Chapitre 8. Le réseau sans les Grenier‑Godard
p. 177-198
Texte intégral
1Les arrestations de René et de Blanche ne mettent pas un point final à l’engagement des membres du réseau même si les activités sont ralenties et désormais souvent différentes. Jacques Noujarret, employé SNCF à Perrigny, reconnaît que cette situation les a « déroutés » car Blanche Grenier-Godard et son fils René étaient « les cerveaux du Réseau ». Individuellement et collectivement, en Bourgogne ou dans leur région de refuge, les membres du réseau poursuivent leur engagement. Nombreux sont ceux qui vont subir la répression allemande jusqu’à la Libération.
La poursuite de l’engagement des cheminots
2Les employés de la SNCF poursuivent leur aide aux prisonniers évadés. Noujarret en héberge quelques-uns chez lui et grâce à Jean peut leur fournir de fausses cartes d’identité. Mais cette activité est de plus en plus difficile car les Allemands sont de plus en plus présents. Avec ses camarades, ils essaient de perturber le plus possible des transports allemands en « détournant des wagons et en défichant les transports » et en inscrivant « de fausses destinations sur les étiquettes des wagons1 ». Gaston Séron explique aussi comment il faisait du sabotage dans les convois : « Sable dans les boîtes de roulement, couper les câbles d’amarrage des véhicules2 ». Albert Sire mentionne son activité après l’arrestation de Blanche : « Je continuai seul, dans la mesure de mes moyens, mon travail secret3. » Ils vont pour la plupart poursuivre leurs actions au sein du réseau Résistance‑Fer4.
Les arrestations de passeurs de décembre 1942 et leurs conséquences dramatiques
3Les passages à la ligne de démarcation se poursuivent jusqu’à l’hiver 1942. Lors de l’opération Anton déclenchée le 11 novembre 1942, les troupes germano- italiennes pénètrent en zone non occupée. La ligne de démarcation n’est pas supprimée immédiatement ; elle l’est le 1er mars 1943. Après le 11 novembre, les passeurs clandestins continuent leur activité. Même s’ils ne travaillent pas exclusivement pour le réseau Grenier-Godard, plusieurs d’entre eux ont des dossiers signés par Blanche après-guerre lors de la liquidation du réseau. Il s’agit de Julien Roussot, Jean Schiele et du couple Frilley. Les événements qui ont conduit à leur arrestation illustrent comment l’infiltration d’un réseau se déroule et souligne les motivations de l’agent impliqué dans l’opération.
L’infiltration et les arrestations des passeurs
4Le 22 et le 23 décembre 1942, les agents de la SIPO-SD procèdent à plusieurs arrestations à Dijon et en Saône-et-Loire. Sont arrêtés des passeurs de Bousselange, Longepierre et Pourlans, villages de Côte-d’Or et de Saône-et-Loire proches de la ligne de démarcation : Jean Schiehle, Huguette Meney, Paul Jacquelin, Julien Roussot, Maurice Vernillet, Rodolphe Fravol et à Dijon le couple Frilley gérants du café-restaurant rue des Rotondes à Dijon ainsi qu’Amable Michel, commerçant place Grangier à Dijon, gérant du magasin de café COBOCA5. C’est le père de Françoise Michel, condamnée à 12 ans de détention pour son implication dans le réseau Chevalier.
5Albert Lacker est l’agent double qui a permis ces arrestations. Né le 23 octobre 1923 à Strasbourg (quartier du Neudorf), Lacker suit une formation d’électromécanicien. Il s’engage en 1938 dans la Marine française. Démobilisé en 1940 ou 1941 selon les sources, il s’installe à Baerenthal (Moselle), où vit sa mère, et travaille comme électricien dans le service reconstruction. En raison d’un salaire jugé trop faible, 120 marks par mois, il entre dans la Gestapo comme traducteur et part à Munich pour suivre une formation (juillet-décembre 1941)6. Son salaire est alors de 220 marks. Il a alors 18 ans.
6Sa formation achevée, début 1942, il est ensuite affecté à Dijon, rue du Docteur-Chaussier, dans les services de la SIPO-SD. Il est toujours traducteur mais peut faire des enquêtes et est chargé par son responsable Georges Kuhon (ou Kuon) Hauptscharführer (adjudant-chef) de démasquer les réseaux de passage de prisonniers évadés et de civils.
7Il assure en juin 1942 une mission à Strasbourg pour essayer de confondre un réseau de passeurs. Ce sont les services allemands de Dijon qui sont chargés de cette action car la filière descend sur Dijon. Lacker explique qu’il a été choisi car il est le seul agent du groupe de Dijon parlant le patois alsacien et le français, ce qui lui permet de se fondre parfaitement dans la population et de ne pas éveiller de soupçon. Il a pu identifier, sur les indications d’une femme rencontrée
8« fortuitement », Marguerite Colin de Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin), un passeur, Aloïs Peyer et un relais, garde-chasse à Lauterupt (Vosges) qui lui a indiqué d’aller à Luxeuil puis à Vesoul. Après-guerre, Marguerite Colin explique le modus operandi de Lacker :
« Un soir de juin ou juillet 1942, vers 20 heures environ, je montais vers le lieudit Hergauchamp pour y chercher du lait. J’ai rencontré sur mon chemin un jeune homme âgé d’environ 22 ans qui était porteur de deux valises. Ce jeune homme m’a arrêtée et m’a demandé s’il était bien sur le chemin conduisant vers la frontière. Je lui ai demandé s’il voulait s’évader, je l’avais pris pour un prisonnier de guerre. Il m’a dit qu’il venait de Munich et qu’il voulait s’évader parce qu’il devait être incorporé dans l’armée allemande. […] J’ai emmené ce jeune homme chez moi où je l’ai hébergé pendant trois jours. Il m’a dit qu’il s’appelait Albert Lacker et qu’il était de Bärental. Il m’a marqué sur un papier que je détiens encore une adresse portant : Mme veuve Salomé Muhl, Strasbourg Neudorf, 4 rue de Riquewihr en me disant que c’était l’adresse de sa grand-mère. Je me suis mise immédiatement en relation avec le passeur Peyer Aloïs qui est venu prendre ce jeune homme un soir vers 23 heures pour lui faire passer la frontière. J’ai appris un peu plus tard par le passeur que l’opération s’était bien passée ».
9Pour la mettre en confiance, Lacker a pris l’apparence d’un prisonnier évadé et pour obtenir son aide s’est fait passer pour un jeune homme fuyant l’incorporation dans la Wehrmacht. Marguerite Colin est d’autant plus touchée par ce récit qu’elle a un fils, Fernand, enrôlé de force dans le Reichsarbeitsdienst (Service du travail du Reich). Il importe de noter que Lacker donne aussi de vraies informations afin de la convaincre de son histoire qui, elle, est fausse : l’adresse de sa grand-mère, le fait qu’il vient de Baerenthal et de Munich. Ce stratagème fonctionne car elle le met en relation avec un passeur qui lui-même lui donne l’identité d’un relais, le garde-chasse de Lauterupt, lequel l’invite à aller à Luxeuil-les-Bains puis à Vesoul. Les Alsaciens ne sont arrêtés que plusieurs mois après car toute la filière devait être découverte.
10Arrivé à Vesoul, Lacker entre en relation avec un passeur, Henri Vacheret. Ce dernier assure son passage à Lons-le-Saunier et l’emmène à la maison de la main-d’œuvre française en Allemagne qui est en réalité un centre d’accueil clandestin pour les prisonniers évadés. Il raconte au responsable Joseph Faroux, membre du Deuxième Bureau, une histoire un peu différente : il est alsacien et il a fui l’Alsace pour ne pas être incorporé dans la Wehrmacht. Ayant gagné sa confiance, il est mis en relation avec des passeurs et assure de nombreux passages avecVacheret, Vernillet, Schiehle et Roussot. Il peut ainsi étudier toute l’organisation de la chaîne. À Dijon, il est mis en relation avec le couple Frilley qui gère le café-restaurant rue des Rotondes près du dépôt de Perrigny-lès-Dijon. La tenancière après-guerre explique, à son retour de déportation, l’attitude de Lacker et fait part rétrospectivement des soupçons qu’il lui a toujours inspirés :
« Au début, ce Bébert s’était montré très empressé mais j’avais toujours eu un soupçon contre lui. Je lui ai fait passer 6 prisonniers exactement. J’inscrivais le nom de ceux-ci ainsi que leur adresse sur un carnet. Un jour, Bébert m’a demandé à signer ce carnet pour le cas m’a-t-il dit où après la guerre les prisonniers traversés voudraient le revoir. Je lui ai remis le carnet mais lorsqu’il me l’a rendu, j’ai remarqué qu’il observait l’endroit où je le mettais. De plus, chaque fois qu’il venait à la maison, il insistait pour que nous prenions les Anglais à la radio. Mais mon mari s’y est toujours opposé. Quelques jours après l’incident du carnet, Bébert est venu me trouver avec un Alsacien qu’il m’a présenté comme prisonnier évadé en me demandant de m’occuper de lui. N’ayant alors plus aucune confiance, j’ai refusé. Le lendemain, il est revenu chez nous, c’est-à-dire le 22 décembre et il a demandé à manger sur un ton qui devenait déjà impératif. Au bout de quelques instants, des Allemands de la Gestapo sont venus qui ont entrepris d’abord une perquisition, d’abord dans mon tiroir-caisse, puis dans le tiroir où j’avais caché le carnet. Cependant, ayant vu M. Michel arrêté par la Gestapo la veille, j’avais eu la présence d’esprit d’arracher la page du carnet sur laquelle étaient inscrites les adresses des prisonniers évadés. Nous avons été arrêtés mon mari et moi. En même temps les Allemands contrôlaient les papiers de Bébert et de son camarade alsacien qui ce jour-là était encore avec lui. Ils leur dirent que leurs papiers n’étaient pas en règle et les arrêtèrent en même temps que nous. Mais ce n’était qu’un simulacre car arrivés à la prison de Dijon, mon mari et moi avons seuls franchi la porte.
Les Allemands m’ont interrogée sur les passages de prisonniers que j’avais facilités. J’ai nié. C’est alors qu’ils m’ont confrontée avec le fameux Bébert. Celui-ci m’a dit sur un ton goguenard : “Comment Madame Frilley, vous ne pouvez pas nier que vous m’avez envoyé 6 prisonniers que j’ai fait passer ? Vous avez arraché la page du carnet où étaient les adresses, mais vous vous souvenez que j’ai signé cette feuille en appuyant assez fort avec mon crayon ? Voyez-en encore la trace sur la page de dessous”. Je n’ai pu moins faire qu’avouer tout en criant à cet individu tout le dégoût qu’il m’inspirait ce qui me valut une gifle des Allemands7. »
11Albert Lacker a tout fait pour incriminer les Frilley : incitation à écouter Radio Londres, signature dans le carnet des passages, tentative d’introduire dans la filière un complice. Son arrestation arrangée n’a pas fait illusion longtemps avec la confrontation au cours de laquelle il confond Germaine Frilley avec les indices qu’il a préparés.
12Lacker est aussi présent lors de l’arrestation des passeurs de Saône-et-Loire8. Il assiste à certains de leurs interrogatoires. Julien Roussot rapporte son attitude et ses paroles :
« J’ai été emmené à la Gestapo de Dijon. J’ai été interrogé par des officiers de la Gestapo et par le dit Bébert qui apportait des précisions tant aux Boches qu’à moi-même (sic) sur mon activité. Il me disait notamment : “tu te souviens donc pas (sic) quand tu faisais des signaux à ton beau-frère pour lui signaler que le passage des prisonniers était libre”. Ne voulant pas avouer, les Boches me frappaient et Bébert riait9. »
Transferts et déportations
13Les passeurs arrêtés sont ensuite transférés à Compiègne avant leur déportation. Frilley, Fravol, Jacquelin, Roussot et Vernillet sont déportés à Mauthausen en avril 1943. Roussot et Vernillet sont les deux seuls survivants. Fravol décède dès juin 1943 ; Jacquelin en novembre 1943. Pierre Frilley est assassiné dans le cadre de l’opération « 14f13 » au château de Hartheim. 14f désignait, dans le code des SS des camps de concentration, la mort d’un détenu, et 13 le gazage dans le cadre de l’action « T4 »10. Le but de ces assassinats était de se débarrasser des détenus qui, n’étant plus aptes au travail, étaient « superflus » aux yeux de la SS. Amable Michel est quant à lui déporté à Dachau. Il y meurt le 2 novembre 194411. Schiehle, déporté à Flossenburg, est libéré le 23 avril 1945. Les femmes sont transférées à Romainville puis déportées à Ravensbrück. Elles ont survécu toutes les deux et témoignent à leur retour de captivité des conditions de leur arrestation. La trahison de Lacker a donc eu un très lourd coût humain. Certaines de ses déclarations laissent entendre qu’il a d’autres victimes sur la conscience et que son action en Bourgogne n’était que la réitération d’opérations précédentes. Il confie à Colette Schiehle, la fille du passeur, qu’à Munich il a démasqué une équipe de saboteurs dans une usine12. C’est là qu’il a eu connaissance de l’adresse du Deuxième Bureau à Lons-le-Saunier. Selon ses dires, il aurait été engagé et envoyé pour faire le passeur en Alsace. En juin, il aurait quitté l’Alsace et serait revenu à Lons en disant que « tout était brûlé ». C’est alors qu’il aurait infiltré la filière de Pourlans. Ce ne sont que ses paroles, et comme le dit Colette Schiehle, « on ne sait pas ce qu’il y a de vrai dans tout cela ». Toutefois, lorsqu’elles sont prononcées, en février 1943, Lacker n’a aucune pression ni d’intérêt à mentir.
14Quand Xavie (sic) Schiehle demande à Lacker pourquoi il a passé de nombreux prisonniers il lui répond :
« Les prisonniers ne nous intéressent pas car on vous en rend avec la Relève. Mais en les passant, je gagnais la confiance du Deuxième Bureau et j’en profitais pour faire arrêter les espions qu’il me confiait13. »
15On connaît le nom d’un agent secret belge qu’il a fait arrêter : René Payot. Le 15 décembre 1942, celui-ci est appréhendé sur le quai de la gare de Pagny-le-Château par trois agents du SD sur indication de Lacker. Transféré rue du Docteur-Chaussier à Dijon, Payot est interrogé à plusieurs reprises. Il raconte : « À chacun de ces interrogatoires, Bébert essaya lui-même de me faire avouer mon activité soit en me frappant, soit en me rappelant avec précision ce que nous avions fait ensemble ». Il est ensuite transféré à Romainville puis déporté au camp de Natzweiler (dit le Struthof), puis à Aslach, un des Kommandos de Dachau. Il est libéré le 23 avril 1945.
16L’exemple de Lacker illustre les motivations de cet agent double : « il avait des habitudes d’ivrogne et dépensait beaucoup d’argent » selon René Payot ; « c’était un noceur, il était toujours à court d’argent » rapporte Jean Schiehle. L’argent est donc le mobile principal. Il n’est pas question d’idéologie. Sa jeunesse, 19 ans, et son immaturité doivent aussi être soulignées. Son parcours permet aussi de comprendre les étapes de l’infiltration d’un réseau. Cela a pris des mois mais le résultat a été l’arrestation d’une dizaine de personnes.
Les arrestations dans la branche belge
17Félicien Van Dest, directeur de l’école coloniale de Liège, est arrêté le 29 août 1942. Le 30 novembre, c’est au tour de Marcel Beaufays d’être emprisonné à la prison Saint-Léonard à Liège. Il est ensuite transféré à Saint-Gilles à Bruxelles. Il subit une dizaine d’interrogatoires au cours desquels il est torturé : « Des tortures si profondes et si complètes qu’il faudra le transporter inanimé dans sa cellule ; toute sa chair est meurtrie, mais il ne parle pas14. » Fernande, son épouse, est arrêtée le 1er avril 1943 et incarcérée à Mons puis conduite à Saint-Léonard. Elle a relaté après-guerre ses conditions de détention15 :
« Là commence le calvaire. Une cellule, cette petite cage de deux mètres cinquante sur trois aux murs gris sale. […] Enfin à terre une paillasse infecte pleine de sang, de puces et de punaises qui furent pendant 4 mois mes seuls compagnons. […] Le 3, la cellule s’ouvre ; interrogatoire. On m’emmène à la GFP rue Forgeur à Liège. Que se passe-t-il dans l’esprit pendant ce transfert ? Que va-t-on me demander ? Que va-t-on me faire ? La décision est prise : je ne sais rien ; je ne peux rien dire ; je ne connais personne. Mon silence sauvera les camarades, je le sais. Les coups tombent. Je ne dis rien. Des photos me sont présentées : mon chef, mon mari, le secrétaire de mon chef. Je les vois mais mon visage ne peut trahir, à part mon mari, je ne connais personne. Les coups redoublent, mes cheveux arrachés, mon manteau déchiré. Cela dure trois heures. Enfin, on me ramène en cellule. Là, la souffrance morale, car d’après eux, mon fils était arrêté et il parlait. Je serais mise en sa présence le jour où on le fusillerait devant moi. Je suis seule. Je peux pleurer et, c’est assise contre la porte que je pleure. Là ils ne peuvent me voir par le judas. Deux interrogatoires, même résultat. Manger est impossible, l’estomac est fermé et leur soupe quelle soupe ? n’est pas à avaler ».
18Tous les trois passent en jugement devant le tribunal allemand de Liège le 10 mai 1943. Après une audience de presque 12 heures, le tribunal conclut au crime d’espionnage et rend son verdict : Lucien et Marcel sont condamnés à mort. Fernande est condamnée à 3 ans de travaux forcés. Les peines sont confirmées en appel et le 15 juin les deux résistants sont fusillés à la citadelle de Liège. Fernande n’apprend l’exécution de son mari que 8 jours après.
19Elle est ensuite déportée en Allemagne le 7 juillet. Elle est détenue à Aix-la-Chapelle. Elle subit le bombardement de la nuit du 13 au 14 juillet 1943. Au cours de celui-ci, elle perd les quelques objets personnels dont elle disposait : photographies familiales et objets de toilette16. Elle est ensuite transférée à la prison d’Anrath (Frauenzuchthaus), prison d’application de peine de travaux forcés pour des femmes NN, située dans la Ruhr. Dans les deux Kommandos auxquels elle est rattachée, une fabrique de conserves puis un atelier de menuiserie, elle essaie de poursuivre la résistance. Dans sa première affectation, elle explique que si elles ont « mangé de la soupe avec des balayures de grenier », « les Boches au front russe ont, eux, mangé de la pourriture, car sans hésitation dans un fût de harengs nous avions soin d’y glisser par mégarde, 2 ou 3 en décomposition ». Dans le Kommando de menuiserie où elle fabrique des caisses pour grenades, elle glisse du sable dans les trous du moteur électrique.
20Ensuite, elle est transférée à Breslau en juin 1944 puis à Jauer où elle retrouve Blanche. Elle fait partie du convoi qui quitte la forteresse le 28 janvier 1945, au cœur de l’hiver silésien pour, en trois semaines, rejoindre la prison d’Aichach en Bavière. Elle écrit après le périple un poème intitulé « J’en ai assez » dans lequel elle exprime sa lassitude, mais aussi sa douleur morale et physique, sa profonde tristesse et sa haine vis-à-vis des Allemands « qui ont tout mis en œuvre pour lui faire du mal17 ».
21Elle y est libérée fin avril 1945, en même temps que Blanche et elle est rapatriée avec ses compagnes par la Croix‑Rouge.
22Elle a rapporté son livre de prières (Gebetbuch) remis aux prisonnières étrangères18. Celui-ci comporte des prières mais aussi des adresses des compagnes de captivité. On peut lire celle d’Agnès Gwose par exemple. On y trouve aussi une multitude de recettes de cuisine. Cela va du sandwich à la crème pour garnir les gâteaux, en passant par les gaufrettes, les rochers chocolat, l’île flottante, le gâteau-banane, le soufflé au jambon et les pommes de terre à l’alsacienne.
23Anne Georget a montré comment cela permettait de tromper la faim, de cultiver l’amitié, de rester humaines, de retrouver ses racines et donc de résister à la volonté de déshumanisation du système carcéral et concentrationnaire nazi19.
L’engagement dans les Forces françaises libres
24On connaît au moins un membre du réseau Grenier-Godard qui s’est engagé dans les Forces Françaises libres (FFL). Prévenu d’une future arrestation due à une dénonciation, Georges Buret rejoint via le réseau la zone non occupée en mai 194120.
25Il s’engage immédiatement dans la Marine à Toulon le 9 juin 1941. Il fait ses classes sur le porte-hydravions Commandant Teste, puis à partir du 1er janvier 1942 est affecté en tant que canonnier sur le croiseur Montcalm21. Ce navire armé en 1937 est alors basé à Dakar.
26Après le débarquement allié en Afrique du Nord et la signature des accords entre Darlan et Eisenhower en novembre 1942, le Montcalm part à Philadelphie aux États-Unis. Georges Buret rencontre alors Jeanne Creed, « sa maman d’Amérique ».
27Après sa modernisation, le Montcalm reprend la mer en 1943 et participe aux opérations de Corse (septembre 1943)22. Il est ensuite affecté, de novembre 1943 à mars 1944 aux patrouilles en Atlantique, effectuées à partir de Dakar et de Freetown, puis rejoint l’Angleterre pour prendre sa place dans « l’opération Neptune », (soutien des débarquements alliés en Normandie, du 3 au 16 juin 1944). Il est en position au large d’Omaha Beach et doit réduire au silence les batteries et les nids de mitrailleuses qui tirent sur la plage Omaha. Le Montcalm redescend en Méditerranée et est engagé au feu lors du débarquement de Provence et de la prise de Toulon. Il fournit son appui aux opérations de la 7e Armée américaine dans le secteur de Sospel Monte- Carlo au début du mois de septembre 1944, puis dans la région Vintimille- Bordighera-San Remo (novembre 1944 à mars 1945). Enfin, il participe à une dernière opération de bombardement dans le Golfe de Gênes au large de la Spezia.
28Au terme de son engagement de 5 ans, il retourne à la vie civile et revient à Dijon où il fonde une famille.
L’engagement dans les maquis
29Celui-ci concerne en premier lieu les policiers et les gendarmes liés au réseau.
30Dès le lendemain du débarquement en Normandie, Gabriel Chabaud, commissaire de police du 2e arrondissement de Dijon quitte son poste23. Il rejoint en compagnie de trois autres inspecteurs le groupe Max. Pour des raisons de santé, il doit réintégrer Dijon. Il est déplacé par l’intendant de police Charles Courrier à Dole et rétrogradé d’un échelon par arrêté ministériel du 1er juillet 194424.
31En ce qui concerne les gendarmes de la brigade de Gevrey-Chambertin, en poste de 1940 à 1942, on connaît l’engagement ultérieur de 4 d’entre eux. Marius Ducret est muté en octobre 1942 à Brienne-le-Château (Aube). Il s’engage dans les Forces françaises combattantes en mars 1943. Alfred Blondel, en poste à Perrigny en 1941, est muté à la brigade des Laumes-Alésia (Côte-d’Or), où il assure des missions de renseignements et de liaison pour le groupe Henri Bourgogne avant de rejoindre le maquis le 16 août 1944. Les gendarmes Seurre et Lalande passent aussi au maquis le 16 août 1944. Les choix de Marius Petit sont inconnus.
32D’autres membres du réseau poursuivent leur engagement dans la Résistance en intégrant ou en aidant des maquis.
33Roger Binet s’engage dans le groupe de résistance de Montceau-les-Mines dès l’automne 1942. Il participe à de nombreux actes de sabotage tels des déraillements de train sur la ligne Montchanin Paray-le-Monial, à des transports d’armes et à des coups de main spectaculaires25. Il intègre le groupe du lieutenant Hector le 6 juin 1944 et participe aux combats d’Uchon en qualité de chef de groupe. Il obtient pour cette action combattante une citation :
« Sergent d’une bravoure exceptionnelle. Plein d’allant et de sang-froid, a été blessé au cours de l’attaque d’Uchon le 15 juin 1944, a maintenu son groupe au feu malgré le tir violent de mortiers allemands. A été amputé de la jambe gauche26. »
34Charles Savignat, garagiste à Seurre, apporte une aide matérielle aux maquis de sa région. Les motos et voitures des maquisards sont réparées dans son garage. Il conduit les chefs de maquis pour des tournées d’inspection durant l’été 1944, en particulier le maquis Bonaparte basé dans la forêt d’Échigey27.
35Corentin Courtay s’engage en mai 1944 dans les FFI et sert jusqu’au 30 septembre 1944.
36Georges Brabant, qui a poursuivi ses activités de passeur après avoir purgé sa peine, les arrête après le passage en zone non occupée des Allemands en novembre 1942. Il recrute et dirige des hommes et jeunes gens vers les maquis, en particulier vers celui du commandant Condé (Maurice Giguet) de Louhans28.
Les arrestations en 1943 et 1944
37La répression s’abat sur les membres du réseau jusqu’à la Libération et les dénonciations sont nombreuses.
Encore trois dénonciations
38Ernest Durant est arrêté à son domicile le 31 janvier 1943 suite à une dénonciation. Il est torturé dans les locaux de la SIPO-SD. Il y subit plusieurs interrogatoires au cours desquels il est gravement blessé avec une crosse de revolver et une lampe à souder29. La violence des coups à la tête le rend amnésique et incohérent. Ensuite, il est transféré à Compiègne et déporté le 8 mai à Oranienburg- Sachsenhausen. Un camarade, René Berthelin, président de l’Amicale des anciens déportés résistants de Sachsenhausen, « certifie sur l’honneur : son camarade et ami de déportation Durand Ernest, portait, à son arrivée au camp en mai 1943, des traces fraîches de coups sur les reins, les fesses, et derrière l’oreille droite, ainsi que plusieurs dents brisées et une brûlure purulente sur la jambe droite30 ». Il doit être hospitalisé de longs mois au Revier, atteint d’une pleurésie.
39Il est affecté au Kommando Speer. Les hommes qui en font partie travaillent sur un vaste chantier de récupération de métaux de toutes sortes : aluminium, cuivre, ferraille. Un jour qu’il refuse de travailler, le Vorarbeiter (détenu chef d’équipe) lui assène de violents coups sur la tête, « une magistrale raclée » dit-il plus tard, ce qui lui occasionne l’éclatement des deux tympans et une surdité avancée.
40Il est libéré en mai 1945, mais a de sérieuses séquelles de son passage dans les geôles nazies31.
41Roger Daltroff, sur le point d’être dénoncé à Dijon, s’enfuit en zone non occupée à Amélie-les-Bains (Pyrénées-Orientales) au printemps 1942.
42Il poursuit son aide aux hommes voulant rallier les FFL et effectue des passages clandestins d’hommes et de courriers à la frontière espagnole32. Il est arrêté par les douaniers allemands, le 6 juillet 1943, sur « dénonciation », « pour avoir donné asile à des personnes ayant franchi la ligne de démarcation33 ».
43Détenu à la citadelle de Perpignan, il est transféré à Drancy car il est tombé sous le coup de la législation antisémite de Vichy et des Allemands. Il peut faire passer trois lettres34 à sa femme avant d’être déporté par le convoi no 59 à Auschwitz-Birkenau. Il y est assassiné le 21 janvier 1944.
44André Franck, qui s’était réfugié à Albertville avec sa femme Yvonne et ses deux enfants, Claude et Alain, après l’arrestation de Duvault, a poursuivi la liaison avec le réseau. Toute la famille est arrêtée en mars 1944, certainement dénoncée, et transférée à Drancy pour les mêmes raisons que Roger Daltroff le 10 mars. Ils sont déportés à Auschwitz par le convoi no 71 le 13 avril 1944. Dans ce convoi, on retrouve 34 des 44 enfants arrêtés à la Maison d’Izieu le 6 avril 1944, ainsi que les encadrants, Léa Feldblum et Sarah Levan-Reifman. Simone Jacob (épouse Veil), sa mère Yvonne Jacob et sa sœur Madeleine Jacob, Marceline Loridan-Ivens, Hélène Weinberg et Ginette Kolinka font partie des déportés. Toute la famille Franck a été assassinée.
« Les déportés d’honneur » de Plansee35
45Le 10 août 1943, les autorités allemandes procèdent à l’arrestation massive de personnalités. Parmi celles-ci le général d’artillerie André Duchemin résidant 27, rue Godefroy à Lyon. Blanche a rencontré le général Duchemin au moins une fois durant l’été 1940. Elle a été aussi en relation plus étroite avec un membre de son état-major, le capitaine Jean Boutier qui favorise la démobilisation des hommes passés par le réseau.
46Après-guerre, il écrit que son arrestation n’est pas liée à son engagement résistant avec Blanche Grenier-Godard et « qu’il n’a fait que son devoir de général36 ». Ces arrestations ont été décidées lors d’une conférence qui s’est tenue le 4 juin, à l’ambassade d’Allemagne, en présence notamment des généraux Blumentritt, chef d’état-major général du commandant militaire en chef à l’Ouest et von Neubronn, représentant ce même commandant à Vichy, et du commandant du Sicherheitsdienst Knochen37. Cette réunion a pour but de déterminer les « mesures à prendre à la suite de la fuite de Georges. » Le général Alphonse Georges, ancien adjoint du général Gamelin en 1939, avait rejoint Alger en mai. Les Allemands veulent empêcher d’autres départs symboliques et, en cas de débarquement, l’organisation d’une résistance militaire sur le territoire métropolitain. L’arrestation de plusieurs militaires de haut rang, de personnalités civiles et leur transfert en Allemagne en tant « qu’internés d’honneur » ou « personnalités otages » est donc planifiée. Des listes sont établies. Elles recensent « les officiers dont les noms sont susceptibles d’être utilisés à des fins de propagande, en France ou à l’étranger, ou dont le comportement représente un danger » et ceux « qui se sont signalés par leur attitude hostile à l’Allemagne durant les deux dernières années ». Les arrestations sont donc présentées à la fois comme une mesure préventive mais aussi comme une action de représailles. Le général Aubert Frère, très proche d’André Duchemin, est arrêté dès le 13 juin.
47Duchemin est transféré à Compiègne, le 11 août 194338. Il est déporté par le convoi I.123. Deux jours après, il fait partie d’un groupe de 38 « déportés d’honneur ». Ce groupe se compose d’environ 50 % de militaires et 50 % de civils dont des hauts fonctionnaires tels René Norguet, secrétaire général au ministère de la Production industrielle39, Paul Estèbe, attaché au cabinet de Pétain ou Édouard Galletier, directeur de l’Enseignement supérieur.
48Henri de Tournemire a fait un résumé du périple qui conduit ce groupe à Plansee. On peut ainsi reconstituer le parcours d’André Duchemin. La première étape les conduit au camp de Buchenwald. Tournemire rapporte : « Nous sommes dans une baraque fermée, ne pouvant voir personne, gardés par des sentinelles le jour, par des chiens la nuit ; secret le plus grand sur l’endroit où nous sommes. » Les « internés d’honneur » restent jusqu’au 30 août et partent ensuite pour une destination inconnue. Ils arrivent à Innsbruck, puis sont emmenés dans un camp situé à 70 kilomètres dans le Tyrol. Un vieil hôtel, l’hôtel Forelle a été réquisitionné. Les détenus peuvent sortir en promenade sous la surveillance de gardes et en signant un papier certifiant qu’ils ne s’évaderont pas.
49Ces déportés n’ont bien sûr pas les mêmes conditions de détention que les détenus en camp de concentration mais la captivité est très éprouvante, la correspondance avec les familles limitée et la nourriture souvent insuffisante. En 1945, ils rentrent marqués physiquement et moralement par leurs années de captivité. André Duchemin est libéré le 7 mai 1945.
L’arrestation de René Bourdon
50Bourdon, révoqué de son poste de gardien à la prison de Dijon en juillet 1941, a rejoint la zone sud et s’est installé à Buxières-les-Mines (Allier). Il est arrêté le 28 octobre 1943 à Foix alors qu’il s’apprêtait à franchir la frontière pour rejoindre les FFL en Algérie via l’Espagne40. Détenu à Foix puis à Toulouse, il est transféré au camp de Compiègne en novembre 1943. Il est déporté à Buchenwald le 14 décembre où il reçoit le matricule 38 318. Il est affecté au Kommando de Dora puis à celui d’Ellrich41. On trouve dans le premier numéro du bulletin de l’amicale d’Ellrich des informations sur l’historique et les conditions de vie de ce camp. Il est créé le 1er mai 1944. Les détenus logent dans les locaux désaffectés de vieilles usines à plâtre installés sur un terrain marécageux. Les conditions de vie sont tragiques :
« Voici l’histoire du triste Ellrich. La vie y était dure, le travail pénible dirigé par des détenus de droit commun allemands ou polonais. Les hommes étaient vêtus de guenilles, dans un état de saleté repoussante, ne pouvant rien posséder personnellement, souvent même pas une cuillère. […] La journée commençait à 4 heures du matin par un appel d’une ou deux heures, immobiles dans le froid, puis les détenus s’en allaient en rangs, à pied ou par le train aux usines souterraines. C’était là surtout un travail de terrassement ou de manœuvre, dirigé à la trique, et rare était celui qui, la journée finie, ne gardait pas le chaud souvenir d’une brutale caresse de la gummi maniée avec dextérité par les Kapos. Au bout de onze heures, on revenait au camp. Second appel interminable, puis enfin la soupe, maigre pitance accompagnée d’un morceau de pain encore plus maigre42 ».
51Ce régime brutal et inhumain conduit à une hécatombe. Le 3 mars 1945, René Bourdon avec plus de 1 600 compagnons d’infortune malades et jugés « inaptes au travail » par les SS sont envoyés à la Boelcke-Kaserne à Nordhausen. Il y meurt le 3 avril 1945, le lendemain de la mort de René Grenier-Godard, lors du bombardement de la ville de Nordhausen par l’aviation britannique43.
Les dernières arrestations et déportations en 1944
52Philibert Glaise est arrêté dans son commissariat à Chalon-sur-Saône le 28 avril 1944. Il est transféré à Compiègne puis déporté à Neuengamme près de Hambourg par le transport du 4 juin 1944. Il est ensuite prisonnier au camp d’Oranienbourg-Sachsenhausen. Il est libéré par l’Armée rouge en 1945 et rentre le 24 mai.
53Odette Carabelli et Jean-Jacques Storz sont arrêtés au printemps 1944. Ils ont été trahis par le même individu, un dénommé Dupommier44. Il a utilisé le même stratagème, se faire passer pour un résistant, pour les confondre. Dupommier a fait la connaissance d’Odette Carabelli en 1943. Ayant besoin d’argent afin de financer ses activités d’aide aux évadés, elle lui a vendu deux fourrures. Peu à peu il a gagné sa confiance et elle lui a fait part de ses activités résistantes secrètes, l’aide aux évadés et aux agents secrets. Au printemps 1944, il lui a présenté deux amis, un désireux de passer clandestinement en Suisse et un autre nommé Pearl, soi-disant résistant de nationalité américaine. Le 7 avril 1944, un rendez-vous a été fixé place Blanqui (nom qui avait été donné à la place Saint-Bénigne par la municipalité socialiste de Dijon en 1904) afin qu’Odette Carabelli s’occupe d’eux. Les deux amis de Dupommier l’ont alors arrêtée et conduite à la SIPO-SD. Après un court séjour à la prison de Dijon, elle a été déportée au camp de Ravensbrück puis à Leipzig. Storz qui avait rejoint, depuis le début de 1943, le groupe Joseph, un groupe de Francs-tireurs et partisans de Côte-d’Or, est arrêté aussi sur dénonciation le 6 avril 1944. Dupommier a gagné sa confiance en se faisant passer pour un membre du Deuxième Bureau. Après avoir été torturé pendant trois jours dans les sous-sols du bâtiment de la SIPO-SD rue du Docteur-Chaussier, Storz est détenu à la prison rue d’Auxonne puis à Compiègne. Il est déporté à Dachau le 18 juin 1944 et affecté au Kommando d’Allach45. Ce camp annexe a compté jusqu’à 10 000 détenus travaillant au profit des usines d’aviation de la firme BMW. Storz est libéré le 30 avril 1945.
54Maurice (Léon) Grenard, un cousin de Blanche, est arrêté le 22 avril 1944 à son domicile. Une vingtaine de résistants habitant aussi à Gergy (Saône-et-Loire) sont emmenés à la prison de Chalon et subissent pendant un mois interrogatoires et torture dans le local de la Gestapo, situé 8, place de la Halle, un hôtel particulier réquisitionné46. Ils sont accusés d’avoir participé à des sabotages de pylônes électriques et de voies ferrées et d’avoir fourni des renseignements d’ordre militaire. Ensuite, ils sont transférés à Compiègne et au bout de quelques jours déportés pour la plupart à Neuengamme ou à Sachsenhausen. Deux jours après son arrivée, Maurice, affaibli par le transport, est envoyé au Revier du camp. Le registre établit qu’il y décède le 30 juin 1944, emporté par une pneumonie47.
55Joseph Bansac, teinturier au Creusot, est arrêté le 8 juin 1944. D’après les sources, c’est le dernier membre du réseau qui est interpellé. Il aurait été dénoncé par un voisin, César Tomasini48. Ce dernier, gérant d’un magasin d’instruments de musique, est adhérent du Parti social français avant-guerre. Il adhère au PPF de Doriot en juillet 1942 et est président du Comité ouvrier de secours immédiat (COSI)49. Il est arrêté en juillet 1944 par des FFI, jugé par le tribunal du maquis de Saint-Gengoux-le-National et condamné à 10 ans de travaux forcés pour « menées antinationales, appartenance au PPF et dénonciation de Français ». Tomasini est renvoyé devant la Chambre civique pour une autre affaire avec un militant communiste. Il n’est jamais incriminé pour l’arrestation de Joseph Bansac.
56Lucienne Dupuis, une voisine, témoin de l’arrestation, raconte :
« Le 8 juin 1944 à 5 heures du matin, j’ai été réveillée par un bruit de bottes sous mes fenêtres. Je me suis levée et au travers des volets, j’ai aperçu des Allemands et deux civils qui étaient occupés à cerner la maison Bansac. Ils ont ensuite pénétré à l’intérieur, puis une demi-heure après ils sont ressortis. Monsieur Bansac était au milieu d’eux et tenait son poste de TSF sur ses bras50. »
57Ce dernier élément peut laisser penser qu’il est arrêté pour avoir écouté Radio Londres.
58Il est détenu à Chalon-sur-Saône puis transféré à Compiègne et déporté au camp de Neuengamme. Il est affecté au Kommando de Brême-Osterort appelé aussi Kommando de la Kriegsmarine. Il travaille dans un bunker qui abrite la production et la réparation d’éléments de sous-marins. 1 000 déportés en provenance de Neuengamme dont 530 Français arrivent sur le site le 17 août 1944. Le Kommando est évacué le 7 avril 1945, vers le « mouroir » de Sandbostel.
59Ce camp est libéré par les Britanniques dans la nuit du 29 au 30 avril 1945. Le camp se compose de deux parties : le Stalag X-B qui regroupe des prisonniers de guerre dont plusieurs centaines de Français et le camp des prisonniers politiques avec environ 800 détenus français. Une visite des lieux est effectuée par des officiers français et britanniques dès le 30 avril. Le rapport témoigne de la situation dantesque qui y règne :
« Le camp de prisonniers politiques est un camp comparable à celui de Belsen. 2 600 hommes y sont morts entre le 14 et le 30 avril. La mortalité actuelle est de cent par jour. Ce chiffre était bien plus important quand les Allemands commandaient le camp (environ 400 par jour). […] L’état du camp des prisonniers politiques « couchés » est indescriptible. La dysenterie y fait rage. Le typhus aussi. 200 cas ont été isolés et mis dans un baraquement en dehors du camp. Les prisonniers couchent par terre dans leurs excréments, sont vêtus de l’uniforme rayé des prisonniers politiques et ont en tout et pour tout une demi-couverture en lambeaux. Le poids moyen d’un homme de 1 m 75 est d’environ 35 kg. […] La nuit de leur départ, les Allemands ont fusillé près de 500 prisonniers politiques allemands. Certains des prisonniers affamés ont ouvert des cadavres pour en manger le cœur et le foie. […] La visite de ce camp d’horreur terminée, nous nous sommes réunis en conférence51 ».
60Les Alliés mobilisent sept médecins allemands, 70 infirmières et 200 jeunes filles de « familles nazies » (sic) afin de « soigner les malades, de nettoyer le camp des politiques et d’enterrer les cadavres ». Malgré l’aide médicale apportée par les services sanitaires des armées alliées, les déportés meurent par centaines durant les 3 semaines qui suivent la libération du camp. Joseph Bansac meurt le 14 mai 1945.
61Marie-Louise Desplace est la seule femme du réseau décédée en France. Elle est abattue à Pontoux le 5 septembre 1944 par une patrouille allemande. Elle était avec Georges Brabant qui assurait le passage sur le Doubs d’un agent secret de l’armée de Patton. Elle était en train de vérifier où était le bateau de Brabant.
Le bilan de la répression contre le réseau
62Le bilan est très lourd. Dans le tableau ci-dessous n’ont été comptabilisées que les arrestations d’au moins une semaine. Plusieurs membres du réseau ont été arrêtés et détenus au poste parfois juste une journée.
63Au total, près de 50 membres du réseau ont été arrêtés sur 280 membres au moins, dont une dizaine de femmes. Plus de la moitié a été déportée dont sept résistantes. Parmi eux, onze ne sont pas rentrés dont Blanche Saillard.
64Ces chiffres permettent de comprendre le choix des trois verbes de la devise du réseau Grenier-Godard : « Prier, Souffrir, Se Taire ». Beaucoup de membres de cette organisation partagent des valeurs chrétiennes. Les références au spirituel sont nombreuses dans les textes écrits durant et après la détention. Leur foi a constitué un refuge et un espoir. Il est inutile d’expliciter longuement le verbe « souffrir », mais il fait référence aux tortures, aux emprisonnements et aux déportations durant l’Occupation et aux absences après 1945. Enfin, « se taire » a été mis en application car suite aux arrestations, aucun membre n’est arrêté. Cela n’est pas contradictoire avec les multiples infiltrations et dénonciations subies par le réseau dès 1941.
65Malgré la forte répression, l’engagement des membres du réseau s’est donc poursuivi après l’arrestation de Blanche et de René, en France dans d’autres réseaux et organisation, et pour ceux qui ont été arrêtés après juillet 1942, dans les multiples lieux de déportation en Allemagne.
Notes de bas de page
1 ADCO, 2002 W 190, dossier Jacques Noujarret ; demande de carte de CVR, 19 mars 1953.
2 ADCO, 6 J 349, dossier de Gaston Séron.
3 Dossier d’Albert Sire.
4 Ribeill Georges, « Résistance-Fer, du “réseau” à l’association : une dynamique corporative intéressée ? », dans Revue d’histoire des chemins de fer, no 34, 2006, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rhcf/534 (consulté le 8 juillet 2021).
5 ADCO, 6 J 352, récit des parcours de résistant d’Amable, Henriette, Françoise et Henri Michel par Michèle Chevalier, 2019.
6 ADCO, 29 U 53, dossier d’instruction de Cour de justice de Dijon, section de la Côte-d’Or ; audition d’Albert Lacker par le juge d’instruction Maurice Buisson, 4 avril 1946.
7 Audition de Germaine Frilley le 26 septembre 1945.
8 Témoignages de Jean Schiehle et d’Huguette Meney ; 19 septembre 1945.
9 Témoignage de Julien Roussot ; 9 novembre 1945.
10 Choumoff Pierre-Serge, « La chambre à gaz de Hartheim », dans Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 199, no 2, 2013, p. 293‑312 ; Schwanninger Florian. « Le château de Hartheim et le “Traitement spécial 14f13” », dans Revue d’Histoire de la Shoah, vol. 199, no 2, 2013, p. 313‑350.
11 Marlot, Sac d’os…, op. cit., p. 68‑69.
12 Témoignage d’Odette Schiehle du 20 décembre 1945 qui rapporte une conversation avec Lacker du 2 février 1943, dernière fois où elle a vu Lacker.
13 Témoignage de Xavie Schiehle du 19 septembre 1945.
14 « Quelques belles figures de la Résistance Marcel Baufays », dans La Province, journal du 18 et 19 août 1945.
15 Archives privées Patricia Darcis, témoignage écrit de Fernande Beaufays servant de trame à un témoignage oral à Mons, sans date.
16 Courrier du 23 décembre 1943 de Fernande Beaufays à sa famille.
17 Archives privées Patricia Darcis.
18 Archives privées Patricia Darcis.
19 Georget Anne, « Les festins imaginaires », documentaire 2016 ; http://leblogdocumentaire.fr/festins-imaginaires-anne-georget-de-simples-recettes-pour-resister-contre-la-barbarie/, (consulté le 25 août 2021). Voir aussi Maurel Micheline, Un camp très ordinaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 2016 ; lire en particulier « Le chapitre de la faim », p. 135‑143.
20 SHD Vincennes, dossier GR 16 P 97631.
21 Livret militaire, archives privées Daniel Buret.
22 Zanella Ludovic, Le croiseur Montcalm (1932-1945), Rennes, Marines Éditions, 2012.
23 ADCO, 41 M 97, note du 8 juin 1944 commissaire central au préfet délégué de la Côte-d’Or.
24 JOEF, 13 juillet 1944, p. 1791.
25 Soufflet Gérard, Beurier Jérémy, Les Téméraires, une histoire neuve de la Résistance, cités et maquis à Montceau-les-Mines avant mai 1944, Paris, Soufflet Gérard, 2020, p. 261‑262.
26 ADCO, 6 J 348, citation du 11 septembre 1945 avec attribution de la croix de guerre avec étoile de vermeil.
27 ADCO, 2002 W 234, dossier de demande de carte de CVR ; attestation d’André Clerc
28 Monin-Badey Sylvie, Général Maurice Joseph Giguet, le gendarme et le résistant : repères biographiques, Lyon, Éditions du Cosmogone, 2020.
29 SHDV, GR 16 P 203612, dossier Ernest Durand ; demande d’homologation de blessures.
30 Témoignage de René Georges Berthelin ; voir aussi le témoignage de Maurice Poyard qui a connu Durand au Revier.
31 ADCO, 2002 W 163, dossier de demande de carte de CVR rempli par Ernest Durand.
32 Ferrer Thomas, Passeurs et évadés dans les Pyrénées-Franchir la frontière franco-espagnole durant la Seconde Guerre mondiale, Morlaas, éditions Cairn, 2018.
33 Archives départementales de l’Hérault (ADH), 59 W 108 (affaire Hermance Goussot, épouse Diacono) de la Cour de justice de Montpellier en appel de la cour de justice des Pyrénées-orientales.
34 ADH, 59 W 108, témoignage de Marie-Louise Neveur, 22 octobre 1944.
35 AN, F 9/ 568, compte-rendu concernant les déportés d’honneur, d’Henri de Tournemire, 14 décembre 1944.
36 SHDV, GR 16 P 196 070, déclaration du 28 avril 1948.
37 Pujol Louis, « Arrestations de personnalités civiles et militaires françaises par les Allemands en août 1943 et mai 1944 », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2002/3, no 207, p. 97‑106, https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2002-3-page-97.htm (consulté le 10 octobre 2021).
38 ADR, 3335 W 23, 3335 W 4, personnes internées dans la prison Montluc de Lyon, Service régional de police judiciaire de Lyon.
39 AN, 72 AJ 1927, note de Fernand de Brinon à Laval du 11 août 1943 qui relate son entretien avec Helmut Knochen chef du SD en France et Karl Hagen son adjoint ; ces derniers rapportent que les hauts fonctionnaires du MPI arrêtés « travaillaient contre leur ministre » (Bichelonne).
40 SHDV, GR 16 P 81 608, dossier René Bourdon.
41 Wagner Jens-Christian, Ellrich 1944-1945 – Un camp de la mort lente dans la nébuleuse nazie, Paris, Éditions Tirésias, 2013.
42 Amicale des Déportés politiques et de la Résistance d’Ellrich, bulletin mensuel, décembre 1945, no 1.
43 Thiery Laurent (dir.), Le livre des 9 000 déportés…, op. cit., p. 280‑281.
44 ADCO, 29 U 40, réquisitoire définitif Cour de justice de Dijon.
45 Laffitte Henri, Allach : Kommando de Dachau, Paris, France-empire, 1986.
46 ADCO, 40 M 459, rapport de police du 9 avril 1945 qui identifie les agents allemands impliqués et leurs méthodes.
47 Archives Arolsen, 11307006.
48 ADCO, 28 U 22, dossier de la chambre civique de Saône-et-Loire, dossier 351.
49 Ordonnance de soit-communiqué ; exposé des faits ; Morin Gilles, « Le Comité ouvrier de secours immédiat, une entreprise allemande sous le masque de la solidarité », dans Revue d’histoire, vol. 142, no 2, 2019, p. 75‑91.
50 SHD Vincennes, 16 P 30491, PV du 27 mai 1948, audition de Lucienne Dupuis.
51 AN, F 9 5569, rapport du 1er mai 1945 du commandant Mettetal de la mission française de rapatriement.
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