Préface
p. 7-12
Texte intégral
Une histoire d’archives
1L’histoire de ce livre est d’abord une histoire d’archives. Elle commence le 9 octobre 2019 par une lettre de ma consœur et voisine Patricia Guyard, directrice des Archives départementales du Jura. Son message me raconte La saga étonnante du parcours d’un ensemble d’archives qu’elle a identifiées comme des « dossiers individuels présentés par les membres du groupe d’évasion et renseignements dijonnais René Grenier Godard pour se faire reconnaître le titre de résistants à la commission régionale d’homologation puis envers les institutions supérieures de l’armée ». Ils lui sont parvenus « par le biais d’un professeur d’histoire de Lons très impliqué dans les commémorations sur la résistance », lequel les a reçus d’un fils de déportée résidant à Autun, qui les tenait de Jean Grenier-Godard depuis 2003. Pour Patricia Guyard, il ne fait aucun doute que le lieu de conservation naturel de cet ensemble est Dijon. Le 18 octobre, nous accueillons ces archives, qui ont transité par Dole, j’en fais un inventaire sommaire et m’aperçois que le QG de ce réseau était situé tout près des Archives départementales, derrière l’église Saint-Michel dont j’admire les tours depuis mon bureau. Je transmets l’information à notre professeur du service éducatif, qui achève à ce moment un dossier pédagogique pour le concours national de la Résistance et de la Déportation, dont le thème, pour 2019-2020, est justement « 1940. Entrer en Résistance. Comprendre, refuser, résister ». Ces documents inconnus et inédits arrivent à point nommé ; mais Dimitri Vouzelle rechigne quelque peu car il a suffisamment de matière et que son texte est bouclé. Néanmoins il étudie les dossiers et m’envoie, le 4 novembre 2019 (pendant les vacances scolaires, moment pour lui consacré pleinement à la recherche), un texte complémentaire de cinq pages à ajouter au dossier pédagogique. Il ne sait pas alors qu’il vient de contracter un virus, bienfaisant et invincible : celui de l’enquête historique. Les semaines passent, il déroule l’écheveau du réseau de résistance, profite des vacances pour étudier les sources que nous conservons par ailleurs sur le sujet. Puis vient le grand moment du confinement (à cause du mauvais virus), où ses loisirs forcés lui permettent d’identifier et de contacter les héritiers des membres du réseau. Dès lors, les archives privées s’ajoutent aux archives publiques, la logique du réseau se précise, l’écriture commence, le texte prend forme.
Démêler l’écheveau
2Son travail obéit à une logique textile, qui n’est pas seulement une métaphore, mais une herméneutique s’appliquant à la réalité des faits historiques : le réseau de résistance (parfois d’ailleurs appelé filière) prend la forme d’un écheveau complexe, implexe même, qu’il a été parfois difficile de débrouiller (on s’émerveille d’ailleurs de la manière dont Blanche pouvait conserver tout en détail dans son cerveau, sans jamais rien coucher sur le papier) ; le réseau est détricoté, coup de filet après coup de filet. Quatre-vingts ans plus tard, l’enquête s’apparente à une filature de témoins, d’héritiers, de détenteurs d’archives ; la mémoire, quant à elle, s’effiloche, avec la disparition des derniers témoins. Autant dire qu’il est parfois difficile de ne pas perdre le fil.
3Les services d’archives entretiennent des liens privilégiés avec les professeurs que l’Éducation nationale met à leur disposition quelques heures par semaine. C’est le cas depuis le début de ma carrière. Ces enseignants cumulent le goût de l’archive, la gourmandise pour l’histoire et la passion de la transmission : autant dire que travailler avec eux est un bonheur pour l’archiviste. Dimitri Vouzelle, une fois qu’il eut mordu à l’hameçon que les circonstances m’avaient conduit à lui mettre sous la dent au bout d’un fil, y mit toute son énergie et sa ténacité. Tour à tour patient dans des dépouillements toujours longs et parfois ingrats, et impatient quand les familles ou les institutions mettaient du temps à réagir, il n’a, j’en suis témoin, reculé devant aucun déplacement ni aucune démarche. De sorte que l’ouvrage est poli et repoli, non seulement du point de vue de la forme, mais aussi, et surtout, sur le fond, lorsque des éléments acquis et écrits, une fois confrontés à de nouvelles sources, sont remis en question et conduisent l’auteur à remettre son ouvrage sur le métier.
Héros en culottes courtes et pionniers méconnus
4Qu’est-ce qu’un héros de la Résistance ? J’ai commencé à le comprendre lorsqu’avec l’auteur nous avons rencontré Jean Grenier-Godard, chez lui, dans les Alpes-Maritimes, entouré de son épouse et de son fils, à la mi-juillet 2020. Je n’ai pas eu de peine à voir, dans le nonagénaire accueillant et disert, le gamin d’onze ans, sans doute malicieux qui, obéissant à sa mère, conduisit des groupes d’hommes et de femmes d’un point A à un point B, avec la consigne de prendre un air dégagé et de n’avoir pas l’air de les connaître. Le jeune Jean Louvier, commis que personne ne regarde, faisait la navette entre le centre-ville et l’hôpital général. Le « réseau » se forme comme on met un pied devant l’autre pour faire une route dont on imagine qu’elle pourra être longue. Ces tâches simples, répétitives et polyvalentes à la fois, commencent, pour ces héros en culottes courtes, âgés d’onze ans pour les plus jeunes, comme un service que l’on rend à ses parents et se poursuivent peut-être comme un jeu. Mais le jeu de ces « belles figures d’enfants français » est un jeu dangereux, dont les participants sont extrêmement vulnérables. Blanche le sait quand elle adopte, comme deuxième volet de la devise, le verbe « Souffrir ». Jean l’entrevoit entre 1940 et 1942, et le comprend lorsque, à l’âge de 13 ans, il assiste, impuissant, à l’arrestation de ses parents et de son frère le 25 juillet 1942. Plus tard, à l’âge de 21 ans, recevant, en son nom propre, la croix de guerre et, au nom de son frère René, la Légion d’honneur, dans la cour des Invalides, le 1er juillet 1950, le jeune homme est honoré comme l’un de ces héros de l’ombre. Mais bientôt l’amour, le soleil de la Côte d’Azur, une activité professionnelle inventive dissipent les tristesses de cette époque de guerre, de chagrin, d’austérité, de tortures, de prison, de peur, de trahison, de misère et de deuil. La Légion d’honneur posthume du frère aîné mort en déportation pèse lourd, sur la poitrine d’un homme de 21 ans !
5Les activités de ces premiers réseaux de passeurs, d’évasions et de renseignements ont été un peu oubliées : démantelés parfois tôt, ils ont été remplacés, dans les faits et dans les mémoires, par les réseaux de résistance armée. À la libération de Dijon, le 11 septembre 1944, Blanche Grenier-Godard et son fils René croupissent dans les geôles nazies ; en 1945, la première est bien fatiguée et le second est mort : il n’y alors personne qui puisse mettre en lumière l’action du réseau, et il faut toute l’énergie de Blanche, à partir de 1946-1947, pour faire reconnaître son réseau, contre vents et marées. Cette femme gaulliste et catholique, dont le réseau fut démantelé de longs mois avant que ne se forment ceux auxquels appartenaient certains des hommes qui lui dénièrent, jusqu’en 1954, la qualité de chef d’un réseau de résistance, cumulait les handicaps. À l’incroyable opiniâtreté de « Petite Mère » pour faire homologuer son réseau répond celle de Dimitri Vouzelle pour le tirer des « limbes » (Julien Blanc) historiographiques où sont perdus des mouvements pionniers de résistance.
6À la fin de la journée passée dans sa propriété sur les hauts de Menton, en juillet 2020, Jean Grenier-Godard nous montre une valise dont il ne nous avait pas parlé et dont son fils ignorait l’existence. Elle contient les souvenirs les plus poignants de sa mère et de son frère, comme le ruban blanc (mais sali par l’usage) à dix nœuds avec lequel Blanche récitait son chapelet lorsqu’elle était au secret à Jauer. Le visage de Jean ne montre aucune trace d’émotion. La mémoire de sa guerre comme celle du réseau animé par sa mère et son frère était bien fermée et bien localisée dans un coin de son cerveau, comme cette valise l’était dans un coin de la propriété. Dimitri Vouzelle, qui l’a impressionné par tout ce qu’il sait sur le réseau (la magie des archives !), le conduit à ouvrir pour nous cette valise. Elle recèle des objets et des papiers aussi modestes que ceux auxquels ils ont appartenu ; mais ces traces infimes sont celles de géants, dont le présent livre présente l’histoire.
Une famille catholique et française
7La composante chrétienne de l’engagement familial est très claire ; elle forme le premier volet du triptyque de la devise du réseau (« Prier »). De manière significative, l’appartement où la famille s’est installée en 1936, au 43, rue Saumaise, jouxte le presbytère paroissial, au 41 (il s’y trouve encore en 2022) ; les deux numéros (ainsi que le 45) forment d’ailleurs le même immeuble. Les Grenier-Godard sont alors des catholiques fervents. Blanche use volontiers, dans les textes qu’elle écrit pour l’homologation et dans ses lettres, d’un lexique catholique : foi, charité, martyre, etc., indissociable du lexique patriotique. Cette imbrication évoque irrésistiblement le cantique Ô Marie, ô mère chérie, des années 1870 : le catholicisme de combat de la France « poenitens et devota » après la défaite de 1871 implore Notre-Dame en ces termes : « Entends du haut du Ciel, ce cri de la patrie : Catholiques et Français toujours ! ». Mais tout le réseau ne partageait pas ces convictions, loin s’en faut. Et il faut noter que les mêmes convictions, comprises autrement, au prisme d’autres histoires familiales ou personnelles, conduisirent d’autres familles catholiques, sinon à collaborer, du moins à se soumettre de bonne grâce à l’ordre nouveau. Le dolorisme des catholiques résistants s’exprima de manière active dans le sacrifice et le don de soi pour la liberté de la patrie, tandis qu’il prit une forme passive chez les autres, qu’ils soient en France ou prisonniers de guerre : celle de l’expiation de « l’esprit de jouissance » par l’acceptation résignée des privations et des misères de la guerre.
Portrait de groupe d’un réseau de résistance
8Chez les Grenier-Godard, l’engagement va de soi dès les derniers jours de juin 1940. D. Vouzelle montre très bien comment les choses se mettent en place, sans plan préconçu évidemment, « sans idée de manœuvre » (pour employer une expression militaire), en utilisant d’abord la porosité initiale du Frontstalag de Longvic, puis, de manière pragmatique, les occasions, les rencontres, les proximités familiales et professionnelles, les talents. La résistance a moins besoin d’intellectuels que de postiers, de commis, d’employés aux écritures, de gendarmes et de cheminots ! D. Vouzelle montre bien que le réseau élargit progressivement, par capillarité, son action, du quartier Saint-Michel à la France, à la Belgique et la Suisse – sans parler du pittoresque prince indien, vraiment prince et vraiment indien… La description fine des institutions allemandes installées à Dijon permet de comprendre, concrètement et topographiquement, la pesante présence ennemie dans la ville et, par conséquent, l’incroyable audace de Blanche Grenier-Godard et de son équipe.
9Lorsque les archives font défaut, notamment durant les longs mois où René est en camp de concentration, D. Vouzelle prend soin de reconstituer l’ambiance qui règne dans les lieux successifs où il a été détenu. Grâce aux témoignages de rescapés, on peut comprendre ce qu’il a vécu, jusqu’au sacrifice ultime : l’horreur d’Hinzert et de Dora-Mittelbau, comparée à la situation presque acceptable de Wittlich.
10Le portrait de groupe, nuancé, ressemble peu à un tableau soviétique représentant, après 1945, d’héroïques partisans terrassant l’hydre du nazisme. Tout est évidemment plus complexe, moins simple ; de sorte que le portrait est à la fois moins simpliste et plus intéressant. Les biographies des membres du réseau, de leurs dénonciateurs français et de leurs bourreaux allemands sont très fouillées ; le parcours antérieur (familial, politique, professionnel, religieux) permet de saisir les motivations de chacun. Le portrait, tout en clair-obscur, de René Bourdon, greffier pénitentiaire, est, à cet égard, traité de manière exemplaire. L’auteur nous permet de comprendre en profondeur les protagonistes, qui ne connaissaient pas la fin de l’histoire et disposaient d’informations tronquées : leurs motivations du moment, leur horizon, leurs réticences, leur enthousiasme. Nous autres, lecteurs, ne sommes plus tenaillés par la peur, l’incertitude, la faim, l’imminence des dénonciations et des arrestations, le froid, le chagrin, l’humiliation, ni trompés par les propagandes ou les bobards de tout poil. Toujours comprendre, ne jamais juger : pour ce faire D. Vouzelle fait corps avec le réseau ; il voit, sent et espère avec lui.
« Français, souvenez-vous »
11Mais il garde aussi une distance critique, notamment à l’égard de la mémoire qui, parfois, s’obscurcit, enjolive, emmêle, trompe ou, plus banalement encore, oublie… De sorte que le présent livre est à la fois un ouvrage d’histoire et un ouvrage de mémoire, qui permet de comprendre mais n’empêche pas de s’émouvoir, tout en distinguant les genres. Beau et rare tour de force !
12Comment, en passant aujourd’hui rue Saumaise, ne pas imaginer les milliers d’évadés, de résistants ou de juifs qui se sont cachés là ? comment ne pas se représenter, en tremblant, le tragique matin de l’arrestation ? comment, en voyant la plaque posée le 8 mai 1949 à la mémoire de René, ne pas avoir le cœur serré en songeant à son abominable mort, squelette vivant abandonné avec ses congénères dans la Boelcke-Kaserne, véritable pourrissoir du camp de concentration de Dora, à l’âge de 19 ans ? comment ne pas pleurer en songeant aux longues années durant lesquelles Blanche Grenier-Godard eut l’espoir de voir rentrer son fils René ?
13Le temps a passé, la mémoire devient évanescente, la mousse recouvre les tombes et les plaques, les événements se succèdent, les générations oublient, les viriles devises se périment. Il faut des historiens de la trempe de Vouzelle pour traquer les archives, publiques ou privées, françaises ou allemandes, de la résistance ou de sa répression, pour en tirer la substantifique moelle et confronter les informations qu’elles contiennent avec les témoignages anciens ou contemporains. Il faut des enseignants-chercheurs qui aient la tête bien faite et un cœur généreux pour chercher, trouver, analyser, confronter, comprendre, synthétiser, nuancer, exposer, faire comprendre, convaincre et faire réfléchir.
14Les dirigeants et les membres du réseau ne sont pas ici peints comme des icônes, pieuses ou patriotiques, mais comme des femmes et des hommes, avec, par-delà leurs actions héroïques, leurs défauts, leur part d’ombre et leurs points faibles. Mais tous ils eurent au cœur l’amour de la liberté et le sens pratique de la fraternité. Ils mirent avec générosité et détermination leur vie en jeu pour leur pays. Leur patriotisme n’est pas celui de coqs bellicistes, de poètes faisant la guerre en vers ou de tard-venus qui pavoisent et qui posent à l’automne 1944 ; c’est un patriotisme en actes, qui ne se paie pas de mots (« Se Taire »), qui n’attend pas que la balance de la guerre penche vers les Alliés après Stalingrad pour sortir du bois, qui ne trie pas ceux auxquels il vient en aide. D. Vouzelle n’en tire pas de leçon (civique, politique) pour notre temps – ce qui, du reste, n’eût guère été dans l’esprit du réseau.
15Mais la lecture de l’ouvrage permet de comprendre comment et pourquoi Dimitri Vouzelle, à mesure qu’il découvrait et écrivait l’histoire du réseau, s’y est attaché viscéralement, par des sentiments de respect et d’admiration à l’endroit des femmes, des hommes et des enfants dont il fait un portrait de groupe et de détail. Ces pages d’histoire sont aussi des pages d’hommage à ce que l’humanité peut produire de plus beau : le courage désintéressé et inconditionnel, l’intelligence en action, le sens pratique des besoins réels, la conscience aiguë du devoir, l’esprit de famille au service d’autrui, l’ingéniosité dans l’adversité, la gratitude naturelle, l’héroïsme sans tapage.
16Gloire et honneur au réseau Grenier-Godard !
Auteur
Conservateur général du Patrimoine
Directeur des Archives départementales de la Côte-d’Or
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