Épigraphistes
p. 13-46
Texte intégral
« À tort ou à raison, et je ne sais pourquoi, j’ai toujours considéré, depuis mon enfance, que les seuls textes valables étaient ceux qui pourraient être inscrits dans la pierre ; les seuls textes que je puisse dignement accepter de signer (ou contresigner), ceux qui pourraient ne pas être signés du tout ; ceux qui tiendraient encore comme des objets, placés parmi les objets de la nature : en plein air, au soleil, sous la pluie, dans le vent. C’est exactement le propre des inscriptions. »
F. Ponge, Pour un Malherbe, dans Œuvres complètes, II, Gallimard, « La Pléiade », 2002, p. 160.
1Dans le corpus romanesque ainsi que dans le corpus historique1, beaucoup d’inscriptions sont anonymes. Il en est cependant qui, tracées par des personnages se livrant au geste d’écriture dans le temps même du récit, deviennent des signatures intemporelles et transcendantes. Nous laisserons en effet de côté les « épigraphistes en acte » ponctuels, tels que le chevalier ensevelissant son pair ou le seigneur inique qui veut délimiter son territoire, pour nous arrêter sur quelques figures d’épigraphistes dont l’activité d’écriture n’est pas sans mimer le geste de celui qui écrit (scriptor, le copiste) une œuvre dont elle peut ainsi réfléchir la poétique. Les personnages hors du commun que sont Jésus dans la Queste del Saint Graal, Merlin le prophète, ou encore la Reine Fée dans le Perceforest, les prosateurs anonymes les imaginent volontiers comme les instigateurs en acte d’inscriptions. Ce faisant, ils leur prêtent un statut qui concurrence le leur, voire s’y substitue, dans la mesure où le texte inscrit, prétendument issu d’un autre qu’eux-mêmes, émane d’une autorité extérieure revêtue d’un caractère sacré ; car, bien que fictionnel, ce texte doit être replacé dans son époque particulière, le Moyen Âge, celle où « l’auteur s’efface derrière l’auctoritas », derrière les modèles et les sources, et où « il écrit librement, mais [où] le texte de son discours s’impose à lui de l’extérieur2 ». Jalonnant les romans en prose, certains écrits épigraphiques ne peuvent-ils partager avec les auctoritates le statut de citations garantes de la vérité du discours ? Ne deviennent-ils pas des textes issus d’un ailleurs dépositaire d’une forme inaltérable et authentique ? Ne sont-ils pas des éléments qui, essaimés dans la prose, rappellent la dépendance de la fiction médiévale vis-à-vis de l’Écriture telle qu’elle peut être affirmée dans les prologues pour initier le récit3 ?
2L’identité particulière des épigraphistes permet en effet d’envisager les inscriptions qu’ils réalisent sous le régime métaphorique d’une écriture divine ou naturelle, présentant des affinités avec le mode de l’oralité, par opposition à une écriture humaine, artificielle et déchue ; à moins que cette catégorie d’inscriptions ne serve à renforcer la diffraction de la figure de l’auteur, à la faire se dissiper jusqu’à sa complète disparition qui garantirait sa plus parfaite transcendance, en l’entraînant vers cette limite où l’objet lui-même prend la parole, comme dans ces exemples de prosopopée que fournissent certaines inscriptions romanesques.
Figurations de l’écrivain
Le prophète épigraphiste
3À la différence de ses deux continuations, la Suite dite « Vulgate » et la Suite « Post-Vulgate » (Suite du Roman de Merlin), le Merlin en prose de Robert de Boron ne renferme pas la figure d’un Merlin épigraphiste : le personnage n’est jamais représenté écrivant sur quelque support que ce soit. Non qu’il n’ait affaire à l’activité scripturale puisqu’il intime l’ordre à son maître Blaise de se munir d’encre et de parchemin afin de consigner par écrit toutes les choses cachées, passées, présentes et futures4, mais l’idée est fort prégnante, qui s’appuierait même sur un fond mythique5, d’un Merlin à qui est dévolue la parole, tandis que revient à son scribe, Blaise, l’écriture. Cette perspective ne remet pas en question la figure auctoriale du personnage en qui l’on peut voir, à la suite de Howard Bloch, « le saint patron des lettres dans le monde arthurien6 ». Son omniscience, sa liberté et son imagination font de lui la figure d’auteur par excellence7.
4Dans la Suite-Vulgate, le geste spécifique de l’épigraphe surgit à la fin de l’Histoire de Grisandole8, cet énigmatique « morceau de bravoure9 » inséré dans la biographie de Merlin. Après qu’il s’est métamorphosé en cerf, le devin est amené de force, sous l’apparence d’un homme sauvage, à la cour de l’empereur Jules César pour lui révéler la signification d’un songe. Une fois sa tâche accomplie, Merlin-homme sauvage a le droit de quitter la cour pour regagner les forêts romaines, mais il laisse auparavant une trace écrite de son passage10 :
Lors se mist a la voie, et quant il vint a l’issue de la sale si escrist letres toutes noires es listes sor l’uis en ebrieu qui disoient : ‘Sacent tout cil qui ces letres liront que li hom sauvages qui a l’emperaour espeli son songe que ce fu Merlins de Norhomberlande. Et li cers brancus qui parla a lui voiant tous ses barons, qui fu chaciés par la cité de Rome et qui parla a Avenable en la forest, que ce fu Merlins, li maistres conselliers le roi Artu de la Grant Bretaingne11’.
5Ces caractères ont deux particularités contradictoires : si leur couleur noire les rattache au monde diabolique, le fait qu’ils sont hébraïques les transforme en lettres originelles et sacrées12 Ils sont bien issus de la main de Merlin, être dont l’existence assume pleinement les contraires. D’autre part, la fonction de reconnaissance qu’ils finissent par remplir à la toute fin de l’épisode ne va pas de soi. Les lettres hébraïques resteront d’abord incompréhensibles. Elles auront pour seul effet de confronter au mystère du signe le plus grand nombre, à commencer l’empereur. Il faudra attendre la venue à la cour romaine d’un messager grec en charge d’informer Jules César de la naissance d’un conflit entre les barons de Grèce et l’empereur Adrian pour qu’elles soient déchiffrées, comme par hasard13 Par ces lettres, Merlin fait donc perdurer sa présence tout en la transformant en un mystère. L’absence de lettres aurait signifié une identification à jamais impossible, conduisant à terme à l’oubli pur et simple ; leur réalité sur le chambranle de la porte signifie le questionnement, puis la révélation. Après cette dernière, les lettres deviennent inutiles comme le prouve leur effacement simultané14
Et lors avint une merveille voiant tous ciaus qui la estoient. Car tantost que li empereres oï ce que les letres disoient, ausi tost s’en aloient toutes les letres et desfaçoient, si c’on ne sot qu’eles devenoient15.
6Les lettres deviennent ainsi un avatar de Merlin dont elles prolongent la présence à la cour. Comme lui, elles résistent à l’interprétation immédiate tout en ayant la capacité de s’évanouir sans laisser de trace. Comme lui, elles prennent une semblance autre, l’alphabet hébraïque étant constitué de lettres formellement distinctes de l’alphabet latin. Comme lui enfin, elles portent des natures contradictoires, dissimulatrices en même temps que révélatrices16 On peut ainsi repérer une véritable inflation identitaire dans cette inscription puisque Merlin y déclare l’identité de quatre personae : l’homme sauvage/ Merlin de Northumberland/le cerf/Merlin conseiller du roi Arthur. L’obscurité du déchiffrement, venue de la langue choisie, ne mime-t-elle pas la difficulté qu’il y a à intellectualiser cette quadruple assimilation, qui est loin d’aller de soi ?
7En cette unique occurrence de la Suite-Vulgate où Merlin se montre épigraphiste, l’auteur semble donc réussir à rendre compte de la nature ambiguë17 du prophète qui produit de sa propre main des lettres qu’il veut d’abord indéchiffrables, mais qu’il sait être destinées à s’éclairer/ l’éclairer un jour, juste avant leur effacement, pour le révéler alors qu’il aura disparu. L’inscription devient ainsi analogue à l’une de ces « métamorphose[s] “signature[s]” » de Merlin, pour reprendre les termes de Francis Dubost, qui « joue[nt] le rôle d’un signal de reconnaissance », « utilisée[s] comme une sorte de dénomination parallèle, à l’usage des rares initiés capables d’en identifier l’auteur18 ». Et l’on mesure l’écho que le terme « dénomination » possède dans ce cas précis.
8La figure de l’homme sauvage écrivant ne laisse pas non plus d’être éminemment problématique et par là évocatrice de la nature de Merlin. Or l’auteur de la Suite du Roman de Merlin a également exploité la contradiction qui consiste à prêter la faculté d’écrire à des personnages censés l’ignorer pour évoquer la figure de Merlin épigraphiste. Il fait surgir cette dernière dans cinq épisodes qui sont tous liés à l’histoire de Balaain le Sauvage, le Chevalier aux Deux Épées, en faisant montre d’une insistance qui ne peut qu’être interrogée. En parallèle à ses capacités de métamorphose qui seraient corrélatives à l’image de l’écrivain que Merlin reflète dans la tradition romanesque19, le prophète effectue donc dans cette œuvre le geste spécifique de l’épigraphiste. Nous voudrions voir comment il contribue à lui conférer ce statut particulier d’écrivain des récits liés au Graal jusqu’à l’horizon fictionnel que constitue la mort du roi Arthur.
9L’histoire du Chevalier aux Deux Épées constitue, à l’intérieur de la Suite du Roman de Merlin, un récit fondateur quasi-autonome20 Balaain, un pauvre chevalier exilé du royaume de Norhomberlande, est le seul à pouvoir détacher le baudrier de l’épée qu’une demoiselle de l’Île d’Avalon, mandée par Morgane, vient d’apporter à la cour du roi d’Arthur. Malgré les avertissements funestes de la demoiselle – qui lui prédit qu’il tuera d’ici un an l’homme qui lui est le plus cher et que lui-même périra à cause de la même épée –, Balaain décide de la conserver. Commence alors un véritable « itinéraire de la mescheance21 » qui aboutira à la destruction du Listinois devenu, consécutivement au Coup Douloureux, la Terre Gaste. Après avoir décapité la demoiselle qui avait donné Escalibor à Arthur22, forfait qui entraîne son expulsion de la cour, Balaain se fait momentanément pardonner grâce à la capture qu’il opère sur un ennemi redouté du roi Arthur, le roi Rion.
10La première inscription survient alors que Balaain vient de tuer un chevalier irlandais, Lançor, et de provoquer le suicide de l’amie de ce dernier. Le roi Marc ordonne d’édifier pour les deux jeunes gens un tombeau où il fait inscrire une épitaphe23 Arrive Merlin sous les traits d’un paysan, qui se met à écrire à son tour sur la dalle mortuaire :
Et en chou qu’il se voloit partir, il avint que Merlins vint cele part en semblance d’un fort vilain et commencha a escrire au cief de la tombe lettres d’or qui disoient : ‘En ceste place assambleront a bataille li dui plus loial amant que a lour tans soient. Et sera cele bataille la plus miervilleuse qui devant eus ait esté ne qui après cele soit sans mort d’oume.’ Et quant il a che fait et il a bien regardé le brief, il commencha a escrire en mi lieu de la tombe et escrit deus nons, et estoit li uns des nons Lanscelot dou Lac et li autres Tristrans24.
11C’est donc en qualité de prophète25 de la chevalerie que Merlin écrit sur le tombeau. L’inscription annonce en effet un événement que l’on trouve dans le Roman de Tristan en prose26, antérieur de peu à la Suite du Merlin, le combat entre Lancelot du Lac et Tristan dont l’action se déroule auprès de la Pierre Merlin. L’auteur de la Suite du Merlin procède donc à une identification rétrospective de la Pierre éponyme avec le tombeau du chevalier d’Irlande27 ; mais, comme dans la scène de la Suite-Vulgate, l’apparence de Merlin, un paysan robuste, entre violemment en contradiction avec le geste qu’il effectue, ce que ne manque pas de relever le roi Marc qui « s’esmerveille trop de chou que uns vilains si rudes puet che faire28 ». Les auteurs exploitent donc la nature de Merlin jusque dans la figura qu’ils proposent de lui en tant qu’épigraphe. L’incongruité de l’association entre l’écriture et le non civilisé, qu’incarnent l’homme sauvage ou le paysan, fait signe vers l’ambiguïté consubstantielle d’un personnage dans lequel toutes les contradictions s’aplanissent et se résolvent. De plus, la transformation que Merlin opère sur la fonction première du perron, qui passe du commémoratif au funéraire, relève de la relation ambiguë qui semble être la sienne dans la Suite du Merlin à l’égard des monuments du royaume arthurien.
12Le rapport que Merlin entretient avec l’écrire comme geste fait à visage découvert ne semble en effet pas aller de soi ainsi que le montre encore un autre épisode lié au Chevalier aux Deux Épées. Un chevalier qu’il avait pris sous sa protection est tué, frappé par un combattant invisible dans un cimetière. Avec l’aide d’un ermite qui le réconforte, Balaain veille à son ensevelissement. Le lendemain, ils découvrent sur sa tombe une inscription :
Et quant il fu la venus entre lui et le preudomme, il commenchierent a regarder la pierre dont la plache estoit couverte, si trouverent au chief de la pierre lettres entaillies. Li chevaliers demande au preudomme : ‘Sire, que vous est avis de ceste chose ? Il ne me samble mie que de toutes ces lettres qui chi sont entaillies n’en i ot ersoir nulle. – Par Dieu, fait li preudom, non avoit il. Ore saichiés que chou est une aventure mervilleuse. Mais ore regardons que elles voelent dire, car je ne croi mie que elles soient sans grant senefiance.’ Lors commenche li preudom a lire les lettres et trueve que elles disoient tout apertement :
‘En cest chimentiere vengera Gavains le roi Loth son pere, car il trenchera le chief au roi Pellinor es premiers .X. ans qu’il avra recheu l’ordre de chevalerie29’.
13Comme Balaain se lamente de cette prophétie, car Pellinor lui semble être un chevalier de bien plus grand prix que le jeune Gauvain, arrive un écuyer envoyé par Merlin. Il fait savoir aux deux hommes que c’est son maître qui a gravé, de nuit, l’inscription et que tout se réalisera ainsi qu’il est écrit ; cela sans dommage, car Gauvain une fois adulte dépassera en valeur chevaleresque Pellinor. Il s’agit donc d’une deuxième inscription intéressant le futur de la chevalerie arthurienne30, que Merlin trace de sa propre main. Comme dans les deux précédentes occurrences, il ne le fait pas à découvert, mais de nuit cette fois et comme en cachette. Pourtant, Balaain et l’ermite sont informés dès le matin de l’identité du scripteur.
14Pourquoi le geste d’écriture prophétique de Merlin, indépendamment du contenu équivoque ou non de l’annonce, requiert-il la dissimulation ? Toutes les stratégies du secret qui l’entourent – qu’elles soient mémorphose, atmosphère nocturne ou ellipse – peuvent être interprétées comme les signes du respect de la tradition qui veut que Merlin n’écrive jamais. Elles s’expliquent aussi sans doute parce que le fait d’écrire est perçu avant tout comme une pratique magique, ce qui ne serait pas pour surprendre dans un roman où « les gestes magiques expriment le pouvoir prophétique31 » et où les thèmes du prophète et du magicien se contaminent et s’entremêlent indistinctement. Balaain et l’ermite interprètent d’ailleurs l’apparition de l’inscription sur la pierre tombale comme « une aventure mervilleuse ». Le geste d’écriture de Merlin trahit donc une corrélation étroite entre la prophétie et la féérie, qui était absente du Merlin de Robert de Boron32 Or, que la figure du magicien, dont les mots ont un pouvoir surnaturel, pèse sur la figure du prophète, et vice-versa, implique qu’il devient impossible de déterminer si la prophétie se réalisera parce que Merlin l’a écrite ou si Merlin l’écrit du fait qu’elle doit se réaliser ; on se heurte là, semble-t-il, à un écueil de même nature que celui qui surgit dès lors qu’il s’agit de penser la prévision divine33 En outre, ainsi que dans les prophéties intradiégétiques où la frontière est floue entre l’énoncé prophétique et l’énoncé à valeur injonctive, cette prophétie que l’on supposera interdiégétique à l’échelle du cycle romanesque du Graal peut être lue comme une « structure d’appel34 » qui serait une véritable invite à l’égard d’un futur romancier pour qu’il se conforme à ses dires. Enfin, au même titre que la prophétie réalisée sous les traits du paysan, elle signale le rapport trouble que le prophète entretient avec les monuments qui jalonnent le royaume arthurien. Le fait que l’annonce écrite par Merlin lui-même du meurtre de Pellinor par Gauvain, que d’autres prophéties orales relaient d’ailleurs35, ne trouve pas d’accomplissement dans la Suite du Merlin telle qu’elle nous est parvenue jette le soupçon sur les autres inscriptions prophétiques de Merlin. Scripteur tapi dans l’ombre, Merlin apparaît ainsi comme une figure à la fois double et usurpatrice d’un narrateur auquel il voudrait faire concurrence36 Cela est d’autant plus vrai que, par la suite, « Merlin compose le roman de Gauvain et Pellinor » comme l’a noté Anne Berthelot37 : les deux premiers jalons que sont l’inscription et l’explication fournie par l’écuyer-messager sont relayés plus tard par une prédiction énigmatique qu’il émet à la cour d’Arthur lors de l’arrivée de Pellinor, ainsi que par un récit explicatif au futur qu’il finit par faire, sur les instances d’Arthur, pour raconter la mort de Pellinor38.
15Dans d’autres passages de la Suite du Merlin, la figure de Merlin-épigraphiste apparaît cependant au grand jour. Ainsi, quand Balaain et son frère cadet Balaan s’entretuent, faute de s’être reconnus, au terme d’un âpre combat singulier et qu’on leur élève une sépulture commune sur l’île où ils reposeront désormais, les habitants se trouvent embarrassés pour écrire sur la pierre le nom de l’aîné ; mais Merlin arrive, qui leur dit de ne pas s’en préoccuper :
Or il se traient ariere por veoir que cil feroit qui parloit si faitement. Et il [Merlin] ala droit a la lame ou li doi frere estoient mis et commenche a entaillier au chief dedens la pierre meismes lettres qui disoient : ‘Chi gist Balaain, li Chevaliers a .II. Espees, qui fist de la Lanche Venceresse le Cop Dolereus par coi li roiames de Listinois est tornés a dolour et a essil39’.
16Dans un épisode encore lié à l’histoire du chevalier Balaain, l’auteur de la Suite du Merlin prête donc pour la troisième fois au prophète le geste d’un épigraphiste. Merlin s’assure de la pérennité du nom du chevalier et rappelle, en outre, l’origine du Coup douloureux qui engendra la Terre Gastee40, de l’instant où « comenchent les aventurez et lez mervaillez du roialme aventurus41 ». Cependant, à la différence des deux premières inscriptions, l’épitaphe de Balaain, qui est d’ordre mémoriel et non plus prophétique, n’est pas réalisée à couvert. Du fait qu’il la trace de sa propre main, Merlin lie à jamais son renom au souvenir de cette aventure primordiale arrivée au temps « préhistorique » de la Faute42 Il apparaît comme le seul à pouvoir identifier le mort et reconnaître en lui l’origine de la mescheance. Si son intervention écrite grave dans la pierre l’explication de la Terre Gastee, elle contient aussi en germe toutes les errances et épreuves que les chevaliers arthuriens rencontreront jusqu’au triomphe de Galaad. Replaçant le personnage au cœur du grand cycle romanesque arthurien, le prosateur le situe ainsi à la jonction précise entre le temps préhistorique et le temps historique, celui de l’entrée en écriture. Lui-même s’est donné comme but de prendre en charge une « histoire non racontée43 », qui apparaît comme la « préhistoire » ou « l’arrière-plan » de l’histoire racontée dans la Vulgate. Or, ce passage de la « préhistoire » à « l’histoire » se ferait à l’intérieur même du roman44 De la première émerge la seconde, qui s’accompagne de la naissance du sujet impliqué45, Arthur, qui devient le centre du monde fictionnel46.
17Qu’il n’est d’histoire, et donc de mémoire, sans oubli, la construction que Merlin prend soin d’aménager près de la tombe des deux frères en atteste s’il en est besoin :
Et dalés la tombe estora un lit si estrange que nus n’i puet puis dormir qu’il n’i perdist le sens et le memoire en tel maniere qu’il ne li souvenist ja de chose qu’il eust devant fait tant comme il demourast en l’ille. Et dura chis enchantemens dusques tant que Lanscelos, li fius le roi Ban de Benoïc, i vint. Et lors fu li enchantemens de cel lit deffais, ne mie par Lanscelot, mais par un anelet que il portoit, qui descouvroit tous enchantemens47.
18En plus d’un « lieu paradoxal48 », on verra dans la tombe des deux frères, où s’unissent l’épitaphe mémorielle et le lit destructeur de sens et de mémoire, la conjonction des deux versants de l’entrée d’un sujet (d’un lecteur) dans l’histoire : la mémoire et l’oubli. L’inscription apposée par Merlin sur la pierre tombale est la marque nécessaire du basculement de l’événement fondateur des aventures du Graal du régime de la mémoire vive – celle des témoins de la scène qui peinent cependant à identifier chacun des deux protagonistes – au régime de l’histoire. Elle signale la « transition de la mémoire vive à la position ‘extrinsèque’ de la connaissance historique49 ».
19À partir de la mort de Balaain, les deux inscriptions prophétiques que Merlin réalisera encore dans la Suite du Merlin se feront à découvert. Resté plus de deux mois sur l’Île aux Merveilles où se trouve la sépulture, le personnage y accomplit en effet une série d’enchantements qui le voient pris d’une frénésie d’écriture. Il trace là trois inscriptions que l’on peut qualifier de fondatrices. Après avoir remplacé le pommeau de l’épée de Balaain, celle venue d’Avalon, par un autre pommeau, il y écrit en effet : « De ceste espee morra Gavains », non sans avoir précisé à un chevalier de passage que Lancelot sera seul capable un jour de saisir l’arme maudite. L’inscription prophétique, qui trouve une réalisation éparse dans le Lancelot-Graal, se fait donc devant témoin comme si elle visait à la plus grande publicité. Elle permet de relier deux épisodes du cycle romanesque : la prédiction qui s’attache à l’épée de Balaain dans le Lancelot d’un côté, la mort de Gauvain sous les coups de Lancelot dans La Mort le roi Artu de l’autre50 Malgré sa brièveté, son potentiel narratif est tel qu’il permet d’éclairer a posteriori deux moments du cycle qui étaient jusque là indépendants. Son potentiel funeste également, puisque, grâce à elle, le meurtre involontaire de Gauvain par Lancelot résonne d’un écho profond en recevant comme arrière-plan soudain déployé le meurtre tout aussi involontaire de Balaan par Balaain. La mescheance qui atteint le monde arthurien dans La Mort le roi Artu doit donc se lire en termes d’un retour51 Grâce à l’inscription, l’auteur de la Suite du Merlin donne au prophète le pouvoir de faire allusion à une histoire qui, bien que déjà narrée, n’a pas encore eu lieu dans l’extension chronologique du récit et qu’il peut donc reconfigurer, en amont, à sa guise. Que le bref message trouve place dans un temps en devenir, sur lequel il fait peser un objet porteur de mémoire52, le différencie d’un écrit interprétatif qui concernerait des événements passés, sur lesquels il est toujours possible de revenir pour les éclairer a posteriori. En effet, lors de cette démarche épigraphique, Merlin, et à travers lui l’auteur de la Suite, n’interprète pas La Mort le roi Artu, mais il l’invente véritablement. Au vu et au su de tous, son geste d’écriture, qui contient en germe toute action similaire, est là pour en témoigner.
20Il en est de même pour les deux dernières inscriptions tracées par le prophète dans l’Île Merlin ou l’Île aux Merveilles. Elles concernent une deuxième épée qu’il fiche dans un gros bloc de marbre.
Apriés fist el poing de l’espee lettres mervilleuses qui disoient : ‘Chis qui premiers essaiera ceste espee oster de chi premiers en sera navrés.’ Et tout ensi coume il dist avint il un poi apriés chou que Galaas li tres boins chevaliers fu venus a la court le roi Artus, car Gavains essaia tout premiers par le los de son oncle et tous premiers en fu navrés, si comme l’estore le devisera apertement. Aprés escrit el perron mesmes unes autres lettres qui disoient : ‘Ja ceste espee ne sera de chi ostee fors par la main le millour chevalier del monde ne ja nus ne s’en haatisse d’oster la s’il ne se sent au millour chevalier de tous, car il li meskerroit53’.
21La double inscription relie la Suite du Merlin au début de La Queste del Saint Graal : le bloc de marbre poussé par Merlin dans la rivière arrive, comme le précise le récit, à la cour de Camaalot le jour même de l’arrivée de Galaad. Il fonctionne alors comme épreuve qualifiante pour le jeune chevalier54 Après le Lancelot et La Mort le Roi Artu, c’est donc à un troisième roman du cycle Vulgate du Graal qu’il est fait référence. Les lettres assurent à Merlin un pouvoir sur les événements futurs. Elles lui permettent de s’insinuer dans l’histoire du Graal jusqu’à l’accomplissement final, l’arrivée de Galaad, et d’en faire le maître du jeu même après sa disparition. Pour élucider les aventures ultérieures en leur imaginant un début55, l’auteur de la Suite du Merlin fait donc du personnage de Merlin un écrivain auxiliaire à l’autorité plus grande que la sienne puisqu’elle relève de la merveille. Inscrites sur le pommeau de l’épée ou sur le perron, ses lettres qualifiées de mervilleuses passent véritablement d’un texte à l’autre de sorte qu’il est tentant de voir en l’image du perron dérivant au fil de l’eau une métaphore à rebours, remontée inattendue du fleuve, de la tradition littéraire. Placé comme en amont de cette tradition, l’auteur de la Suite s’amuse à la justifier, mais aussi à la dévoyer56 En outre, les lettres de Merlin, parce qu’elles sont renforcées par l’objet qu’elles accompagnent, acquièrent une plus grande matérialité, et donc plus de fermeté, que la suite de caractères tracés par l’écrivain ou le copiste sur le parchemin. Que le protagoniste se mette à écrire à découvert au moment de la mort de Balaain, alors qu’il l’avait toujours fait de manière dissimulée auparavant, pourrait s’expliquer par le nouveau statut accordé au personnage au cours de l’épisode de Balaain : d’enchanteur facétieux et prophète, il devient un double revendiqué de l’écrivain57 qui trouve en lui de quoi asseoir son autorité.
22Mais l’on pourrait aussi relier ce « passage à l’acte » scriptural de Merlin à l’une des prophéties qu’il formule dans le corps du texte. Ne dit-il pas en effet que la mort de Balaain coïncidera avec sa propre mort ? Quand Arthur fait édifier au sommet d’une tour les statues des treize rois qu’il vient de vaincre, Merlin fait en sorte que les cierges tenus par les effigies restent allumés par enchantement jusqu’à un terme précis :
Rois, sacés que cist chierge n’estainderont devant que l’ame me departira du cors. En chelui jour qu’il estainderont averront .II. merveilles en ceste terre, car je serai livrés a mort par engin de feme et si fera li Chevalier a .II. Espees le Dolereus Caup encontre le desfence Nostre Signour, pour coi les aventures dou Saint Graal averront […] Et lors commencheront les dolours et les tempestes par toute la Grant Bretaigne […] et duerront sans doutance .XXII. ans58.
23On a coutume d’interpréter cette prophétie comme fausse59, ce qu’elle est effectivement de façon stricte, car, après le Coup Douloureux, Merlin continue d’agir encore quelque temps, mais il n’en demeure pas moins qu’elle établit l’idée d’une coïncidence entre les deux événements60 Le Merlin qui écrit n’est pas encore mort, mais il est déjà ailleurs. Ce n’est pas un hasard s’il ne le fait à découvert qu’après l’apparition de la Terre Gaste, dans un espace merveilleux qui transforme ses caractères en un au-delà du signe. La métamorphose et la dissimulation sont devenues inutiles à ce stade du récit. Seule compte la prophétie directe et, en germe à l’arrière-plan, l’horizon des aventures. Avançant au grand jour, l’écrivain et son double, dont les inscriptions deviennent métonymiques de l’écriture de l’histoire, revendiquent leur autorité sur tout l’ensemble romanesque.
24L’inflation épigraphique de l’épisode de l’Île Merlin se trouve étroitement liée à l’intense activité de bâtisseur du personnage. Deux mois durant, il érige sur l’île « le lit et […] autres merveilles que je ne vous puis pas ichi deviser, car bien vous seront ramenteues el conte quant tans et liex en sera » (§240), ainsi que l’étroit pont en fer, à l’une des extrémités duquel se trouve le perron de marbre où l’épée au pommeau inscrit est fichée. Or cette alliance écriture/monument entre en singulière résonance avec le rapprochement que Paul Ricœur a proposé de faire entre le temps « raconté » et l’espace « construit », entre « récit et construction [qui] opèrent une même sorte d’inscription, l’un dans la durée, l’autre dans la dureté du matériau. […] Chaque nouveau bâtiment s’inscrit dans l’espace […] comme un récit dans un milieu d’intertextualité61 ». Une fois le « prophète » mort, il subsiste Merlin qui, devenu pleinement le double en écriture de l’auteur, fait lui-même œuvre d’écriture et de construction tout azimut, organisant la narration et jetant des ponts vers le futur tout en se tournant vers le passé. C’est ainsi que ne sera pas interprété comme un simple hasard l’entrelacement qui a lieu en ce moment précis du récit entre l’évocation des actions de Merlin sur l’île, d’une part, et l’intervention de l’auteur d’autre part, qui évoque la composition d’ensemble de son œuvre et l’équilibre qu’il se doit de respecter « pour que les .III. parties de [s]on livre soient ingaus62 ».
25On préférera y voir l’émergence d’une figure dédoublée, participant également du processus d’écriture et de configuration narrative. En effet, selon Kate Cooper63, la question de la paternité et la question du texte qui est donné à lire sont étroitement liées dans la Suite-Huth. Après avoir rappelé le protocole initial selon lequel Merlin dicte à Blaise le livre des origines tout en étant à l’origine du livre64, la critique analyse les épisodes liés à la naissance de Merlin, d’Arthur, du juge et de Le Tor. Elle remarque qu’ils donnent tous lieu à des scènes où les témoignages oraux que les mères prononcent à propos de la conception de leur enfant sont problématiques : si leur parole est vraie, elle est jugée fausse (Merlin, Igerne) tandis que si elle est dissimulatrice, elle est jugée vraie (le juge, Le Tor). Mettant en relation la question de l’origine de ces personnages à celle du livre de Blaise, la critique conclut :
The son who owes to his father the debt of his own existence and his own valorization, nevertheless depends upon the death or the renunciation of his father to realize his own function. […] This ambivalent model may be equally applied to the question of writing in the text; the manuscript of the Huth Merlin upholds with respect to Blaise’s book the same relation that the son in the above examples upholds with respect to the father. […] The text which we read is at once an ordered image of Blaise’s book and a transformation or renunciation of it. The text owes to the metaphoric book the debt of existence in that Blaise’s transcription is analogous to that originary cognitive moment which precedes narration. But it renounces, alters and modifies the metaphoric book by transforming it into a linguistically-determinated order – the true signification of Blaise’s book, that which remains always within, loses its prophetic aspect when placed in the definitive and (inevitably) historically-determinated limits of words65.
26Ainsi, tel un fils illégitime contraint de trahir ou de tuer le père pour assurer sa propre existence, le narrateur de la Suite du Merlin s’affranchirait de l’autorité de Merlin prophète en le faisant mourir prématurément. Cette mort symbolique pourrait signifier la renonciation à l’obscurité du livre de Blaise – conçu comme une œuvre prophétique où le discours n’est pas fondé sur un langage intelligible ni même exprimé –, une renonciation nécessaire pour que le romancier entre dans l’écriture et mène à bien son récit, celui qui configurera l’histoire selon une perspective historique et représentera, une fois le Coup Douloureux asséné, « les aventurez et les mervaillez du roialme aventurus » (§203). Selon cette perspective, la figure émergente de Merlin-épigraphiste, d’abord masquée puis démasquée après le désastre de la Terre Gastee, deviendrait le double d’un auteur qui le tirerait à lui comme garant de la vérité d’une histoire qu’il s’agit de mettre en forme, tout en l’affranchissant progressivement du livre de Blaise, dont Merlin a défini l’obscurité originelle : « Et ansi com je sui oscurs et serai vers cels cui je ne me voudrai esclarcir, ansis sera tes livres celez66. »
27Dans les Prophesies de Merlin67 en prose du pseudo-Richard d’Irlande aussi, texte héritier des autres continuations du Merlin en prose, le personnage se révèle un épigraphiste de premier ordre, car, même s’il n’est pas représenté en train d’écrire, le récit s’organise en partie autour de ses inscriptions posthumes. Alors que le protocole d’écriture mis en place dans le Merlin de Robert de Boron est d’abord repris – Merlin dicte ses prophéties à un clerc, maître Antoine, dans une chambre du pays de Galles –, le départ du prophète dans la forêt Darnantes y met brutalement fin. Il passe là quinze mois avec la Dame du Lac dans une retraite amoureuse, une petite maison construite par ses soins dans une grotte ; mais « l’idylle » s’achève par son entombement68 des propres mains de la Dame du Lac dans la sépulture que contenait la grotte sise désormais au sommet d’une montagne magique qu’elle est seule à pouvoir atteindre, car la périphérie de la montagne, protégée par des cernes magiques, est enchantée ; mais l’amant de la Dame du Lac, le chevalier Melyadus, convainc sa maîtresse de l’y conduire, malgré l’ultime promesse qu’elle avait faite à Merlin de garder le secret du lieu. Un accord est passé entre le prophète et le chevalier soucieux de perpétuer sa mémoire : Melyadus se voit chargé de recueillir par écrit les prophéties désormais issues de la voix d’outre-tombe et de les rapporter au clerc, maître Antoine, qui se tient toujours dans la chambre d’écriture que Merlin avait quittée.
28Les Prophesies de Merlin renaissent donc de ces conversations au bord du tombeau puisque, sans elles, la voix prophétique se serait tue à jamais69 Elles donnent lieu à un protocole complexe qui offre une réflexion ostensible sur le statut respectif de la parole et de l’écrit. Melyadus, en effet, est non seulement chargé d’enregistrer les paroles de Merlin sur le parchemin dont il est muni, mais aussi de recopier les inscriptions tracées par le prophète au cours de son existence dans les environs immédiats du tombeau. Ainsi, lors du deuxième entretien70, Merlin, qui lui apprend son identité, l’invite à vérifier ses dires en les lisant sur une pierre :
– Ha ! Mierlin, fait Melyadus, a dont sui jou apeles ensi com mes peres, li rois Melyadus, li rois de Loenois, fu apieles ? –Voire, cou dist Mierlins, et si em peus savoir la verite autrement ke par mon dit. Or t’en va devant l’autel de l’eglyse ki est en ceste roce, ou tu trouveras une piere escrite ki dist : ‘Li premiers hom ki venra ceste part sera mors el Lac Dyane. Cil hom ne saura ki fu ses peres, ne ki fu sa mere, ne son non meismes, mais li rois Melyaduc l’engenra en la roine d’Escoce ; et li espirs de Mierlin l’apelera Melyadus par son droit non, et li contera une grant partie de cou k’il li avenra.’ » Quant Melyadus vit ces letres, il les mist en escrit en sa cartre et s’en vint a la tombe ou Mierlins estoit enserees, et li dist : ‘Mierlin, fait il, iou te truis voir dissant en toutes choses71’.
29Cette scène de copie par Melyadus, qui se découvre donc à cette occasion le frère de Tristan, inaugure d’autres scènes se reproduisant à l’identique dans le roman72 L’auteur y privilégie l’écriture comme forme incontestable de vérité en adoptant une perspective qui ne peut s’épanouir qu’au détriment de la parole. En effet, Melyadus se montre convaincu de la véracité des propos de Merlin à partir du moment où il les trouve gravés sur la pierre73 La parole semble avoir suscité chez lui une méfiance instinctive que seule la forme écrite a pu faire disparaître. L’inscription ne peut pas être trompeuse, car elle intervient par rapport à la parole, au sein de la relation qu’elle entretient avec le dire. Elle est présentée par Merlin, et par le pseudo-Richart d’Irlande, comme l’ultime preuve manifestée du vrai74 Pour le prophète en mauvaise posture, elle est en outre un moyen de s’assurer une forme de domination symbolique sur le chevalier75 Dans les épisodes postérieurs où Melyadus viendra auprès de la tombe recueillir les paroles du prophète tout en vérifiant leur authenticité par l’écrit épigraphique, la véracité de l’écriture est moins directement affirmée, bien que ne cesse de se faire entendre cette oralité enfouie, qui, depuis la tombe, investit le présent et dont l’écho est comme répercuté sur la pierre silencieuse par le message épigraphique que Merlin y écrivit dans le passé. Le prophète est en effet l’auteur des inscriptions de la grotte, alors qu’il se trouvait en compagnie de la Dame du Lac.
.xv. jours tous entiers fu Melyadus en la croute avoec Mierlin, et cascun jour tenoit parlement a lui, et lui disoit maintes paroles dont encor vous sera faite mentions au metre en escrit, quant li Sage Clers les metra en escrit en son livre, et celes et maintes autres que Melyadus trouva escrites par mi la roce, ensi com li sages Mierlins les i metoit en escrit quant il vivoit , au tans ke il estoit avoec la Dame del Lac, ki puis le fist enserres, ensi com nous le vos avons conte cha en arriere76.
30En inventant le personnage intermédiaire du chevalier Melyadus, le pseudo-Richart d’Irlande privilégie la notion de déplacement et de transfert, et finalement de mutation, tant au niveau de l’intrigue qu’au niveau du pouvoir auctorial, de la parole au livre. L’arrivée de l’amant de la Dame du Lac auprès du tombeau prophétique s’effectue en effet à l’issue d’un voyage qui, comme l’a montré Nathalie Koble, emprunte les voies communes du monde arthurien77 L’accord passé avec Merlin suppose ensuite pour celui-ci des allers et venues, du bord du tombeau jusqu’au cabinet d’écriture du clerc auquel il confie sa récolte prophétique. Or, ces mouvements incessants, qui assurent la continuation du livre posthume, ne sont-ils pas le reflet de l’énergie déployée pour passer de la parole à l’écrit, l’image du moment de l’« entrée en écriture » ? L’auteur insiste à plusieurs reprises sur le transfert de l’écrit, des caractères gravés sur la pierre aux lettres d’encre du parchemin. Melyadus n’est d’ailleurs pas le seul personnage à recopier sur des chartres les inscriptions épigraphiques de Merlin. Le prophète en a essaimé dans toute la région de la montagne qui debat et, au cours du récit, plusieurs chevaliers sont aussi amenés à recopier des inscriptions78 Et la modification du support matériel, bien qu’elle constitue un autre type de translation que celle de l’oral à l’écrit, relève aussi de la dynamique mutationnelle que l’on peut légitimement attendre dans un roman consacré à Merlin.
La Reine Fée du Perceforest : un Merlin au féminin ?
31Si le personnage épigraphiste de Merlin, qui apparaît comme la figure tutélaire de l’écrivain des romans arthuriens, est unique, on peut supposer qu’il n’est pas sans avoir inspiré d’autres personnages doués comme lui d’un don de prophétie, à moins que cela ne soit la mise par écrit de la vision prophétique qui trouve l’un de ses prolongements naturels dans l’écrit épigraphique.
32La question se pose lorsqu’on considère la Reine Fée, figure du Perceforest. De cette somme romanesque anonyme, qui raconte la préhistoire du royaume arthurien, on conserve aujourd’hui une version en six livres, qui date vraisemblablement du milieu du xve siècle79 Parmi la multitude d’inscriptions que le roman comporte, il en existe une série de quatre qui figure sur le Perron Merveilleux, un lieu de prodiges où s’accomplit sur plusieurs générations le destin de la Grande-Bretagne. Or, à l’origine, ce Perron a été fabriqué sur la demande de la Reine Fée, qui n’est autre que Lidoire, la reine d’Écosse et l’épouse de Gadiffer. Afin de prévenir son beau-frère, Perceforest, de la destruction prochaine de son royaume d’Angleterre, qu’elle a devinée grâce au passage d’une comète, la Reine Fée transporte par enchantement ce Perron devant le Franc Palais où Perceforest a installé son pouvoir.
Touteffois en celle heure elle fist faire un perron mervilleux ou elle escripvy par vers nompas trop couvertement la pestillence et mesaventure qui devoit advenir ou païs, afin que les manans, tant nobles comme non nobles, aucunement se pourveissent pour le tamps advenir. Mais quant il fut prest, elle le fist pourter par son art et assoir en la praerie devant le Francq Palais, si comme il est declairié cy devant plus au long. Et quant le roy Perceforest l’eut veu illecq, il en fut esbahi a merveilles80.
33Ce passage fonctionne comme une explication rétrospective de l’épisode de la découverte du perron, quelque temps auparavant, par Perceforest et ses hommes. La lecture de l’inscription versifiée qui y figure leur apporte la révélation de la destruction prochaine du royaume d’Angleterre :
Adont se mirent le noble roy et les princes au chemin, et tant alerent tout a piet qu’ilz vindrent au perron qui estoit illecq de nouvel apporté. Sy le regarderent a merveilles, car il estoit terriblement grant. Le roy le regarda moult, car c’estoit forte chose a penser par quel art il estoit la endroit si soudainement mis. Ainsy qu’ilz regardoient a l’entour du perron, il perçut que au deussus avoit mettres qui disoient en telle maniere : ‘Ha ! terre tres noble, comme il t’iert ore avers !/ Saches li aigle noire a l’espee au travers / Prendra icy repoz après ton rasement. / Se le grant sens la dame qui ç’a enquis ne ment, / N’iert mais de tel renom, si ert l’espee sacie / Qui dedens ce perron n’est aincoires glacie.’ Quant le roy eut ces vers leus si hault que les chevaliers qui la estoient les eurent plainement entendus, moult en furent esbahis, car tout appertement signiffioient la destruction du royaume81.
34À l’instar de Merlin, la Reine Fée a donc le pouvoir de déplacer les pierres82 et d’y inscrire les malheurs politiques futurs. Instruite grâce à une rencontre fortuite avec Aristote en Orient où elle a passé sa jeunesse, elle est en effet devenue, en fréquentant la bibliothèque de ce dernier, « tres bonne astronomienne » et « maistresse d’arquemie et de nigromancie83 ». Caractérisés par leur labilité84, les autres messages versifiés85, également prophétiques, que portera ensuite le Perron Merveilleux resteront anonymes. Bien qu’on puisse les supposer émanant d’une transcendance, on ne disposera plus d’aucun indice sur la main qui les a tracés à la différence de cette première inscription, issue de celle qui se désigne comme la dame. Véritablement prophétique, au sens où, quand elle surgit, « le présent est retiré » selon Maurice Blanchot86, elle est encore, tout comme les inscriptions de Merlin sur les pierres environnant la montagne qui debat, du côté de l’oralité qu’elle accompagne étroitement et dont elle constitue un complément naturel. Elle procède de l’origine, et non pas du commencement87, du royaume arthurien ; c’est pourquoi elle est tracée de la main d’une prophétesse, figure merveilleuse que son acte de déplacement du mégalithe rattache au temps mythique. Cette inscription première sur le Perron Merveilleux qui a partie liée avec l’observation du ciel88 est destinée à être revêtue, dans l’histoire du royaume arthurien, de cette « antériorité inassignable » qui est le propre aussi, selon Ricœur, de l’oralité89.
Jésus épigraphiste ou le Christus scriptor
35La Queste del Saint Graal, et plus indirectement l’Estoire del Saint Graal90, font référence à des inscriptions qui sont tracées de la main même de la transcendance incarnée. Dans la Queste, en effet, Perceval, Bohort et Galaad découvrent, à bord de la Nef de Salomon91 où ils montent malgré l’inscription-seuil92, une épée et son fourreau également couverts d’inscriptions, dont l’origine et la destinée leur sont révélées par une demoiselle, la sœur de Perceval. C’est au narrateur qu’il revient ensuite de prendre en charge le récit. Après avoir évoqué la légende de l’Arbre de vie, il en vient à l’histoire de Salomon, figure d’autorité et constructeur de la Nef : alors que le fils de David avait confié à sa femme qu’il s’inquiétait de savoir si les hommes comprendraient le sens spirituel de l’embarcation qu’il avait érigée sur son conseil et si le dernier descendant de sa race, Galaad, saurait qu’il avait été informé de sa présence, une vision était venue le rassurer, la nuit suivante, et donner la preuve que Dieu éclairerait la signification de la Nef pour la postérité.
Cele nuit jut Salemons en un suen paveillon devant la nef a petit de compaignie. Et quant il fu endormiz, il li fu avis que de vers le ciel venoit uns hons o grant compaignie d’anges, qui descendoient en la nef aval. Et quant il i ert entrez, si prenoit l’eve que li uns des anges aportoit en un saiel d’argent, si en arousoit tote la nef, et puis venoit a l’espee et escrivoit letres ou pont et en l’enheudeure ; et aprés ce venoit au bort de la Nef et i fesoit ausi letres93.
36Dans ce récit étiologique, l’homme, Jésus, est donc présenté comme l’épigraphiste qui écrit, de sa propre main, sur le pommeau et la garde de l’épée qui appartenait au roi David, ainsi que sur le rebord de la Nef, les inscriptions destinées aux générations futures et, en particulier, au dernier rejeton de la lignée de Salomon, afin que leur symbolique en soit comprise. Ainsi s’explique que Galaad, Bohort et Perceval ont lu sur le rebord de la Nef, sans difficulté aucune94, une inscription-seuil écrite en chaldéen95, qui désigne de manière impropre l’araméen biblique réputé être la langue du Christ. D’immatérielles, les lettres sont en effet devenues bien réelles puisque, dans le temps biblique, le roi Salomon a pu les voir et les lire à son réveil. La Queste annexe donc, par le biais de l’inscription, l’écriture divine96.
37Quand il reprend ce même récit pour expliquer l’origine de la Nef de Salomon, l’auteur de l’Estoire del Saint Graal l’infléchit cependant, car il ne fait plus de Jésus l’épigraphiste.
Entor la mïenuit avint qe il se dormoient tuit, si vit Salemons en son dormant que de vers le ciel venoit uns hom a grant compaignie d’angeles, si portoient divers estrumenz en lor mains, mes il ne savoit deviser quex. Et neporqant il veoit qe cil a qui li angre faisoient compaignie descendoit en la nef et prenoit eve et en arosoit la nef de totes parz et disoit : ‘Ceste nef est senefiance de ma novele maison.’ Aprés venoit au bort de la Nef et faisoit a un de cex de sa compaignie escrivre letres97.
38Or cette modification a été comme justifiée a priori par un passage évoquant l’activité d’écriture de Jésus, ce qui conforterait, semble-t-il, l’hypothèse que la Queste a été écrite avant l’Estoire. Le romancier y explique, en effet, que Jésus n’a écrit de sa propre main, selon les Évangiles canoniques, qu’en deux circonstances, pour enseigner le Pater à ses disciples et, lors de l’épisode de la femme adultère, quand il traça avec son doigt des lettres dans la poussière98 La mention des deux autographes réalisés alors que le Christ s’était fait chair – dont le second constitue un épisode évangélique connu (Jean, 8, 3-8) tandis que le premier sera cherché en vain dans le texte biblique (Matthieu, 6, 9-13 ; Luc, 11, 2-4) – fait écho à l’autre écrit christique qui est, ainsi que l’explique longuement le prologue, à l’origine même de l’Estoire : le narrateur y est invité à copier un petit livre autographe, ce livret que lui remet le grans Maistre, qu’Il a écrit de sa propre main et qui est présenté comme le texte du roman qui suit99 ; le scénario de ce prologue constituant, comme l’a montré Mireille Séguy, la preuve de l’authenticité du texte de l’Estoire, présentée d’emblée comme « l’exacte copie d’un livret écrit de la main du Christ ressuscité100 ».
39Dès lors que l’Estoire est présenté dans son ensemble comme une trace directe de l’écriture christique, son auteur-narrateur peut renoncer à faire de Jésus l’épigraphiste de la Nef et confier la tâche à l’un des anges qui l’accompagnent – sans que les inscriptions de la Nef ne cessent pour autant d’être issues d’une transcendance manifestée. Leur origine divine leur donne, par rapport aux inscriptions écrites de la main d’un protagoniste quelconque, un caractère particulier que l’on interrogera dans la prochaine partie. Une modification du même ordre s’observe d’ailleurs à l’égard des inscriptions tracées sur le fourreau, le pommeau et la garde de l’épée de David, puisque c’est désormais Salomon qui écrit sous inspiration divine, du moins sur le premier support, le fourreau :
Atant vint la voiz qui autre foiz avoit parlé a lui, si li dist : ‘Salemons, nus ne la traira jamés qui ne s’en repente, jusq’atant que cil la tendra por cui tu l’as einsi appareilliee.’ Qant il oï ceste parole, si en fu mout liez et maintenant escrist les letres de sa main teles con li contes les a ja devisees101.
40Or l’inscription du fourreau telle qu’elle est effectivement citée un peu plus haut, à l’heure où Nascien la découvre, présente une grande divergence par rapport au message oral102 Claude Roussel voit dans ce désaccord l’indice d’une « provocante désinvolture103 ». La lame de l’épée, en revanche, comporte une version qui se rapproche de la parole divine entendue par Salomon.
Aprés esgarda la lumiele de l’espee que il vit traite hors del fuerre tant com vous avés oi, si i revit autres letres qui estoient ausi vermelles comme sans. Lors […] les commencha a lire, si vit ke eles disoient que ja ne fust nus si hardis que il le traisist se il n’en devoit miex ferir ke autres et plus hardiement, et qui le trairoit autrement bien seüst che seroit chil ki premierement en morroit, et si estoit ja bien esprové104.
41À moins d’attribuer ces précisions contradictoires à la négligence du romancier, on peut supposer là, comme le fait Claude Roussel, une ambiguité voulue qui entraverait le processus de « lecture comme construction » tel que l’a défini Todorov105 Ainsi, dans ce roman où la construction du sens est enjeu principal – et la construction de la Nef que l’on peut juger pourvue d’une « délirante inflation scripturaire106 » en est comme la cristallisation –, l’information se révèle erronée ou quelque peu décalée, des défaillances apparaissent au cœur même du système des inscriptions. Mireille Séguy avait souligné, déjà, que le prologue était porteur d’une contradiction dans la mesure où la conformité déclarée du récit avec un modèle divin s’opposait au constat fait par le scribe de malléabilité et de vulnérabilité du texte107 Comme dans un roman moderne, le texte, bien qu’il soit référentiel, ouvre à une lectureconstruction « qui ne se fait pas, car elle est, en quelque sorte, indécidable ». Le passage « du méconnu à l’inconnaissable108 » qu’une telle lecture implique aurait pour fonction de rappeler l’essence même du mystère divin et la nature de la foi requise, étrangère à toute construction rationnelle, car, dès lors qu’on tente de les mettre en relation, de les penser comme un grand ensemble, les inscriptions se dérobent. Elles résistent cependant à une lecture individuelle, chacune d’entre elles signifie un interdit sans appel dont la transgression sera accompagnée d’un redoutable châtiment.
42Il n’est pas inutile de convoquer sur ce point la distinction qu’opère Michel Charles entre deux types de lectures : la lecture courante (ordinaire) et la lecture savante109, qui est au fondement de toute analyse d’un texte. La lecture que tout personnage fictionnel fera des inscriptions sur la Nef de Salomon sera de l’ordre de la lecture courante : il aura l’expérience de « structures locales, saisies comme des ensembles maîtrisables », inscrites « dans [la] succession linéaire » que son cheminement dans la Nef lui ouvrira. Or le dysfonctionnement que nous avons pointé, à la suite de Claude Roussel, procède en revanche d’une lecture savante, qui considère l’ensemble du texte d’un seul regard, en confronte les versions avec le loisir de revenir en arrière. C’est donc le « passage d’une structure locale à la structure d’ensemble » qui est à l’origine d’un dysfonctionnement que l’on peut juger volontaire, d’un effet de brouillage destiné à figurer le caractère surnaturel et transcendant de signes matériels comme capables de s’animer.
Des écritures idéalisées
L’inscription contre le livre ?
43Nous convoquerons ici la métaphore fluctuante, mais durable, qui oppose l’écriture divine ou naturelle à l’inscription humaine et artificieuse. Selon Jacques Derrida, la distinction qui est opérée par Socrate dans le Phèdre, pour étayer sa condamnation de l’écriture, entre l’écriture de la vérité dans l’âme et l’écriture matérialisée dans l’espace (la mauvaise écriture), trouve une continuité au Moyen Âge dans des métaphores telles que le livre de la nature ou l’écriture de Dieu110 À l’arrière-plan de ces deux « régimes » d’écriture, l’une intemporelle et universelle, l’autre sensible et finie, perdure l’idée d’une primauté du logos, parole où une vérité et/ou un sens ont été dès l’abord exprimés, avant toute écriture. Or, quand la main qui inscrit est celle d’un être d’exception participant peu ou prou d’une forme de transcendance, les inscriptions ne se trouvent-elles pas davantage du côté de l’écriture naturelle et universelle, et par là de l’oralité, proches d’une voix émise par une puissance omnisciente, et n’échappent-elles pas complètement au danger du « figement cadavérique111 » de l’écriture ? Plusieurs indices convergent, qui semblent aller dans ce sens.
44Qu’il s’agisse du Merlin des Prophesies et de la Reine Fée du Perceforest, dont le nom parle de lui-même, leurs écrits appartiennent au régime de la prophétie émise sous inspiration divine. On a vu, pour le texte du pseudo Richard d’Irlande, à quel point l’oral et l’écrit formaient un tout, inséparable et complémentaire, lors de la récolte des prophéties par le chevalier Melyadus. Bien qu’elles la précèdent chronologiquement, les inscriptions sur les pierres apparaissent à plusieurs reprises comme un prolongement de la parole de Merlin. Elles ne sont découvertes qu’après que la voix d’outre-tombe les a proférées. Et leur support même, les pierres environnantes, les fait entrer en correspondance analogique avec la métaphore de l’écriture naturelle, intelligible et intemporelle que Dieu appose partout112, la pierre écrite comme symptôme de la lisibilité du monde113.
45C’est le même support, un énorme perron naturel qui sera choisi par la Reine Fée pour y inscrire sa prophétie politique. Dans le Perceforest d’ailleurs, l’inscription originaire à terme s’efface ; elle est suivie d’une série d’autres inscriptions. Le caractère labile de l’écrit fonctionne, semble-t-il, comme un indice supplémentaire de l’appartenance de cette inscription à un régime d’oralité plus que de scripturalité. La matérialité de l’écrit se voit niée par l’effacement des signes en même temps que ces signes acquièrent une énergie et une fluidité réservées en principe à la parole vive. Le Perron Merveilleux devient ainsi le dépositaire d’une parole oraculaire, un bétyle de couleur noire, venu du ciel114.
46Quant à la Queste del Saint Graal, les inscriptions sont tracées par Jésus, figure du Dieu incarné, lors d’une vision qui mêle aussi étroitement l’écrit et l’oral. Elles sont présentées comme la réponse de Dieu à l’inquiétude de Salomon. Le roi s’inquiète en effet de savoir comment la signification de la Nef nouvellement construite pourra être livrée aux hommes « se Nostres Sires ne lor enseignoit » ; et comment son lointain descendant sera informé de son existence « se Nostre Sires n’i met autre conseil115 ». L’image du Fils qui écrit à bord de la Nef, métaphore de l’église, est donc présentée comme une réponse légèrement différée de Dieu, et l’écrit comme un reflet de la parole divine, car il est réalisé par la première image naturelle du Dieu invisible116 Au réveil de Salomon, quand les lettres se matérialisent à ses yeux avant de disparaître sur la mer, une voix divine vient d’ailleurs confirmer l’authenticité et la validité de l’écrit : « Salemons, li derreains chevaliers de ton lignage se resposera en cest lit que tu as fet, et savra noveles de toi117 » Ces inscriptions, qui, en même temps que le geste d’aspersion, fondent l’église chrétienne sont du côté de l’intemporalité et de l’universalité. Écritures divines s’il en est puisqu’elles sont tracées de la propre main de Jésus, elles accompagnent un objet qui est du côté de la technique et de l’artifice, la Nef, à laquelle elles confèrent une transcendance en l’élevant au rang de métaphore de l’église. Des inscriptions aux caractères sensibles et finis n’auraient pu avoir ce pouvoir de transformation. Enfin, la parfaite compréhension du chaldéen dont Galaad, Bohort et Perceval font preuve à l’instant où ils découvrent la Nef atteste de l’intelligibilité universelle et intemporelle de ses inscriptions.
47Renonçant à faire de Jésus l’épigraphiste, l’auteur de l’Estoire del Saint Graal attribue les écrits sur le rebord de la Nef à un ange de sa compagnie. Le geste d’aspersion se double à présent d’une parole prononcée par le Fils de Dieu : « Ceste Nef est senefiance de ma nouvele maison118 », qui vient s’intercaler entre la purification par l’eau et l’activité épigraphique ordonnée à l’ange. En outre, celle-ci terminée, Jésus fait un deuxième commentaire : « Molt sera fols qui cest conmandemens trespassera. » Issu d’une main angélique, sous la dictée du Fils unique et Verbe119, l’écrit sur le rebord de la Nef possède lui aussi quelque chose de l’immédiateté de la parole divine, « signe signifiant un signifiant signifiant lui-même une vérité éternelle, éternellement pensée et dite dans la proximité d’un logos présent120 ». L’analyse peut être affinée si l’on invoque la différence qui existe entre le logos vétéro-testamentaire, parole divine magico-religieuse qui est aussi celle de la Grèce archaïque, et le Logos (le Fils) qui constitue une hypostase distincte de Dieu121 Dans les cas de Merlin et de la Reine Fée, on se situerait du côté du logos archaïque, d’une parole magico-religieuse réalisante, tandis que dans celui du Christ, il s’agirait du Logos issu de la conception johannique, le Christ en train d’écrire dans la Queste devenant alors représentation littérale et mise en fiction de l’équivalence du Christ à l’Écriture en tant qu’ils sont « deux accomplissements ou deux révélations […] du Logos122 ».
48Les inscriptions de la Nef de Salomon, ainsi que celles de Merlin et de la Reine Fée, participent de l’oralité de la parole sacrée, d’un logos originel détenteur d’une vérité qu’elles contribuent à porter à la connaissance de l’homme. Afin de montrer le régime d’oralité qu’elles portent en elles, pour en faire des écritures naturelles et universelles, intelligibles et intemporelles, les auteurs les ont sorties de l’anonymat en leur prêtant des épigraphistes d’exception et les ont insérées dans des cadres bien particuliers : contexte visionnaire de la Nef de Salomon dans la Queste et l’Estoire, rochers de la montagne qui debat du Merlin, perron à la merveilleuse mobilité dans le Perceforest. Enfin, ce sont des inscriptions que l’on peut qualifier de « vivantes », comme on parlera d’une parole vive123, au sens où elles surviennent au moment opportun en répondant aux nécessités de la situation présente : Merlin fait appel à elles pour confirmer sa parole d’outre-tombe ; la Reine Fée les inscrit en clair afin de prévenir Perceforest de la destruction imminente du royaume de Grande-Bretagne ; elles sont dans le Lancelot-Graal une réponse divine quasi-immédiate à l’inquiétude exprimée par Salomon. Représentations homologiques de la Parole divine, affranchies de la matérialité de la lettre, elles n’entrent pas dans un rapport de concurrence avec le Verbe, mais entretiennent avec lui une relation de complémentarité ou de possible substitution.
L’épigraphiste, une figure idéale de l’écrivain
49Dès lors que la langue d’oïl s’affirme comme langue de création littéraire, celui qui écrit apparaît sous différents avatars dont la terminologie est d’abord flottante et approximative124 Dépourvu d’un nom précis jusqu’au xive siècle, l’écrivain ne cesse de prendre auparavant des muances diverses et de se démultiplier en une infinité de figures également productrices de textes. À la suite d’Anne Berthelot, on citera l’auteur (auctor) qui assure l’authenticité de l’écrit dont il est à l’origine, puis le conteur qui fournit la matière première, et en aval le scribe/copiste, avec à ses côtés encore le rubricateur et l’enlumineur, qui reproduit l’œuvre. Les trois instances principales dessinent un schéma triangulaire qui peut néanmoins être enrichi d’autres figures de pseudoécrivains, qu’elle soit celle, extérieure à l’œuvre, du commanditaire ou encore, à l’intérieur, celle d’un porte-parole assimilable parfois à une figure de conteur125 Partant du présupposé que l’existence idéale, « c’est-à-dire l’existence en tant qu’être de fiction à l’intérieur d’une œuvre », doit précéder l’existence historique – l’essence précédant l’existence –, Anne Berthelot voit en la prolifération des représentations de l’écrivain tout au long du xiiie siècle une étape de l’évolution de l’esthétique médiévale, un moment où se crée un type de l’écrivain par l’intermédiaire de l’émergence première d’une forme-cadre « d’abord jouée et mise en acte dans la sphère interne de l’œuvre. » En outre, ainsi que l’a souligné Emmanuèle Baumgartner, les premières représentations de l’écrivain, tant dans les prologues que dans les images frontispices des textes narratifs profanes, ont tendance à insister sur le processus de fabrication matérielle du texte, perçu comme fastidieux et pénible. Or l’une des explications qu’elle y voit est le sémantisme du verbe « escrire », « qui peut aussi signifier ‘graver’ », en accord avec le substantif « escrivain » qui renvoie encore au xiiie siècle avant tout à une activité manuelle de copie126.
50À partir de ces analyses, ne pourrait-on formuler l’hypothèse que la personne de l’épigraphiste en acte qui émerge dans les romans du xiiie siècle est, à l’instar des trois instances écrivantes citées précédemment – auteur, conteur, scribe –, que l’on pourrait multiplier, un avatar possible des figures que cette époque de représentation expérimentale de l’auteur imagine à l’intérieur de l’œuvre ? N’est-il pas aussi concevable que l’activité épigraphique renforce la mise en abyme du processus de la mise en écrit qui s’observe dans de nombreux romans du xiiie siècle127 et qu’elle contribue à la prise en charge du texte par une personnalité autre que le narrateur officiel ? Que les épigraphistes soient des êtres spirituels, destinés à une transcendance qui les place au-dessus du commun des mortels, confirme le caractère idéal qui innerve leur statut d’écrivains (au sens moderne du terme) et l’élève progressivement au rang de type.
51Tout à fait exemplaire cependant, et à part, demeure le cas de la Queste del Saint Graal. La représentation du Christ en épigraphiste fait de l’inscription sur la Nef de Salomon un Logos, dont Lui-même procède et qui parle par Lui – alors même que cette inscription n’est pas une citation biblique. Toutes les figures possibles d’écrivains que le xiiie siècle expérimente se cristallisent en la figure de ce Christ acteur (actor et auctor). Un instant résolu le péché originel de l’écriture, un instant esquivé le passage attendu par les références auctoriales, le geste de celui qui écrit s’impose alors comme une évidence inéluctable, affranchie de toute corporalité et matérialité.
L’effacement du narrateur ou « la mort de l’auteur » ?
52La prolifération des figures de l’écrivain coïncide avec l’effacement, ou la « dilution », pour reprendre le terme de M. Perret128, du narrateur, devenu insaisissable au sein de la foule des instances énonciatrices. Ainsi, selon la critique, la fonction proprement narrative, telle qu’elle a été définie par Gérard Genette129, se voit assurée dans la Queste del Saint Graal par une série d’instances intradiégétiques : « voix sans référent, inscriptions, pucelles et prud’hommes. » Le texte du coup « s’auto-génère, pour sembler toujours déjà là ». Affranchie du cadre spatio-temporel où elle s’inscrit d’ordinaire dans les textes épiques ou dans les romans en vers, libérée de toute relation énonciative primaire < locuteur/auditeur>, la narration prend un caractère d’éternité qui fait écho à la figure de l’écrivain idéal que nous avons cherché à déceler dans l’épigraphiste. La Queste et l’Estoire, comme la Suite du Roman de Merlin ou même le Perceforest, appartiennent à ce temps antérieur à la naissance de l’Auteur, qui entretient une certaine résonance avec le temps qui lui serait postérieur tel que Roland Barthes le décrit dans « La mort de l’auteur » (1968) :
Le scripteur moderne, ayant enterré l’Auteur, ne peut donc plus croire, selon la vue pathétique de ses prédécesseurs, que sa main est trop lente pour sa pensée ou sa passion, et qu’en conséquence faisant une loi de la nécessité, il doit accentuer ce retard et « travailler » indéfiniment sa forme ; pour lui, au contraire, sa main, détachée de toute voix, portée par un pur geste d’inscription (et non d’expression), trace un champ sans origine – ou qui, du moins, n’a d’autre origine que le langage lui-même, c’est-à-dire cela même qui sans cesse remet en cause toute origine130.
53Ces lignes de Barthes, si on les replace dans leur contexte, ont pour principal objectif de rendre sa place au lecteur, dans la mesure où ce qui y est visé est l’actualisation pleine et entière d’un texte à chaque lecture. L’Auteur, que plusieurs siècles séparent de ses lecteurs, s’éloigne et finit par s’absenter en même temps que l’œuvre classique passée s’affranchit du poids de son histoire. Il reste que la coïncidence perceptible entre le discours du critique et le sujet qui nous intéresse permet d’émettre l’hypothèse que les romans médiévaux en prose ont représenté, en la personne de l’épigraphiste ayant partie liée avec le sacré, cette figure en acte du scripteur qui apparaît quand « il n’y a d’autre temps que celui de l’énonciation, et [que] tout texte est écrit éternellement ici et maintenant » (ibid.). Cette figure en acte participerait ainsi de l’une de ces multiples « courroies de transmission entre la source, la parole autorisée, de Dieu, de Merlin, des chevaliers acteurs…, et ses retranscriptions », en un temps « où les écrivains tendent […] à effacer leurs traces derrière la voix du ‘conte131’ » pour se cantonner au rôle de transcripteur.
Des objets qui parlent : sur quelques figures de prosopopée
54Certaines inscriptions dotent d’une voix l’objet-support qu’elles accompagnent132 Ce faisant, elles supposent une situation où l’inanimé lui-même, objet d’une personnification, devient le propre auteur de l’écrit qu’il porte. Plutôt que d’être le support aléatoire d’une parole désincarnée, le texte fait reconnaître comme son émetteur et son auteur l’objet auquel il est physiquement attaché. Le système énonciatif mis en place s’apparente alors à celui de la prosopopée133 puisque l’objet lui-même s’adresse au lecteur. Il est remarquable que l’on trouve ce cas de figure, relativement rare dans notre corpus, à propos des inscriptions qui sont liées au geste épigraphique du Christ dans la Queste del Saint Graal et de l’ange dans l’Estoire, ainsi qu’à celui de la Reine Fée dans le Perceforest.
55Dans la Queste, Perceval, Bohort et Galaad découvrent à bord de la Nef de Salomon, outre le lit que la femme de Salomon a fait orner de trois fuseaux colorés taillés dans l’Arbre de vie, l’épée de David qui, par ses inscriptions, devient un objet « à la confluence du passé et du futur134 ». Sa poignée est recouverte d’une somptueuse étoffe de soie rouge portant une inscription brodée : « ‘Je sui merveille a veoir et a conoistre. Car onques nus ne me pot empoignier, tant eust la main grant, ne ja ne fera, fors un tot sol135’. » Après que Perceval et Bohort ont essayé en vain d’empoigner l’épée, de nouvelles lettres sont aperçues sur la lame, une fois qu’elle a été un peu tirée du fourreau :
Ja nus ne soit tant hardiz qui dou fuerre me traie, se il ne doit mielz fere que autre et plus hardiement. Et qui autrement me trera, bien sache il qu’il n’en faudra ja a estre morz ou mehaigniez136.
56Enfin, une très longue inscription gravée sur le fourreau attire l’attention des trois hommes.
Il qui me portera doit estre mout plus preuz et mout plus seurs que nus autres, se il me porte si netement come il me doit porter. car je ne doi entrer en leu ou il ait ordure ne pechié. Et qui m’i metra, bien sache il que ce sera cil primes s’en repentira. Mes s’il me garde netement, il porra partout aller aseur. Car li cors de celui a qui costé je pendrai ne puet estre honiz en place tant come il soit ceinz des renges a quoi je pendrai137.
57Sur l’autre côté de la lame rouge de l’épée, une quatrième et dernière inscription, qui développe une thématique du paradoxe, peut être lue138 Comme l’a montré Hélène Bouget, ces quatre inscriptions, sur l’étoffe, sur la lame et sur le fourreau, correspondent à un mode de formulation rhétorique fondé sur l’énigme139 Elles font toutes appel à une première personne dont l’identité reste problématique ; car si l’on s’en tient stricto sensu à la lettre de l’inscription, c’est l’épée elle-même qui, en s’exprimant, se présente telle l’auteur des caractères brodés ou gravés, l’auto-génératrice des deux premiers messages écrits et du quatrième, ainsi que permet de l’interpréter l’organisation des formes et des personnes pronominales du système énonciatif. À la différence d’une prosopopée qui consiste à faire parler fictivement les inanimés, l’épée ne parle que dans la mesure où le lecteur lui prête sa voix au moment de la lecture de l’inscription. L’écrit épigraphique a dès lors pour fonction de mimer une oralité prêtée à un objet. Dans le troisième message cependant, la fin du texte laisse supposer que ce n’est plus l’épée, mais le fourreau, l’auteur du message : « Et cele damoisele apelera ceste espee par son droit non et moi par le mien ; ne ja devant la ne sera nus qui par noz droiz nons nos sache nommer140 » Ce n’est donc plus l’épée qui « parle » ou qui a « écrit », mais un moi, le fourreau, qui s’est substitué à la principale voix énonciatrice de l’épisode et la tient maintenant à quelque distance tout en l’englobant dans un pronom personnel régime nos.
58La personnification de l’épée et du fourreau, qui s’opère à travers les inscriptions, mérite d’être interrogée. Elle intervient, en effet, alors que le récit révèle peu après, par l’entremise de la sœur de Perceval, qui est le véritable auteur des caractères : lors de sa vision, Salomon a vu descendre du ciel Jésus, accompagné d’anges, qui a lui-même écrit sur le rebord et à l’intérieur de la Nef tous les messages épigraphiques, dont ceux sur l’épée. La première personne des inscriptions, qui porte donc trace de la personne même du Christ, ouvre à un vaste réseau symbolique et figuratif. L’épée, dont la lame appartenait à l’origine au roi David, l’une des préfigurations traditionnelles du Christ, devient épée du Christ. Surtout, les inscriptions à visée personnifiante qu’elle conserve à travers les siècles la transforme elle-même, à notre sens, en un objet, sinon une figure, apocalyptique. Dans l’Apocalypse de saint Jean, en effet, Jean témoigne d’abord avoir vu à l’île de Patmos le Messie, de la bouche duquel sortait une épée à double tranchant. La force invincible de la vérité divine descendant du ciel comme un éclair141, ainsi que la prononciation d’ordonnances mortelles contre les pécheurs142, sont ainsi incarnées par la bouche christique. Lors de l’extermination des nations païennes, de nouveau, le visionnaire est témoin de la venue d’un cavalier, monté sur un cheval blanc, et « de sa bouche sort une épée acérée pour en frapper les païens143 ».
59Les inscriptions de l’Épée aux étranges attaches ne permettent-elles pas de la rapprocher de l’épée de l’Apocalypse ? La superposition symbolique des deux armes, à double tranchant, s’opère à travers le réseau métaphorique de la bouche christique, émettrice d’une condamnation orale, et du signe écrit par Jésus, pourfendeur des impies. L’épée de David devient l’épée du Christ en même temps que le Christ se fait épée, comme le montre la première personne des messages, par la puissance du Verbe. L’histoire passée144 et à venir de l’épée de la Nef confirme la valeur apocalyptique de l’arme : l’épée a été vengeresse et le sera encore dans l’épisode du château de Carcelois. C’est en réussissant à l’empoigner que Galaad réussit à mettre fin aux manifestations du Saint Graal et aux malheurs du royaume de Logres que l’épée avait elle-même provoqués145 En outre, les noms, cachés jusque-là selon l’inscription, de l’épée et du fourreau de la Queste ne tardent pas à être révélés par la sœur de Perceval. Comme les trois compagnons l’invitent à le faire, après qu’elle a muni l’épée d’un baudrier constitué de sa chevelure, elle leur dit que l’épée « a non l’Espee as estranges renges, et li fuerres a non Memoire de sanc146 ». Or le nom du cavalier qui apparaît, monté sur le cheval blanc, au visionnaire de l’Apocalypse lui est pareillement d’abord dissimulé : « inscrit sur lui, [ce] nom qu’il est seul à connaître » et pourtant révélé aussitôt après : « et son nom ? le Verbe de Dieu147 ». Ainsi, comme le cavalier de l’Apocalypse, l’épée porte des noms mystérieux qui dissimulent une transcendance. Les inscriptions par lesquelles la parole lui est donnée et qui participent d’un langage naturel et divin, permettraient de la personnifier et de l’assimiler à la figure même du Christ. En substituant, comme on l’a vu, à la figure de Jésus épigraphiste le roi Salomon, l’auteur de l’Estoire distend le phénomène d’assimilation que nous avons essayé de mettre en lumière, mais ne le détruit pas dans la mesure où il ne renonce pas à la prosopopée.
60La figure de la prosopopée que l’on trouve de manière récurrente sur les inscriptions de la Nef autorise peut-être à convoquer un passage de la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, celui de la prosopopée de la Croix. Comme l’a mis en lumière Jean-Yves Tilliette148, l’expression oxymorique, « les interactions amoureuses ou belliqueuses entre les mots » que comporte ce dernier passage « incarnent les tensions inhérentes » à la condition ambiguë du Christ. Malgré la différence entre les objets – l’épée / la Croix –, et l’écart de leur portée symbolique immédiate – l’épée signale le châtiment, la Croix est image de douleur –, la prosopopée, qu’elle fasse parler l’épée ou qu’elle fasse parler la Croix, est semblablement utilisée pour soutenir la représentation du Christ à travers l’objet et mettre en avant la dualité de sa nature.
61Dans le Perceforest, la troisième des inscriptions figurant sur le Perron Merveilleux, dont l’auteur rappelle d’abord l’origine149, assure aussi à la pierre une forme de personnification. Pallidés, Ourseau et Benuicq peuvent en effet y lire une prophétie qui annonce l’avènement du dernier descendant du Roi Mehaignié :
Sy tost que les trois chevaliers eurent trouvé le perron, ilz le regarderent a merveilles pour la grandeur de lui, mais plus grant merveilles eurent de pluiseurs vers quy estoient escrips au dessus de blanche couleur sur noire pierre. Et sachiés que la lettre disoit ainsi :
‘Moult fus ja pierre esmerveillable,
Mais aincoir suis sus ce vaillable,
Car j’actens a faire merveilles
Dont ne sont venues pareilles.
Ours sus moy fera chevalliers.
Dedens moy ert mis ly achiers qu’homs vivant ne pourra sachier.
Jusques cy s’y vendra lachier
Qui ert chief du lignaige au Roy
Mehaignié. cil par son arroy
Me sachera hors des entrailles,
Ja soient fors des repustailles.
Le fort royaume de Bretaigne,
Qu’orendroit nul vivant ne daigne,
Dont montera en tel honneur
Que autre a lui n’avra couleur150’.
62Devant l’inscription prophétique octosyllabique, les trois hommes, plongés dans l’incrédulité, comprennent simplement qu’Ours doit faire des chevaliers sur la pierre151 Outre les tournures périphrastiques généralisantes, outre le futur obsessionnel et les noms propres qui ne renvoient à aucun référent connu, ce qui contribue au caractère énigmatique du texte est l’entité au nom de laquelle il est écrit : qui s’exprime dans cette inscription ? À qui renvoie le pronom personnel récurrent de première personne sinon à la pierre noire elle-même, ce bétyle venu du ciel ? D’anonyme qu’elle était, l’inscription trouve une origine. Pour dire « le livre du monde », encore situé dans le champ de la connaissance de Dieu et des choses152, des lettres sont passées du côté de la nature. Chargée de révéler le destin du royaume de Grande-Bretagne, la métaphore s’est faite signe visible, à défaut d’être immédiatement lisible, à travers ce Perron Merveilleux qui, faisant songer à la pierre autoglyphe dont parle Arétaze dans son Histoire de Phrygie153, se libère de la figure de l’épigraphiste – la Reine Fée qui l’accompagnait jusque-là – pour imposer, grâce à l’autonomie fonctionnelle de l’élocution, sa parole intemporelle, inhumaine et finalement transcendante.
Notes de bas de page
1 L’anonymat des inscriptions, même s’il est le plus fréquent, est loin d’être systématique. On consultera à cet égard Favreau R., Épigraphie médiévale, Turnhout, Brepols, 1997, la partie consacrée aux « Auteurs », terme très large qui peut renvoyer à l’artiste lui-même, au commanditaire ou encore à un lettré, p. 113-140. Voir aussi Ingrand-Varenne E., Langues de bois, de pierre et de verre. Latin et français dans les inscriptions médiévales, Paris, Classiques Garnier, 2017, le chap. » Reposer la question des acteurs de l’inscription », p. 450-465.
2 Zimmermann M. (dir.), « Ouverture », p. 7-14, en part. p. 11, dans Auctor et Auctoritas. Invention et conformisme dans l’écriture médiévale. Actes du colloque tenu à l’Université de Versailles-Saint-Quentinen-Yvelines (14-16 juin 1999), Paris, École nationale des chartes, 2001. Sur la notion d’auctor, voir Chenu M.-D., « Auctor, actor, autor », Archivum latinitatis Medii Ævii, 3, 1927, p. 81-86 ; sur la pratique de la falsification auctoriale dans le roman médiéval, voir aussi Dragonetti R., Le Mirage des sources. L’art du faux dans le roman médiéval, Paris, Éd. du Seuil, 1987.
3 En particulier le prologue du Perlesvaus et de l’Estoire del Saint Graal, voir Séguy M., Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, H. Champion, 2001, p. 251-276.
4 Robert De Boron, Merlin, roman du xiiie siècle, éd. crit. A. Micha, Paris-Genève, Droz, 2000, [1ère éd. : 1980], p. 71-76. Sur le « livre de Blaise », voir D. Poirion et P. Walter (dirs.), Le Livre du Graal I, Joseph d’Arimathie, Merlin, Les premiers faits du roi d’Arthur, Paris, Gallimard, 2001, p. 1747-1748. Voir aussi l’étude de Trachsler R., Merlin l’enchanteur. Étude sur le Merlin de Robert de Boron, Paris, Sedes, 2000, en particulier « L’évangile selon Merlin », p. 81-116.
5 WALTER P., Merlin ou le savoir du monde, Paris, Imago, 2000, p. 59-64, en part. p. 62 : « Merlin prend souvent l’apparence de l’Homme sauvage et du loup Blaise : Merlin est Blaise (« loup »). Inversement, c’est Blaise qui porte le nom du saint protecteur de la gorge qui est commis aux travaux d’écriture au lieu d’user de sa gorge pour parler. En outre, ce dédoublement entre Merlin qui parle et Blaise qui écrit peut aussi s’expliquer en tenant compte des réalités druidiques. »
6 Une figure auctoriale telle que, comme le déclare Bloch H., Étymologie et généalogie. Une anthropologie du Moyen Âge français, Paris, Éd. du Seuil, 1989 [1983], p. 11-12 : « Merlin est la plus forte image de l’écrivain que le Moyen Âge ait produite : il est même l’incarnation du principe de l’écriture. La pluralité de l’écriture est comprise sous les nombreuses formes que revêt le magicien. […] Son omniscience, qui lui confère une connaissance intime du passé, du futur, des pensées et des intentions des hommes, et même de la paternité, le situe par rapport aux autres personnages dans la même position que l’auteur par rapport à son œuvre – celle d’un observateur privilégié. », voir aussi p. 289-290.
7 Voir aussi Halasz K., « L’Ange, Josephes, Merlin, Robert, Gautiers et les autres : approche narratologique de quelques romans en prose », dans Le Forme e la Storia, Rivista di filologia moderna, n. s. II, 1990, 2, p. 303-314, en part. p. 309.
8 On trouve l’histoire de Grisandole dans The Vulgate Version of the Arthurian Romance, t. II, H. O. Sommer (éd.), L’Estoire de Merlin, Washington, 1908, p. 281-292 et dans la partie intitulée Les Premiers faits du roi Arthur du Livre du Graal, op. cit., p. 1226-1253. Nous citerons le texte d’après cette dernière édition [désormais Suite-Vulgate].
9 Id., p. 1871. Voir aussi Paton L., « The story of Grisandole: a study in the Legend of Merlin », Publication of the Modern Language Association, 22(2), 1907, p. 234-276. Plus largement, sur les liens entre cet épisode et le reste du Lancelot-Graal, voir Trachsler R., « Merlin chez Jules César. De l’épisode de Grisandole à la tradition manuscrite de la suite du Merlin », Studi francesi, 133, 2001, p. 61-71.
10 Il faudrait donc nuancer l’assertion de P. Walter, op. cit., p. 62 : « Comme Merlin n’écrit jamais, il a besoin de Blaise pour mettre ses paroles par écrit. » ; p. 169: « Comme le Christ et comme un certain nombre de maîtres inspirés (Pythagore, Socrate), Merlin n’écrit pas. »
11 Suite-Vulgate, p. 1250. Pour une meilleure visibilité, nous avons pris le parti de transcrire toutes les inscriptions en petites capitales.
12 Dubost F., Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (xiie-xiiie siècles), L’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris, H. Champion, 1991, t. 2, p. 729. Si le critique interprète quant à lui l’hébreu par lequel Merlin signe sa double intervention comme « la langue de l’autre, de l’ailleurs et de l’autrefois, la langue de la magie et des grimoires. », nous y voyons aussi la langue des domaines sacré et cultuel (prières, lectures de la Torah, relations épistolaires entre des sages de différents pays). Sur la langue originelle hébraïque, voir Bloch H., Étymologie et généalogie, op. cit., p. 52-54.
13 Suite-Vulgate, p. 1252 : « Et lors avint qu’il [li messages] jeta ses ex amont desor l’uis del palais et vit les letres que Merlins i ot escrites. Et si tost com il les vit si les lut longement com cil qui des letres savoit assés. […] Et puis revint devant l’emperaour, si li dist : ‘Sire, sire, est ce dont voirs que ces letres dient ? – Que dient eles ? dit li empereres. Le savés vous ? – Cil les fist, dist il, qui vous espeli vostre avision de vostre feme et fist connoistre qu’il parla a vous en guise de cerf.’ »
14 Sur la question de l’effacement et de la labilité des inscriptions, voir infra le chapitre VI, p. 217-221.
15 Id., p. 1252.
16 C’est pourquoi nous n’adhérons pas totalement au commentaire que propose de ce passage Irène Freire-Nunes, qui trouve que « le texte […] s’emmêle dans ses propres contradictions : que Merlin choisisse de « signer » en hébreu son passage peut à la rigueur se concevoir : l’hébreu est la langue sainte par excellence, et la langue des origines. Mais de ce fait la probabilité que cette signature soit couramment déchiffrée par les passants devient infinétisimale. » (Suite Vulgate, p. 1875-1876).
17 À la différence du Merlin de Robert de Boron et de la Suite du Roman de Merlin, la Suite Vulgate offre notamment un portrait physique ambigu de Merlin, qui le décrit comme dans un état intermédiaire entre l’homme et la bête. Voir Dubost F., Aspects fantastiques, op. cit., I, p. 729-730.
18 Id., p. 725. Rappelons que F. Dubost propose de distinguer la métamorphose « signature », la métamorphose facétieuse, la métamorphose stratégique, la métamorphose préalable à une révélation décisive sur les autres ou sur lui-même.
19 Bloch H., Étymologie et généalogie, op. cit., p. 12.
20 Pour la mise en relation des motifs de cette histoire avec des épisodes de la Queste, de Tristan et de Meraugis de Portlesguez de Raoul de Houdenc, voir Szkilnik M., « Le dernier combat du chevalier aux .II. épées », L’information littéraire 1, vol. 59, 2007, p. 11-19.
21 Nous empruntons l’expression à Dubost F., op. cit., t. I, p. 409. Voir aussi Vinaver E., À la recherche d’une poétique médiévale, Paris, Nizet, 1970, p. 144.
22 Le meurtre de Balaain n’est pas gratuit, mais présenté comme une vengeance suite à la mort de l’un de ses frères que la demoiselle avait empoisonné : « ‘Ha ! damoisiele moult vous ai longuement quis : plus a de .III. ans que je ne vous finai de querre. Vous estes cele qui arsistes de venin mon frere.’ » (La Suite du Roman de Merlin, éd. crit. G. Roussineau, Genève, Droz, 2006, § 99, p. 71-72, désormais Suite du Merlin).
23 Suite du Merlin, éd. cit., § 115, p. 84-85 : « chi gist lançor, fius au roi d’irlande, et dalés li gist lione s’amie, qui pour le duel de li s’ochist si tost coume ele le vit mort. »
24 Id., p. 85.
25 Quatre des cinq inscriptions réalisées par Merlin dans la Suite du Merlin sont d’ordre prophétique. Sur la prophétie dans ce roman, voir Koble N., « L’illusion prophétique, ou la maîtrise du temps. Les prophéties dans la Suite du roman de Merlin », dans N. Koble (dir.), Jeunesse et genèse du royaume arthurien. Les Suites romanesques du Merlin en prose, Orléans, Paradigme, 2007, p. 157-178.
26 Roman de Tristan en prose, éd. crit. G. Roussineau, Genève, Droz, 1991, t. III, § 248-258.
27 Sur la fortune du thème de la Pierre Merlin, voir Zumthor P., Merlin le prophète. Un thème de la littérature polémique de l’historiographie et des romans, Genève, éd. Slatkine, 2000, p. 219. [1ère éd., 1943].
28 Suite du Merlin, § 115, p. 85.
29 Suite du Merlin, § 183, p. 143-144.
30 Cette inscription ne trouve pas apparemment de réalisation dans la Suite du Merlin tel que les manuscrits subsistants l’ont conservé. Elle n’est pas illustrée non plus dans des romans antérieurs à l’instar d’autres prophéties de Merlin. En revanche, le meurtre de Pellinor par Gauvain est raconté dans un manuscrit tardif (xvie siècle) de Guiron le Courtois, ms. British Library, Add. 36673. Voir Suite du Merlin, note 314, 60 de la p. 672.
31 Pour cette contamination entre les deux thèmes, voir Zumthor P., Merlin le Prophète, op. cit., p. 217-222. Après le xiiie siècle, et surtout à la fin du Moyen Âge et aux époques postérieures, les deux thèmes ont tendance à être désolidarisés.
32 Sur cette figure, voir Berthelot A., « Merlin magicien ? », dans D. Hüe (dir.), Fils sans père, études sur le Merlin de Robert de Boron, Orléans, Paradigme, 2000, p. 11-23.
33 Valette J.-R., « La Suite du Roman de Merlin ou le Graal caché », dans Jeunesse et genèse, op. cit., p. 197-217, en part. p. 210, où il est dit que la prévision n’a rien à voir avec une contrainte en citant saint Augustin : « Dieu prévoit tout ce dont il est l’auteur, sans être cependant l’auteur de tout ce qu’il prévoit. »
34 Voir Koble N., art. cit., p. 163 et p. 177.
35 Suite du Merlin, note 314, 60, p. 672.
36 Comme l’écrit Koble N., art. cit., p. 172 : « Merlin fait donc figure d’intrus autant que d’auxiliaire ; il double le narrateur en usurpant sa place : le prosateur a eu l’habileté de donner du poids à son personnage en amplifiant son rôle, à la fois démesuré, encombrant, partial et contradictoire. »
37 Berthelot A., Figures et fonctions de l’écrivain au xiiie siècle, Montréal/Paris, Université de Montréal/Librairie J. Vrin, 1991, p. 422 : il y aurait là « trois formes indépendantes et complémentaires du même épisode : l’inscription-résumé, qui ressemble à une rubrique de manuscrit, la prophétie-sentence […] et le récit proprement dit, qui en constitue la mise en roman ».
38 Suite du Merlin, § 314, p. 274-277.
39 Suite du Merlin, § 238, p. 193.
40 Sur l’épisode du Coup douloureux, voir Vinaver E., « The Dolourous Stroke », Medium Aevum, 25, 1956, p. 175-180.
41 Suite du Merlin, § 203, p. 161.
42 Voir Koble N., la partie intitulée « Le temps du prophète, préhistoire du royaume arthurien », art. cit., p. 172-177.
43 Nous empruntons la notion à Ricœur P., Temps et récit, t. 1 : L’intrigue et le récit historique, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 143 : « Cette “préhistoire” de l’histoire est ce qui relie celle-ci à un tout plus vaste et lui donne un “arrière-plan”. Cet arrière-plan est fait de l’“imbrication vivante” de toutes les histoires vécues les unes dans les autres. »
44 Koble N., art. cit., p. 175-176 a repéré une coupure à la section XI : après avoir suivi grosso modo la chronologie, le récit renoue avec le procédé de l’entrelacement, caractéristique des grands romans en prose, et traite donc en alternance d’aventures simultanées. Une structuration nouvelle apparaît donc, qui correspondrait à l’histoire.
45 Ricœur P., op. cit., p. 143 : « Il faut donc que les histoires racontées “émergent” de cet arrière-plan (la préhistoire). Avec cette émergence, le sujet impliqué émerge aussi. »
46 Koble N., art. cit., p. 176.
47 Suite du Merlin, § 239, p. 193-194.
48 C’est ainsi que le qualifie Ferlampin-Acher C., « Faux frères, faussaires, féérie et fiction », dans Jeunesse, op. cit., p. 33-52, en part. p. 50 : « La tombe des deux frères est un lieu paradoxal, à la fois monument nommant les deux chevaliers et résumant le sombre destin de Balaain, et lieu d’oubli pour tous les chevaliers qui s’y arrêteront. »
49 Ricœur P., La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éd. du Seuil, 2000, p. 191.
50 L’épée de Balaain et la prédiction qui lui est inhérente sont évoquées dans le Lancelot en prose, éd. crit. A. Micha, t. VI, p. 55 ; quant à la mort de Gauvain des mains de Lancelot, elle est racontée dans J. Frappier (éd.), La Mort le roi Artu. Roman du xiiie siècle, Genève/Paris, Droz/Minard, 3e éd., 1964, § 151-157, sans qu’elle soit reliée cependant à cette épée.
51 Dubost F., op. cit., p. 409.
52 Koble N., art. cit., p. 174-175.
53 Suite du Merlin, § 241, p. 196.
54 Pauphilet A. (éd.), Queste del Saint Graal, Paris, H. Champion, 1984, p. 12, l. 8-21.
55 Suite du Merlin, p. XXXI.
56 Dans la Queste del Saint Graal, éd. cit., Merlin n’est mentionné qu’à deux occasions lors de l’évocation de la Table Ronde. Imposer le personnage d’entrée de jeu comme l’auteur des lettres qui arrivent à la cour et qui vont déterminer la conduite des chevaliers infléchit l’ensemble du roman. Comme le note N. Koble, art. cit., p. 173, le principe de reconfiguration voulue par le prosateur de la Suite-Huth apparaît d’autant plus vrai à la lumière des recherches de Fanni Bogdanow qui a repéré une version particulière de la Queste del saint Graal et de la Mort le roi Artu où sont prises en compte les particularités de l’univers arthurien tel qu’il figure dans la Suite-Huth : la branche rétrospective aurait donc bien imposé un infléchissement nouveau aux textes de la Vulgate, réécrits en conséquence : Bogdanow F. (éd.), La Version Post-Vulgate de la « Queste del saint Graal et de la ‘Mort Artu’ », Troisième partie du « Roman du Graal », t. I (Introduction), II (« La Queste Post-Vulgate »), IV/1 (« Commentaire à la Queste Post-Vulgate »), Paris, SATF, 1991.
57 Sur le procédé de substitution de Merlin au narrateur, voir Boutet D., « La Suite du Merlin entre élucidation, brouillages et détournements », dans Jeunesse et Genèse, op. cit., p. 221233, en part. p. 227 : Merlin est « non seulement celui qui révèle ce qui est caché […], mais encore celui qui commente les événements et en indique le sens et les conséquences ».
58 Suite du Merlin, § 154, p. 118.
59 Dans La Suite du Roman de Merlin, trad. S. Marcotte, Paris, H. Champion, 2006, p. 271, le traducteur précise en note : « Cette prédiction ne se réalisera pas et l’on verra Merlin réapparaître après la mort de Balaain (§ 238), bien après le Coup Douloureus. »
60 Le syntagme estre livrés a mort, qui signifie « être livré, exposé à la mort », ne signifie pas d’ailleurs une mort effective immédiate ; il peut s’agir d’une mort différée après une période plus ou moins longue de dangers. Il est vrai cependant que Merlin parle de chelui jour, donc d’une date précise.
61 Ricœur P., La mémoire, op. cit., p. 187.
62 Suite du Merlin, § 239, p. 194 : le narrateur allègue de sa volonté d’équilibrer les trois parties de son récit pour justifier l’abandon de « la grant hystore de Lanscelot […] cele meisme ystoire qui doit estre departie de [s]on livre ». À ce moment du récit également, il mentionne pour la première fois le Conte del Brait, qu’Hélie, son compagnon d’armes et de jeunesse, devrait rédiger à sa place. Sur ce conte, voir Suite du Merlin, note 239, 35, p. 662.
63 Cooper K., « Merlin romancier: paternity, prophecy and poetics in the Huth Merlin », Romanic Review, 77, 1986, p. 1-24.
64 Sur ce livre dicté par Merlin à Blaise, qui contient les origines du Graal et de Merlin (passé), les aventures des règnes de Pendragon, d’Uterpendagron et d’Arthur (présent) et les prophéties qui s’accompliront sous le règne d’Arthur (futur), voir aussi Crist L.S., « Les livres de Merlin », dans Fils sans père, op. cit., p. 77-87.
65 Cooper K., « Merlin romancier », art. cit., p. 15.
66 Robert De Boron, Merlin, roman du xiiie siècle, éd. cit., § 16, p. 75.
67 Sur ce texte plus tardif (v. 1270), écrit en Italie, l’ouvrage de référence sur lequel nous nous appuierons en priorité est celui de Koble N., Les Prophéties de Merlin en prose. Le roman arthurien en éclats, Paris, H. Champion, 2009. Nous citerons le texte d’après Les prophesies de Merlin, éd. A. Berthelot, Cologny-Genève, Fondation Martin-Bodmer, 1992 [désormais PM].
68 PM, p. 94-95. Sur l’» entombement » de Merlin et les récritures dont il a fait l’objet, voir Koble N., Les prophéties, op. cit., p. 250-260.
69 Un article a été consacré à ce dispositif par Koble N., « Le chevalier au tombeau : pèlerinages à la tombe prophétique dans les Prophesies de Merlin de Richard d’Irlande », dans Hüe D. et Ferlampin-Acher C. (dir.), Le Monde et l’Autre Monde, Orléans, Paradigme, 2002, p. 223-238.
70 Dès le premier entretien du prophète et du chevalier, l’écrit épigraphique est discrètement convoqué : « Li chevaliers avoit aporte avoec lui enke et parchemin et savoit mout bien escrire, dont il metoit en escrit tout cou que li espirs de Mierlin li disoit. Et ensi mist il en escrit tout chou que il trouva es pieres parmi la roche. », voir PM, p. 109.
71 PM, p. 111.
72 Ainsi PM, p. 124 : « [Li Sages Clers] estoit en la cambre meismes ou maistre Antoine avait a coustume a estre entre lui et Mierlin quant il vivoient, et avoec lui estoit Melyadus ki la cartre avoit aportee, et escrit de sa propre main cou que Mierlins li avoit dit, et cou k’il avoit trouvet escrit es pieres par mi la croute ou Mierlins estoit ensierres en la tombe. » ; PM, p. 129, p. 367, p. 396.
73 C’est bien ainsi que le comprend aussi l’éditrice du texte, Anne Berthelot, quand elle précise en introduction (p. 13) : « Les prophéties proférées par Merlin sont en général confirmées par une inscription sur une pierre effectuée sans doute par le prophète avant son enfermement. » Voir aussi Koble N., Les Prophéties, op. cit., p. 268 : « la confirmation par écrit, pourtant redondante, est investie d’une légitimité plus grande que la prophétie proférée, comme si la distance de l’écriture avait plus d’authenticité que le témoignage direct. »
74 Sur la question de la complémentarité et de la tension entre l’oralité et l’écriture, voir infra, chapitre III.
75 Sur cette notion de domination symbolique, voir Morsel J., « Ce qu’écrire veut dire au Moyen Âge… Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale », dans Memini. Travaux et documents publiés par la Société des études médiévales du Québec, 4, 2000, p. 3-43, ici p. 10-11 : « à chaque fois que le document écrit est lu, il y a production de pouvoir symbolique au profit de celui qui donne à lire et au détriment de celui qui lit ».
76 PM, p. 129.
77 Koble N., art. cit., p. 231 : « Le couple quitte le lac avec une escorte, voyage à cheval jusqu’à la mer, prend un bateau pour Winchester, fait halte pour la nuit chez une veuve dans la forêt Darnantes, avant d’emprunter, de bon matin, le sentier ‘desvoiable’ qui conduit à la montagne. »
78 Ainsi, PM, p. 117 : un chevalier anonyme de la cour du roi d’Arthur se présente au clerc maître Antoine avec une chartre qui porte la transcription des caractères épigraphiques qu’il a lus sur un bloc de marbre et que Merlin a d’emblée signés de sa propre main : « Ensi com iou me chevauchoie, […] avint ke iou m’embati desor une piere de marbre ou il avoit letres escrites ki disoient maintes mierveilles. Iou avoie avoec moi enque et parchemin, si les mis en escrit. » ; voir aussi PM, p. 235, Dynadan, muni d’encre et de parchemin, transcrit les lettres lues sur la tombe de Pandragon à Winchester.
79 Roussineau G. (éd.), Perceforest, Genève, Droz, 1987-2014. Première partie, 2007, 2 t. (TLF 592) ; Deuxième partie, 1999, t. 1 (TLF 506) ; 2001, t. 2 (TLF 540) ; Troisième partie, 1988, t. 1 (TLF 365) ; 1992, t. 2 (TLF 409) ; Quatrième partie, 1987, 2 t. (TLF 343) ; Cinquième partie, 2012, 2 t. (TLF 615) ; Sixième partie, 2014, 2 t. (TLF 631).
80 Perceforest, éd. crit. G. Roussineau, Quatrième partie, t. 1, § XXXIII, p. 521-522.
81 Id., § XVIII, p. 398-399.
82 Le récit du transfert des pierres du mont Kildare en Irlande jusqu’en Grande-Bretagne que Merlin accomplit grâce à son art se rencontre d’abord dans l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth, avant d’être repris par les romans postérieurs.
83 Perceforest, éd. crit. G. Roussineau, Quatrième partie, t. 1, § XXIII, p. 518.
84 Hériché-Pradeau S., « La verité des lettres : inscriptions labiles et chiffrement dans le Perceforest », dans C. Ferlampin-Acher (dir.), Perceforest. Un roman arthurien et sa réception, Rennes, PUR, 2012, p. 213-223.
85 La question de l’insertion du vers de l’inscription dans la prose du roman sera traitée plus bas, voir infra, chap. VII.
86 Blanchot M., Le livre à venir, Paris, Folio-Essais, 1986 [1ère éd. 1959], p. 109-110 : « La prophétie n’est pas seulement une parole future. C’est une dimension de la parole qui engage celle-ci dans des rapports avec le temps beaucoup plus importants que la simple découverte de certains événements à venir. […] Quand la parole devient prophétique, ce n’est pas l’avenir qui est donné, c’est le présent qui est retiré et toute possibilité d’une présence ferme, stable et durable. Même la Cité éternelle et le Temple indestructible sont tout à coup – incroyablement – détruits. »
87 Sur l’écart entre les deux catégories du commencement et de l’origine, voir Ricœur P., La mémoire, op. cit., p. 173-174 : « Le commencement est historique, l’origine est mythique. »
88 Walter P., Merlin ou le savoir du monde, op. cit., p. 88, note le lien qui existe entre Merlin, les monuments mégalithiques et l’observation du ciel, elle-même liée au comput temporel et à la détermination des moments du temps cosmique.
89 Ibid., p. 173 : « On peut certes marquer quelque chose comme un début du traitement critique des témoignages, mais ce n’est pas un commencement du mode de pensée historique, si l’on entend par là une temporalisation de l’expérience commune sur un mode irréductible à celle de la mémoire même collective. Cette antériorité inassignable (= qu’on ne peut déterminer avec précision) est celle de l’inscription, qui, sous une forme ou sous une autre, a dès toujours accompagné l’oralité. »
90 L’Estoire del Saint Graal, qui aurait été composé dans la 3e décennie du xiiie siècle, vraisemblablement entre 1226 et 1230, est postérieur à Merlin et au Lancelot en prose, mais apparaît peu après la Queste et sous la plume d’un autre auteur. Voir Le Livre du Graal, Pléiade t. I, p. 1665.
91 Sur la Nef de Salomon, Szkilnik M., L’archipel du Graal. Étude de l’Estoire del Saint Graal, Genève, Droz, 1991, p. 35-56 ; voir aussi, sur la question du rêve de Salomon, Demaules M., « Le roi Salomon et sa Nef dans le Lancelot-Graal », dans Littérales, n° 43, Littérature et révélation au Moyen Âge III, Ancienne Loi, Nouvelle Loi, Université Paris Ouest La Défense, 2009, p. 103-129.
92 Voir, pour une analyse détaillée de l’inscription-seuil, infra, chapitre II.
93 La Queste del Saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, H. Champion, 2003 [1ère éd., 1984], p. 225 [désormais QSG].
94 Sur la langue araméenne et la facilité de déchiffrement dont elle fait l’objet par Galaad, Bohort et Perceval, voir infra, chap. III.
95 QSG, p. 201 : « Et il resgardent el bort de la nef et voient letres escrites en caldieu, qui disoient une mout espoantable parole et douteuse a toz cels qui i volsissent entrer. »
96 Baumgartner E., « Masques de l’écrivain et masques de l’écriture dans les proses du Graal », dans De l’histoire de Troie au livre du Graal. Le temps, le récit (xiie-xiiie siècles), Orléans, Paradigme, 1994, p. 133-141, en part. p. 138.
97 Ponceau J.-P. (éd.), L’Estoire del saint Graal, manuscrits d’Amsterdam et de Rennes (version longue), Paris, H. Champion, CFMA, 2 vol., 1997 [désormais ESG], t. II, p. 289.
98 ESG, t. I, p. 258 : « Li premiers escris ke il fist, si fu la haute orisons qui l’Escripture claime l’‘orison Nostre Signeur’, ch’est la Patre Nostre ; cheli escrit il de son pauch en la pierre, quant il ensigna a ses desciples comment il devoient orer. Li autres escris que il fist, si fu quant li Gui li amenerent la feme qui estoit prise en avoutire pour esprover comment il le jugeroit ; et il commencha a escrire en la pourre devant lui. » Nous n’avons pas trouvé la mention d’un écrit de Jésus en la première circonstance (Luc, XI, 1-4). Sur la fiction théologique du Christ écrivant, voir Fritz J.-M., « Figures du Christus scriptor au Moyen Âge », dans Nobel P. (dir.), Formes et figures du religieux au Moyen Âge, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2002, p. 67-83. L’auteur fait l’historique de la polémique qui a régné tout au long du Moyen Âge : devait-on considérer que Jésus a écrit des mots sur la poussière devant les Pharisiens quand lui fut présentée la femme adultère ?
99 Pour une analyse de ce prologue, véritable « proto-récit », qui assure une opération d’identification entre écriture et Écriture » (p. 263), ainsi qu’une « analogie entre l’écrit et le corps du Christ » (p. 260), voir Séguy M., Les romans du Graal, op. cit., p. 258-276.
100 Ibid., p. 266.
101 ESG, t. II, p. 285-286.
102 ESG, t. I, p. 264 : « Chil qui me portera sour lui doit estre plus preus ke nus autres et plus seürs, se il me porte ensi com les letres de l’espee le devisent, car li cors a qui costé je serai pendue ne puet estre honis en plache tant com il sera des renges chains a quoi je penderai […]. »
103 Roussel C., « Dieu écrivain et ses lecteurs dans l’Estoire del Saint Graal », dans Le lecteur et la lecture dans l’œuvre, Clermont-Ferrand, Association des publications de la Faculté de Lettres et Sciences Humaines de Clermont-Ferrand, 1982, p. 163-176, en part. p. 166.
104 ESG, t. I, p. 264.
105 Todorov T., « La lecture comme construction », dans Poétique de la prose (choix), suivi de Nouvelles recherches sur le récit, Paris, Éd. du Seuil, 1978, p. 175-188.
106 Roussel C., art. cit., p. 165.
107 Séguy M., Les romans du Graal, op. cit., p. 268.
108 Roussel C., p. 187 et p. 188.
109 Charles M., Introduction à l’étude des textes, Paris, Éd. du Seuil, 1995.
110 Derrida J., De la grammatologie, Paris, éd. de Minuit, 1967, p. 27 : « Comme c’était le cas pour l’écriture de la vérité dans l’âme, chez Platon, c’est encore au Moyen Âge une écriture entendue au sens métaphorique, c’est-à-dire une écriture naturelle, éternelle et universelle, le système de la vérité signifiée, qui est reconnue dans sa dignité. Comme dans le Phèdre, une certaine écriture déchue continue de lui être opposée. »
111 Nous empruntons l’expression au commentaire que Jacques Derrida fait du Phèdre, voir Platon, Phèdre, trad. de Brisson L., suivie de La Pharmacie de Platon de DErrida J., Paris, GF Flammarion, p. 276.
112 Sur le « livre de la nature », voir les exemples donnés par Curtius E. R., La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, PUF, 1991, p. 497-507 [1ère éd. all., 1948]. Voir aussi Mathieu J.-Cl., Écrire, inscrire. Images d’inscriptions, mirages d’écriture, Paris, Corti, 2010, le chapitre intitulé : « Le livre du monde, les voix de la nature », p. 303-322.
113 Blumenberg H., La lisibilité du monde, Paris, Éd. du Cerf, 2007 [1ère éd. all., 1979]. Le philosophe étudie le succès de la métaphore du livre de la Nature dans le champ philosophique et théologique.
114 Hériché-Pradeau S., « La verité des lettres : inscriptions labiles et chiffrement dans le Perceforest », art. cit., p. 221.
115 QSG, p. 225.
116 Ainsi, par exemple, dans la hiérarchie des représentations que Jean Damascène distingue, le Fils est défini comme la première image naturelle et identique de Dieu, auquel il est connaturel, au sens où il partage la même substance, tout en étant son image. Le Fils du Père montrant en lui-même le Père fonde le principe iconique premier. Voir Jean Damascène, Contre ceux qui rejettent les images III, 16, 26, dans Le Visage de l’invisible, trad. A.-L. Darras-Worms, éd. J.-P. Migne, Paris, Brepols, 1994, p. 76-81.
117 QSG, p. 225.
118 ESG, II, p. 289.
119 Rappelons que trois textes de Jean appliquent le mot Verbe (Logos) au Christ : l’Apocalypse, la première épître et le prologue du quatrième évangile. Voir Gérard A.M., Dictionnaire de la Bible, Paris, R. Laffont, 1989, voir l’article : « Verbe », p. 1359-1360.
120 Derrida J., op. cit., p. 27. Pour une analyse de l’inscription-seuil du rebord de la Nef, voir infra, chapitre II.
121 Sur cette notion de logos, voir Compagnon A., La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Éd. du Seuil, 1979, p. 190-199.
122 Ibid., p. 199-200.
123 À partir de l’association logos-zôon, que l’on trouve par exemple dans les discours d’Isocrate ou d’Alcidamas, Derrida J., Pharmakon, op. cit., remarque : « En décrivant le logos comme un zôon, Platon suit certains rhéteurs et sophistes qui, à la rigidité cadavérique de l’écriture, opposèrent avant lui la parole vive, se réglant infailliblement sur les nécessités de la situation actuelle, les attentes et la demande des interlocuteurs présents, flairant les lieux où elle doit se produire, feignant de se plier au moment où elle se fait à la fois persuasive et contraignante. » (p. 276).
124 Voir BAUMGARTNER E., « Sur quelques constantes et variations de l’image de l’écrivain (xiie-xiiie siècle), dans Auctor et Auctoritas, op. cit., p. 391-400, en part. p. 391-392 ; Berthelot A., Figures et fonctions…, op. cit., p. 27.
125 M. Mikhaïlova a montré ainsi comment le personnage du clerc pouvait assumer les fonctions de narrateur, de lecteur et de « producteur de récit », voir ead., « Le clerc : personnage de la fiction/personnage-fiction. Le clerc écrivant dans la littérature arthurienne », dans Le Clerc au Moyen Âge, Aix-en-Provence, CUER MA, Senefiance, 37, 1995, p. 419-433.
126 Baumgartner E., « L’image de l’écrivain », art. cit., p. 393.
127 Ibid., p. 37. Comme le dit justement A. Berthelot à « chaque niveau du récit, à chaque strate de la fiction, qui correspond à un espace et à une temporalité différents, l’écriture pose à nouveau le problème de sa production et suscite une figure qui en assume la responsabilité. »
128 Perret M., « De l’espace romanesque à la matérialité du livre. L’espace énonciatif des premiers romans en prose », Poétique, 50, 1982, p. 172-182, en part. p. 172. M. Perret étudie l’effacement du narrateur dans une perspective diachronique, selon trois périodes, l’épopée des xi et xiie siècles, le roman en vers et l’apparition de la prose au xiiie siècle.
129 Genette G., Figures III, Paris, Éd. du Seuil, 1972, p. 261-265. Outre la fonction proprement narrative – raconter l’histoire –, Genette distingue les fonctions de régie, de communication, testimoniale et idéologique.
130 Barthes R., « La mort de l’auteur » (1968), dans Œuvres complètes, t. III, 1968-1971, p. 4045, citation p. 43.
131 Baumgartner E., « Sur quelques constantes et variations de l’image de l’écrivain », art. cit., p. 397.
132 Nous laisserons de côté pour l’instant les cas où une épitaphe fait « parler » un mort. Attestée dès l’Antiquité (voir sur des vases et des coupes grecs, Christin A.-M., L’invention de la figure, Paris, Champs-Flammarion, 2011 : « La lettre et le réel », p. 73-96, en part. p. 7576), la tradition des objets « qui parlent », en rappelant la mémoire de ceux qui les ont fabriqués, est repérable aussi à l’époque carolingienne, voir, par exemple, à propos d’une cloche : Treffort C., Mémoires carolingiennes. L’épitaphe entre célébration mémorielle, genre littéraire et manifeste politique (milieu viiie-début xie siècle), Rennes, PUR, 2007, p. 277 ; voir aussi sur des « objets parlants » tels que des « croix, cloche, bijoux (bague et agrafe), pierre », Ingrand-Varenne E., Langues de bois, op. cit., p. 183.
133 La théorie classique sur la prosopopée est exposée par Fontanier P., Les figures du discours, Paris, Champs Flammarion, 2009, p. 404-406 ; voir aussi MOlinié G., Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le livre de Poche, 1992, p. 280-281.
134 Sur les quatre inscriptions de l’épée et l’association mémoire/prophétie qu’elles permettent, voir Séguy M., Les Romans du Graal, op. cit., p. 411-413.
135 QSG, p. 203. On notera dans cette inscription, ainsi que dans les suivantes, la prolifération de tournures négatives, dont certaines à valeur exceptive. On y verra un signe de la parole prophétique, « passage terrible à travers la négation, quand Dieu lui-même est négatif », selon Blanchot M., Le livre à venir, op. cit., p. 112, voir infra, chapitre VI, p. 248-249.
136 QSG, p. 203.
137 QSG, p. 205.
138 Id., p. 206 : « Cil qui plus me prisera plus i trovera a blasmer au grant besoign que il nel porroit cuidier ; et a celui a qui je devroie estre plus debonere serai je plus felonesse […] ».
139 BOUGET H., Écritures de l’énigme et fiction romanesque. Poétiques arthuriennes (xiie-xiiie siècles), Paris, H. Champion, 2011, p. 34. Ce type de formulation rhétorique est fondée, selon H. Bouget, sur des « termes englobants et vagues », « des indéfinis […] qui obscurcissent délibérément l’énoncé et freinent l’adéquation du signifiant et du signifié. »
140 QSG, p. 206. Il nous semble que E. Baumgartner élude quelque peu la difficulté finale en traduisant ce passage par : « Cette jeune fille nommera cette épée et son baudrier par leurs vrais noms, ce que personne auparavant ne sera capable de faire » (La Quête du Saint-Graal, trad. en français moderne par E. Baumgartner, Paris, H. Champion, 2003, p. 185).
141 Ap., I, 16 : « Dans sa main droite il a sept étoiles, et de sa bouche sort une épée acérée, à double tranchant. »
142 La Bible de Jérusalem, Paris, Les éditions du Cerf, 1994 (14e éd.), p. 1784 : l’épée est ainsi commentée : « sa bouche s’apprête à fulminer ses décrets mortels (épée effilée) contre les chrétiens infidèles ».
143 Id., p. 1798. Le commentateur note que, dans ce passage, le « glaive est l’arme de la Parole exterminatrice ».
144 L’histoire de l’épée est racontée par la demoiselle aux trois compagnons, voir QSG, p. 204210.
145 Baumgartner, op. cit. p. 255, qualifie l’épée aux étranges attaches de « talisman ambigu, […], qui annonce peut-être une fin des temps et un jugement dernier également signifiés par l’occultation du Graal et de la lance à la fin du récit ».
146 QSG, p. 227. Le nom Memoire de sanc est justifié par la jeune femme : « nus qui sens ait en soi ne verra ja l’une partie dou fuerre, qui fu fez de l’Arbre de Vie, qu’il ne li doie sovenir del sanc Abel. »
147 La Bible de Jérusalem, op. cit., p. 1797.
148 Tilliette J.-Y., Des mots à la parole. Une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, 2000, p. 107-111. Le critique cite le texte de la proposopée de la Croix d’après l’édition de FARAL E., Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du moyen âge, Paris, H. Champion, 1924, p. 194-262. [v. 469-507].
149 Perceforest, op. cit., IV, § XLII, p. 924 : « Lors trouverent [Pallidés, Ourseau, Benuicq] ung mervilleux perron que jadis envoya la rouine Flavora de la Roide Montaigne par son art pour couronner dessus le roy Perceforest. Et sy fut le perron que la Royne Faee par son art fist oster de son lieu et assoir ou il estoit, dont puis s’y assist l’aigle noir qui tant espoanta le roy Perceforest aux nuepces de Bethidés son filz. Ce fut mesmes le perron qui demonstroit la destruction du païs et ou Julius Cesar reposa aprés la prophecie acomplie. »
150 Ibid., p. 924-925.
151 Ibid. : « Quant les trois chevaliers eurent veu ces vers, moult s’en esmervillerent, car ilz ne pouoient aucunement entendre a quoy ce pouoit venir. Et fort leur sambloit a estre que ours feist chevaliers, et eurent grant merveilles qui ce roy estoit dont le chief de son lignaige devoit acomplir telles merveilles. »
152 Comme l’écrit Mathieu J.-Cl., op. cit., p. 307 : « la métaphore du livre naturel […] est apparue d’abord dans le champ de la connaissance de Dieu et des choses, conçue sur le modèle d’une lisibilité de signes. »
153 Caillois R., Œuvres, Paris, Gallimard, 2008, p. 1043 : « Arétaze, dans son Histoire de Phrygie, parle de la pierre autoglyphe du fleuve Sagaris. Aucun artiste ne l’a touchée. Pourtant, elle porte l’image de la Mère des Dieux, comme si elle avait pu se graver elle-même. C’est ce que signifie son nom. »
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les inscriptions romanesques dans la prose arthurienne du XIIIe au XVe siècle
Sandrine Hériché Pradeau
2020
Identités de l’artiste
Pratiques, représentations, valeurs
Muriel Plana et Frédéric Sounac (dir.)
2021