Conclusions
p. 285-288
Texte intégral
1Au terme de cette étude sur les inscriptions dans la prose romanesque (xiiie-xve siècles), il apparaît donc que ces dernières ont pour vertu d’ouvrir de multiples champs de réflexion. Les considérer comme de simples objets littéraires, fondus et confondus dans le texte premier qui choisit de les transcrire, serait par trop réducteur. La floraison et la richesse, ces dernières décennies, de travaux consacrés aux inscriptions historiques ne le permettaient pas, car à la différence de ce qu’avait conclu Régine Colliot sur les épitaphes arthuriennes qui étaient, selon elle, « aux antipodes d’une tradition chrétienne1 », les inscriptions romanesques en prose, loin d’être détachées de la réalité historique, peuvent sous bien des aspects en livrer le reflet. Elles suivent le grand mouvement général lié à l’écrit épigraphique – profusion, éloquence, attention croissante qui est portée à ce dernier jusqu’à l’éclosion humaniste de l’« âge de l’inscription », du xve au xviie siècle2, à la faveur de la redécouverte des monuments antiques3. Outre l’allongement qu’elles connaissent du xiiie au xve siècle, les inscriptions romanesques ont aussi eu tendance à s’imposer d’un point de vue formel et sémantique grâce à l’adoption des vers, perçus comme une matière autonome et signifiante4. Dans Perceforest notamment, leur utilisation témoigne d’une véritable poétique : l’anonyme fait tenir aux inscriptions un rôle essentiel. Échappant au cadre strict de la narration, elles deviennent comme le reflet anamorphique de son propre texte et s’apparentent, pour qui sait les lire, à ces signes qui, traversant à plusieurs décennies d’intervalle une existence, font sens dès lors qu’ils sont mis en relation. Il est peut-être permis aussi d’interpréter leur prolifération comme l’un des indices de la reconquête des vers sur une prose romanesque qui, devenue pleinement mature, est prête à accueillir des pans allant s’élargissant d’une forme autre, à renouer avec elle. La question mériterait d’être posée dans le cadre d’une réflexion plus large, envisageant les théories et les pratiques du vers et de la prose, ainsi que l’imaginaire et les valeurs qui leur sont attachés.
2Nous avons vu aussi combien les inscriptions romanesques, en particulier celles au xiiie siècle de la Queste del Saint Graal et de l’Estoire del Saint Graal, ont partie liée avec l’expression d’une transcendance dans la mesure où elles sont souvent situées, jusque dans leur formulation même, aux confins d’une oralité qui tend à faire oublier leur matérialité. La porosité de la frontière entre la voix du discours direct et l’écrit épigraphique est observable d’un point de vue stylistique – que l’on songe aux mots ouvrant à l’inscription ou à certaines analogies syntaxiques et formelles –, mais aussi thématique à la faveur du glissement qui peut se produire de l’un à l’autre. En recourant à un langage métaphorique ou à des périphrases identitaires à portée qualifiante qui ne se dévoilent pas immédiatement au lecteur fictionnel, les inscriptions prophétiques participent de cette même transcendance. Qu’elles figurent sur des objets figuratifs ou non figuratifs, ce sont des inscriptions qui matérialisent l’une des voies possibles par lesquelles certains signes ne se percevront qu’à travers le temps.
3La force iconique de l’inscription, quand elle est rendue présente dans le récit, sert un autre dessein que la pure ornementation. Si le manuscrit ne semble s’en faire l’écho direct qu’au xve siècle, grâce à des procédés de soulignement visuel lié à la mise en page, la dimension matérielle de l’inscription n’a pas été laissée de côté par les siècles antérieurs. Nombreux sont les détails fournis dans les romans pour se figurer la forme prise par l’inscription, supports, couleurs, techniques, qui participent du sens de l’œuvre. Or, comme le rappelle Estelle Ingrand-Varenne à partir d’inscriptions historiques, le médium ne vient pas s’ajouter au texte comme une « circonstance contingente », mais « ne fait qu’un avec son mode d’existence matériel5 ». En témoignent aussi les exemples où l’inscription devient l’objet d’un effacement, quand le caractère éphémère et labile de l’écrit est mis au service de la révélation. Certains textes disent comment cette catégorie particulière d’écrits, dotés d’un caractère éphémère signifiant, a pu devenir « la matière même de l’écriture6 ». S’il s’exprime bien par leur entremise une « magie de l’écrit », cette dernière est à prendre dans un sens large. Le pouvoir efficace du signe, en effet, n’est que rarement mis en scène ; quand il l’est, l’écrit agissant n’est pas transcrit, la dissimulation fonctionne comme gage de l’authenticité.
4Écriture dans l’écriture devenant image dans l’écriture, l’inscription serait ce lieu où, comme l’écrit Vincent Debiais, « l’union hypostasique qui se produit dans l’incarnation […] trouverait dans la rencontre du texte et de l’image l’occasion de s’exprimer ad libitum7. » L’entremêlement d’une écriture première – le récit romanesque – et d’une écriture seconde – l’inscription – pourrait être perçu dans certains cas, à l’égal de ce que propose Debiais au sujet de la croisée écriture/image, comme un procédé offert d’appréhension du monde/de l’œuvre. Le premier chapitre notamment, consacré à la figure de l’épigraphiste, a montré comment les lettres inscrites par une main inconnue pouvaient constituer « le moyen ultime de la manifestation de l’invisible8 » et devenir une façon de transcender le texte, de même que l’inscription historique, dépassée la dimension utilitaire, est là pour sublimer l’espace et le mettre en plus complète résonance avec la Création.
5Du xiiie au xve siècle, le pouvoir mémoriel de l’inscription est constamment présent. Qu’elle serve d’entrée en matière digressive en suscitant des récits analeptiques, qu’elle prenne une forme versifiée en brisant la continuité de la prose, l’épitaphe surgit souvent, dès le xiiie siècle, dans un cadre architectural sophistiqué qui prélude peut-être aux tombeaux poétiques. Dès lors, qu’il s’agisse d’exalter un lignage ou, plus simplement, d’évoquer ses différents représentants, la forme sérielle est privilégiée : plusieurs épitaphes se font écho, qui viennent matérialiser la chaîne diachronique et raviver la mémoire du personnage et du lecteur. Quant à la catégorie particulière de l’épitaphe vengeresse, porteuse du nom du meurtrier réel ou présumé, elle s’est avérée plus subtile qu’il n’y paraît. Plutôt qu’une fonction de vengeance immédiate, les romanciers en prose réservent souvent à l’écrit accusateur une fonction psychologique. Chargée d’éclairer le for intérieur de son lecteur, elle s’est révélée être l’un des moyens de poser la question de la culpabilité et de la responsabilité. Des inscriptions commémoratives, autres que des épitaphes, peuvent de leur côté dépasser la fonction mémorielle et, par un procédé d’inadéquation des mots à la chose vue, interroger l’ambiguïté du signe. La même interrogation est en jeu avec les inscriptions fausses et mensongères de Lancelot et surtout de Perceforest, quand l’écrit, devenu pléthorique, se fait contradictoire et finalement illisible.
6Complexe et foisonnant, plein d’embranchements, de détours et de voies cachées appelant la mobilisation de ressources disciplinaires, le vaste champ d’investigation que l’étude de l’inscription romanesque a permis d’envisager n’est pas clos. Un angle notamment, que nous songeons à exploiter, n’a pas trouvé de place dans cet ouvrage : les modes de représentation de l’inscription sur les miniatures. Les lettres deviennent-elles, ainsi que les caractères d’un livre peint sur une toile, « simulacres de signes à lire9 » ? Exigent-elles une « double position de lecture et de vision […] : voir et lire en même temps10 » ou bien échouent-elles, à cause de leur indigence et de leur parcimonie, à brouiller la représentation qui demeure image intacte ?
Notes de bas de page
1 Colliot R., Art. cit., p. 175.
2 Allusion à l’ouvrage de Vuilleumier Laurens F. et Laurens P., L’âge de l’inscription : la rhétorique du monument en Europe du xve au xviie siècle, op. cit.
3 Voir aussi Martin H.-J., La Naissance du livre moderne (xive-xviie siècles). Mise en page et mise en texte du livre français, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2000, p. 20-27.
4 Ce développement littéraire reflète précisément l’évolution historique, voir Favreau R., « Les inscriptions du xve siècle en France », dans Mras G. et Kohn R. (dir.), Epigraphik 2000, Vienne, Verlag der Österreichichen Akademie der Wissenschaften, 2006, p. 131-151, en part. p. 134 : « Ce qui est caractéristique au xve siècle, c’est la nouveauté […] et le développement du vers français en octosyllabes ou décasyllabes notamment. »
5 Ingrand-Varenne E., Langues de bois, de pierre et de verre. Latin et français dans les inscriptions médiévales, Paris, Garnier, 2017, p. 82-83.
6 Chartier R., Inscrire et effacer, op. cit., p. 8 : l’historien de l’écriture, définissant au seuil du livre son projet, dit vouloir présenter des œuvres qui « se sont emparées de la “culture graphique” de leur temps […] pour faire de l’écrit la matière même de l’écriture. » Nous restreignons ici la formule à l’inscription.
7 Debiais V., La croisée des signes, op. cit., p. 326.
8 Ibid., p. 327.
9 Marin L., Études sémiologiques. Écritures, peintures, Paris, Klincksieck, 1971, p. 72.
10 Ibid.
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Les inscriptions romanesques dans la prose arthurienne du XIIIe au XVe siècle
Sandrine Hériché Pradeau
2020
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