment à raconter un échec – notion à laquelle René Laforgue a d’ailleurs consacré deux ouvrages (L’Échec de Baudelaire, 1931, et Psychopathologie de l’échec, 1944).
21Si l’on connaît bien les circonstances dans lesquelles Paul Morand découvre la psychanalyse, en 1916-1917 à Londres, on a plus de peine à mesurer l’étendue de sa culture analytique. Dans les cercles qu’il fréquentait, on usait déjà couramment de termes tels que « extraverti » ou « intraverti32 », si bien que Morand fait sien d’emblée un couple notionnel qui traverse l’ensemble de l’œuvre (dès 1917, avec l’opposition de Rubens, extraverti, et d’autres peintres, introvertis33 ; et jusque dans Venises, avec l’opposition de Proust, introverti, et de Casanova, extraverti). En outre, il eut l’occasion d’observer très tôt une cure du fait qu’en 1917 le frère d’Hélène Soutzo, sa future épouse, était en analyse à Zurich avec Schmid-Guisan – collègue de Jung, qui le remercie dans l’Avant-propos de Types psychologiques34. C’est à la suite de cette cure qu’en 1917, lors d’un dîner, Hélène Soutzo expose à l’abbé Mugnier les bases de la psychanalyse, ainsi que ce dernier le rapporte dans son Journal : « La princesse me reparlera d’un juif, docteur à Vienne, Freud, qui a une théorie particulière : rêve, libération des conflits, etc.35 ». Une telle anecdote est significative car si Morand n’évoque presque jamais ses lectures – tout juste trouve-t-on dans l’œuvre le nom de Havelock Ellis et une allusion aux Trois essais sur la théorie de la sexualité36 –, c’est qu’il a bénéficié avant tout de la circulation des idées au sein de la bonne société européenne, très cosmopolite37. Comme au xviiie siècle, c’est donc par les salons et les cercles mondains que la psychanalyse s’est faite connaître d’un public cultivé, hors des milieux médicaux. Cette discrétion de Morand quant à ses sources se double de l’absence, chez lui, de tout langage technique. À la différence d’un Breton ou d’un Leiris (dans L’Âge d’homme) qui en disent parfois trop en usant volontiers d’un lexique spécialisé, Morand en dit moins qu’il n’en sait. Quelquefois, une allusion révèle la qualité de son information comme quand, dans « Nicu Petresco, candidat à la licence », Mrs Caress intervient dans un dialogue sur le symbolisme médiéval en posant cette question : « Totems ou tabous ? » – question remarquable puisqu’en 1925, date de publication de la nouvelle, le texte de Freud n’avait pas encore été traduit en français38. Mais de telles allusions sont rares, car l’auteur recourt le plus souvent au langage de l’honnête homme, ironisant dans « La Nuit rhénane39 » sur le « jargon des liseurs d’âme ».
22C’est ce que l’on voit bien dans le premier recueil de Morand, Tendres Stocks40, dont chacune des trois nouvelles évoque une jeune femme. Mais même si l’une d’elles est qualifiée de « névropathe » et une autre de « psychopathe », la psychiatrie et plus encore la psychanalyse, qui auraient ici toute leur place, demeurent en retrait41. Il s’agit bien pourtant de trois récits de cas : dans « Clarisse », l’héroïne collectionne de façon compulsive des objets narcissiques (miroirs, poupées) ; dans « Delphine », la jeune femme, d’ordinaire très réservée, est parfois prise de frénésie, passant « du prie-Dieu à une bacchanale tapageuse » jusqu’à sombrer dans une demi-folie ; et dans « Aurore », la jeune Canadienne qui vit seule et voue à son corps un culte impudique, est prise de panique lorsqu’au cours d’une soirée le maître de maison l’approche un peu trop après qu’elle a dansé comme une folle. Mais ce qui fait l’unité du recueil, c’est que chacune de ces jeunes femmes nous apparaît à travers le regard du même narrateur, leur ami, qui les observe attentivement, voit qu’elles courent à leur perte, mais ne peut empêcher la catastrophe.
23L’œuvre de Morand se place donc d’emblée sous le signe de l’échec, avant même qu’il ne découvre la psychanalyse, puisque la première nouvelle, « Clarisse » fut commencée en 1914. La rencontre du freudisme va donc réactiver un schéma préexistant, comme l’annonce la formule (déjà citée) : « L’Enfant de cent ans : L’auteur, psychanalyste amateur, échoue dans sa tentative de guérir une jeune névrosée. » Semblable aux héroïnes de Tendres Stocks, Diane, jeune Américaine de bonne famille parée de tous les dons, est en proie à une « neurasthénie » incurable (« les médecins disent que ce sont mes nerfs… ils me prescrivent la Suisse, la psychanalyse, les eaux… que sais-je encore… ? », NC, I, 849). Lucide sur elle-même, Diane sait que son malheur vient de ne pouvoir aimer et de se refuser à tout engagement. Elle n’espère pas grand-chose des médecins, mais avec son prénom42, et les fantômes qu’il convoque, que peut-elle attendre du narrateur ? À la vérité, rien : ce dernier échoue à se faire aimer ; et il échoue à sauver celle qu’il aime. À la différence de « La Folle amoureuse » (NC, II, 441 sq.), qui retrouve la raison pendant « l’acte de chair », Diane ne s’abandonne pas. Quant à ses pulsions suicidaires – elle ressent en elle un véritable « instinct de mort43 » –, elles sont exacerbées par l’étrange cure que lui fait subir le narrateur. À la parole, ce dernier préfère les images, et des images qui font miroir. C’est ainsi que, comme Luc de Bronte dans Le Mangeur de rêves44, il lui montre un aquarium allégorique dont les poissons sont censés représenter ses vices et ses vertus. De tous ces poissons, Diane ne retient que son double, celui qui, une partie de l’année, est mortel. Puis le narrateur offre à Diane un « crâne de cristal », objet admirable, doté de pouvoirs magiques, dont il espère qu’elle y trouvera sa lumière intérieure. Or, devant ce crâne, Diane éclate en sanglots : par son vide, il la renvoie à sa propre mort – mort qu’elle se donne peu après par le poison, en souvenir du poisson-poison. Contrairement à ce que prétend la comédie, l’amour peut être un mauvais médecin, car c’était une étrange idée que de vouloir soigner une jeune narcissique en la promenant au milieu de ses propres reflets.
24Après s’être ainsi approché de la psychanalyse, Morand semble marquer un recul. Ainsi, dans 1900 (1931), il dépeint la Belle Époque comme le temps de la joie de vivre, reconnaissant plus tard qu’« il aurait fallu montrer l’autre face, celle qui resurgit aujourd’hui ; car c’est en 1900 que Freud publie L’Interprétation des rêves et que Max Planck jette les fondements de la science atomique45 ». Mais à partir de 1938, la psychanalyse fait retour avec L’Homme pressé46, projeté dès cette année-là mais rédigé seulement de la fin 1940 au printemps 1941. Selon le schéma consacré, un homme observe une personne en proie à différents troubles, sans pouvoir lui porter secours. Mais, cette fois, le témoin est un psychanalyste authentique, Zacharie Regencrantz, israélite d’origine allemande47, et la personne en danger est un homme, Pierre Niox, dont le nom renvoie au docteur Ox, de Jules Verne, ce savant qui avait rêvé de stimuler les humains en utilisant l’oxygène – grâce à quoi la vie aurait gagné en intensité, mais au prix d’une usure prématurée. Quand Pierre Niox, ce fétichiste de la modernité, rencontre le docteur Zacharie Regencrantz, ce dernier le classe immédiatement « parmi les subjects-paroxystes-avides-dese-satisfaire-rapidement48 » et s’avoue curieux d’explorer son « subconscient » (p. 454). Malgré cette invite, Pierre Niox ne suivra pas de cure puisqu’à ses yeux le monde seul est malade tandis que lui va bien. Mais si la rencontre des deux hommes relève d’abord de la comédie, le roman s’assombrit à mesure que le héros souffre de ne pas se satisfaire de ce qu’il possède. Comme les héroïnes des nouvelles précédentes, le héros se révèle en effet incapable d’aimer ; et, comme dans leur cas, nous ne connaîtrons pas l’origine de ce mal-être quand bien même les agissements du héros font symptôme. Lorsque son organisme, soumis à un rythme effréné, donne des signes de faiblesse, Pierre Niox en appelle à Zacharie Regencrantz, pour qui il éprouve une réelle sympathie. Mais ce dernier peut lui annoncer seulement que la mort approche à grands pas.
25Après la Seconde Guerre mondiale, quelque chose en Morand s’est brisé, si bien que la psychanalyse va jouer dans l’œuvre un rôle qu’elle n’avait pas eu jusque-là. Quand, en 1924, on voit Lewis lire « sans les comprendre les trois essais sur la sexualité de Freud, qui reculent terriblement les bornes de l’innocence », la référence aux Trois essais sur la théorie de la sexualité (déjà citée) reste ponctuelle, à la différence de ce qui se passe trente ans plus tard avec Hécate et ses chiens, ce chef-d’œuvre sur la perversion. De même, si les textes des années 20-40 ne mettent jamais vraiment en scène la pratique de la cure, il revient à une nouvelle historique, « Le Dernier Jour de l’Inquisition », de la représenter en transposant l’analyse dans le contexte de l’Inquisition49. Et alors que dans les années 50 l’imaginaire de Paul Morand se fait de plus en plus jungien, voilà que la silhouette de Freud apparaît de façon anagrammatique dans « Le Bazar de la Charité » à travers le personnage (barbu, évidemment) de Sigismond de Ferrus50.
26On constate donc chez Paul Morand une intériorisation croissante de la psychanalyse au fil des décennies, si bien que, comme il le déclare à Jean-José Marchand et Pierre Boutang, on peut considérer son œuvre comme « un journal de l’inconscient51 ». En cela, son itinéraire s’oppose à ceux de la plupart des découvreurs, dont beaucoup se sont détournés du freudisme : Paulhan, Lenormand et surtout Gide, avec qui Morand dresse un parallèle. À ses yeux, en effet, tandis que « Gide dit qu’il a tourné autour de la psychanalyse », dans son cas, « c’est elle qui a tourné autour de [lui], pour ressemeler [s]es vieilles chaussures chrétiennes sur la route de la pénitence52 ».
Julien Green, ou quand une fille tue son père
27À en croire cette phrase de Paul Morand, la psychanalyse aurait donc secrètement partie liée avec le christianisme (l’examen de conscience, la recherche de la faute, etc.). Or, si l’auteur de Venises évoque ce point sur le tard, et de manière latérale, il y a là un problème auquel se sont heurtés d’emblée les écrivains chrétiens : on a évoqué le jeu ambigu de François Mauriac, tournant sans cesse autour de la psychanalyse ; on peut également penser à Georges Bernanos, catholique intransigeant qui, dans La Joie53, dresse un portrait au vitriol de l’analyste (du nom de La Pérouse, ce qui augure du pire) et de ces chrétiens accommodants (comme M. de Clergerie) qui cherchent à ouvrir la tradition aux idées nouvelles. À la différence de Bernanos, pour qui il ne peut y avoir de compromis avec le freudisme, Julien Green parviendra longtemps à concilier théologie et psychologie, christianisme et psychanalyse. On pourrait croire ainsi le freudisme tiré d’affaire. Or, l’étrange cure dont Adrienne Mesurat54 est le théâtre se solde par un échec. Et, comme chez Paul Morand, la catastrophe est le fait d’un psychanalyste amateur, conformément à un topos apparu d’emblée dans l’œuvre. En effet, Julien Green entre en littérature en 1920 avec une nouvelle intitulée The Apprentice Psychiatrist55, dont le héros est un apprenti psychiatre qui va se transformer en apprenti sorcier. Dans ce récit, un étudiant en médecine, adepte des théories de Broca, entreprend de guérir de ses troubles nerveux l’adolescent dont il est le précepteur en aggravant l’état du patient « jusqu’à la folie totale » afin d’extirper le mal. Mais cette médecine du pire tourne au désastre : l’adolescent se suicide ; l’étudiant devient fou.
28Pareille fable illustre une fascination et une crainte envers les « médecins de l’âme » dont Julien Green lit de près les œuvres. Comme il le raconte dans Terre lointaine56, en 1921 un camarade lui fait découvrir Havelock Ellis. Bouleversé par cette description de « choses qu’on ne dit pas », Julien Green sent « les murs de [s]a prison s’évanoui [r] comme de la brume dans le vent57 ». Au long des années 30, il relit d’ailleurs plusieurs fois la Psychopathia sexualis, qu’il juge « plus utile […] que des milliers de roman qui ne nous apprennent rien, qui ne nous aident en rien58 ». En 1922, il lit le célèbre ouvrage de Myers.
29Human Personality and its Survival of Bodily Death, où la psychologie se conjugue à la parapsychologie. Au même moment, André Breton avait lui aussi porté attention à Myers et à sa « psychologie gothique », que Julien Green aura présente à l’esprit quand il écrit Le Voyageur sur la terre59. Mais pour Freud et la psychanalyse, le calendrier aurait été différent. À en croire son Journal, Julien Green aurait lu pour la première fois un ouvrage de psychanalyse en 193360. Très tardive, cette date est d’importance, car elle signifie que l’auteur aurait ignoré Freud quand il écrivait ses premiers romans, et notamment Adrienne Mesurat, le plus freudien de tous. En réalité, comme Jacques Petit le lui rappellera grâce à ses fiches de lecture, Julien Green avait lu deux fois l’Introduction à la psychanalyse en 1923, avant de l’oublier61 – oubli freudien qui le plonge dans la stupeur quand il en prend conscience. À la lumière de cette redécouverte, Julien Green va écrire et réécrire à plusieurs reprises l’histoire de cet oubli, et notamment dans Fin de jeunesse, qui aurait dû constituer le tome V de son Autobiographie, sur les années 1923-1939, mais dont nous n’avons qu’une cinquantaine de pages. En 1923, alors étudiant sur un campus de Virginie, l’auteur entendait sans cesse parler de la psychanalyse dont la vogue était à son comble. Et c’est un peu par hasard, « à force de voir traîner » l’Introduction à la psychanalyse, qu’il aurait fini par « jeter les yeux » sur l’ouvrage. Cette lecture l’aurait profondément déçu, à l’exception toutefois des récits de cas qui le troublèrent par leur évidente « sincérité » et la « crudité des aveux ». C’est donc en proie à un « indéfinissable malaise » qu’il oublia (choisit d’oublier ?) ce texte62. Julien Green aurait donc découvert Freud dans une édition anglaise, et au beau milieu des États du Sud, ce territoire sacré. Mais le conditionnel reste de règle, car comme pour l’histoire du Sud, on connaît la capacité de Julien Green à fabuler le passé – même si cette remémoration du passé, qui s’appuie sur la liste des livres lus à l’époque, semble plus proche de la vérité que les versions antérieures, et que certaines pages du Journal.
30Car le Journal raconte une tout autre histoire, ou du moins témoigne d’un autre état de la mémoire. Comme on l’a dit, c’est seulement à la fin 1933 que la psychanalyse entre en scène – à Paris cette fois, et en langue française –, quand Julien Green écrit avoir lu « presque d’un trait le petit livre de Freud sur la sexualité63 », qui lui inspire des sentiments partagés. On peut penser qu’il s’agit des Trois essais sur la théorie de la sexualité, où Freud interprète la sexualité comme une fixation à un stade infantile du désir, ce qui expliquerait que dans la « Pléiade », ce texte soit désigné comme « le petit livre de Freud sur l’enfance » (OC, V, p. 268). Et si Julien Green ne cite pas les Essais de psychanalyse, il connaît l’instinct de mort grâce à Jean Cassou, pour qui ce « désir obscur de la mort » est sensible « dans la joie du moment où nous nous endormons » et « dans la tristesse du réveil64 ».
31Parallèlement, Julien Green s’intéresse à Jung, dont il écoute une conférence à Paris en 193465, intéressé par l’Inconscient collectif (la majuscule est de l’auteur) et par l’ouverture sur l’Inde66. Et en 1942, il lit Métamorphoses et symboles de la Libido, sans apporter cependant de véritable commentaire (4-7-1942, OC, IV). Mais plus que Freud ou Jung, l’analyste qui marqua Julien Green est Wilhelm Stekel (1868-1940), avec lequel il entretint une relation croisée. Dans l’histoire de la psychanalyse, l’Autrichien est considéré moins comme un théoricien que comme un vulgarisateur (La Femme frigide, publiée en 1921 et traduite en français en 1937, connut un immense succès). La communauté analytique lui pardonna d’autant moins ce succès éditorial qu’il avait fait sécession avant 1914 et soutenait parfois des opinions hétérodoxes. Or, Wilhelm Stekel, qui s’intéressait aux écrivains, avait découvert l’œuvre de Julien Green. Ainsi, grâce à un ami commun, Julien Green apprit que « Stekel […] cit [ait] Adrienne Mesurat comme exemple d’un roman psychanalytique qui ne pouvait être écrit que par un homme tout à fait ignorant de la psychanalyse », jugement « sans doute vrai » et dont Julien Green se déclare « ravi67 ». De son côté, l’auteur lut « le livre de Stekel sur l’angoisse », à savoir Les États d’angoisse nerveux et leur traitement68. Paru en 1908 avec une préface de Freud sous le titre Nervöse Angstzustände une ihre Behandlung, ce texte avait été traduit en français par le Dr Lucien Hahn pour les éditions Payot, qui le publièrent en 1930. En raison de sa date de parution, il témoigne d’un moment ancien de la réflexion analytique sur l’angoisse (que Freud approfondira vingt ans après avec Inhibition, symptôme, angoisse, paru en 1928). Un peu oublié aujourd’hui, ce gros volume de 700 pages connut à l’époque un certain retentissement : Raymond Queneau le lut avec profit puisqu’il y découvrit le « complexe mission », qui lui inspira une interprétation de l’Histoire (voir la IVe Partie : « La cité, les dieux & l’inconscient ») ; et Julien Green s’enthousiasma, signalant à Gide cet ouvrage, qu’il relut et commenta à de nombreuses reprises69.
32Mais si l’intérêt de Queneau pour Stekel est intellectuel, l’enthousiasme de Julien Green est d’ordre passionnel. D’emblée, en effet, il a été séduit quand l’analyste a considéré qu’il ignorait tout de la psychanalyse, puisque se trouvait soudain légitimée la légende que l’auteur avait élaborée – et qu’il entretint très longtemps70. Comme on l’a vu, il s’agit là d’une fiction, qui a à voir avec le refus de l’influence ou de la filiation, comme chez Gide. Mais chez Julien Green, la dénégation du savoir fut telle qu’on put se laisser prendre à cette ignorance de second temps. Alors que certains tournent ostensiblement le dos à la psychanalyse tandis que d’autres font parade de leur savoir, Julien Green a cheminé de façon oblique en procédant à un effacement, mais un effacement qui a suscité un bel effet de retour. Car si rien dans son œuvre romanesque ne renvoie explicitement à la psychanalyse, sans cesse, pourtant, son murmure se fait entendre.
33À l’origine de cette amnésie, il y eut un trauma. Julien Green explique en effet n’avoir pas accepté une théorie dont l’indécence l’avait scandalisé, notamment en ce qui concerne la sexualité infantile71 : « Qu’était-ce que c’était que ces enfances compliquées et répugnantes, où de sales bébés étalaient leurs convoitises ? Les nurseries devenaient des lieux d’orgie où triomphait le pot de chambre. Le tout aboutissait à je ne sais quelle passion incestueuse pour la mère et au désir d’assassiner le père72. » Assuré qu’il n’y a « rien là-dedans qui puisse s’appliquer à [lui] », Julien Green ne comprend pas l’« illustre Viennois » dont « presque tout [lui] échappait73 » et il choisit d’« oublier74 ». Dans une œuvre où la dimension mémorielle est à ce point centrale, un tel oubli vaut donc symptôme, surtout quand on mesure à quel point plusieurs des romans, à commencer par Adrienne Mesurat, concentrent en eux les topoi de la psychiatrie et de la psychanalyse. André Thérive avait d’ailleurs perçu très tôt cette proximité en rapprochant Julien Green de Dostoïevski, dont les héros sont en prise avec « l’inconscient75 ». Et l’auteur lui-même n’est pas dupe puisque, lors d’un échange avec Jacques Petit (1971), il reconnaît que « Freud compris de travers triomphe malgré tout dans Adrienne Mesurat avec une irréprochable rigueur76. » Dans Fin de jeunesse, Julien Green considère en effet qu’Adrienne Mesurat a surgi de connaissances enfouies au plus profond « sous des couches géologiques d’oubli », en sorte que sa lecture mal comprise de Freud « agissait, mais n’affleurait pas77 ».
34C’est ce qui explique sans doute que Julien Green ait rédigé ce roman « comme sous la dictée de quelqu’un », au point qu’André Breton a pu voir là un exemple d’écriture automatique78. À la façon de son héroïne, qui agit « sans savoir comment » et sent que quelque chose « n’obéi [t] pas à tous les ordres de sa raison » (AM, 391 et 485), Julien Green composa son roman en choisissant de laisser aller sa plume, seule façon d’« entre [r] en rapport avec une partie de soi-même qui a quelque chose à dire79 ». C’est donc ici le « subconscient qui mène le jeu (le Je ?) », puisque « le subconscient est un écrivain qui sait très bien son métier80 ».
35Mais ce « subconscient » a la prétention naïve d’échapper à l’emprise freudienne. En effet, Julien Green explique dans son Journal que, « gêné par Freud » et particulièrement par l’Œdipe, il a voulu, avec Adrienne Mesurat, « écrire un roman psychanalytique » selon une psychanalyse toute personnelle : « Je commençai […] par éliminer la mère. Il n’y aurait pas de Mme Mesurat, donc pas de rivalité troublante entre le fils et le père. Il n’y aurait pas non plus de fils : l’héroïne serait une fille, ce qui me laisserait les mains libres pour agir comme je l’entendais à l’égard du père, et je tuai le père81 ». Mais écrire contre Freud n’est pas la meilleure façon de lui échapper, car le roman constitue un véritable florilège freudien. Dans le petit bourg de La Tour-l’Évêque, avant 1914, M. Mesurat, veuf et retraité, vit avec ses deux filles dont la cadette, Adrienne, n’a que dix-sept ans au commencement du récit. Rien ne semble pouvoir troubler la monotonie de cette existence, surtout quand, l’aînée partie se réfugier dans une maison religieuse, le père et la cadette demeurent face-à-face. Mais un jour, le père découvre que sa fille est amoureuse du Dr Maurecourt, également veuf. Du coup il la séquestre jusqu’à ce qu’une nuit, Adrienne, en état second, pousse dans l’escalier ce père qu’on retrouve mort – d’un accident, feint-on de croire. En proie aux rumeurs, Adrienne rencontre le Dr Maurecourt, lui confesse son crime – qu’il avait deviné – et lui déclare son amour – auquel il se dérobe. Pour l’héroïne, il n’y a plus alors qu’à se réfugier dans le silence et la folie.
36Il ne suffisait donc pas de choisir comme héroïne une jeune fille ayant perdu sa mère pour qu’« aucun de ces complexes idiots ne troubl [e] la limpidité de [s]on récit82 ». En lieu et place de cette limpidité présumée, l’équivoque est générale : M. Mesurat est à la fois époux et père – le père de la horde, qui a tout pouvoir – ; la fille cadette est à la fois sœur et épouse ; et l’homme aimé, le Dr Maurecourt, veuf de quarante-cinq ans, pourrait être son père, comme le note Mme Legras (AM, 476). En outre, le Dr Maurecourt, malade du cœur (de quel « cœur » ?), vit avec sa sœur, si possessive et jalouse qu’« on les croirait mariés » (AM, 507). Cet effet de miroir explique sa perspicacité. Pour guérir Adrienne de ses troubles nerveux, il entreprend une étrange cure (AM, 489-494). L’entraînant dans l’escalier, il la conduit dans la chambre de son père où elle n’est plus entrée depuis l’“accident”. Adrienne doit ainsi regarder en face ce qu’elle avait choisi de ne pas voir. Mais, comme chez Paul Morand où les « psychanalystes amateurs » échouent à sauver les jeunes femmes en danger, le Dr Maurecourt (le recours contre le remords ?) ne peut rien pour elle. Accablée par un sentiment de culpabilité (elle n’en finit pas de “payer” en donnant de l’argent à Mme Legras et à la bonne), Adrienne sombre dans une étrange folie, que la sœur du Dr Maurecourt désigne comme un « genre d’hystérie83 ».
37Avec Adrienne Mesurat, Julien Green a peut-être écrit le premier vrai roman analytique, car le texte opère ici à la manière du rêve, par inversion, déplacement ou condensation. Le roman échappe en effet à tout didactisme, nous donnant à voir un faisceau d’indices mais sans succomber au risque de l’interprétation. Après Adrienne Mesurat, le dialogue avec la psychanalyse va se poursuivre, et avec la même ambivalence. Ainsi, à l’occasion d’une exposition84, Julien Green est sensible à la dimension freudienne de Salvador Dalí, à Vienne il visite le domicile de Freud85, et il échange régulièrement avec le psychanalyste Patrick Delaroche86. Mais chacune de ces rencontres réactive une résistance. Comme Gide, Julien Green voit parfois en Freud une sorte d’horloger qui démonte la psyché pour en appréhender le secret87 ; et comme Gide il se refuse à dévoiler l’intime, lui qui souhaite ne pas voir « trop clair » et préfère même ne pas « voir clair du tout88 ». Pourtant, l’attention portée à son moi tout au long de son Journal ne fait pas de Julien Green un gidien du fait que l’introspection ne constitue pas pour lui une fin en soi. Julien Green est avant tout un chrétien convaincu, pour qui l’essentiel est hors d’atteinte, et notamment de la part de la psychanalyse. C’est d’ailleurs là que sa position est originale. Pour de nombreux croyants, la psychanalyse fut perçue comme une menace, puisqu’elle tendait à ruiner les religions en les psychologisant (la religion comme névrose individuelle, etc.).
38Julien Green, qui a cru entendre Freud murmurer à son oreille : « Écoute ! Mais écoute donc ! [...] Cher imbécile, cesse de souffrir, je vais tout t’expliquer89… », sait que la psychanalyse constitue « une forme récente de l’athéisme90 ». Mais pour cette raison même, elle n’est pas vraiment dangereuse pour qui en perçoit les limites. Ainsi, à chacune de ses rencontres avec la psychanalyse, Julien Green se montre d’abord séduit, avant de s’arracher à la tentation. Tel est le scénario qui se joue en 1933 quand l’auteur confesse avoir été fasciné par Freud (« il faudrait presque tout souligner dans ces pages étonnantes »), pour avouer qu’en définitive le mystère reste entier et que la psychanalyse aura seulement « recul [é] un peu les limites de l’inconnu » puisqu’elle ne peut répondre au « pourquoi91 ? ». Un processus identique accompagne chaque relecture de Stekel. Le 11 août 1942, au sortir de Les États d’angoisse…, Julien Green, d’abord admiratif, a finalement ce constat : « On quitte le livre avec l’impression que nous sommes encore plus mystérieux que nous ne le pensions, et c’est sans doute ce qu’il y a de plus vrai dans ce gros volume, mais cette vérité s’y trouve à l’insu de l’auteur92. »
39La psychanalyse peut donc bien décrire l’homme, elle n’a pas accès aux causes premières. Reprenant un mot d’Emerson, pour qui « l’homme est un fleuve dont la source est cachée », Julien Green s’exclame : « Magnifique » – pour ajouter aussitôt : « Cette source échappe à la psychanalyse93. » C’est que la question de l’origine ne relève pas de la chronologie ni du jeu ordinaire des effets et des causes, mais de la métaphysique. On mesure le malentendu quand, en 1946, Wilhelm Stekel lui suggéra que son « inquiétude religieuse » avait sans doute pour explication « un incident de [s]on enfance », incident qu’il convenait de découvrir pour le « débarrasser du bagage superflu de la foi chrétienne94 ». À une interprétation aussi réductrice, l’auteur avait répondu par avance quand, en 1943, lisant le même Stekel, il avait constaté que, s’il existe sans doute un « travail de transmutation des sentiments », l’analyse se heurte à une limite du fait que « les causes profondes, surnaturelles, de nos actes ne peuvent qu’échapper à cet observateur pour qui le surnaturel est une fiction », et qui se refuse à voir que « Dieu travaille en nous à notre insu95 ».
Irène Némirovsky, ou comment un escroc analyste échoue à guérir un riche homme d’affaire
40Si pareil arrière-plan religieux est absent des Échelles du Levant, qu’Irène Némirovsky publie à la veille de la Seconde Guerre mondiale dans la revue Gringoire, un tel récit nous offre un dernier exemple de cure désastreuse se terminant par un suicide, sous la gouverne d’un pseudo-psychanalyste qui se révèle être un escroc. Quand elle eut l’idée de ce roman, Irène Némirovski avait pensé l’appeler « Le Charlatan » avant de l’intituler finalement Les Échelles du Levant – ainsi que l’on nommait les comptoirs (les escales) qui permettaient de commercer avec l’Orient – en référence aux origines du personnage principal, Dario Asfar (« oriental » et donc « métèque » selon le lexique de l’époque). Mais après sa publication en revue, le roman attendra plus de soixante ans avant d’être repris en volume, intitulé cette fois Le Maître des âmes puisque le titre initial avait entretemps été utilisé par Amin Maalouf96.
41Lorsque l’action commence, en 1920, Dario Asfar, installé en France depuis de longues années, a tout fait pour s’intégrer (la naturalisation ; des études de médecine). Mais aux yeux de tous, il demeure un étranger ; et ce médecin sans clientèle vit d’expédients. Pour échapper à une situation sans issue, l’idée lui vient alors de se tourner vers la « médecine des âmes », peu risquée et très lucrative, du moins si l’on dispose d’une clientèle fortunée. Comme la pratique est dans l’air, Dario Asfar, qui n’a aucune compétence en la matière, pense en savoir assez pour faire illusion – ce qui résume bien un climat d’époque.
42Grâce à un pacte avec la maîtresse d’un riche homme d’affaires, Dario Asfar voit arriver parmi ses patients Philippe Wardes, chef d’entreprise, qui d’emblée l’interroge sur sa méthode. Alors que Dario Asfar lui explique avoir mené « des travaux délicats, difficiles, générateurs de cette théorie psychique qui a soulagé déjà bien des malades », Philippe Wardes lui demande de le rassurer en lui garantissant « qu’il ne s’agit pas la méthode psychanalytique », « expérimentée sans succès » (153). À quoi Dario Asfar, jamais en peine, précise que, si « les théories freudiennes [...] ont du bon », sa méthode, toute nouvelle va bien au-delà puisqu’elle permet une véritable « sublimation du moi » – formule vague que chacun peut entendre à sa façon.
43D’entrée, Philippe Wardes explique souffrir de multiples troubles (insomnie, angoisse) et éprouver en permanence un sentiment de culpabilité. Si un tel tableau clinique peut sembler banal, il participe des indices qui font de ce texte un roman à clefs. En effet, Le Maître des âmes transpose librement le cas de Bernard Grasset, l’éditeur d’Irène Némirovsky, qui très tôt souffrit de troubles psychiques et eut recours à de nombreux thérapeutes, psychiatres et psychanalystes, dont les plus connus sont René Laforgue, Angelo Hesnard et, brièvement, Jacques Lacan, jugé comme un « jeune médecin, vraisemblablement de bonne foi, mais manquant d’expérience humaine97 ». Au fil des années, Grasset, vrai génie de l’édition, était devenu à ce point imprévisible que plusieurs de ses proches tentèrent de l’écarter par voie judiciaire et qu’il fut même interné un mois. La manœuvre n’aboutit pas, mais l’affaire connut un grand retentissement. De ce fait, le lecteur de 1939 devine sans peine qui se cache derrière Philippe Wardes, tant la ressemblance est troublante : les deux hommes sont affectés des mêmes troubles, ressentent le même sentiment de culpabilité sans cause ; et à la fin, avant qu’on ne retrouve son corps, Philippe Wardes trouve refuge dans l’un de ces grands hôtels chers à Grasset. Enfin, tous deux ont été internés à la demande de leurs proches : avec la complicité intéressée de Dario Asfar pour Philippe Wardes ; avec l’aide supposée de René Laforgue, à en croire Bernard Grasset98. Jusqu’au bout, Philippe Wardes ressentira cependant une forme de gratitude envers son thérapeute dont, malgré tout, il ne peut se passer ; à l’inverse, Bernard Grasset se sépare brutalement de René Laforgue en 1931, pour se tourner en 1932 vers une autre figure historique de la psychanalyse française, à savoir Angelo Hesnard. Avec des accents maurrassiens, ce dernier invita d’ailleurs Grasset à se défier « de la “bigoterie psychanalytique” » : « Je vous en supplie, laissez tous ces oripeaux, toutes ces grandiloquences, ces “œdipes”. Vous, Latin subtil et merveilleusement intuitif, ne vous laissez pas égarer plus avant par ces spectres de l’envoûtement judéo-germanique99. » Cet homme de droite qu’était Angelo Hesnard reprenait donc ici sans voile les réserves qu’il avait formulées face au freudisme.
44À la fin du roman Philippe Wardes se suicide ; mais le pseudo-analyste n’a guère le temps de triompher car son fils, pour lequel il a tout sacrifié, le dénonce en public et donc le “tue”. Dans le monde réel, il en est allé autrement puisque la justice donna gain de cause à Bernard Grasset, qui ainsi conserva la direction de son entreprise. Mais là aussi la victoire aura été de courte durée, car l’Occupation vint rebattre les cartes : en 1942, Irène Némirovsky disparaît à Auschwitz ; en 1945 René Laforgue, dont le comportement fut très ambigu, bénéficie d’un non-lieu ; Angelo Hesnard, qui passe la guerre dans la marine, à Bizerte, se retrouve en disgrâce à la Libération ; quant à Bernard Grasset – qui avait toujours souffert d’un sentiment de culpabilité sans cause –, il est condamné en 1948 pour son attitude en 1940-1944100.
45À première approche, on peut avoir l’impression que, du Mangeur de rêves au Maître des âmes (titres qui se font écho), rien ou presque n’a changé, avec ces piètres analystes et ces patients qui se suicident. Il est d’ailleurs étrange de voir la cure ainsi représentée au moment même où, nous l’avons vu, la théorie analytique était devenue la nouvelle vulgate. C’est sans doute en réaction contre cette représentation de l’analyste en mauvais maître (trop puissant chez Lenormand ou Némirovsky ; pas assez chez Morand ou J. Green) et de l’analysant en victime expiatoire que d’autres textes sont apparus, qui déplacent la focale. Si l’on excepte Adrienne Mesurat – où ne figure ni vrai analyste ni véritable cure –, la plupart des textes que nous avons évoqués procèdent d’un regard extérieur, qui occulte le point de vue du patient. C’est là qu’une véritable révolution se produit grâce à Pierre Jean Jouve qui, le premier sans doute, évoque dans Vagadu une cure – fictionnelle – telle que vécue de l’intérieur, et donc vue du divan.
La cure vue du divan
Pierre Jean Jouve, ou l’inconscient « par un hublot101 »
46Dans ce roman onirique, ou fantasmatique, qu’est Vagadu102, tout est appréhendé par les yeux de l’héroïne, à savoir Catherine Crachat. Il revenait sans doute à Jouve de rompre avec les codes antérieurs et de laisser les fantasmes envahir le texte, du fait que, contrairement à d’autres écrivains, le freudisme était chez lui pleinement intériorisé, tant il avait partie liée avec sa vie privée103. En effet, sa vie bascule en 1921 quand il rencontre Blanche Reverchon (1879-1974), qu’il épouse en 1925. Ainsi que l’écrit Jean Wahl, « c’est elle qui introduisit Jouve dans ces labyrinthes de la province de Trente qu’est notre pensée104 ». À la différence de Marie Bonaparte, Blanche Reverchon a une formation de médecin ; et comme André Breton, elle a été l’élève de Babinski. En même temps que Jouve, elle rencontre alors la psychanalyse : analysée par Eugénie Sokolnicka puis contrôlée par Rudolf Loewenstein (1896-1976), membre titulaire de la SFP en 1928 ou 1933 (selon les registres), elle se constitue une clientèle fortunée qui lui permet d’offrir à Jouve une existence confortable105. Elle contribue également à diffuser la pensée freudienne en traduisant Trois essais sur la théorie de la sexualité (1923) – premier titre de Freud publié par Gallimard –, qui attira l’attention de nombreux écrivains mais n’eut pas le même retentissement que l’Introduction à la psychanalyse. Si le nom de Blanche figure seul sur la couverture, Jouve, dans En miroir, explique avoir participé à l’entreprise106 si bien que le poète est sans doute le seul écrivain français à avoir approché d’aussi près ce texte. En outre, l’imprégnation analytique de Jouve doit beaucoup aux informations de Blanche sur ses analysants107 et sur sa propre analyse. Ces échanges au sein du couple permirent à Blanche et Jouve de publier conjointement dans La NRF de 1933 un article intitulé « Moments d’une psychanalyse108 », où ils rendent compte du cas de « Mlle H… » et de son « système imaginatif » qui lui fait voir un cortège de « Tzars » traversant une grande ville au milieu de toutes sortes d’horreurs.
47La participation de Jouve à la traduction des Trois essais… explique sans doute, dans Paulina 1880 (Éd. de la NRF, 1925) et dans Le Monde désert (Éd. de la NRF, 1927), la référence obsédante à la perversion109. Unis par le lien de parenté qui existe entre certains personnages, ces romans mettent en résonance deux paysages (l’Italie/la Suisse) et deux sensibilités. Dans une Italie stendhalienne, la sensuelle Paulina découvre tôt le plaisir ; dans Le Monde désert, le jeune Jacques de Todi110, fils d’un pasteur genevois et neveu de cette « tante italienne » dont l’image le poursuit, vit d’étranges relations avec Baladine, une Russe, et Luc Pascal, écrivain, avant de reconnaître son homosexualité et de se suicider. Comme Paulina 1880 se passe au xixe siècle, dans un monde d’avant la psychanalyse, les errances du désir s’affichent en toute ingénuité. Paulina elle-même se désigne d’ailleurs comme « perverse » (attirance narcissique pour ses seins ; bestialisme onirique quand elle rêve d’être prise par un « homme-animal » ; fétichisme morbide avec l’os de saint Vincent qu’elle embrasse et frotte sur ses plaies). Et tout comme Jacques de Todi, attiré aussi bien par les hommes que par les femmes, Paulina éprouve à la fois une composante homosexuelle, un trouble incestueux pour son père et le désir parfois d’être un homme.
48Ce premier diptyque constitue donc un véritable florilège, dans le goût de la Psychopathia sexualis, mais, en apparence du moins, hors de tout arrière-plan théorique. Il en va autrement avec Hécate (Gallimard, 1928), paru la même année que Nadja, et Vagadu (1931), réunis en 1947 chez Egloff sous le titre Aventure de Catherine Crachat. Dans le premier volume, Catherine, actrice de cinéma qui mène une vie très libre, a le sentiment d’être cernée par l’échec (son amant meurt, son amie se suicide), comme sous l’effet d’une fatalité dont elle ne comprend pas la cause. Il faut alors attendre Vagadu pour qu’elle approche sa vérité lors d’une cure avec M. Leuven, cure au long de laquelle les événements racontés précédemment resurgissent dans une lumière nouvelle111.
49Comme l’explique Jouve dans En miroir, l’héroïne d’Hécate possède une origine biographique puisqu’elle émane d’« une curieuse imago que B. avait formée, à l’usage de sa fantaisie, et [que] le patronyme “Crachat” représentait la manière de son esprit si propre à saisir ce qu’il peut y avoir de vertueux dans l’humiliation naturelle ». Si bien, dit Jouve, que « nous parlâmes quelques temps de Catherine Crachat et, sans que j’y prisse garde, le personnage de l’actrice se forma112 ». Quant au second roman, Vagadu, lui aussi doit beaucoup à Blanche. Jouve explique en effet avoir conçu ce roman grâce à un « document d’un prix extraordinaire », « reproduis [ant] les principaux mouvements d’un esprit qui pass [e] par les bouleversements profonds d’une analyse selon la méthode de Freud113 ». Sur la nature exacte de ce texte, il précise seulement qu’il est d’une femme, et que « cette femme connaissait Catherine Crachat » en qui elle reconnaissait « un certain nombre de ses tendances114 ». De tels indices suggèrent que, très probablement, ce document est le compte-rendu par Blanche de son analyse avec Rudolf Loewenstein115, à qui renvoie évidemment le « M. Leuven » de Vagadu.
50Pourtant, malgré cette imprégnation freudienne (ou justement à cause d’elle), Jouve a toujours affirmé l’autonomie de l’œuvre d’art, et notamment de la littérature. En effet, « la théorie psychanalytique, l’expérience psychanalytique, ne sont pas des objets de poésie116 ». Et aux yeux de Jouve, Vagadu ne se veut pas un « récit de cure » du fait que « le sujet de Vagadu n’est pas la psychanalyse117 ». C’est en effet trahir la leçon de Freud que de vouloir contempler en pleine lumière ce qui doit demeurer dans l’ombre, et au contraire lui être fidèle que de l’approcher « sous une forme figurée et par une sorte d’art118 », conformément à ce qu’ont montré les découvertes de la psychanalyse sur le rêve. Pour dire quelque chose de l’analyse, il convient donc de trouver la juste distance et le bon point de vue. Alors que la cure a été trop souvent perçue à travers le regard du maître (Le Mangeur de rêves, Les Faux-monnayeurs), Jouve adopte le regard – fragmenté, parcellaire, fantasmé – de l’analysant, en sorte que « le monde inconscient [est] vu par une espèce de hublot ». C’est en ce sens que les textes de Jouve sont « les premières œuvres françaises à partir […] de la pensée freudienne à la fois pleinement comprise et librement retravaillée », et que l’auteur a tiré de tout ceci « le parti le plus inventif, sachant bien que, dans l’ordre littéraire, la psychanalyse donne tous les droits, à la condition, explicitement formulée par Freud, que le travail et la forme intervienne pour masquer le caractère individuel du fantasme119 ». Jouve fut d’ailleurs choqué d’entendre Rolland de Renéville considérer Urne comme un « poème psychanalytique » car pour lui, il ne fut jamais question de produire « cette construction monstrueuse qui s’appellerait un roman psychanalytique120 ». La littérature doit en effet se garder des mots de la tribu freudienne. C’est ce que l’on voit avec deux titres tels que Hécate, du nom d’une déesse inquiétante, qui a partie liée avec la nuit, et Vagadu, dont l’épigraphe, empruntée au grand africaniste Frobenius : « Wagadu est la force qui vit/dans le cœur des hommes…/Légende africaine121 », nous renvoie à une Afrique intérieure, située sur la même carte que le « continent noir » de Freud.
51L’inconscient s’affiche donc d’emblée comme une affaire de mots (le « précieux Mot », Va, 769), tant la parole constitue le matériau même de la psyché. C’est que les mots, irréductibles à leur seul signifié, valent ici comme matériau sonore, ouverts à toutes les associations : ainsi de l’idée de mort dont Catherine mesure l’écrasement dans la seule syllabe « “cer” de cercueil », qui la « serre » jusqu’à l’étrangler (Va, 762) ; ainsi de cet « œil joli » sous une voilette » prononcé curieusement « vio-oilette » (Va, 739), qui génère une série d’associations sexuelles. Et il en va de même pour son nom, partagé entre le bas corporel (le crachat/le sperme) et le sublime (sainte Catherine de Sienne, dont Paulina contemple l’extase par Sodoma).
52Par cette sensibilité à la chair des mots, Jouve apparut à Anaïs Nin comme « le premier à traiter la connaissance de la psychanalyse en poète, à en écrire un roman qui est à demi un poème », car l’auteur, qui « ne prétend pas tout illuminer », « ne construit pas tous les ponts, chronologie, séquences, auxquelles nous avons l’habitude de nous accrocher122 ». Revenant sur des critiques, notamment celles de Raymond Schwab dans le compte-rendu de Sueur de sang à La NRF en octobre 1933, Jouve note que, sans attendre le fameux Avant-propos, « Inconscient, spiritualité et catastrophe », « premier texte […] qui ait revendiqué la puissance d’écrire en poésie à partir des valeurs inconscientes », les poètes avaient exploré cette « zone d’images » et ce « lieu d’inspiration » qu’est « l’inconscient poétique123 ». Ainsi, Jouve s’est demandé très tôt comment l’informe de « la matière inconsciente », « mieux approchée par nous124 », peut « ajouter du nouveau à l’arsenal des formes ». Pour mimer les processus de l’inconscient, l’écriture doit ainsi rompre avec le principe de causalité au profit de l’association libre, faire se répéter les mêmes scènes en d’infinies variations et briser la chronologie, si bien que les fictions de Jouve baignent dans une atmosphère onirique qui, au désir d’élucidation, préfèrent la simple contemplation d’une « énorme beauté dramatique125 ».
53En cet univers incertain, les personnages principaux ont besoin d’un guide. Dans Paulina 1880, l’héroïne accède à sa vérité grâce au Père Bubbo, son confesseur, qui, après lui avoir refusé l’absolution, lui propose d’« entreprendre contre [elle]-même […] une lutte impitoyable, une guerre qui détruira beaucoup de choses mais au bout de laquelle [elle] [s]e trouver [a] de nouveau comme le lys des champs126 ». Dans le langage fleuri du xixe siècle, on a là une préfiguration de Vagadu où, tel le Père Bubbo, M. Leuven guide Catherine vers elle-même – ce qui confirme la proximité de l’analyste et du directeur de conscience, évoquée déjà par Freud dans une lettre à Pfister127. Cet analyste au nom fuyant, tour à tour « Leuven », « Leuvre », « Lèvres », « Lev » ou bien encore « Loew », évoque bien sûr Rudolf Loewenstein, aussi brillant théoricien que grand séducteur. Tout comme le personnage de Joseph Parchemin, que Catherine rencontre dans une étrange « rue S. » (S. comme Sigmund ? comme das Es ?), fait songer au psychanalyste Georges Parcheminey (1888-1953) – lui-même analysé par Loewenstein. Mais, dans le texte, l’analyste de Catherine, toujours en retrait, ne nous apparaît que de façon fantasmée, tel que réinventé par l’héroïne. Juif allemand, faunesque (sa « toison frisée », ses « oreilles pointues »), Leuven rappelle à Catherine ce garçon qui regardait sous la jupe de la fillette ; tout comme il est « l’inspecteur Leuven », à la recherche de secrets inavouables. Ainsi livrée à son inquisiteur, Catherine se reconnaît dans l’image du supplicié chinois plongé dans une « extase horrible » (Va, 693), qu’elle découvre dans un magazine – comme en écho au célèbre « supplice des cents morceaux » offert par Adrien Borel à Georges Bataille, peu auparavant – rapprochement avec les supplices asiatiques suscité par la présence, mi-réelle, mi-imaginaire, du « Mongol ».
54Le paradoxe est que l’apparente froideur de Leuven suscite des investissements affectifs de grande intensité. Dans la « chambre » où elle se voit « couchée et à sa disposition », Catherine a plaisir à se voir regardée par M. Lèvres ou M. Love, jusqu’à s’entendre dire : « Je vous aime » (Va, 624). Mais vers la fin, selon ces intermittences propres au transfert, elle crie sa haine pour cet homme, mêlant antisémitisme (« son épaisse figure juive »), anti-intellectualisme (les mystères de l’âme contre la raison) et dépit amoureux (« Vous ne m’avez pas eue ») – au point de désirer tuer l’analyste (Va, 679 et 774). C’est de ce conflit entre deux êtres et deux paroles que Vagadu tire sa force. Conscient du danger que fait courir à un roman le personnage de l’analyste, Jouve a joué d’un dédoublement : pour que le récit conserve toute son opacité, les commentaires interprétatifs sont réservés à d’autres textes. En miroir explicite l’articulation entre Hécate et Vagadu128 ; et « Commentaire à Vagadu », accueilli sèchement par Freud, donne au lecteur un certain nombre de clefs : « Pour parler de façon succincte et grossière, Catherine qui a vu disparaître son père, sa mère et ses deux sœurs avant qu’elle eût six ans, a faussement divinisé l’image du père, a haï l’image de la mère en l’assimilant à l’ordure, s’est barré ainsi par deux fois la voie de l’amour. Catherine découvre peu à peu que l’instinct de la mort l’imprègne et la possède129. »
55Mais alors que M. Leuven évite tout langage technique, le récit crée une relation de complicité avec le lecteur cultivé en multipliant les allusions ponctuelles. Dans Hécate, l’inscription « Pour dames seules » sur la valise de Catherine renvoie aux Nouvelles conférences sur la psychanalyse, avec le cas d’une jeune femme avouant sous hypnose son homosexualité en signalant que son amie porte un sac de voyage orné de cette formule130. Dans le même roman, un portier d’hôtel nommé Triebe (Hé, 586) renvoie à « Triebe und Triebschicksale » (« Pulsions et destins des pulsions »), où Trieb appelle le terme essentiel de Schicksal : ainsi, Fanny Felicitas voudrait connaître « [s]on “Schicksal”, son “destin”131 ». Comme l’explique En miroir, l’itinéraire de Catherine correspond à « ce que Freud nomme la “Schiksal neurose”132 », la névrose de destinée. À côté de cette formule apparaît également le terme « Schiksalszwang » (avec ce terme de Zwang que Freud utilise dans plusieurs mots composés), auquel renvoie sans doute, dans Les Beaux Masques, la courte phrase nominale : « Réapparition de la zwang133 ». Ainsi que le montre Freud dans le chapitre III de Au-delà du principe de plaisir, la névrose de destinée désigne ces personnes qui « donnent l’impression d’être poursuivies par le sort » et « qu’il y a quelque chose de démoniaque dans tout ce qui leur arrive134 » : Catherine perdant coup sur coup Pierre Indemini et Fanny Félicitas, comme cette femme, évoquée par Freud, qui perd l’un après l’autre chacun de ses maris. Avec pareils indices, le lecteur se retrouve en position d’analyste. Mais de tels éléments échappent à Catherine et M. Leuven cultive le silence. En conséquence, pour accompagner l’héroïne Jouve invente, comme dans les contes, un double initiatique en la personne de « la Petite X… », sur qui l’auteur « renonce à [s]’expliquer135 ». Alors que Catherine se rend à demi aveugle chez M. Leuven et voit sur le mur un grand œil, elle rencontre dans la rue « la Petite X… » qui lui propose de soulever sa jupe pour lui « montrer l’œil » (Va, 644). Sur quoi Catherine s’apaise et « tout rentr [e] dans l’ordre » (ibid.). « La Petite » apparaît ainsi comme un alter ego de Catherine – elle sait ce qui se passe en elle car elle partage ses désirs – et comme un substitut de l’analyste – puisqu’elle la guide vers sa vérité.
56Pour Catherine, qui a désiré le Père pour elle seule, se sent coupable de l’avoir tué et constitue ses amants en autant de simulacres, l’objet tabou est devenu totem. Et c’est ce processus que Catherine est vouée à reproduire inlassablement : « qui m’aime, je veux qu’il meure ; ensuite j’en ferai un dieu » (Va, 737). Car dans cet univers analogique, le Sacré et l’Obscène se répondent : ainsi, l’œil, qui hante l’héroïne, est à la fois figure du sexe féminin et emblème de Dieu (« œil dans le triangle avec les rayons, sur l’autel », Va, 643) ; et la même proximité caractérise l’adoration désirante de Catherine pour le Christ, amant divin à qui elle avoue son amour mais qui lui oppose le célèbre « Noli me tangere » (Va, 738).
57Par le jeu des identifications que traverse Catherine, psychanalyse et christianisme semblent avancer d’un même pas. Chrétien convaincu, Jouve a rappelé de nombreuses fois que les découvertes de Freud prolongent un horizon de pensée venu de saint Paul et des mystiques136. La psychanalyse, véritable « “archéologie” de l’homme moderne137 », est donc la bienvenue quand elle croise cet autre récit fondateur qu’est la Chute – d’où procède la culpabilité, essentielle chez Jouve – au point que pour l’auteur le péché semble provenir tout autant voire plus de Freud que du christianisme138. Cependant, estime Jean Starobinski, rappelant des propos privés dans lesquels Jouve reprochait à Freud de tenir « la mystique pour une névrose et la religion pour une illusion », cette façon de « rapprocher jusqu’à les confondre, résurrection d’Eros, création poétique, chemin de la grâce et sublimation atteste le refus de toute stricte obédience à Freud139 ». Car en se conjuguant à la doctrine chrétienne, l’inconscient freudien creuse en l’homme un double abîme, puisque face à la transcendance « vers le haut » s’ouvre la perspective d’une « transcendance basse » (ibid.). Il faut donc que l’homme connaisse l’expérience des ténèbres, dont la cure offre un substitut profane, pour redécouvrir ce que les mystiques avaient perçu d’emblée, à savoir la présence en chacun de nous de « l’impulsion de l’éros et [de] l’impulsion de la mort, nouées ensemble140 ».
58Or, dans cet univers clos, il n’y a pas loin entre l’abjection et le sublime, comme on le voit dans le poème « Crachats » où « les crachats sur l’asphalte » évoquent aux yeux de Jouve « la face imprimée au voile des saintes femmes141 » – crachats qui se disséminent en « C. Rachat », à lire comme le rachat de Catherine. Tout se passe en effet comme s’il existait un « rachat » de la pulsion puisque la libido est « capable de vastes transformations en quantité, en genre, capable aussi d’inventer sa qualité, de se transcender enfin142 ». Là réside le mystère où, par une « dialectique criante », toutes choses tendent à la « sublimation » que Jouve constitue en but ultime, cette « sublimation qui est le nom psychanalytique de la grâce143 ».
59Si, par sa vision « en-dedans », Vagadu est un chef-d’œuvre inégalé, il s’agit là d’une cure fictionnelle. Or, à partir de la fin des années 20, commencent à paraître des récits à caractère biographique dans lesquels plusieurs auteurs mettent en scène la cure qu’ils ont suivie. Tel est le cas de René Crevel, avec ce roman picaresque qu’est Êtes-vous fous ? (1927), de Raymond Queneau avec Chêne et Chien (1937), « roman en vers », et de L’Âge d’homme, (1939), de Michel Leiris, cet autoportrait au miroir d’Holopherne.
René Crevel, et le « simplexe anti-Œdipe »
60Bien que passionné par la psychanalyse (il participe au Disque vert en 1924), René Crevel s’est toujours défié de la cure, ce « véritable pastiche144 ». Et pourtant, à la fin de 1926, ayant perdu sa mère, rompu avec son amant (Eugene Mac Cown) et appris sa tuberculose, il contacte Allendy. De cette cure, qui va faire long feu, nous ne savons que ce qu’en dit Crevel dans Êtes-vous fous145 ?, où l’auteur raconte, sur le mode farcesque, certains épisodes ou aspects de son existence à travers les aventures de Vagualame, le héros. Ainsi à Berlin le héros rencontre, sous le nom de Magnus Cerf-Mayeur, le célèbre Magnus Hirschfeld, directeur de l’Institut de sexologie ; surtout, dans un autre chapitre, on assiste à une séance d’analyse, séance mouvementée lors de laquelle le héros refuse à la fois le rituel du divan146, le principe des associations libres147 et le caractère stéréotypé des interprétations.
61Le héros s’estime donc en droit de psychanalyser son psychanalyseur, s’insurgeant contre une œdipomanie systématique, lui qui se dit « affligé, non du classique complexe d’Œdipe, mais du simplexe anti-Œdipe » (EF, 118). Une telle formule relève de la plaisanterie potache mais, comme le raconte l’auteur, sa réflexion va se trouver relancée par un heureux lapsus, quand en lieu et place d’Œdipe, il se trouve à dire et écrire Oreste148. Comme Allendy refuse d’entendre que René Crevel préfère ses sœurs puinées à son frère aîné149, l’auteur en vient à élaborer ainsi une variante personnelle de la psychanalyse freudienne à partir du « complexe d’Oreste » – créant un complexe nouveau à la façon de Bachelard, de Charles Baudouin ou de Maryse Choisy. Grâce à la figure d’Oreste, Crevel peut enfin rendre compte de son cas personnel puisqu’un tel mythe substitue à la mère la sœur. Ainsi, « Oreste met le pied dans la trace de sa sœur, Oreste prend son pied avec sa sœur150. » Mais ce n’est là qu’un jeu de masques. Comme le comprend René Crevel, très lucide sur le sens de tels déplacements, « Oreste substitue l’inceste à l’inversion » et de ce fait « retrouve son équilibre ». Par conséquent, « il n’a plus qu’à marier son amant Pylade à sa sœur Électre » pour passer du « narcissisme à deux (homosexualité) au narcissisme hétérosexuel, et du narcissisme hétérosexuel à l’hétérosexualité pure et simple151 ».
62Sa cure avec Allendy ayant échoué, Crevel a donc opté pour une autoanalyse parafreudienne, et pour une refondation de la psychanalyse sur d’autres bases. Mais si sa réflexion sur l’Œdipe mérite qu’on s’y arrête, on demeure perplexe devant un scénario où, une fois conjurée la tentation incestueuse, et par-delà homosexuelle, tout se termine comme dans les contes, c’est-à-dire par un mariage (de Pylade et d’Électre). À en croire cette variation libre autour des Trois essais sur la théorie de la sexualité, il faudrait donc imaginer Oreste heureux, car « guéri ».
Raymond Queneau, entre Boileau et Freud
63Guéri, Raymond Queneau dit, lui, l’avoir été par une cure suivie pendant de longues années, et dont il rend compte librement dans cette autofiction152 qu’est Chêne et Chien. À la différence d’Astolphe, qui dans Les Enfants du limon prétend avoir été l’un des premiers à avoir « parl [é] de Freud dans les milieux distingués153 », Queneau, né en 1903, ne pouvait être un pionnier. Mais il n’a pas vingt ans qu’il connaît l’Introduction à la psychanalyse ; et dans ses listes de lecture figure l’essentiel de Freud ainsi que René Allendy, Wilhelm Stekel, Charles Baudouin (Psychanalyse de l’art) ou Marie Bonaparte (Edgar Poe)154. Dans le fonds Queneau se trouve d’ailleurs un dossier intitulé « Psychanalyse et Psychologie » dont les nombreux feuillets attestent d’une lecture attentive de Freud, Karl Abraham, R. Allendy ou R. de Saussure.
64En 1924, Queneau rencontre Breton, avec qui il rompra en 1929-1930. Pendant ces quelques années, Queneau partage l’intérêt des surréalistes pour le rêve, la folie155, la métaphore, comme on le constate dans les poèmes qu’il donne à La Révolution surréaliste. Mais jusque-là les références à Freud restent rares. Tout change dans les années 30, une fois que Queneau tourne le dos aux surréalistes et entre véritablement en littérature avec la publication de son premier roman, Le Chiendent (Gallimard, 1933). Durant cette décennie, il suit de près l’actualité de la psychanalyse comme le montrent ses comptes-rendus de lecture. Ainsi, en 1932, dans La Critique sociale, il évoque favorablement La Psychanalyse : Doctrines et applications de René Allendy, après s’être montré sévère, l’année précédente, pour La Justice intérieure (1931), du même, à qui il a reproché de se rapprocher de Jung et Adler et de leur utilisation de « la psychanalyse à des fins morales et religieuses » alors que Freud s’était voulu « l’impitoyable vivisecteur des idées mystiques et théologiques156 ». Ce souci d’orthodoxie se retrouve en juin 1938 dans une chronique pour la revue Volontés de l’essai de Rolland de Renéville intitulé L’Expérience poétique. Là, Queneau règle quelques comptes avec le freudisme des surréalistes en ironisant sur la croyance en une « inspiration » venue du « subconscient » et sur l’écriture automatique comme « forme la plus pure de l’inspiration157 ».
65Mais c’est surtout dans le domaine de la théorie analytique que l’auteur se révèle inventif. Il procède en effet à des variations sur l’Œdipe dans un texte intitulé « Le Père et le Fils », rédigé probablement en 1932 dans le cadre de ses recherches sur les fous littéraires158. Les nombreuses notes de bas de page confirment, si besoin était, les connaissances de Queneau, dont le propos se focalise sur le changement de position du fils qui, après avoir cherché à supplanter son père, en vient à l’incarner, si bien que la rivalité cède la place à une volonté de restauration (faire resurgir, non le père « réel », mais le père toutpuissant tel que perçu par l’enfant). Une fois le père vaincu, le sujet éprouve en effet un double sentiment, de culpabilité mais aussi de supériorité, sentiment de supériorité fréquent chez les grands hommes qui souhaitent laisser une trace de leur passage. De là provient le « complexe mission », qui fonde une conception de l’histoire et dont nous reparlerons dans la dernière partie.
66La psychanalyse vient cautionner ici une lecture non marxiste de l’histoire, puisque fondée sur les grands hommes et la psychologie. On est donc loin de la tentative de conciliation par les surréalistes du freudisme et du marxisme, dont Queneau nous donne une version caricaturale dans Odile159. Ce roman évoque en effet, sous pseudonymes, les principaux membres du groupe, à commencer par André Breton que l’on reconnaît dans le personnage d’Anglarès. En adoration devant l’infrapsychisme, ce dernier est assuré que sur tous les terrains l’inconscient vaincra, si bien qu’autour de la Revue des recherches infrapsychiques chacun doit « se laisser couler dans les abîmes de l’infra-psychisme » (ibid., p. 550). Car aux yeux d’Anglarès, la libération de l’inconscient est la voie royale de la Révolution. « Pour accomplir la libération de l’Esprit et du prolétariat » se constitue ainsi un étrange freudo-marxisme « “à base infrapsychique et subconsciente”, de métapsychie, de matérialisme dialectique et de “mentalité primitive” » (ibid., p. 533). Mais malgré les efforts de Chènevis, qui souhaiterait que L’Humanité s’intéresse « aux manifestations aléatoires de l’inconscient prolétarien », le journal n’est guère tenté de précipiter le Grand Soir à coup d’envoûtement et de « démence précoce » (ibid., p. 597).
67Cette même année 1937, quelques mois après Odile, Raymond Queneau fait paraître Chêne et Chien, où il évoque son analyse. En effet, au début des années 30, confronté à une impasse, en proie à des crises d’asthme qu’il soupçonne d’origine psychique, il décide de commencer une cure même si, comme il l’explique dans son Journal le 9 octobre 1931, il pense avoir « les connaissances nécessaires pour faire [s]a psychanalyse160 ». Sur les conseils de sa femme161, il contacte plusieurs spécialistes, et notamment Adrien Borel, l’analyste de Bataille et de Leiris, dont il suit les cours à Sainte-Anne en 1933 et avec qui il entreprendra une thérapie en 1941-1942. Par son intermédiaire, il se tourne vers « une Madame Lowtski, émigrée russo-allemande, c. a. d. de Russie en 1917, de Berlin en 1933, et qui était non-médecin162 ». Dans son Journal de 1932, Queneau peut alors écrire : « Début psychanalyse et début littérature163 ». D’entrée de jeu, la relation se révèle délicate. À son arrivée en France, Fanny Lowtsky « parl [e] à peine le français » – embarras que Queneau lui retourne en déformant sans cesse son nom (« Lowsky », « Lomsky », « Lowtzky », etc.). En outre, il découvre qu’elle est la sœur du philosophe Léon Chestov164, qu’il connaissait grâce à Boris de Schloezer. Anecdotique à première vue, la coïncidence est intéressante. Car Chestov, dont la pensée semble étrangère au freudisme, raconta, lors d’une discussion animée en présence de sa sœur, qu’il avait envoyé à Freud son livre Potestas Clavium, mais que ce dernier, irrité par un passage désinvolte sur Darwin, aurait jeté au loin l’ouvrage ; cependant, il était assuré que Freud avait lu « sans déplaisir » un autre de ses livres, La Nuit de Gethsémani165. Pareil arrière-plan familial et intellectuel résume assez bien les ambivalences de Queneau, partagé dans les années 30 entre rationalisme et spiritualité (les cours de Puech, l’œuvre de Guénon).
68En dépit de certaines interruptions, Queneau se rendra chez Mme Lowtsky jusqu’en 1939, quand l’analyste part pour la Palestine, avant de s’installer en Suisse vers la fin de sa vie166. Mais alors que la cure réelle ne s’achève qu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, Queneau évoque sans attendre le déroulement et la fin de la cure fictionnelle. C’est ainsi qu’à l’été 1937, Chêne et Chien paraît chez Denoël, préféré par Queneau à Gallimard du fait que cette maison éditait alors la Revue française de Psychanalyse, à laquelle avait collaboré Fanny Lowtsky167. En 1934, cette dernière avait en effet publié là un article intitulé « L’opposition du surmoi à la guérison. Trois cas cliniques » (RFP, VII, n° 12, 1934, p. 197-216), dans lequel Queneau avait pu apercevoir quelque chose de lui-même.
69Rédigé pendant la cure, Chêne et Chien permet à Queneau de reprendre l’histoire de sa vie dans une lumière nouvelle. À en croire une note préparatoire, un schéma ternaire s’est imposé immédiatement : « Argument/Dans la première partie, M. X… raconte de son enfance quelques traits caractéristiques permettant d’entrevoir le développement d’une névrose dont le détail ne sera pas ici rapporté./Dans la seconde partie, M. X… fait le récit de la cure psychanalytique qu’il entreprit afin de se débarrasser de quelques symptômes particulièrement gênants./Dans la troisième partie, M. X… à la veille de sa guérison assiste à la fête de sa Ville Natale et participe à la joie populaire » (fonds Queneau, OC, I, 1118).
70Restait à inventer une forme. À la fois récit d’enfance et récit de cure, Chêne et Chien exposait Queneau au double danger du pathos (le souvenir, la nostalgie) et de l’informe (les associations libres, le monologue intérieur). Or, dans des articles de la même époque, Queneau s’est élevé contre le relâchement stylistique qu’autorise chez certains la référence à l’inconscient. Queneau en appelle donc à la contrainte car il est hors de question de « réduire le champ entier de l’activité créatrice au simple enregistrement des soi-disant merveilles d’un soi-disant inconscient168 ». De façon provocatrice, il emprunte son épigraphe à Boileau, choisit de composer un « roman en vers » et dans un premier temps au moins adopte une écriture constatative : « Je naquis au Havre un vingt et un février/en mil neuf cent et trois./Ma mère était mercière et mon père mercier […] ». La pauvreté d’une telle ouverture, liée à l’humour (défensif) qui prévaut souvent, instaure une distance avec soi et avec la cure. Mais cette neutralité n’est qu’apparente. Car au fil de l’ouvrage, les indices font de ce récit d’enfance un récit de cas à ce point conforme au canon freudien qu’Anne Clancier y voit presque une « autobiographie parodique169 » : une composante anale ; une fixation à la mère ; la jalousie envers le père ; le dépit envers la mère, cette « infidèle » ; la mise en cause de la puissance paternelle, etc. Pour autant, derrière l’humour pointe vite la souffrance de qui se voit « incapable de travailler » et se considère comme « un désadapté inadapté/né-/vrosé/un impuissant ». (CC, 22). Car comme l’écrit l’auteur dans Bâtons, chiffres et lettres, cette enfance « ne fut pas gaie » et « le traitement psychanalytique […] ne le fut pas non plus, gai170 ».
71Ayant déjoué les pièges du récit d’enfance, Queneau affronte alors les difficultés propres au récit de cure, car « s’il est un objet qui passe généralement pour ne pas être poétique », c’est bien « la psychanalyse171 ». Même s’il reste trace du réalisme humoristique de la Ière partie (« tout ça, c’est du psychanasouillis », CC, 30), le ton change peu à peu. Évitant toute allusion à Fanny Lowtsky, Queneau fait de son analyste un personnage composite, conforme à la double tradition du bourgeois établi et du technicien rigoureux. Mais le plus important concerne le changement de la tonalité, à mesure que l’on quitte le registre « extime » pour un voyage intérieur. Le texte est alors envahi par tout un imaginaire archaïque (le labyrinthe intestinal) et mythologique (le « soleil excrémentiel », venu de Pierre Roux172 mais qui fait songer à Georges Bataille). C’est par ce détour que le narrateur entrevoit quelque chose de lui-même, à savoir la peur du féminin – « le Gorgoneion », « la noble tête de Méduse » – et donc la castration (CC, 26).
72Après une ultime tentative de résistance, la cure fictionnelle s’achève de façon prosaïque : « – Puisque maintenant je travaille,/puisque tu as bien travaillé/laisse-moi quelque picaille/verser en ton porte-monnaie » (CC, 30). La dette réglée, avec deux ans d’avance sur la réalité, l’auteur rêve alors d’une réconciliation, avec la communauté (« La Fête au village ») et avec lui-même, ce nom de « Queneau » dont il souligne à l’envi la double étymologie (le chêne vs le chien) et dont il fait une véritable topique (le chien « cynique, indélicat » vs le chêne « noble » et « puissant »). Transposition onomastique de la cure, le finale de la IIe partie nous fait assister à la défaite du moi-chien, qui « redescend aux Enfers », et à la victoire du moi-chêne, qui « se lève – enfin ! » et, comme dans McBeth, « se met à marcher vers le sommet de la montagne » (CC, 32). Après quoi, la IIIe partie, « La Fête au village », met en scène, dans une atmosphère « panique », le retour du désir au sein d’une communauté rassemblée.
73En 1939, deux ans après la parution de Chêne et Chien, c’est au tour de la cure réelle de se terminer quand, pendant la drôle de guerre, Mme Lowtsky part pour la Palestine. Tout comme Janine, son épouse, Queneau prend alors ses distances avec l’analyse, ainsi qu’il l’écrit le 22 février 1940 : « avant-hier […] nous avons eu une longue conversation sur la psychanalyse – nous en sommes bien “revenus” tous deux, tout en avouant que cela nous a fait grand bien. Mais 6 ans ! 1933-1934-35-36-37-38-39… ». Queneau en vient d’ailleurs à douter de sa capacité à interpréter l’un de ses rêves malgré ses « 5 ans – non Six !!! ans d’analyse », avant de conclure en ces termes : « Mais 1° je m’en fous173 ».
74Cela ne signifie pourtant pas un adieu à la psychanalyse. Certes, Queneau est sensible aux propos de certains adversaires déclarés comme René Guénon qui, rappelle-t-il dans son Journal 1939-1940, considère la psychanalyse comme « satanique174 » – terme sans doute repris d’un texte de Guénon intitulé « Les Méfaits de la psychanalyse » où les interprétations analytiques sont qualifiées ainsi pour leur « caractère généralement ignoble et répugnant », tourné vers « l’infra-humain175 ». Cependant, l’intérêt pour la théorie analytique et pour la cure reste vif, comme en témoignent plusieurs allusions : ainsi, dans « Le Boulanger sans complexe176 », l’analyste, qui navigue sur les égouts (comme La Gloïre dans L’Arrache-cœur de Vian) et cherche la vérité en quelque « vieille godasse », est présenté comme un sordide « pêcheur d’âmes » ; et dans Zazie, Gridoux suggère à l’amiral, qui face à un perroquet ressent des complexes, de consulter un « psittaco-analyste177 ».
75À côté de ces allusions ponctuelles, d’autres sont plus massives, comme il en va de Saint Glinglin (Gallimard, 1948), cette reprise de Totem et Tabou (lu par Queneau en 1931). Avec les fils coalisés qui mettent à mort le grand Nabonide, père terrifiant dont le corps pétrifié/putréfié unit la communauté dans le souvenir du crime, on reconnaît évidemment la fable freudienne sur les origines du totémisme. Sur un autre mode, Les Fleurs bleues (Gallimard, 1965) constitue une véritable topique avec ses deux personnages en miroir (Valentin/le duc d’Auge) qui, comme dans Chêne et Chien, représentent deux versants du moi, et avec la présence d’un personnage nommé Sigismonde, par allusion à La Vie est un songe de Calderon et à Sigismund/Sigmund Freud, comme l’indique la discussion sur la psychanalyse et l’interprétation des rêves178. Surtout, c’est dans le dernier roman de Queneau, Le Vol d’Icare (1968), que la psychanalyse fait retour avec le Docteur Lajoie (Lajoie/die Freude) et sa « protoanalyse ». Mais dans ce jeu pirandellien, où le nommé Icare s’échappe du livre dont il devrait être le personnage principal, le romancier Surget179 refuse de se confier au « protoanalyste » du fait qu’il a « mis toute [s]on imagination dans [s]es romans et rien dans [s]es rêves180 ». Alors que la cure avec Mme Lowtski avait été littérairement féconde – ne serait-ce que pour avoir inspiré Chêne et Chien –, avec trente ans de recul Queneau se montre circonspect. Pour le romancier Surget, entre la cure et l’écriture, il faut choisir ; et en vertu d’un fantasme de dépossession (de castration ?), on ne doit pas confier le meilleur de soi-même à un analyste-vampire si l’on veut demeurer écrivain.
Michel Leiris et le « lapsus canalisés au moyen d’un canapé-lit181 »
76Si, dans Chêne et Chien, Queneau raconte sa cure, ou plutôt une cure, il en va autrement pour Michel Leiris qui préfère en montrer les effets diffractés. Mais par-delà la différence de focale, Chêne et Chien et L’Âge d’homme182 ont en commun d’être deux introspections analytiques pour lesquelles l’auteur a à chaque fois inventé une forme. La convergence n’est d’ailleurs pas pour surprendre puisque, dans les années 1920-1930, Raymond Queneau et Michel Leiris suivent des parcours analogues : ils rompent au même moment avec André Breton, traversent une crise intérieure et entrent en analyse. Queneau avait rencontré Fanny Lowtski par l’intermédiaire d’Adrien Borel ; c’est avec ce dernier que Leiris entre en relation, par l’intermédiaire de Georges Bataille.
77Ainsi le 28 octobre 1929 le Journal de Leiris s’interrompt avec, en lettres capitales et sous forme d’encadré, la mention : « PYSCANALYSE » – mention suivie de cet ajout : « Lapsus remarqué seulement le 10 mars 1946 : “pyscanalyse”, comme si cela avait quelque chose à voir avec les poissons. La pêche dans l’eau trouble de l’inconscient183. »
78Mais s’il écorche le mot, Leiris est familier de la chose. Au point que, comme ces patients prompts à saisir l’attente du thérapeute, il se met à faire des rêves psychanalytiques au décryptage évident184. En effet, Leiris connaît ses classiques : l’Introduction à la psychanalyse, les Trois essais sur la théorie de la sexualité et surtout Psychopathologie de la vie quotidienne185, dont le frappe le caractère ethnologique. En outre, il a lu la Critique des fondements de la psychologie de Georges Politzer, et en 1933-1934, dans La Critique sociale, il rend compte d’Edgar Poe, sa vie, son œuvre de Marie Bonaparte, ainsi que des Études de psychologie sexuelle de Havelock Ellis.
79Commence alors la première partie de la cure (octobre 1929-automne 1930), période pendant laquelle le journal s’interrompt au profit de feuillets non datés dont le plus intéressant pour nous est la « Note remise au Dr Borel, au début de l’analyse » (J, 204). Là, Leiris évoque ses peurs (apprendre à nager, monter à cheval), sa timidité, sa lâcheté présumée, ainsi que sa disposition à avouer plus facilement « des choses telles que masturbation, tendance à la pédérastie » que « tout ce qui concerne des rapports normaux ». – embarras apparu à la suite d’« une aventure d’ordre pédérastique » au printemps 1924 (J, 204). Mais de la cure elle-même, rien ou presque ne sera dit. Or, la période qui va de 1929 à 1936 correspond aux deux moments pendant lesquels Michel Leiris est en cure avec Adrien Borel et, du point de vue littéraire, constitue une période exceptionnelle. Si la cure commence à l’automne 1929, le vrai tournant se produit à l’automne 1930 quand, coup sur coup, l’auteur interrompt l’analyse et, par un étrange hasard, découvre le diptyque de Cranach représentant Judith et Lucrèce, en qui il se reconnaît. En offrant à Georges Bataille la photo du supplice des cent morceaux et son Chinois extatique, Adrien Borel avait touché juste, plusieurs années avant la cure ; chez Michel Leiris, la découverte des deux images fondatrices survient juste au moment où la cure est suspendue, mais là aussi, il revient à des images d’exprimer l’essentiel. La cure de paroles se faisant caverne aux images, les deux tableaux en offrent une transposition. Grâce à cela, l’auteur peut donner forme et sens à son existence en rédigeant cette première mythobiographie qu’est Lucrèce, Judith et Holopherne186 (achevé en décembre 1930). À l’opposé du récit de cure, Michel Leiris a donc procédé ici à une transposition fictionnelle, qui nous arrache à la contingence de l’analyse pour ne retenir que les archétypes intemporels de la scène intérieure, avec ce dispositif triangulaire dans lequel le héros masculin (Holopherne) est confronté à deux imagos féminines : la chaste Lucrèce, victime sacrificielle, et l’indécente Judith, en sacrificatrice. Mais même si nous sommes là au plus près de la cure, rien dans le manuscrit ne renvoie explicitement à la psychanalyse. Cependant, dans des feuillets annexes, et notamment dans un paragraphe intitulé « Psychanalyse », Michel Leiris se fait son propre analyste quand il écrit : « J’arrive à mieux comprendre ce que signifie le phantasme de Judith – image même de la castration, châtiment à la fois craint et désiré187 ». Dans ce feuillet daté de décembre 1930, tout est dit, au point que la phrase réapparaît de façon quasi-littérale dans L’Âge d’homme (AH, 892), où la castration se fait leitmotiv188.
80Ce texte, longtemps inédit, demeurera en attente : parce que la collection projetée par Bataille ne verra pas le jour, et parce que sur les conseils de son analyste Michel Leiris décide de partir au plus loin, pour rompre avec les milieux littéraires et s’ouvrir au monde (substituer les choses aux mots, les autres au moi). Ayant réussi à intégrer la fameuse expédition Dakar-Djibouti (mai 1931-février 1933), il découvre cet ailleurs absolu qu’est l’Afrique noire (cf. l’épigraphe de Vagadu). Mais les lointains finissent par lui renvoyer son propre reflet, si bien que le voyage en Afrique, ce détour, peut se lire comme un retour. Interrompu à la fin de 1929, le Journal ne dit mot du périple africain (à l’exception d’un encadré, J, 210), avant de reprendre en avril 1933. Il revient en effet à L’Afrique fantôme189 de rendre compte de l’aventure et de ses ambiguïtés. D’autant que L’Afrique fantôme comporte les deux versants entre lesquels se partage l’œuvre de Leiris (le je des autobiographes/le ils des ethnographes). Et l’entrelacs est tel que le travail ethnographique ne constitue pas une parenthèse, ou une diversion, mais la continuation de la cure par d’autres moyens du fait que l’ethnographie se veut à la fois rupture (l’étude des peuples premiers en lieu et place de l’étude de soi) et miroir (les faits anthropologiques renvoyant sans cesse à des événements littéraires ou à des questions intimes190). Ainsi, l’intérêt porté au « zar » et aux formes de possessions (cf. « La possession et ses aspects théâtraux chez les Éthiopiens de Gondar », 1958) peut se lire comme une réponse au célèbre chapitre des « Possessions » dans L’Immaculée Conception, de Breton et Éluard, l’ethnographe affichant ici son savoir face au mentir-vrai des poètes. Sur un plan différent, si les masques dogons fascinent à ce point Leiris, c’est que, par leur théâtralité, ils touchent au problème du paraître, et donc à la possibilité du dévoilement (écrire sans masque). Surtout, à travers l’enquête de terrain sur la circoncision (ses outils, ses rituels), on mesure à quel point l’ethnologie reprend, par un autre biais, les mêmes questions que l’analyse (la circoncision/la castration). Mais posée en Afrique, la terre des explorateurs et des conquérants, la question n’en est que plus douloureuse. Dans son compte-rendu des Mythes de l’origine du feu, de Frazer, Leiris souligne le fait que, dans une lecture freudienne, le héros voleur de feu finit châtié pour s’être égalé au père – auquel cas la castration est le propre des héros malheureux. Comme le souligne Denis Hollier dans sa notice de la « Pléiade », une telle castration, prométhéenne, n’est pas destinée à Michel Leiris, qui doit se contenter d’une « castration lymphatique, dévirilisante » (p. 1228). Ainsi, lui qui se désigne « comme châtré » (AF, 441) en appelle à « ce que les psychanalystes appellent [s]on “complexe de castration”… » (AF, 647), à la lumière duquel il relit et relie une série d’indices : « Désir d’élégance vestimentaire parce qu’elle est inhumaine. Désir de propreté parce qu’elle est inhumaine » (AF, 648).
81Certes, il arrive que Leiris envoie la psychanalyse « au diable » quand, à la suite d’un rêve sur Breton et d’une pollution nocturne, dont il se demande quel lien entre eux existe, il regrette que Freud ne l’aide pas à comprendre telle énigme ethnologique (à savoir « de quel inceste solaire ou autre sont issus les masques découverts par une femme et qui sont interdits aux femmes comme une chose particulièrement fumante et dangereuse… », AF, 194). Et surtout, « coupé de tout ressort mythologique » par la faute du freudisme, il a l’impression d’être puni pour « avoir voulu savoir » et « avoir soulevé “le voile d’Isis” » (15-7-1934, J, 284). Mais il admet que, sans le guérir vraiment de son pessimisme, la psychanalyse lui « a donné la force d’accomplir sans trop de défaillance la tâche qui [lui] incombe aujourd’hui » et lui a permis de renouer avec un certain optimisme (AF, 349). Comme il l’écrit à Bataille le 15 août 1934, « il n’y a peut-être pas grand-chose à attendre de la psychanalyse, mais on peut toujours prendre cela comme on prendrait de l’aspirine. Cela n’est ni bête, ni intelligent : seulement efficace ou pas, suivant les cas191 ». Avec un tel pragmatisme, nous voilà loin du surréalisme et sa mythification du freudisme. Mais même si, « comme toutes les choses médicales et toutes les choses pratiques », la cure n’est qu’une « pauvre chose », Leiris sait gré à Borel « d’avoir compris que c’était ce livre qu’il [lui] fallait, ce personnage qu’il [lui] fallait jouer192 », les qualités personnelles de l’analyste venant ainsi compenser les limites de la méthode. C’est là un bel hommage car, contrairement à Janet, qui ne mesura pas le génie de Raymond Roussel, Borel aura senti immédiatement la puissance singulière de Bataille et de Leiris – un peu comme Allendy et Ferdière avec Antonin Artaud.
82Michel Leiris avait interrompu sa cure avant de partir pour l’Afrique. Sitôt de retour, et sans l’accord du responsable de l’expédition, il décide de publier ce journal singulier qu’est L’Afrique fantôme, qui paraît chez Gallimard en juin 1934 ; le même mois, il renoue avec Borel (J, 283) pour reprendre une analyse qui se poursuivra jusqu’en 1936. Le premier temps de la cure était à l’arrière-plan de Lucrèce, Judith et Holopherne ; sa mise en suspens avait suscité L’Afrique fantôme ; la dernière période va inspirer L’Âge d’homme, ce nouveau retour sur soi. On pourrait alors penser que Lucrèce…, suivi de ce journal singulier qu’est L’Afrique fantôme, ajouté au Journal commencé en 1922, auraient épuisé le champ de l’écriture de soi. Mais autant que la cure, l’écriture de soi est inachevable : tout comme Jean-Jacques – auquel se réfère le premier Avant-propos de L’Afrique fantôme – rédige les Dialogues après les Confessions, et après les Dialogues, les Rêveries, Leiris entreprend ce qui va devenir L’Âge d’homme, avant de poursuivre l’entreprise autobiographique avec La Règle du jeu. Écrit en 1934-1935 et publié en 1939193, L’Âge d’homme est contemporain de Chêne et Chien, publié deux ans avant ; et comme Chêne et Chien, L’Âge d’homme donne l’impression d’avoir été écrit une fois la cure terminée alors que cette dernière continue encore un an. Mais si, chez Queneau, l’analyse occupe une place centrale, dans L’Âge d’homme elle est évoquée fortuitement, dans le dernier chapitre (« Le Radeau de la Méduse ») quand, revenant en arrière, Leiris rappelle s’être décidé à « suivre un traitement psychanalytique » pour se délivrer d’un « atroce sentiment d’impuissance » et de « la crainte chimérique d’un châtiment » (AH, 889), et être parti au loin sur les conseils de son médecin, mais sans citer L’Afrique fantôme ni s’étendre sur la relation entre les deux ouvrages. Or, L’Afrique fantôme et L’Âge d’homme relèvent de deux modes opposés de l’autoanalyse. Pour reprendre le lexique de l’Avant-propos de 1946, L’Afrique fantôme est du côté de « l’expression » – avec l’absence d’ordonnancement consubstantiel du Journal – tandis que L’Âge d’homme relève de la « création » – avec le souci de mise en forme et la recherche d’un principe ordonnateur. Pour écrire L’Âge d’homme, Leiris a en effet pris comme matrice Lucrèce, Judith et Holopherne, cette transposition fantasmée de la cure. Au plan rhétorique, L’Âge d’homme se lit ainsi comme une « amplification » de Lucrèce… dont, au prix de quelques euphémisations, l’essentiel se retrouve dans le chapitre « Lucrèce et Judith ». Si le voyage en Afrique a permis d’aller plus loin dans la quête de soi, la cristallisation imaginaire de l’automne 1930 est demeurée identique à elle-même, tant l’imaginaire de Leiris est à la fois luxuriant dans ses références culturelles et monotone de par le petit nombre de motifs obsédants, centrés sur l’homme blessé/châtré.
83Le langage analytique imprègne d’autant plus naturellement le texte que l’histoire de Judith était connue de Freud, qui lui a consacré plusieurs pages dans « Le tabou de la virginité », autour de la Judith de Hebbel (article repris dans La Vie sexuelle). Or, dans cette pièce de 1841 qui substitue aux causalités transcendantes la seule loi du désir, la castration et la pulsion de mort occupent une place de choix : Manassès, le mari de Judith, est incapable de posséder son épouse, devenue à sa mort une « veuve vierge » ; quant à Holopherne, qui a compris d’emblée que Judith est venue le tuer, il accepte le destin qui est le sien. Tout comme Hebbel marqué par la Judith d’Horace Vernet (1830), Leiris s’est inspiré davantage d’un tableau que de la Bible ; et comme lui, il procède à une lecture sacrificielle du mythe, où l’attend le rôle d’Holopherne : non le général tout-puissant (tout-puissant et suicidaire chez Hebbel), mais l’homme décapité-castré. Car dans l’imaginaire archaïque, un homme blessé devient femme. Comme Bataille, Leiris se fantasme ainsi en victime en se donnant le spectacle de son propre supplice. Ainsi, par une étrange « catharsis194 », la pitié (pour Lucrèce) cède la place à la terreur (devant Judith) – à la jouissance de sa propre terreur.
84Mais si Michel Leiris s’abandonne, ou fait mine de s’abandonner, il reprend le contrôle dès lors que, se plaçant du côté du savoir, il reformule la situation en termes analytiques : « Faisant intervenir les données que m’a fournies l’analyse […], j’arrive à un peu mieux comprendre ce que signifie pour moi la figure de Judith, image de ce châtiment à la fois craint et désiré : la castration » (AH, 892). Comme on l’a vu, la phrase figurait déjà dans un feuillet annexe de Lucrèce, Judith et Holopherne. Or dans une note de L’Âge d’homme ajoutée en 1946, l’auteur revient sur ce mot : « Aujourd’hui, je n’exprimerais plus cela en termes psychanalytiques et parlant castration » (AH, 901). En effet, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Michel Leiris va substituer une lecture existentielle à une lecture psychanalytique, comme annoncé déjà par certaines pages de L’Âge d’homme où l’auteur estimait qu’en « parl [ant] d’Œdipe, de castration, de culpabilité, de narcissisme », les « explorateurs modernes de l’inconscient » nous avancent peu « quant à l’essentiel du problème (qui reste […] apparenté au problème de la mort, à l’appréhension du néant et relève donc de la métaphysique) » (AH, 857). Mais avec le prologue de 1946, on assiste à un tournant. Certes, Michel Leiris concède avoir accordé une « large créance […] à la psychologie freudienne » (AH, 759), espérant pouvoir élucider par l’écriture « certaines choses encore obscures sur lesquelles la psychanalyse, sans les rendre tout à fait claires, avait éveillé [s]on attention quand [il] les avai [t] expérimentées comme patient » (AH, 758). Mais cette fois, c’est en termes sartriens qu’il fait retour sur lui-même, comme on le constate dans la note déjà citée où, condamnant l’usage du terme de castration, il précise que maintenant il n’expliquerait plus le refus de s’engager comme conséquence de l’impuissance sexuelle, mais l’impuissance sexuelle comme effet d’un refus de s’engager. Ainsi, l’auteur tend à réinterpréter son histoire à l’aune de la « psychanalyse existentielle » de Jean-Paul Sartre, qu’il évoque d’ailleurs dans son Journal, en 1947 (J, 437).
85Un tel déplacement théorique permet de résoudre une difficulté esthétique. Car le recours à une terminologie technique (la castration) ressemble au fameux coup de pistolet en plein concert. Le recours à de tels mots semble ignorer que la vérité craint la lumière crue du concept et que, comme le dit Jacques Lacan, elle se situe dans les plis de la fiction. Accomplissant un voyage à rebours, Leiris, qui avait d’emblée posé un diagnostic, ne cessera de revenir sur lui-même au long des quatre volumes de La Règle du jeu (la règle du Je ?) où, par effet de sourdine, il met à distance les concepts analytiques et renonce simultanément à cette forme de totalisation (freudienne) que constitue le recours aux grands archétypes.
Notes de bas de page
1 En accord avec toute une tradition qui fait lien entre les troubles de la psyché folie et le théâtre : les malades mentaux exhibés à Charenton, l’histrionisme des grandes hystériques présentées par Charcot ; l’importance de l’asile et du fou dans le Grand-Guignol. Sans oublier la métaphore freudienne de « l’autre scène ».
2 Le Mangeur de rêves, Crès, 1922. Sur la réception de la pièce, voir Alain De Mijolla, Freud et la France (1885-1945), op. cit., p. 225-227.
3 Les Confessions d’un auteur dramatique, 2 vol. , Albin Michel, 1949. Voir le chapitre « Amour et psychanalyse », t. I, p. 257-287.
4 Ainsi qu’il l’écrit, « les théories du psychiâtre viennois projetaient sur la vie de l’âme des clartés révélatrices. Il me semblait avancer à sa suite dans le dédale de la conscience, muni d’une torche inextinguible » (Les Confessions…, t. I, p. 261.
5 Les Confessions…, t. I, p. 261. D’origine hongroise, émigré très jeune aux États-Unis, Abraham A. Brill (1874-1948) multiplie les petits métiers avant d’entreprendre des études de médecine puis de se tourner vers la psychiatrie et la psychanalyse, notamment après son séjour au Burghölzli avec Bleuler et Jung. Après sa rencontre avec Freud aux États-Unis en 1909, Brill se fait le propagateur aux États-Unis de ses idées, traduit plusieurs de ses œuvres et lui consacre de nombreux travaux.
6 Par un étrange hasard, Rose Vallerest comptait parmi ses amies Eugénie Sokolnicka (Les Confessions…, t. I, p. 314).
7 La réalité rejoint la fiction quand Rose Vallerest, qui avait assisté à la première, à Paris, se suicide en 1930.
8 Cité par Mireille Cifali, « Entre Genève et Paris : Vienne », Le Bloc-notes de la psychanalyse, 2, Genève, 1982, p. 127.
9 Cité par Alain De Mijolla, Freud et la France…, op. cit., p. 225.
10 Jacques Rivière interrogé par Frédéric Lefèvre, « Une heure avec M. Jacques Rivière », La NRF, 1924 ; reproduit dans les Cahiers Marcel Proust, n° 13, Gallimard, 1985, p. 191.
11 Henri-René Lenormand à André Lang en 1921, dans André LANG, Voyage en zigzags dans la République des Lettres, La Renaissance du livre, 1922, p. 265-267.
12 « L’inconscient dans la littérature dramatique », Le Disque vert, n° spécial Freud, 1924, p. 73.
13 L’Homme et ses fantômes, Crès, 1925.
14 Le Don Juan d’Otto Rank date de 1914. Mais ce texte ne fut publié en français, avec Le Double (1922), qu’en 1932 (chez Denoël).
15 Ernest Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, t. 3, PUF, « Quadrige », 2006, p. 129.
16 Introduction à la psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, Payot, 1921; rééd. Payot, 2001, p. 314-316.
17 « Fidélité », dans L’Armée secrète, Gallimard, 1925.
18 Les Faux-monnayeurs, Éd. de la NRF, 1925 ; dans Romans et récits, II, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009.
19 Sur ces relations, voir notamment David STEEL, « Gide et Freud », RHLF, janvierfévrier 1977, p. 48-74.
20 Roger Martin du Gard, Journal, II, [7 janvier 1922], op. cit., p. 281-283.
21 Eugénie Sokolnicka, « Analyse einer infantilen Zwangsneurose », Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, n° 6, 1920, p. 228-241. Trad. fr. Michel Gourevitch, Revue de neuropsychiatrie infantile et d’hygiène mentale de l’enfance, n° 5-6, mai-juin 1968, p. 473-487.
22 « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir » [1958], Écrits, Seuil, 1966, p. 748.
23 Pierre Chartier, Les Faux-monnayeurs d’André Gide, Gallimard, 1991, p. 119.
24 Jean-Joseph Goux, Les Monnayeurs du langage, Galilée, 1984, p. 44.
25 Éric Marty, André Gide : qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, p. 98-99.
26 Alain Goulet, Lire Les Faux-monnayeurs, Dunod, 1994, p. 109.
27 Œdipe, Éd. de la NRF, 1931 ; dans Romans et récits, op. cit., Le Treizième Arbre, revue Mesures, 1935 ; dans Roman et récits.
28 « Feuillets » (entre 1897 et 1900), cité par Jean Claude, Notice sur Œdipe, Romans et Récits, p. 1284.
29 Pour ce développement, je renvoie à l’excellent article de Jacques Lecarme, « Des nouvelles de l’inconscient », dans Paul Morand écrivain, s. d. Michel Collomb, Montpellier, Univ. Paul Valéry, 1993, p. 69-87.
30 Paru en 1924 dans le journal Gringoire, « L’Enfant de cent ans » a été repris, en anglais, dans East India and Company (New York, 1927). Cette première version constitue l’édition de référence car, quand la nouvelle est reprise, modifiée, dans Rococo (NC, II), elle perd son sous-titre et donc n’évoque plus explicitement la psychanalyse.
31 Venises, Le Cercle du Nouveau Livre, 1971, p. 122.
32 Journal d’un attaché d’ambassade, op. cit., p. 195. Alors qu’aujourd’hui on use volontiers du mot « introverti », le Journal nous rappelle que le mot fut employé sous la forme « intraverti », comme c’est le cas dans La Poétique de l’espace (1957), de Bachelard (PUF, « Quadrige », 2020, p. 208).
33 Comme on le sait, ce lexique n’appartient pas à Freud mais à Jung, qui a introduit les deux termes en 1913, au Congrès international de psychanalyse, pour rendre compte des conflits qui traversaient le mouvement. Ainsi, Jung opposa la théorie d’Adler, « introvertie » car centrée sur un désir subjectif (la puissance), à la théorie de Freud, « extravertie » car régie par le désir sexuel (la quête de l’autre).
34 Sur cet analyste, voir Jacques Lecarme, Art. cit.
35 Abbé Mugnier, Journal, Le Mercure de France, 1985, p. 309.
36 Lewis et Irène [1924], dans Romans, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 43. À noter que le texte de Freud venait tout juste d’être traduit en français (1923).
37 Phénomène souligné par Jacques Lecarme, Art. cit.
38 « Nicu Petresco, candidat à la licence », L’Europe galante [1925], NC, I, p. 365.
39 « La Nuit rhénane », Nouvelles complètes, I, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 198.
40 Tendres Stocks, préface de M. Proust, Gallimard, 1921 ; dans Nouvelles complètes, I.
41 Sur ce point, très débattu, voir la polémique entre Jacques Lecarme et David Steele, dans l’article de Jacques Lecarme, « Des nouvelles de l’inconscient », Art. cit.
42 Les textes de l’époque se réfèrent parfois à un « complexe de Diane ». Charles Baudouin, qui en revendique la paternité, lui consacre un chapitre dans L’Âme enfantine et la psychanalyse (Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1931) et dans son Journal Michel Leiris l’évoque lui aussi lors de cette conversation : « Léna : “J’ai été analysée. J’ai le complexe de Diane…” Moi : “Moi aussi, je l’ai été… Castration, timidité, goût de tout gâcher…” » (Journal 1922-1989, Gallimard, 1992, p. 260).
43 La description de son corps comme « l’union provisoire de cellules lancées par hasard dans une même aventure » et qui tôt ou tard retrouveront leur « liberté » (NC, I, p. 846) est à rapprocher de la page sur les protistes dans Voyage au bout de la nuit (voir section sur Céline, dans la IVe Partie).
44 Le rapprochement entre les deux textes s’impose du fait que « L’Enfant de cent ans » paraît dans Gringoire deux ans seulement après la création du Mangeur de rêves.
45 Lettre de Morand citée par Ginette Guitard-Auviste, Paul Morand 1888-1976. Légendes et vérités, Balland, 1994, p. 168.
46 L’Homme pressé, Gallimard, 1941 ; dans Romans, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005.
47 Après l’antisémitisme de France-la-Doulce (1934), Morand fait ainsi d’un israélite un héros positif en pleine Occupation.
48 P. 453. À noter que dans un texte intitulé « De la vitesse » (Papiers d’identité, 1931), Morand en appelait déjà à la psychanalyse pour expliquer le culte moderne de la vitesse.
49 « Le Dernier Jour de l’Inquisition » [1947], NC, II, p. 586 sq.
50 « Le Bazar de la Charité » [1944], NC, II, p. 735 sq.
51 Documentaire sur Paul Morand dans la série « Archives du xxe siècle », signalé par Jacques Lecarme, Art. cit.
52 Venises, op. cit., p. 123.
53 La Joie [1929], dans Œuvres romanesques, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961. Sur les psychologues et la psychologie dans l’œuvre de Bernanos (La Joie et plus encore Un mauvais rêve), voir Annette Lavers, L’Usurpateur et le prétendant : le psychologue dans la littérature contemporaine, Minard, 1964, p. 91-97.
54 Adrienne Mesurat [1927], dans OC, I, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972. Sera noté AM.
55 The Apprentice Psychiatrist, 1920 ; trad. fr. L’Apprenti psychiatre, Le Livre de Poche, s. d. Dans sa Préface, l’auteur précise que le texte fut rédigé et parut au moment où, « fraîche et joyeuse, la psychanalyse envahissait le Nouveau Monde » (p. 9) et où sur les campus la question à la mode était : « Comment va ta libido ? » (p. 6).
56 Terre lointaine, OC, V, « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 1193-1194. Dans son Journal, Julien Green revient à plusieurs reprises sur Havelock Ellis : voir Journal intégral, 1919-1940, Laffont, « Bouquins », 2019, p. 292 [21 et 23 septembre 1931]. Pour l’entre-deux-guerres, le Journal intégral est préférable à l’édition du Journal dans la « Bib. de la Pléiade » pour ses nombreuses pages inédites.
57 Terre lointaine, op. cit., p. 1199.
58 Journal intégral [21 septembre 1931], op. cit., p. 292.
59 Le Voyageur sur la terre, 1927, dans OC, I, note p. 1059.
60 Journal intégral [5 novembre 1933], op. cit., p. 671.
61 Journal, OC, V, [23 novembre 1971], « Bibliothèque de la Pléiade », 1977, p. 623.
62 Fin de jeunesse, OC, VI, p. 1990, p. 844-845.
63 Journal intégral [5 novembre 1933], op. cit., p. 671.
64 Journal intégral 1919-1940 [1er juin 1934], op. cit., p. 775.
65 Journal intégral, [1er juin 1934], op. cit., p. 773-774. En réponse à une question, Jung précise qu’il ne reviendra pas à Paris, ville « trop frivole » où « la psychanalyse n’est pas prise au sérieux » (p. 774).
66 Julien Green est sensible au parallèle entre des dessins d’enfants et des dessins tibétains et hindous présentés lors de la conférence.
67 Journal intégral 1919-1940 [23 juillet 1933], op. cit., p. 623.
68 Voir Journal intégral 1919-1940 [5 novembre 1933], op. cit., p. 671.
69 Voir notamment OC, IV, p. 662 [11 juin 1942], OC, IV, p. 744 [2 août 1943] et OC, IV, p. 895 [17-1-1946].
70 Longtemps après, Julien Green continue d’afficher, avec une insistance suspecte, son « ignorance incroyable en ce qui concerne la psychanalyse » (Entretien avec Madeleine Chapsal, Art. cit., OC, III, p. 1520).
71 Mauriac, R. Rolland ou Claudel eurent la même réaction. Comme on l’a signalé, la première référence de Claudel à Freud, dans son Journal (juin 1923), porte sur la question de la sexualité infantile. Et c’est sur ce point qu’il revient dans une page du dialogue intitulé Jules ou l’homme-aux-deux-cravates (écrit en 1926). Alors que le Poëte se réfère au « grand savant Freud » et l’importance accordée à « la convoitise sexuelle », Jules refuse pareille théorie, dénonçant l’« idée inouïe » selon laquelle « le petit enfant qui se met un doigt dans la bouche cherche à se procurer une sensation érotique ! », Jules ou l’homme-aux-deux-cravates dans Le Poëte et le Shamisen et autres textes, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1970, p. 157.
72 Fin de jeunesse, op. cit., p. 844.
73 Jeunesse, OC, V, p. 1370-1371.
74 OC, II, note p. 1314.
75 OC, II, notes p. 1314.
76 Journal [23 novembre 1971], OC, V, p. 623.
77 Fin de jeunesse, op. cit., p. 850.
78 Journal [21 février 1972], OC, V, p. 642. Voir aussi l’entretien avec Philippe Vannini, Le Magazine littéraire, 1989, dans OC, VII, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 1724.
79 Entretien avec Sophie Lannes, Art. cit., p. 1530.
80 Entretien avec Philippe Vannini, Art. cit., p. 1724.
81 Journal, [21 février 1972], OC, V, p. 642.
82 Fin de jeunesse, op. cit., p. 851.
83 AM, 514. Paru en 1927, le roman précède d’un an le « Cinquantenaire de l’hystérie ». Mais selon Jacques Petit, les symptômes d’Adrienne renvoient surtout aux descriptions de Myers (note de « La Pléiade », p. 1157).
84 « Dalí le conquistador », Catalogue de l’exposition Dalí au Centre Georges Pompidou, 1978-1980, OC, VI, « Bib. de la Pléiade », 1990, p. 1493.
85 Journal [10 et 12 octobre 1973], OC, VI, p. 115-116.
86 OC, VI, p. 86, 282 et 311.
87 Entretien avec Sophie Lannes, Art. cit., p. 1526-1527.
88 Ibid., p. 127.
89 Fin de jeunesse, OC, VI, p. 844.
90 Jeunes années, OC, V, p. 1178-1179.
91 Journal intégral [5 novembre 1933], op. cit., p. 671. Ce constat apparaît également dans le commentaire d’un article du Père Bouyer sur la psychanalyse, qui « approfondit le mystère de l’âme sans beaucoup l’éclairer », OC, IV, [18 mars 1948], p. 1008.
92 OC, IV [11 juin 1942], p. 662.
93 OC, IV, [10 mars 1951], p. 1209.
94 Journal [17 janvier 1946], OC, IV, p. 895.
95 Journal, [2 août 1943], OC, IV, p. 744. Julien Green continuera d’inspirer les psychanalystes. Ainsi, sur la question de l’identification, Melanie Klein se réfère à Si j’étais vous [1947] dans Envie et gratitude et autres essais (Gallimard, « Connaissance de l’inconscient », 1968 ; rééd. coll. « Tel », 1978). À noter que le héros de Si j’étais vous apparaît comme un double du romancier puisqu’il a reçu, grâce à un pacte avec le Diable, la possibilité de se transformer en d’autres personnes.
96 Le Maître des âmes, Denoël, 2005, avec une préface d’Olivier Philiponnat et Patrick Lienhardt ; rééd. Gallimard, « Folio », 2011.
97 Pour tout ceci, Jean Bothorel, Bernard Grasset : vie et passions d’un éditeur, Grasset, 1989.
98 Déclaration de l’éditeur reproduite par Jean Bothorel.
99 Cité ibid., p. 256-257.
100 Arrêté le 5 septembre 1944 et enfermé à Drancy avant d’être assigné à résidence le 8 novembre, il est condamné le 20 mai 1948 à l’indignité nationale et à la confiscation de ses biens. Sanction commuée par la suite en une simple amende.
101 Pierre Jean Jouve, « Commentaire à Vagadu » [1931], Œuvre, I, Mercure de France, 1987, p. 1288.
102 Vagadu, Gallimard, 1931 ; dans Œuvre, I, op. cit. Pour ce chapitre : Muriel Pic, Le Désir monstre : poétique de Pierre Jean Jouve, éd. du Félin, 2006, Troisième partie : « L’inconscient poétique », p. 161 sq. Et Élisabeth Roudinesco, « P. J. Jouve ou la chambre des dames », Histoire de la psychanalyse en France, t. 2, op. cit., p. 109-115.
103 En miroir. Journal sans date [1954], dans Œuvre, II, Mercure de France, 1987, p. 1075.
104 Jean Wahl, « Blanche Jouve » [1974], Œuvre, II, p. 1727.
105 Dans Le Monde désert (Gallimard, 1927, repris dans Œuvre, II), Baladine, devenue une riche femme d’affaire, entretient son mari, Luc Pascal, écrivain sans lecteurs.
106 En miroir. Journal sans date, p. 1075.
107 Parmi les patients qu’elle suivra ultérieurement (1947-50), il faut mentionner le poète et romancier Henry Bauchau, qui l’évoque sous le nom de « La Sibylle » dans La Déchirure (1966). Sur Blanche et Jouve, voir Henry Bauchau, avec Anouck Cape, Pierre et Blanche, Arles, Actes Sud, 2012.
108 « Moments d’une psychanalyse », Œuvre, II, p. 1553-1591. Dans L’Imaginaire (1940), Sartre juge très sévèrement cet article (« Folio-essais », 1986, note p. 284).
109 À noter que la période freudienne de Jouve correspond globalement à sa production romanesque, de Paulina 1880 (1925) à La Scène capitale (1935), qui participe déjà d’un autre moment.
110 En référence à Jacopone da Todi (1230-1305), poète franciscain.
111 Fait très rare pour un roman, Vagadu bénéficia en 1933 d’un compte-rendu dans la RFP (par André Spitz).
112 En miroir, Œuvre, II, p. 1090.
113 « Commentaire à Vagadu », Œuvre, II, p. 1285.
114 Ibid., p. 1285-1286.
115 Outre Blanche, Rudolf Loewenstein fut l’analyste de Jacques Lacan et de Marie Bonaparte (avec qui il eut une liaison).
116 En miroir, Œuvre, II, p. 1075.
117 « Commentaire à Vagadu », p. 1288.
118 En miroir, p. 1145.
119 Jean Starobinski, Préface de La Scène capitale [1934], « L’Imaginaire », 1982, p. 3-4.
120 Jean Decottignies, Pierre Jean Jouve romancier, José Corti, 1994, p. 133.
121 Curieusement, cette épigraphe essentielle, qui figure dans l’édition de 1931 et celle de 1947, n’est pas reprise dans Œuvre, II. La formule vient d’un récit légendaire du Mali (« Le luth de Gassine ») qui évoque la mystérieuse citée de Wanadu, quatre fois détruite mais toujours vivante, « Car à vrai dire Wanadu n’est pas faite de pierre, ni de bois, ni de terre. Wanadu est la force qui vit au cœur de l’homme ». Paru d’abord en allemand dans Atlantis, t. 6, 1921, p. 53-60, le texte a été repris, en français, dans Leo Frobenius, 1873/1973, Wiesbaden, 1973, p. 152.
122 Anaïs NIN, Journal (1934-1939), Le Livre de Poche biblio, s. d., p. 415 et 200.
123 En miroir, Œuvre, II, p. 1076-1077.
124 « L’inconscient et la forme », Œuvre, II, p. 1123.
125 En miroir, p. 1147.
126 Paulina 1880, Œuvre, II, p. 82.
127 Lettre du 18 mars 1909, Correspondance avec le pasteur Pfister 1909-1939, Gallimard, 1931, p. 53. Signalé par Muriel Pic, op. cit.
128 En miroir, p. 1091.
129 « Commentaire à Vagadu », Œuvre, II, p. 1287.
130 Hécate, p. 503. Signalé par Nelly Mane, « Quelques correspondances dans Hécate », Cahiers P. J. Jouve, Minard, 1982, p. 55. La référence est d’autant plus intéressante que lors de la publication d’Hécate, les Nouvelles conférences sur la psychanalyse n’étaient pas encore disponibles en français (trad. fr. Gallimard, 1936).
131 Hécate, p. 472. « Pulsions et destin des pulsions », dans Métapsychologie, trad. M. Bonaparte et A. Berman, Gallimard, 1940. Dans son essai intitulé Schicksanalyse (1944), Léopold Szondi a fait de ce terme le cœur de son système, centré sur les choix de vie que chacun est amené à faire (dans le domaine de l’amour, de la profession, de la maladie, etc.).
132 En miroir, Œuvre, II, p. 1091.
133 Les Beaux masques, Œuvre, II, p. 1673.
134 Au-delà du principe de plaisir, trad. S. Jankélévitch, Payot, 1927 ; rééd. Petite Bibliothèque Payot, s. d. p. 26.
135 « Commentaire à Vagadu », p. 1288.
136 Voir René Micha, « Sur les romans de Jouve », NRF, n° 183, mars 1968, p. 417.
137 Gabriel Bounoure, Pierre Jean Jouve entre abîmes et sommets, Montpellier, Fata Morgana, p. 142.
138 Voir Christiane Blot-Labarrère, « Pierre Jean Jouve et le roman », Nord’, décembre 1990, p. 22.
139 Jean Starobinski, « Le Feu de la chair et la blancheur du ciel », Œuvre, I, p. LXXVII.
140 « Inconscient, spiritualité et catastrophe », p. 196.
141 « Crachats », dans Sueur de sang, Œuvre, I, p. 203.
142 « Inconscient, spiritualité et catastrophe », p. 197.
143 Gabriel Bounoure, op. cit., p. 127. On se souvient que, déjà dans le numéro du Disque vert consacré à Freud, la sublimation est apparue plusieurs fois comme un point essentiel, et comme la meilleure façon de sauver la psychanalyse d’elle-même.
144 Lettre ouverte à Georges Gabory, Paris-Journal, 16 juin 1923 ; cité par Michel Carassou dans « Crevel sur le divan », Le surréaliste et son psy, Mélusine, XIII, 1992, p. 89-96.
145 Êtes-vous fous ?, Gallimard, 1929 ; rééd. « L’Imaginaire », 1984. Noté EF.
146 « Je n’ai jamais pu rien dire […] à qui n’était point dans le champ de mon regard. Le subconscient n’est point fille autruche. Une présence lui arracherait peut-être son secret. Une embuscade, jamais » (EF, 118).
147 À rapprocher de l’hostilité de Crevel à l’écriture automatique, qu’il dénonce dans « Révolution, surréalisme, spontanéité », Les Cahiers du mois, 8 janvier 1925 ; repris dans L’Esprit contre la raison et autres écrits surréalistes, Pauvert, 1986, p. 25-26.
148 « Le complexe d’Oreste », dans Le Clavecin de Diderot, op. cit., p. 119.
149 Confirmé dans Le Clavecin de Diderot (p. 120) où Crevel revient sur cet épisode.
150 Ibid., p. 121.
151 Ibid.
152 Alors que l’on présente couramment Chêne et Chien comme une autobiographie (en vers), les distorsions délibérées dans l’évocation de la cure – un analyste homme en lieu et place d’une femme ; une cure présentée comme achevée alors qu’elle était en cours… – justifient le terme d’autofiction.
153 Les Enfants du limon [1938] ; OC, II, Romans, I, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 891. À noter, dans cette œuvre, la conjonction de la psychanalyse (évoquée de façon ludique) et des fous littéraires, un peu comme dans Chêne et Chien (la cure et Pierre Roux).
154 Florence Géhéniau, Queneau Analphabète. Répertoire alphabétique de ses lectures de 1917 à 1976, 2 vol. , Bruxelles, 1976, repris et complété en 1992. Pour ce chapitre, voir aussi Anne Clancier, Queneau et la psychanalyse, éd. du Limon, 1994, pass.
155 Dans « Comprendre la folie », rédigé au début des années 30, Breton perpétue l’opposition, chère aux surréalistes, entre les psychiatres, qui « blâment » et « se moquent », et la « psychologie compréhensive » de Freud. Texte reproduit dans Jacques Jouet, Raymond Queneau, Lyon, La Manufacture, 1989, p. 151-164.
156 Textes repris dans Le Voyage en Grèce, Gallimard, 1973, p. 29-30 et p. 18-19.
157 Ibid., p. 112.
158 Fonds Queneau. Repris dans OC, II, Romans, I, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1347-1353.
159 Odile, Gallimard, 1937; OC, II, Romans, I.
160 Journaux 1914-1965, Gallimard, 1996, p. 248.
161 Notes inédites, OC, I, p. 1133.
162 Ibid.
163 Journal, cité dans OC, I, p. LV. À noter la formule : « début littérature », qui tire un trait sur la période surréaliste.
164 C’est sans doute à son frère qu’elle doit son intérêt pour Kierkegaard, à qui elle a consacré en 1935 une étude psychanalytique : Sören Kierkegaard. Das subjektive Erlebnis une die religiöse Offenbarung. Eine psychoanalytische Studie einer Fast-Selbstanalyse (Wien, 1935).
165 Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, Arcane 17/Plasma, 1982, p. 102.
166 Pour tout ceci, Anne Clancier, op. cit., ainsi que Claude DEBON, « Note sur Queneau et ses analystes », Les Amis de Valentin Brû, n° 22, 1983, p. 42.
167 Suggestion de Claude Debon, OC, I, p. 1111-1112.
168 « Les horizons perdus », Volontés, janvier 1939 ; repris dans Le Voyage en Grèce, Gallimard, 1973, p. 145. Ce compte-rendu très critique d’un ouvrage de Pierre de Massot vise évidemment André Breton et les surréalistes.
169 Anne Clancier, op. cit., p. 41.
170 Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, « Idées », 1973, p. 35.
171 Ibid., p. 34.
172 La Science de Dieu (1857) de Pierre Roux, dont Chêne et Chien reprend plusieurs passages, est cité l’année suivante (1938) dans Les Enfants du Limon – où les références à la psychanalyse coexistent pareillement avec les fous littéraires – et plus récemment dans l’édition posthume de Aux confins des ténèbres : les fous littéraires (Gallimard, 2002).
173 Journal 1939-1940, Gallimard, 1986, p. 138 et 20.
174 Ibid., p. 114.
175 René Guénon, « Les Méfaits de la psychanalyse » [écrit dans les années 30], repris dans Le Règne de la quantité et les signes des temps, Gallimard, 1945, p. 224 et 225. Voir aussi la note de la page 22 : « Une remarque en passant : pourquoi les principaux représentants des tendances nouvelles, comme Einstein en physique, Bergson en philosophie ; Freud en psychologie [...] sont-ils à peu près tous d’origine juive, sinon parce qu’il y a là quelque chose qui correspond exactement au côté “maléfique” et dissolvant du nomadisme dévié, lequel prédomine inévitablement chez les juifs détachés de leur tradition ? »
176 Fendre les flots [1969], OC, I, p. 599.
177 Zazie [1959], Gallimard, « Folio », 1972, p. 147.
178 Les Fleurs bleues [1965], Gallimard, « Folio », 1978, p. 156-157.
179 Qu’entendre dans ce nom ? Un « surgé » (surveillant général), ce qui ferait de l’analyste un représentant de l’ordre ? Ou bien le terme de couture un « surjet » (évoqué au chap. XXVI), qui renvoie aussi bien à l’analyse comme raccommodage, qu’au point de capiton lacanien ?
180 Le Vol d’Icare, Gallimard, 1968, chap. LII.
181 Glossaire j’y serre mes gloses [1939], dans Mots sans mémoire, Gallimard, 1969, p. 105.
182 L’Âge d’homme, Gallimard, 1939. Éd. de réf. : L’Âge d’homme précédé de L’Afrique fantôme, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014. Notés AH et AF.
183 Journal 1922-1989, Gallimard, 1992, p. 203. Noté J.
184 Voir Philippe Lejeune, « Post-scriptum à Lire Leiris », dans Moi aussi, Seuil, 1986, p. 172.
185 Pour ces références, ibid., p. 169 sq.
186 Reproduit avec L’Âge d’homme dans l’éd. de la « Pléiade ». Je laisse de côté le rôle joué par Georges Bataille, pour lequel Michel Leiris a écrit ce texte en lieu et place du roman érotique demandé.
187 Ibid., p. 31. Pour reprendre un mot souvent employé dans L’Âge d’homme, une telle lecture confirme que les personnages sont autant d’« allégories ».
188 La même année, le terme de « castration » apparaît d’ailleurs dans le compte-rendu de l’ouvrage de Frazer sur les Mythes de l’origine du feu (Documents, 5, 1930 ; « Pléiade », p. 709710) et dans « Gratte-ciel » (Documents, n° 7, 1930).
189 L’Afrique fantôme, Gallimard, 1934. Outre l’édition de la « Pléiade », je signale la présentation de ce texte par Jean Jamin dans Miroir de l’Afrique, Gallimard, « Quarto », 1996.
190 Les analystes jugeront l’ouvrage avec sévérité. Marie Bonaparte parle de « passivité masochiste » tandis que le Dr Odier dit à Jeannine que L’Afrique fantôme relève d’“un exhibitionnisme de petit garçon” » (juin 1934, J, 283).
191 Georges Bataille, Michel Leiris, Échanges et correspondances, Gallimard, 2004, p. 108.
192 Lettre du 30 mai 1932 reproduite en note dans Miroir de l’Afrique, p. 469.
193 Ce n’est pas ici le lieu de reprendre l’histoire de ce texte et de ses versions successives. Retenons seulement que la version de 1939 se trouve accompagnée en 1946 du célèbre Avant-propos « De la littérature considérée comme une tauromachie » et de notes, augmentées en 1964.
194 Mis en valeur par la typographie, le terme apparaît dès le prologue (AH, 757). On sait que ce terme a intégré le lexique analytique avec les Études sur l’hystérie (1895), de Freud et Breuer.
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