Entretien
p. 21-63
Remerciements
Je remercie l’Université d’Avignon ainsi que le Festival de m’avoir convié ici pour parler d’une question qui m’accompagne et dont je ne me lasse d’explorer la richesse : la pensée de Shakespeare sur le théâtre. Et il n’y a peut-être d’endroit plus approprié pour en parler qu’ici, dans cette cité du théâtre. Je remercie également Emmanuel Ethis pour son accueil ainsi que Florence March pour le soin apporté à la préparation de cette Leçon. Leçon qui se propose de suivre les grandes lignes de l’approche complexe et ambiguë du théâtre qui se dessine chez Shakespeare à travers les textes, les métaphores, les figures récurrentes. Une invitation à assumer le théâtre sur fond, ni de confiance béate ni de méfiance cynique. Il nous confronte à la liberté de l’ambiguïté.
Texte intégral
Le poids du concret théâtral
1Il y a chez Shakespeare un discours dispersé sur le théâtre, discours nullement constitué dans une doctrine, mais tout de même discours concret, artisanal, lié surtout au faire du théâtre. À travers les remarques et les conseils prodigués par ses personnages, il n’est pas interdit de reconnaître l’expérience de l’homme de scène qu’il était et du visionnaire que l’on peut imaginer. Pourquoi ne pas admettre qu’une expérience quotidienne et qu’une aventure artistique puissent transparaître dans une œuvre de fiction ? De quoi est-elle faite, sinon aussi de ces matériaux personnels qui s’y intègrent et finissent par faire corps avec elle ? La pensée d’un écrivain se laisse repérer soit par son caractère explicite - que parfois l’on regrette dans la mesure où elle s’érige en profession de foi - soit par les récurrences qui se dissimulent et se disséminent dans l’œuvre au point de permettre leur identification hypothétique. Shakespeare appartient plutôt à cette seconde catégorie : toute son œuvre est gorgée du rapport au théâtre comme sont gorgées d’eau les terres proches des rivières. Le théâtre est la référence première, essentielle, continuellement reprise. Nous essayons maintenant de repérer ces occurrences et de les réunir afin de dégager les constantes et d’éclairer une vision. Il faut d’abord procéder à un travail d’exploration afin d’ouvrir un vrai champ de fouilles qui permet d’extraire les métaphores, les procédés, les propos qui, réunis, constituent un ensemble disparate, hétérogène, un ensemble d’une extraordinaire richesse.
2Shakespeare n’a pas de porte-parole, il ne parle pas à la première personne - à l’exception des sonnets - et rattache son discours à des personnages ou le place dans le contexte des situations. Il nous revient donc de respecter cet entre-deux et nous essayerons de ne pas le séparer ni de la pièce ni de cet être de fiction qu’est le personnage qui le prononce. Car Shakespeare parle du théâtre mais se sert aussi bien de celui-ci pour éclairer un être ou qualifier une aventure, pour dégager un rapport à l’histoire autant qu’au monde. Il n’y a guère de discours isolé, mais toujours un discours intégré.
Les répétitions, une pensée en acte
3Parlons d’abord du théâtre, de son élaboration. Shakespeare introduit ce discours d’artisan dans le cadre des répétitions, pratique propre au seul théâtre. C’est ce même choix que feront tout aussi bien Goldoni, Lope de Vega ou Molière : pour chacun, la répétition est l’occasion de témoigner du théâtre. Alors, lorsque le théâtre est en train de se faire, des conditions de production sont formulées, des conseils sont dispensés, des craintes sont exprimées. L’acteur est concerné, mais le public tout autant. Ces interventions pratiques permettent de retrouver les données d’un contexte et également les motivations d’une représentation. Représentation dont le statut comme la nature ne se révèlent jamais aussi bien que dans les prologues ou les épilogues, véritables poèmes où se conjuguent le concret et l’abstrait du théâtre. Ils servent de plaque tournante entre les consignes pédagogiques, le régime d’exploitation du théâtre et sa condition métaphysique. Cette impureté les rend uniques. Ici, comme dirait Peter Brook, le brut et le sacré se retrouvent profondément imbriqués. Dans l’acte de la production pointent toujours les données d’un horizon… du streben, du mouvement vers…
Des métaphores réversibles
4« Quelle est votre métaphore ? » demande Messire André Fièvrejoue dans La Nuit des rois1. L’œuvre de Shakespeare est constellée de métaphores, surtout des métaphores ayant trait au théâtre. Mais elles ne sont pas univoques, constantes et récurrentes. Chez Shakespeare les métaphores du théâtre peuvent tantôt formuler un rapprochement qui rehausse le théâtre, tantôt, parfois quelques lignes plus loin, le décrier et déplorer ses retombées contagieuses sur les êtres. Et ainsi nous décelons les données d’un double discours, sur le théâtre comme sur la vie : la métaphore les relie. Métaphores de l’acteur et du spectateur surtout… en les réunissant ce n’est point une cohérence qui se dégage, mais, bien au contraire, un ensemble de contradictions : rien n’est plus étranger à Shakespeare qu’une relation unique au théâtre, de confiance ou de défiance. Il n’entretient ni l’optimisme des écrivains, ni la haine des pères de l’Eglise… Certes, on pourra nous répliquer que chaque métaphore appartient à un personnage et que c’est lui qu’elle définit, mais, par-dessus tout, une relativisation de ce constat s’impose : rien n’est sûr, tout peut se convertir en son contraire. Shakespeare se montre maître dans l’art de manier ces métaphores réversibles. Elles interdisent tout choix unique, tout qualificatif définitif… en fonction d’un contexte, jamais le même, chaque fois autre. Au théâtre tout peut se convertir en son contraire. C’est, au fond, le sens le plus profond du discours de Shakespeare. C’est le défi auquel il nous convie.
Le jeu des contraires
5Les fragments de discours, les métaphores et les scènes constituent non pas une doctrine, mais une vision du théâtre. Un théâtre défini par la coexistence interne des contraires. Chez lui, la définition même du théâtre implique la coexistence des contraires. Ils lui sont consubstantiels, indissociables de sa nature et si on le rapproche si souvent de la vie c’est en raison de cela, de cette indestructible coincidentia oppositorum. Elle ne se réduit pas ici à une figure rhétorique, elle qualifie l’essence même du théâtre. Shakespeare la formule non pas de manière explicite, mais par l’exercice constant de propos sur le théâtre auxquels, inlassablement, s’opposent d’autres, contraires, également légitimes. Dans Jules César, Brutus invite ses partenaires de conjuration à prendre pour exemple les nobles acteurs romains tandis que Casca, quelques répliques plus loin, légitime leur projet d’assassinat en évoquant César qui, au Capitole, adoptait les postures d’un comédien. L’acteur, dans l’ensemble de l’œuvre shakespearienne, peut être tantôt qualifié de héros tantôt d’hypocrite, de même que le théâtre est soit considéré comme à même de fournir un reflet du monde, soit comme fournisseur de leurres ou de songes. N’est-il pas appelé au secours pour « [prendre] la conscience du roi » et, ramené par Hamlet une fois l’opération réussie, à « un coup de feu à blanc » ? Ici on aime et flatte le public, et ailleurs on déplore la posture du spectateur qui se protège derrière son extériorité. Rien n’est certain, tout peut se retourner en son contraire : pour Shakespeare, le théâtre se distingue par la mouvance de cette dialectique. Elle est toutefois étrangère à un relativisme lâche, car, chaque fois, il s’agit d’une affirmation nette qui, ensuite, n’exclut pas un propos contraire, tout aussi soutenu mais déterminé par un autre contexte. Le réel affecte le discours sur le théâtre, jamais univoque et définitif. Le théâtre permet pareille permutation parce qu’il s’appuie sur deux principes contrastés, le vrai et le faux, comme le yin et le yang pour les Chinois. Ni l’un ni l’autre ne l’épuise entièrement. Shakespeare dispense cette leçon d’incertitude à son égard.
L’entre-deux du théâtre
6À la lisière de l’art et de la vie, le théâtre se trouve dans l’inconfort fécond de l’entre-deux. Shakespeare dispense des consignes pour appréhender la convention théâtrale, invite à s’entraîner et à s’éduquer pour pleinement en bénéficier, mais en même temps il reconnaît sans cesse le pouvoir contaminateur du théâtre et identifie son impact sur le comportement des êtres au quotidien, dans le monde, parmi les autres. De la scène à la vie et de la vie à la scène, voilà un aller-retour sur lequel Shakespeare réfléchit et revient constamment. Et d’ailleurs n’est-ce pas dans cette mouvance alternative, que l’on trouve le sens profond du couple complémentaire des prologues et épilogues ? Dans un théâtre, Shakespeare le dit, il n’y a pas d’écart absolu entre l’art et la vie. Ils restent co-présents. Et, chose qui fascine chez Shakespeare, souvent l’on cherche des solutions pour briser l’illusion et ses effets d’identification afin d’introduire la distance et rappeler le pacte de la convention. Le théâtre n’est-il pas défini comme performance d’un comédien qui joue un roi avec l’accord du public ? Lorsqu’il y a risque d’oubli, les acteurs eux-mêmes se chargent de dénoncer l’illusion dont ils ont été les artisans. Shakespeare ne se lasse pas de mettre en jeu cette complexité qui n’est pas réservée au seul travail de la modernité. Parce que réfractaire à une définition unique et irréductible à un statut certain, le théâtre intéresse comme métaphore éclatée de la vie : Shakespeare ne cesse pas de témoigner de son intérêt au point que Northrop Frye, le célèbre critique, avançait sans réserves : « Dans chaque pièce que Shakespeare a écrite, le héros ou le personnage central est le théâtre lui-même. »2
L’artisanat, le régisseur et son acteur
7En artisan du théâtre, ce dont personne ne peut douter, Shakespeare fournit les données pratiques du travail des répétitions comme processus collectif mené par un leader. Il suffit de regarder de près Le Songe d’une nuit d’été, véritable saisie sur le vif du travail théâtral restitué dans le détail par un expert de l’intérieur. En voilà le développement et l’évolution.
8Avant que les répétitions débutent, Quince, le chef de troupe interroge son équipe en rappelant ainsi le préalable du théâtre : la présence de tous les membres de l’équipe.
quince
Toute la troupe est-elle ici ?3
9On ne peut pas jouer s’il y a des membres qui s’absentent. La distribution dans son entier - voilà la condition sine qua non pour les répétitions. Vœu souvent oublié par des comédiens dispersés, mais vœu imposé par de grands metteurs en scène tels Vilar, Strehler, Brook ou Mnouchkine. Eux, pareils à Quince, refusent la présence lacunaire des acteurs. De leur présence continue dépend la constitution d’une équipe unitaire et d’une représentation cohérente. Shakespeare le savait bien. Le théâtre s’appuie sur le collectif et l’individuel réunis.
10Bottom, l’interprète principal, demande ensuite :
bottom
D’abord, bon Peter Quince, dites de quoi traite la pièce ; ensuite lisez le nom des acteurs ; et comme ça nous arriverons à quelque chose. (I.2, p. 71)
11La distribution doit être informée du contenu de la pièce. Avant de répéter, un tel renseignement s’impose et certains metteurs en scène, même aujourd’hui, considèrent comme utile ce préalable et procèdent à une première lecture à la table justement, disent-ils, pour que la distribution entière sache de quoi parle la pièce. En précurseur du metteur en scène qui, on le sait, ne trouvera sa légitimité que plusieurs siècles plus tard, Quince régisseur comme Vilar en artisan aimait se désigner, fournit d’abord le titre de la pièce et ensuite procède à des commentaires sur les personnages. Il précise que la distribution est faite auparavant et que chaque rôle est distribué. L’ordre règne. Quand Flûte décline la proposition de jouer Thisbé en invoquant « la barbe qui [lui] vient » le chef de troupe se montre intraitable et suggère au jeune comédien révolté l’usage « d’un masque » ainsi que le recours à une voix artificielle. Pour jouer il ne s’agit pas seulement de s’exposer, mais aussi de s’appuyer sur les outils et les pratiques du théâtre. On pouvait donc utiliser des masques ou l’improvisation… comme il le conseille à l’interprète du lion qui exige qu’on lui fournisse le texte car, dit-il, « je suis lent à apprendre. » « Vous pouvez le faire en improvisation : car il n’y a que des rugissements » (I.2, p. 77) Malgré sa douceur, Quince entend imposer son autorité et il se montrera tout aussi strict lors des différentes propositions avancées par les comédiens. Il entend faire respecter l’attribution des tâches et des rôles car une des conditions de la réussite, il le sait, c’est la justesse de la distribution. Elle représente, disent aujourd’hui les metteurs en scène, plus de la moitié du travail. Dès cette époque Quince n’ignore pas sa portée décisive !
12Quince, en leader adroit, ne se contente pas d’être uniquement autoritaire et il s’applique à légitimer la distribution de son acteur privilégié, Bottom, dans un rôle dont il lui révèle l’importance. Il sait flatter la vanité de cet acteur plus qu’acteur, un vrai homme-théâtre. Un Protée… En décrivant la complexité de Pyrame, le personnage à incarner, il procède, implicitement, à une valorisation de l’interprète qui ne peut pas rester insensible à la partition privilégiée qui lui est assignée. À lui le « brave Bottom », Pyrame est attribué. Fin stratège, Quince parvient à endiguer les désirs chaotiques de Bottom, par le recours à l’assimilation du personnage et de l’interprète à qui, en raison même de sa nature, revient tout naturellement le rôle. Il est irremplaçable. Le texte révèle les stratégies internes des répétitions où le metteur en scène doit allier ruse et autorité. C’est seulement ainsi que l’interprète se dévoue au jeu et que le succès se trouve à l’arrivée.
quince
Vous ne pouvez pas jouer un autre rôle que Pyrame : car Pyrame est un homme de belle figure ; un homme accompli comme on en rencontre un jour d’été ; un homme tout à fait charmant, un gentleman : aussi vous devez absolument jouer Pyrame.
bottom
Bon, je vais m’en charger (I.2, p. 79)
13L’acteur vaniteux, nullement inquiet, se déclare sûr de ses moyens : il ne remercie pas, il donne seulement son accord. Il ne doute pas de la réussite et assume cette mission comme allant de soi : le rôle principal ne le trouble pas et, sans complexes, Bottom rassure le metteur en scène.
bottom
Quelle barbe m’irait le mieux pour jouer ça ? (I.2, p. 79)
14En professionnel, dans le sens médiocre du terme, Bottom réclame qu’on précise l’accessoire qu’il devra employer ; tout est pour lui une question matérielle, immédiate, concrète.
15En même temps un zeste de narcissisme pointe comme, souvent, chez tout grand comédien qui formule des exigences de costume, maquillage ou coiffure afin de mieux conforter son image. Pour jouer, nombreux sont ceux qui souhaitent s’aimer. Bottom en fait partie. Par ailleurs, en réclamant une barbe, Bottom pressé, cherche la solution la plus immédiate. Il a la réponse et il suffit que le metteur en scène formule ses vœux. Voilà le propre du comédien routinier ! Un comédien qui mobilise les stéréotypes du jeu, un comédien qui se résume au métier dans tout ce qu’il a de plus répétitif. Point de création chez lui, mais chez Bottom ce qui fascine c’est son inépuisable désir ludique.
bottom
Je vais interpréter ça soit avec une barbe couleur paille, ou une barbe orange foncé, ou une barbe vermillon, ou une barbe couleur d’écu français, un très joli jaune. (I.2, p. 81)
16Quince, non autoritaire, en accordant à l’interprète une marge de liberté refuse tout conflit, mais face à la non-résistance du metteur en scène, l’hésitation de Bottom se découvre être encore plus dérisoire : Quince lui a parlé condition morale du personnage - Pyrame est un homme de valeur - et il répond… couleur de la barbe. Quince maîtrise les humains, Bottom veut éblouir un parterre ! Et pourtant, il reste attachant… parce qu’il a du génie. Génie ludique. Il est insupportable et unique, comme Gérard Depardieu dans une répétition, créateur et cabotin. Si le théâtre est une affaire de communauté, on l’apprend en début de scène, il est également une affaire de personnalité. Sans Bottom, Quince le sait, on ne pourra pas jouer. Le début du travail des artisans rappelle la relation dialectique entre la qualité de l’équipe et le brio du protagoniste. La dimension collective du théâtre n’a qu’à gagner de la présence d’un interprète d’exception. Combien d’exemples contemporains ne le confirment-ils pas ? Jean Vilar et Gérard Philipe, Bertolt Brecht et Helene Weigel, Jerzy Grotowski et Ryszard Cieslak… ils sont les acteurs emblématiques qui cristallisent les attentes du metteur en scène d’exception. Entre eux se nouent, comme entre Quince et Bottom, des liaisons singulières, liaisons fondés sur la confiance réciproque, sur la reconnaissance d’une même quête et la recherche d’un même idéal scénique.
quince
[…] messieurs, voici vos rôles, et je dois vous supplier, vous demander, et vous prier de les apprendre par cœur pour demain soir. (I.2, p. 81)
17Une réplique étonnante prouve que Shakespeare connaît le théâtre et ses coutumes secrètes. Et en artisan informé il fait dire à Falstaff :
falstaff
Ma foi, si le feu de la grâce ne t’a pas tout à fait quitté, tu vas être touché. Donne-moi une coupe de vin d’Espagne, pour que j’aie les yeux rouges, qu’on puisse croire que j’ai pleuré ; car il me faut parler le langage de l’émotion, et je veux le faire dans le style du roi Cambyse.4
18L’acteur a besoin de stimulants. Falstaff le sait et, en les réclamant, il renvoie ici à des pratiques utilisées par certains acteurs depuis toujours. Ce n’est pas un secret que le recours à l’alcool, avant de jouer ou après, est fréquent. Il y a là une vraie tradition. Elle traverse les siècles.
Les protocoles de la répétition
19Quince demande que l’on se réunisse avec les rôles bien mémorisés - le temps presse ! - tandis que lui prend en charge la collecte précipitée des accessoires. Deux tâches techniques distinctes. Tous les auteurs qui évoquent les répétitions, Molière, Lope de Vega, Goldoni, insistent sur la précipitation qui leur est propre.
20Il faut satisfaire une commande, respecter un calendrier. C’est du temps où « le théâtre se fait vite et mal », phrase de Claudel reprise ensuite par Jean-Louis Barrault et Antoine Vitez. Plus tard, l’arrivée du metteur en scène va entraîner le ralentissement du travail, condition du théâtre d’art que celui-ci souhaite réaliser et qui réclame le temps long des répétitions. Le théâtre artisanal s’est fait et se fera toujours dans l’urgence. Le théâtre d’art ou de recherche souhaitent échapper à ce régime. Le luxe des metteurs en scène modernes sera la durée prolongée des répétitions, plaque tournante du travail théâtral, acquis récent pour lequel ils ont combattu et qu’ils ont fini par obtenir.
21Le lieu des répétitions sera toujours à l’origine d’un questionnement impératif :
quince
[…] au bois du palais, à un mile en dehors de la ville, au clair de lune ; c’est là que nous allons répéter, car si nous nous donnons rendez-vous en ville, nous serons traqués par les gens, et nos idées seront découvertes.5
22Il faut répéter loin de la ville, dans un lieu paisible, à l’écart du tumulte et des circuits habituels afin de parvenir à la concentration et de se protéger du… piratage. La question des droits d’auteur, on le sait, est inconnue à l’époque. Et Shakespeare fut l’un des auteurs qui la respecta le moins. Ici on en parle en connaissance de cause. On peut toujours être pillé. Le choix excentré du lieu assume la concentration de l’équipe. Comme Quince, plus tard certains metteurs en scène, Stanislavski en premier, vont parfois chercher des lieux de répétition en dehors des circuits habituels, loin de la ville, afin que la distribution dans son ensemble s’y retrouve et se livre entièrement, sans dispute ni distraction, au travail des répétitions. Dans Quince on peut reconnaître un précurseur. La nature, par son calme, permet au collectif rassemblé de se concentrer. La nuit aussi. Le propos est, comment ne pas s’en étonner, véritablement grotowskien. Le maître polonais, quand il engagera ses recherches para - théâtrales, privilégiera justement la forêt aussi bien que le travail nocturne. Pareille option implique le débordement des cadres professionnels et la liberté des pratiques performatives. C’est le sentiment de l’appartenance à un groupe que l’on cherche d’abord à procurer à chaque participant.
L’excès du jeu et ses enjeux
bottom
(…) je vais soulever des orages, je vais gémir comme il faut. (…) pourtant mon penchant c’est surtout les tyrans. Je pourrais jouer Hercule fameusement, ou un rôle à beugler, à brailler, à tout faire éclater. (I.2, p. 73)
23Bottom prétend éprouver un attrait particulier pour l’excès, excès qui définit son identité de comédien. Mais, en réalité, il se porte volontaire pour d’autres missions : jouer Thisbé, le Mur… Il est en réalité habité par un désir ludique extrême. Il souhaiterait accomplir une sorte de one-man show où il jouerait tout. Bottom incarne l’attrait du jeu et, implicitement, la fascination pour des identités plurielles, indifférenciées. Il est prêt à investir le théâtre dans son ensemble. Bottom annonce qu’il va jouer lorsqu’il apprend l’identité de son personnage avec cet abus de moyens qu’Hamlet déplore et qu’il s’ingénie à déconseiller aux comédiens. Le procès de l’excès et les propos de Bottom confirment sa légitimité : la première tentation est toujours de sur-jouer. Bottom s’engage presque dans une tirade pour évoquer des performances passées, aujourd’hui révolues : « Ça c’était du sublime ». Cela suppose qu’il a, lui, un savoir ou au moins une mémoire de comédien. Ou cela participe tout simplement de la mythification habituelle du théâtre des temps jadis ? Où sont les acteurs d’autrefois - combien de fois n’a-t-on pas entendu ce leitmotiv ?
24Shakespeare développe ici une réflexion intéressante sur la relation entre le collectif et l’acteur - star, relation qui assure l’accomplissement de l’acte théâtral. Il exige l’alliance de la participation de groupe et de l’exemplarité du protagoniste.
flute
S’il ne vient pas, (Bottom) la représentation est compromise. (…)
quince
Il n’y a personne d’autre que lui dans tout Athènes pour interpréter Pyrame.
flute
Non, c’est lui qui a tout simplement le plus d’esprit de tous les artisans d’Athènes.
quince
Oui, et le plus de présence aussi, et c’est un parfait galant pour la douceur de la voix.
flute
Il faut dire un « parangon ». (…)
(IV.2, p. 225)
25Tout confirme la place exceptionnelle que détient Bottom dans la troupe : il en est la poutre maîtresse ! Shakespeare insiste ainsi sur la nécessité d’avoir dans un ensemble un acteur comme lui, acteur charismatique. Bottom dispose d’une aura particulière. C’est le mot qui convient. Sa disparition entraîne par ailleurs une pénalisation économique conséquente car, s’il avait participé au spectacle, Bottom aurait pu gagner six pence par jour, somme non négligeable, jusqu’à la fin de sa vie. « Il l’aurait bien mérité » s’accordent à dire ses camarades.
26Mais, question souterraine, comment ne pas remarquer un fait habituellement passé sous silence ? Le fait que l’acteur exemplaire, l’acteur qui pousse le plus loin l’engagement dans l’expérience théâtrale, Bottom, basculera de l’autre côté du réel ? Il sera transporté en raison même de sa vocation extrême : le théâtre a à voir avec les songes de même qu’avec les dérèglements psychiques. Et n’est-ce pas le préalable du fameux texte de Peter Weiss Marat-Sade qui porte justement sur les rapports entre le jeu et la folie ?
Le comédien, être incertain
27Shakespeare développe une véritable interrogation autour de l’acteur et de sa condition.
olivia
Êtes-vous comédien ?
viola
Non, du fond du cœur, et cependant, par les griffes même de la malice, je jure que je ne suis pas ce que je joue.6
28Le propre de l’écriture shakespearienne consiste à formuler dans le contexte d’une situation concrète, propos ou pensées sur le théâtre et ses pratiques. Comme ici où surgit la définition même du comédien de l’échange entre Olivia, maîtresse de la maison, et Viola travestie, qui suscite des doutes quant à son identité. Celle-ci avoue ne pas être comédien/comédienne tout en admettant qu’elle se trouve dans une situation semblable. Être acteur, affirmation explicite, consiste à se placer entre ce que l’on est et ce que l’on représente : les deux termes ne coïncident pas. Et pourtant si au départ il y a dissociation des deux termes, le jeu tend à la dépasser afin de produire sur scène un effet de vérité. Effet qui semble faire légèrement défaut du moment que la méfiance à l’égard du personnage interprété s’insinue. Viola se trouve dans la situation de l’acteur sans pour autant parvenir à égaler ses performances. Un soupçon persiste, l’illusion n’opère pas intégralement.
thurio
Paraissez-vous ce que vous n’êtes pas ?
valentin
Peut-être.
thurio
C’est ce que font les imposteurs.7
29La question essentielle porte sur les limites de l’acteur, sur le seuil indépassable entre le jeu et la vie. Pour preuve cet extraordinaire échange de répliques dans Comme il vous plaira :
rosalinde
[…] Ah, l’ami, on peut dire que c’était bien joué. De grâce, dites à votre frère comme j’ai bien joué la comédie. Ha ha !
olivier
Ce n’était pas du jeu, et votre pâleur atteste trop bien que votre défaillance était véritable.8
[…]
rosalinde
Votre frère vous a-t-il raconté comme j’ai bien joué la comédie de l’évanouissement, quand il m’a montré votre mouchoir ? (V.2)
30Rosalinde, pour cacher la perturbation éprouvée lorsqu’elle a appris le décès supposé d’Orlando dont elle est éperdument éprise, invoque l’art de la comédie pour préserver son secret, mais la performance atteint un tel niveau de vérité qu’elle ne trompe personne. L’œil avisé distingue entre l’art du comédien, si consommé soit-il, de l’implication d’un sujet. L’acteur ne parviendra jamais à cette vérité extrême vers laquelle il tend sans pouvoir tout à fait y arriver. Le théâtre restera à jamais en – deçà de la vie. Non, Rosalinde n’a pas joué la comédie car il s’agissait, pour elle, de la vie. L’acteur ne pourra jamais parvenir à pareil engagement. Mais Shakespeare, avec l’art accompli qui sera le sien, fera dire à Polonius que la prestation de l’acteur doit être interrompue car il a le visage qui blêmit et les larmes lui viennent aux yeux. Il y a des moments où le jeu, par son engagement, finit par produire l’impact du vécu.
31Toujours la même question, la même méfiance. Mais il y a également de l’admiration. Et l’intérêt provient justement de cette alliance de contraires qui fonde l’ambiguïté du discours sur l’acteur.
hamlet
Maintenant je suis seul.
Oh ! Quel coquin et quel vil esclave je suis !
N’est-il pas monstrueux que ce comédien, là,
Dans une pure fiction, un rêve de passion,
Ait pu si bien plier son âme à sa pensée
Que par ce travail tout son visage a blêmi,
Des larmes dans les yeux, un aspect égaré,
La voix brisée, et tout son être
Se modelant sur sa pensée ? Et tout cela pour rien,
Pour Hécube.
Que lui est donc Hécube, ou qu’est-il pour Hécube,
Qu’il puisse pleurer sur elle ? Que ferait-il
S’il avait le motif et les raisons de souffrir
Que j’ai, moi ?9
32On retrouve l’éloge de l’acteur mais le soupçon de théâtralité trompeuse pointe. Effet secondaire du jeu qui est perçu comme une contre - façon de la vie.
prospéro
Pour n’avoir plus d’écran entre le rôle qu’il jouait
Et lui-même pour qui il le jouait, il veut être
Milan absolu.10
33Prospéro désigne, implicitement, la difficulté courante rencontrée par un acteur, celle qui consiste à ne pas parvenir à une identification entière avec le rôle : un écran les sépare toujours. L’acteur ne réussit à surmonter cette situation qu’en parvenant à se fondre dans l’être qu’il doit jouer, vœu que l’on retrouvera plus tard chez de grands réformateurs comme Stanislavski et ses héritiers, surtout américains, soucieux de conduire l’interprète, grâce à des stratégies complexes, jusqu’à l’évanouissement de soi dans le personnage de la fiction. Cela lui permettra d’« être sans réserves » l’autre… de ne faire qu’un avec lui. Point de vue qui aujourd’hui ne rencontre pas un accord unanime, mais participe du topos théâtral traditionnellement instauré auquel Prospéro s’associe : acteur et personnage ne font qu’un.
La primauté du texte
olivia
D’où venez-vous, monsieur ?
viola
Je ne peux guère en dire plus que ce que j’ai appris, et cette question-là n’est pas dans mon rôle.11
34L’acteur dépend du texte, c’est son appui premier et tout éloignement comporte le risque de s’égarer et entraîne vers l’improvisation non souhaitée. Etre loin du texte c’est un risque, voire même un danger. En auteur, Shakespeare insiste sur la sécurité de l’écrit comme support premier pour le comédien. Il est fonction du rôle et tout écart le perturbe.
coriolan
Comme un mauvais acteur,
J’ai oublié mon rôle, et je reste muet,
À ma grande disgrâce.12
35On peut lire dans un Sonnet la reprise du même motif :
Comme un acteur mal prêt qui, monté sur la scène
Dans son rôle se perd sous l’effet de la peur.13
36Sans doute l’oubli du texte devait être une déroute, une panne d’acteur courante à l’époque au point que Shakespeare en fait le propre du comédien médiocre qui s’appuie sur « l’aide du souffleur »14 et se panique sur le plateau face au public. Il brise ainsi l’illusion de manière accidentelle car elle exige la continuité et la maîtrise du texte, premier garant d’une réussite scénique. L’oubli du texte dénonce l’artifice du jeu et l’acteur, dépendant du souffleur, se révèle alors dans toute sa fragilité. Ce type d’accident devait être fréquent vu le temps réduit imparti aux répétitions en raison de l’exploitation peu prolongée des spectacles. Certains historiens affirment même – mais on peut douter ! – que parfois un texte ne bénéficiait que d’une seule représentation. Et alors comment oublier le texte ?
Modernité et plaisir du jeu
37La modernité de Shakespeare se trouve confirmée grâce à l’ensemble des procédés exposés afin de corriger les excès dangereux de l’identification et d’instaurer le climat plus sécurisant de la distanciation. On y retrouve, comme chez un avant-Brecht, (parce que les théories brechtiennes sont modernes et il faut signaler leur étonnante présence), des procédés qui renvoient directement au théâtre épique et au Verfremdungseffekt. Il suffit de revenir sur les débats qui animent les séances de répétition des artisans du Songe d’une nuit d’été. Ils souhaitent éviter les risques de la terreur afin de ne pas être sanctionnés. Faire peur peut déplaire et susciter des mécontentements à la cour. Pour sécuriser le public, il faut procéder à la distanciation.
bottom
Je vous accorde, mes amis, que si vous deviez effrayer les dames et leur faire perdre l’esprit, il leur resterait juste assez de discernement pour nous faire pendre ; mais j’aggraverai ma voix si bien que je vous rugirai aussi gentiment qu’une colombe à la mamelle. Je vous rugirai comme si c’était un rossignol.15
38L’acteur reconnaît l’obligation de la troupe de ne pas franchir des interdits à même de susciter mécontentement et entraîner des sanctions immédiates. Bottom invite à la précaution sécurisante pour ne pas inquiéter une assistance qui, à tout instant, risque de se retourner contre les comédiens. Il est facile de déceler la reconnaissance implicite, dès cette époque, oui de la dépendance du public et de la relation ambivalente que la représentation peut instaurer.
bottom
Écrivez - moi un prologue, et que ce prologue ait l’air de dire que nous ne ferons aucun mal avec nos épées, et que Pyrame ne se tue pas pour de bon.(III. 1.)
39Le rôle du prologue : introduire au récit et donner des indications quant à l’usage des accessoires factices. Aussi, autre indication, le texte n’est pas immuable, on peut rajouter un prologue sans se soucier de son respect. Les acteurs entendent prendre toutes les libertés.
bottom
[…] et pour qu’elles soient encore plus rassurées, dites-leur que moi, Pyrame, je ne suis pas Pyrame, mais Bottom le tisserand : ça leur enlèvera la peur.(III. 1.)
40La distanciation protège contre les effets de réel : elle apparaît ici comme la stratégie d’un homme de théâtre qui entend désamorcer le trouble que risque de produire l’assimilation du spectacle à un fait de vie. Comme chez Brecht on ne souhaite pas jouer sur les sentiments et les effets induits par l’identification du théâtre à la vie, ni de l’acteur au personnage. La distance protège. Pour cela, il faut écrire un prologue chargé d’un but strictement explicatif : il est appelé à fournir les codes de la représentation. Un spectateur informé est un spectateur sécurisé. Et ici l’acteur s’assume comme interprète qui dévoile la convention afin d’éviter l’identification et ce que cela entraîne. Tout Brecht se trouve dans ce propos. Par ailleurs, il confirme la thèse originale d’Antoine Vitez selon lequel les techniques de distanciation conviennent surtout aux acteurs amateurs plus qu’aux grands professionnels.
snout
Est-ce que les dames ne vont pas avoir peur du lion ? […]
bottom
[…] amener […] un lion parmi les dames est une chose tout à fait terrifiante. (III. 1.)
41Voilà l’écartèlement auquel se confronte la troupe : du côté visuel on cherche à rendre extrême la représentation tandis que, de l’autre, au niveau de la perception, on souhaite l’apaiser. Bottom met en garde contre l’abus d’effets qui risque de susciter de véritables émois dans l’assistance.
snout
Alors, un autre prologue doit dire que ce n’est pas un lion.
bottom
Non, il faut qu’on donne son nom, et qu’on voie la moitié de son visage à travers le cou du lion, et il faut que lui-même parle à travers, en disant comme ça, ou quelque chose d’accrochant : « Mesdames » ou « Belles Dames », ou « Je vous prie », ou « Je vous demande », ou « Je vous supplie » de ne pas avoir peur, de ne pas trembler : ma vie répond de la vôtre. Si vous pensez que je viens ici en lion, ce serait dommage pour ma vie. Non, je ne suis rien de tel : je suis un homme, comme les autres hommes » ; et là, ma foi, qu’il donne son nom, et qu’il leur dise carrément qu’il est Snug le menuisier. (III. 1.)
42Bottom considère que cette fois-ci le recours à l’écriture qui désamorce l’illusion ne suffit plus et qu’il faut procéder à l’élaboration d’une stratégie explicite de dénonciation au niveau du spectacle : une fois encore, il s’érige en précurseur des procédés brechtiens. Il ne s’agit pas de tromper sur la nature de l’animal - « il faut qu’on donne son nom » répond Bottom à Snug qui proposait que l’on dise que « ce n’est pas un lion » - mais ensuite on se doit de procéder à une véritable explication de la convention théâtrale. Et, pour éviter des sanctions possibles, lancer en direction du public un appel à la mansuétude (de même que ce célèbre acteur tragique italien, Ermette Novelli qui, face à une salle qui ne cessait pas de rire parce qu’elle l’avait connu jouant des rôles comiques, s’est avancé pour s’adresser au public en l’implorant de le « laisser gagner son pain »). Pour finir, le but consiste à dévoiler la présence de l’acteur derrière le rôle… Il rassure en se portant garant, par sa présence, contre les risques que la représentation pourrait entraîner. L’acteur, tous l’admettent, apparaît ici comme un être en danger face à une assistance noble et il vaut mieux se protéger afin d’éviter tout malentendu qui risquerait d’entraîner, en l’occurrence, des sanctions à craindre.
bottom
[…] que celui qui joue le lion ne se coupe pas les ongles : car ils doivent être visibles pour figurer les griffes du lion. (IV. 2.)
43Cette fois-ci l’esthétique que défend Bottom change car, après avoir prôné la distance et l’éloignement, il invite à cultiver la suggestion et l’illusion. Shakespeare joue des contraires et confirme cette liberté consentie aux acteurs de, sans cesse, alterner les stratégies de représentation. D’ailleurs, en bon connaisseur de Shakespeare, c’est la position adoptée par Brook qui joue de l’alternance entre identification et distance, qui se refuse d’immobiliser les acteurs dans un seul registre.
Le songe et l’incertitude des frontières
44Shakespeare construit une véritable triade autour du théâtre en ajoutant à l’émotion de l’identification et à la sécurité de la distance l’incertitude du rêve auquel il assimile souvent l’expérience théâtrale. Dans les prologues il fournit des consignes de réception en indiquant, comme dans le célèbre début d’Henry V, les règles de la convention théâtrale en direction d’un public non averti dont les acteurs souhaitent gagner les faveurs et cela, l’admettent-ils malgré la médiocrité des moyens dont ils disposent.
prologue
Oh ! Je voudrais une muse de feu, qui s’élèverait
Au ciel le plus radieux de l’imagination :
Un royaume pour théâtre, des princes pour acteurs,
Et des monarques pour contempler
la scène majestueuse.
Alors le belliqueux Harry, sous son vrai jour,
Aurait le port de Mars, et à ses talons
(En laisse comme des limiers),
Famine, Glaive, et Feu
Quémanderaient du service.
Mais, doux amis, pardonnez
À ces esprits frustes, terre à terre, qui ont osé
Porter sur ce tréteau indigne
Un aussi grand sujet. Cette arène pour combats
de coqs peut-elle contenir
Les vastes champs de France ?
Ou pouvons-nous faire entrer
Dans ce O de bois les casques
Qui semaient l’effroi dans l’air d’Azincourt ?
Oh ! Pardonnez : puisqu’un chiffre tout rond peut,
Placé en queue, signifier un million,
Souffrez que nous, qui sommes des zéros
à côté de ce grand nombre,
Travaillions sur les forces de votre imagination.
Supposez que dans l’enceinte de ces murs
Sont maintenant enfermées
deux puissantes monarchies,
Dont les fronts altiers dressés l’un contre l’autre
Sont séparés par l’océan étroit et périlleux.
Suppléez à nos imperfections par vos pensées :
Divisez chaque soldat en mille,
Et créez une armée imaginaire.
Figurez-vous, quand nous parlons de chevaux,
que vous les voyez
Imprimer leurs fiers sabots dans le sol qui les porte.
Car c’est à vos pensées maintenant
d’équiper nos rois,
De les porter ici et là, franchissant les époques,
Resserrant les exploits de tant d’années
En une heure de sablier ; afin de vous aider,
Confiez-moi le rôle du Chœur dans cette histoire ;
Tel un prologue, je prie votre humble patience
D’écouter, de juger notre pièce avec bienveillance.16
45Plus complexes nous apparaissent les épilogues où l’on invite les spectateurs à manifester leur satisfaction en applaudissant ou en diffusant l’information sur la qualité de la prestation à laquelle ils ont assisté. Prestation qu’ils emportent avec eux, source d’une expérience dépourvue de trace matérielle et qui s’apparente au rêve. Le théâtre dans l’acception shakespearienne est une sorte de rêve éveillé et, en ce sens, il se rattache pleinement à la mentalité baroque dont le propre consiste à placer la vie toute entière sous le signe trompeur des songes.
puck
Voici venue l’heure de nuit
Où les tombeaux, ouvrant leurs pierres,
Laissent échapper leurs esprits,
Qui errent près des cimetières.
Et où nous les fées, qui fuyons
Sur le char de la triple Hécate,
Le soleil et tous ses rayons,
Poursuivant l’ombre comme un rêve,
Nous folâtrons.17
46Ou dans le Conte d’hiver, dans le célèbre monologue du Temps :
le temps
Je retourne mon sablier,
et je donne à ma pièce une telle croissance
Qu’il vous semblera que vous avez dormi
entre temps.18
47Puck dit que le spectacle se termine à la nuit et qu’alors les esprits s’éveillent. Comme les fantômes… Le même adage secret du spectacle comme rêve revient dans les répliques du Temps. Il y a une parenté entre le spectacle de théâtre qui engendre des images fugitives et le territoire des songes éphémères. Il est le préambule de la nuit, sa préparation, car le voyage du théâtre conduit vers le monde nocturne. Mais le théâtre assimilé au songe ne révèle-t-il pas ainsi sa nature éphémère et trompeuse car, selon les dires de Platon dont on retrouve l’écho ici, il n’est que l’ombre de cette ombre qu’est le réel. Ombre redoublée, rêve éveillé !
robin (puck)
Si nous, ombres, vous avons offensées,
Pensez alors (et tout est réparé)
Qu’ici vous n’avez fait que sommeiller
Lorsque ces visions vous apparaissaient.
Et ce thème faible et vain,
Qui ne crée guère qu’un rêve,
Gentils spectateurs, ne le blâmez pas.
Pardon, nous ferons mieux la prochaine fois.
Aussi vrai que je suis un honnête Puck,
Si nous avons la chance imméritée,
D’échapper à vos sifflets de serpent,
Nous vous consolerons avant longtemps ;
Sinon, traitez Puck de menteur.
À tous bonne nuit de tout cœur.
Si nous sommes amis, applaudissez très fort :
Et Robin saura réparer ses torts.19
Le monde est une scène
48Le discours de Shakespeare sur le théâtre s’appuie et développe la métaphore de la vie comme une succession de rôles et celle du monde comme un théâtre car n’avait-il pas inscrit sur les murs du Globe la fameuse devise de Pétrone : Totus mundus agit histrionem ? Elle demande la prise en compte du sens double du verbe employé car agit désigne à la fois le fait d’agir/faire et de représenter/jouer. Nous sommes des acteurs qui jouons sur cette scène qu’est le monde, assertion à laquelle Shakespeare accorde aussi deux sens antinomiques. Dans le fait de jouer, l’idée du simulacre est inscrite d’emblée : l’histrionisme suppose la pratique du jeu, mais d’un jeu trompeur. Il y a alors du jeu autant que du faux… et, comme disait Aragon, « il est venu le temps de feindre ». À savoir d’assumer la condition de l’acteur pris dans les tenailles du vrai/faux.
49Jouer un rôle c’est feindre, au nom d’une incertitude identitaire ou d’une stratégie. D’un doute quant à soi ou, au contraire, d’une visée politique. Cela engendre du trouble tout en produisant du faux. Implicitement, une telle relation au jeu renvoie au théâtre comme pratique suspecte en raison même de son aptitude à brouiller le réel, à produire des leurres et à tromper… Le jeu perturbe, déroute et instaure la méfiance à l’égard de ceux que l’on soupçonne de son exercice maléfique. Cette acception du mot jouer a des retombées sur le rapport que l’on peut entretenir avec le théâtre, qui est son territoire de choix, et le comédien qui le représente. L’être - acteur dans la vie ne fait qu’adopter les pratiques de l’être - acteur sur une scène. Et ainsi les deux paraissent pris dans un jeu de miroirs déformants qui rend floues leurs images en raison précisément du jeu sur la scène du théâtre ou sur celle de la vie. Si Evreïnoff comme Huizinga parlent de l’Homo ludens élevé au statut de modèle propre à l’ensemble des comportements humains, soumis à une prédétermination implicite, Shakespeare, par contre, assimile le jeu au camouflage des projets envisagés et à une démultiplication des identités. Celui qui « joue » est toujours plusieurs… et en ce sens-là il s’apparente au Démon qui, toutes les traditions l’attestent, n’est pas unique mais multiple. De Iago à Richard III et tant d’autres, leurs propos confirment justement ce rapprochement : le jeu permet le simulacre mais il entraîne l’explosion de l’identité unique, celle qui se reconnaît et se construit dans le temps, pour cultiver, au contraire, une diversité protéiforme qui trompe et déroute. Celui qui joue peut parvenir à son but, mais il finit par n’être personne, nobody. La plupart des répliques s’achèvent sur ce constat. L’homme qui a joué fait le constat de la perte de son identité évanouie à travers la légion des rôles déclinés.
antonio
Je tiens le monde pour ce qu’il est, Gratiano,
Un théâtre, où chacun doit jouer un rôle,
Et le mien est d’être triste.
gratiano
Laissez-moi jouer le bouffon,
Que les rides de l’âge me viennent de la joie et du rire.20
50Il y a ce que l’on pourrait appeler assignation au rôle comme on dit assignation à résidence. Il faut assumer son rôle imparti et, en même temps, l’inscrire dans un ensemble, ne jamais l’isoler du monde dont il fait partie. Et aussi, quelle preuve de dévotion de la part du partenaire qui entend assumer le rôle complémentaire, médiocre, le rôle du bouffon à côté de l’ami qui s’attribue et accepte le rôle de l’être mélancolique.
jacques
Le monde entier est un théâtre,
Et tous, hommes et femmes,
n’y sont que des acteurs.
Ils ont leurs sorties, leurs entrées,
Et chacun dans sa vie a plusieurs rôles à jouer,
Dans un drame en sept âges. D’abord le nouveau-né,
Vagissant et bavant dans les bras de nourrice.
Puis, l’écolier geignard, avec son cartable
Et son visage frais du matin,
qui, comme un escargot,
Se traîne à regret à l’école. Et puis l’amoureux,
Soupirs de forge et ballade dolente
Sur les sourcils de sa maîtresse. Puis, le soldat,
Plein de jurons étranges, poilu comme la panthère,
Jaloux de son honneur, violent,
et prompt à la querelle,
Recherchant la bulle d’air de la gloire
Dans la gueule même du canon. Puis, le juge de paix,
Beau ventre rond doublé de chapon fin,
œil sévère et barbe bien taillée,
Plein d’augustes dictons, d’exemples rebattus,
Et c’est ainsi qu’il joue son rôle.
Le sixième âge tourne
Au Pantalon décharné, en pantoufles,
Lunettes sur le nez, bourse au côté,
Les hauts-de-chausses de sa jeunesse,
bien conservés, sont trop larges d’un monde
Pour ses jarrets amaigris,
et sa grosse voix d’homme,
Retournant au fausset de l’enfance,
À le son de la flûte et du sifflet.
Le tout dernier tableau,
Qui clôt cette histoire étrange et mouvementée,
C’est la seconde enfance et la mémoire absente,
Sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien.21
51Le rôle imparti peut parfois ne pas être unique, et alors l’impératif suprême exige que l’on assure les rôles successifs qui correspondent au passage des âges. Mais dans le célèbre monologue de Jacques nous pouvons lire aussi l’invitation faite aux êtres de ne pas fuir l’écoulement du temps et de l’épouser même en passant d’un rôle à un autre… À la dissémination pratiquée par les stratèges du jeu s’ajoute cette fois-ci la vision originale d’une suite de rôles qui cherchent non pas à tromper, mais, bien au contraire, à mettre l’être en résonance avec les étapes propres au cheminement de sa vie. Cette fois-ci le concept de l’identité n’est plus menacé, il se présente comme étant le résultat de l’addition des rôles successivement interprétés au long d’une vie. La pluralité ne débouche plus sur un constat d’échec identitaire, elle conduit maintenant à un accomplissement en raison même de l’accord avec le temps et les métamorphoses qu’il engendre. Le rôle correspond à un âge et à l’être revient de l’assumer et de s’y soumettre : être jeune lorsqu’il est jeune et vieux quand il est vieux. Ne pas reconnaître cette logique produit des tourments, des égarements car le rôle biographiquement programmé dépasse l’individuel, il désigne les données d’une partition commune à l’homme. S’accomplir c’est l’assumer…
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L’homme n’est qu’un bouffon bariolé.22
52Cela veut dire que l’identité de l’être se constitue par rajouts successifs, qu’elle est le résultat d’une addition, que je est… pluriel. Il porte, au terme de sa vie, les haillons des rôles interprétés dans la durée.
53La vision shakespearienne va au-delà du théâtre et en ce sens elle implique le dépassement des fameuses inquiétudes concernant la survie du théâtre. Sa présence en tant qu’art dans le monde actuel peut décroître, diminuer, mais la théâtralité en tant que condition es indissociable de l’homme occidental.
lear
En naissant, nous pleurons de paraître
Sur ce grand théâtre des fous.23
54Érasme avait placé le monde sous le signe de la folie dont il en fait le célèbre Éloge qui n’est que constat scandalisé face au désordre régnant dans un monde à l’envers… Lear semble avoir lu Érasme car s’il assume le motif ancien du « monde comme théâtre » il l’éprouve comme perverti : toujours là, mais frappé par la détérioration des esprits et la démence généralisée. Le théâtre du monde a échoué en un asile qui effraie tout nouvel arrivant, paniqué par la perspective d’intégrer un monde pareil. Les pleurs de l’enfant, preuve de lucidité : il est sage avant l’âge.
macbeth
La vie n’est qu’une ombre en marche,
un pauvre acteur,
Qui se pavane et se démène son heure
durant sur la scène,
Et puis qu’on n’entend plus. C’est un récit
Conté par un idiot, plein de bruit et de fureur,
Et qui ne signifie rien.24
55Toujours le même constat, récurrence lourde de sens : le principe d’ordre incarné par le dispositif du « monde comme théâtre » rassurait. Aujourd’hui, comme un mécanisme affolé, il ne rassure plus, il renvoie au désordre que la folie engendre. Sans rôle préétabli, vaniteux et creux, consumant sa vie brève comme une heure de sablier, l’être n’a plus de repères, plonge dans un monde aveugle voué à la nuit, réduit aux borborygmes d’un débile mental. Naufragé tombé en ruines, le « monde comme théâtre » continue à faire des êtres des acteurs… mais des acteurs déréglés pareils à des automates, acteurs dépourvus de leur ancienne aura. L’acteur de jadis appelé à évoluer sous le contrôle de la surveillance divine ne conserve plus rien de sa vocation d’antan et, pauvre acteur, il échoue dans tous les travers d’un théâtre dépourvu de structure autant que de la sécurité fournie par la présence du Grand Spectateur. Il évolue sous le ciel vide !
56Nietzsche n’est pas loin. Avec le Dieu absent le théâtre du monde perd son spectateur d’élection et, orphelin, il fait échouer les acteurs dans la nuit du désordre. Quand l’architecture du monde s’écroule, la folie l’emporte.
prospéro
Nous sommes de l’étoffe
Dont les rêves sont faits, et notre petite vie
Est entourée par un sommeil.25
57Dans ses grandes conclusions finales, l’ordre sécurisant du monde comme théâtre s’effrite. Soit la folie vient subvertir l’édifice soigneusement bâti, soit les songes, comme chez tout poète baroque, s’immiscent pour rendre incertain le monde autant que le théâtre. Et ainsi à l’illusion de la scène succède l’autre, celle des rêves, et sous l’effet de cette drogue dure nous réduisons le monde à une expérience onirique, pacifique et illusoire. Lorsque « le monde est un songe » est-ce une citation ou un concept que l’auteur souhaite valoriser en le mettant entre guillemets. Un concept c’est un bien grand mot, il s’agit plutôt d’un adage qui paraphrase le célèbre titre de Calderon de la Barca : « la vie est un songe ». Il ne nous reste que le sommeil comme sortie rassurante. « Mourir, dormir » disait Hamlet, mais, secrètement. Prospéro n’inverse-t-il pas le propos en s’appuyant sur la même assimilation ? « Dormir, mourir »… Quand la représentation a cessé, quand la folie a été surpassée, on bascule dans un monde sans prise, dans la léthargie béate des hallucinogènes, dans le repos du sommeil. Vision idyllique… Quelques siècles plus tard, Goya paniqué clamera le célèbre constat : « le sommeil de la Raison engendre les monstres ». Pour l’instant, Prospéro épuisé par les monstres qu’il a dû affronter entend fuir le monde. Le sommeil comme double de la mort conclut cette œuvre de bruit et fureur. Il consacre le repos de Shakespeare.
Notes de bas de page
1 Acte I. scène 3, p. 15, Editions Théâtrales, 1996
2 Shakespeare et son théâtre, p. 13, Québec : Editions Boréal, 1988
3 Le Songe d’une nuit d’été, acte I, scène 2, p. 71, Paris : Editions Gallimard, 2003
4 L’Histoire d’Henry IV, acte II, scène 4
5 Le Songe d’une nuit d’été, acte I, scène 2, p. 81
6 La Nuit des rois, acte I. scène 5, p. 27
7 Les Deux Gentilshommes de Vérone, acte II. scène 4
8 Comme il vous plaira, acte IV. scène 3
9 Hamlet, acte II. scène 2
10 La Tempête, acte I. scène 2
11 La Nuit des rois, acte I. scène 5
12 Coriolan, acte V. scène 3
13 Sonnet 23, 1-2
14 Roméo et Juliette, acte I. scène 4
15 Le Songe d’une nuit d’été, acte I. scène 2
16 La Vie d’Henry V, Prologue
17 Le Songe d’une nuit d’été, acte V. scène 1
18 Le Conte d’hiver, acte IV. scène 1
19 Le Songe d’une nuit d’été, acte V. scène 1
20 Le Marchand de Venise, acte I. scène 1
21 Comme il vous plaira, acte II. scène 7
22 Le Songe d’une nuit d’été, acte IV. scène 1
23 Le Roi Lear, acte IV. scène 6
24 Macbeth, acte V. scène 5
25 La Tempête, acte IV. scène 1
Auteur
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