Leçon
p. 21-70
Texte intégral
1Pascal Parsat. Il ne faut pas écouter ce qui va se dire maintenant en appréciant la justesse des actions. Il faut plutôt se parler, échanger, témoigner, exprimer, contester, interroger. Le changement et le progrès se construisent ensemble. Je vais vous exposer mon expérience, ma vérité d’aujourd’hui, sans oublier que peut-être, demain, cette vérité pourra être remise en cause. Cette vérité, je vous la propose, pour que, vous aussi, vous en parliez, afin de vous créer votre propre vérité. Il me semble important de dire que je ne détiens rien.
2William Shakespeare, dans Hamlet, fait dire à son héros : « être ou ne pas être ». Connaissant la vie privée de cet écrivain dramaturge, sa difficulté à l’assumer et à l’affirmer, je me demande s’il ne voulait pas dire : oser être ou ne pas oser être. En effet, aujourd’hui plus que jamais, c’est là une question qui doit nous interpeller, qu’elle touche ou non les personnes en situation de handicap. Notre société nous parle de liberté, mais nous en offre de moins en moins. C’est très difficile d’être libre. Cependant, nous avons la possibilité de dire non. Bien que cela demande du courage, cela reste possible. En ce qui me concerne, je vais retracer mon parcours jusqu’à aujourd’hui, pour nous tourner ensemble vers demain.
3J’ai commencé par être comédien. Mais, la comédie ne me suffisant pas, j’ai ajouté l’écriture, l’enseignement, la mise en scène, et la création d’une compagnie Regard’en France Cie. à l’époque, je me suis associé à une structure belge, qui s’appelait Reg’art, pour monter ensemble La valse du hasard de Victor Haïm, présentée au Festival d’Avignon en 1995. J’étais à mille lieues d’imaginer que j’allais créer le concept des Visiteurs du noir deux ans après. Avec ce titre, Regard’en France Cie je travaillerais sur l’absence de regard, sur la privation de la vue et sur une autre façon de voir les choses. Dès le départ, la compagnie visait le dialogue avec le grand public au sujet de la différence. Il me semblait important de parler de la difficulté d’être différent, mais aussi du bien-être que l’on peut y trouver pour soi et pour les autres.
4Nous avons donc immédiatement créé le concept des Visiteurs du noir. Les gens nous prenaient pour des fous. Rétrospectivement, je m’amuse et souris en me souvenant que nous avons commencé par le Misanthrope de Molière, cet homme qui ne se soumet pas au dictat de sa société. Cette pièce a été jouée dans le noir en 1993 avec seulement treize spectateurs présents. Mais le chiffre treize m’a toujours porté bonheur et ce jour-là l’a confirmé. Sans le vouloir, nous avons alors été des pionniers… Des fous, des aventuriers incontestablement. Nous sommes restés des clandestins durant deux ou trois ans. Je me souviens même d’une dame très charmante, et sûrement légitimée dans les fonctions qu’elle occupait au sein du Ministère de la Culture, qui m’a dit que mon travail n’était pas du théâtre. Je lui ai répondu que mon chéquier était fatigué, ainsi que moi-même, d’entendre des esprits aussi aveugles et sourds, alors que la nature leur avait permis d’entendre et de voir. J’ai ajouté que cela revenait à dire qu’elle-même n’était pas une femme. Or, on ne pouvait nier que la nature l’avait faite telle. Tout au plus, je pouvais dire qu’elle n’était pas la femme qui me plaisait, mais je ne pouvais pas ignorer qu’elle en était une. Je l’invitais donc vivement à considérer mon théâtre au-delà de ses intérêts et à remarquer que mon théâtre existait, puisqu’il y avait un lieu de spectacle, des auteurs, des acteurs et des spectateurs. Je ne vois pas ce qui fait la différence avec un autre théâtre. Il s’agit juste d’une autre façon de s’exprimer. Nous en revenons toujours à la dimension du handicap, qui est une autre façon de s’exprimer sans supprimer la valeur de l’expression artistique.
5Quelques années ont été difficiles et mon chéquier s’en souvient. Puis, je me suis rendu compte que je faisais fausse route. Je m’explique : à la fin de notre spectacle dans le noir, lorsque les lumières se rallumaient, nous avions un échange très spontané avec la salle. Cet échange avait pour objet que le public exprime son voyage vécu dans le noir. Mettre des mots sur ce qu’ils avaient ressenti était plus ou moins facile, car nous avions assurément bousculé des émotions, des souvenirs, des reflux, des confrontations à la peur. En tout cas, il y avait souvent un grand silence. De plus, ma maîtrise du sujet faisait que j’en parlais aisément, mais c’était plus difficile pour les gens de trouver quelque chose à dire après une expérience aussi singulière. Et mon but visait à faire comprendre la dimension de ceux qui ne voient pas, ou, en tout cas, pas comme nous. Finalement, ceux qui ne voient pas n’étant pas muets, de quel droit prenais-je la parole en leur nom ?
6C’est alors que nous avons inversé le travail, non pas en parlant de ceux qui ne voient pas, mais plutôt en interpellant ceux qui ont peur de ne pas voir. Cette idée allait toucher un public plus important et c’est ainsi que nous sommes sortis de la clandestinité, que mon travail a rencontré son public. Ce que je garde de ce temps, c’est que si l’autre ne nous comprend pas, c’est aussi peut-être que, bien que convaincu, on ne dit pas les choses comme il peut les entendre. Car si être premier est quelque peu grisant, c’est un défi, puisque ceux à qui vous vous adressez n’ont jamais entendu ce que vous leur dites…
7J’étais loin de penser alors que ce travail sur le noir susciterait bien des années plus tard des thèses, des écrits, serait même traité dans 2e vie, de Marie Claude Gay, aux éditions Jean-Claude Lattès. Cela s’est révélé la bonne approche, d’où l’écriture de Colin-Maillard, qui a été ma première pièce pour le noir, après avoir joué des classiques pour fédérer les publics. Ce jour-là, lorsque j’ai pris cette décision, j’ai appris qu’il ne fallait jamais rester bloqué avec certitude sur une idée, mais prendre du recul pour regarder autour de la montagne, dans le but de trouver un autre sentier pour la gravir. Car l’objet est bien d’atteindre son but non de reculer, de renoncer…
8À partir du moment où je me suis intéressé à ce grand public, bien des choses ont changé. Nous avons interpellé les entreprises, en leur disant qu’elles possédaient en leur sein un public important, mais très handicapé puisque ignorant. L’ignorance n’est-elle pas le premier frein au respect et à la connaissance, la reconnaissance de l’autre ? Nous avons été la première structure à créer de nombreux outils pour sensibiliser les entreprises. Et nous avons rencontré des gens formidables. Je voudrais, d’ailleurs, saluer le secteur marchand et privé, qui est bien plus impliqué dans la société que l’on ne peut l’imaginer. Les collectivités, les responsables culturels et les élus restaient complètement en deçà de ces enjeux sociaux. Or, il y avait des entreprises qui s’étaient emparées du handicap bien avant que la loi n’impose l’obligation de le prendre en compte.
9Cette première étape de création et de sensibilisation a duré à peu près cinq ou six ans et continue aujourd’hui encore. Nous sommes avant tout une compagnie de théâtre, la seule différence est que, dans tout ce que nous faisons, nous intégrons le handicap. Notre dernière production a été Vol de nuit et c’était en 2007. La HALDE a considéré ce spectacle comme « exemplaire », parce qu’accessible à tous les publics, tous les soirs, mettant en scène des expressions singulières avec des acteurs singuliers. Volontairement, je préfère ne pas parler de handicap, car finalement ce mot devient très handicapant. J’ai engagé des comédiens au Pôle Emploi et non à la Maison Départementale pour les Personnes Handicapées (MDPH), il s’agit donc de comédiens avant tout. Plus encore, nous avons fait appel au secteur protégé et adapté pour réaliser les costumes, les décors et tous les outils de communication.
10La deuxième étape a été la création de notre Pôle Formation. En 2004, en tant que professeur d’art dramatique au Conservatoire de la ville de Paris, je me suis rendu compte de l’absence d’élèves en situation de handicap en formation à l’art dramatique dans les conservatoires. Après quelques recherches, nous avons constaté que les seules offres concernant ce public étaient des offres associatives « ghettoïsantes » : les aveugles avec les aveugles et les sourds avec les sourds…
11Les exigences de ces offres ne les conduisaient pas à l’autonomie, mais plutôt à une forme de loisir assisté. Cela ne permettait pas d’accéder à des ambitions artistiques. Des cours privés existaient, mais leurs tarifs restaient prohibitifs et leurs locaux souvent inaccessibles. Nous nous sommes donc adressés à la ville de Paris, qui présentait certes une volonté politique affirmée, mais ne fixait pas de calendrier d’actions concrètes. Combien de temps faudrait-il attendre, alors qu’un public était là, prêt, en attente ?
12La ville de Paris et la Région Ile de France ont permis de créer, en 2004, « O Clair de la Lune », la première école de ce type en Europe. La première école en Europe qui permet à tous ceux qui le souhaitent, qu’ils soient ou non en situation de handicap, tous handicaps confondus, d’accéder à la pratique et à la formation dès l’âge de huit ans. Depuis 2010, nous proposons une professionnalisation au jeu dramatique et aux métiers de l’accessibilité. Notre ambition ici est que tous ceux qui le souhaitent sans se réduire au handicap, accèdent à une offre différente, diversifiée. Non par défaut, ne trouvant rien d’équivalent ailleurs, mais bien par choix. Cette école est reproductible, qui si elle est la première, en fait un laboratoire, un lieu d’expériences, de résultats, en vue que tous s’en emparent.
13Les professeurs sont sélectionnés sur lettre de motivation et, naturellement, expériences. Tous sont professionnels dans leur secteur d’activité culturelle ou artistique. Tous ont pour consigne d’être à l’écoute de chacun, et de faire entendre à tous les exigences des arts et la nécessité de se dépasser dans sa pratique. Les études sont évaluées, contrôlées, encadrées par un règlement pédagogique, un cursus. Dans les premiers niveaux entre qui veut, le travail fait la sélection par lui-même. Au niveau formation et au-delà, les candidats sont soit issus des premiers niveaux, soit entrent sur audition.
14Nous accompagnons les élèves vers l’insertion professionnelle, et, leur cursus achevé, nous mettons en place un réel compagnonnage pour les mettre en réseaux, les informer, les écouter, les embaucher dans nos productions. Nous sommes passés de 29 élèves en 2004 à 380 inscrits en 2010, ce qui est la démonstration, s’il en fallait une, que beaucoup de besoins n’osaient même plus s’exprimer, les élèves convaincus que, de toutes les façons, ils allaient vers un refus. Je trouve que c’est l’expression du changement qu’il fallait conduire.
15Quand je dis « convaincus », ce n’est pas tout à fait exact. L’entourage proche, les personnels de structures d’accueil, sont parfois eux-mêmes vecteurs d’idées reçues, créateurs de freins, qui de fait n’encouragent pas les bénéficiaires directs de s’emparer de ce qui leur est dû et possible désormais, même si encore trop rarement proposé ou connu. Mais n’en est-il pas de même pour tous ceux qui veulent accéder à des pratiques culturelles et qui selon leur situation familiale, géographique, sociale, culturelle, etc., se voient ou non encouragés à satisfaire leurs souhaits de pratique artistique ? N’est-ce pas la même chose… ? De fait, nous ne sommes pas à égalité de choix. Pour autant, il me semble essentiel que les uns et les autres soient à égalité de propositions.
16Que quiconque qui souhaite pratiquer trouve une pratique praticable. Je ne dirai pas accessible. J’ai bien conscience que même si je voulais faire de l’haltérophilie, les poids ne seront pas allégés parce que je ne suis pas bien fort. C’est de cela dont il s’agit. Il revient à chacun de connaître les exigences et nécessités des arts pour choisir ce qui va l’épanouir, le nourrir, l’enrichir. Tout s’adapte, rien ne se réduit, il me semble. Ne confondons pas un corps en mouvement et un corps qui danse. Ne confondons pas un son avec une musique… Je dis cela, car il m’arrive parfois de voir ici et là quelques-uns s’extasier devant ce que d’aucuns ne salueraient pas ailleurs, mais ici parce qu’il est question de handicap… Et je puis vous assurer que les personnes handicapées que nous rencontrons, accueillons, n’attendent que ça, qu’on les considère dans leurs possibles et non dans ce qu’apparemment ils peuvent produire. Ils sentent que quelque chose en eux est là, mais ne savent pas ce que c’est, si c’est bien, si c’est mal… Nous leur donnons le droit d’être ce qu’ils sont, sans avis, sans démagogie. Et chacun de ces inscrits travaille dans les mêmes règles, les mêmes enjeux, se retrouve à égalité de résultats. Cette offre pédagogique est le fruit de nos constats, de notre réflexion, de nos ambitions. Ainsi, si l’on encourage l’accessibilité aux spectacles, nous devons nous préparer à ce que des demandes de pratiques, que des ambitions artistiques s’expriment et cherchent où pratiquer… Il faut mettre en place une chaîne de cohérence, anticiper et proposer.
17Ensuite, tout naturellement, nous avons créé le Fond Théâtral Sonore (FTS), qui recense tout ce qui existe dans le monde de l’audio et du théâtre, du cinéma, pour nos élèves, déficients visuels, mais pas seulement. Cela vaut certes pour ceux qui ne peuvent pas lire avec leurs yeux, ou mal, mais aussi pour ceux qui ne savent, ne veulent lire. Et enfin pour tous ceux qui aiment écouter le théâtre. Pour conclure sur le FTS, cela permet à ceux qui le désirent ou en ont le besoin sur un plan pédagogique, d’accéder à des outils pour travailler des scènes. En effet, nous étions confrontés à une grande carence à ce niveau et trouver un texte adapté tenait plus alors du parcours du combattant tant chaque association pour personnes déficientes visuelles conservait jalousement en sa possession, si ce n’est clandestinement, les quelques objets de théâtre accessibles.
18Progressivement, tout naturellement nous sommes devenus Centre Ressource Théâtre Handicap, dans la mesure où nous avons cumulé des compétences, des expériences, ainsi qu’une véritable histoire, une analyse, une réflexion, et une capacité à pouvoir répondre à tous ceux qui restent inquiets devant certaines situations, obligations, ambitions ou des comportements qu’ils ne maîtrisent pas ou pas assez. Nous avons appris à ne pas lâcher prise, à trouver les moyens de nos projets, à résister aux modes, aux discours opportuns, aux changements de discours… Tous les freins qui se sont mis sur notre route, nous en avons fait des leviers. Ces changements, les étapes pour les conduire, les écueils possibles, les leviers mis en place nous sont connus et nous en faisons état à qui le demande. Nous avons pour cela ouvert un lieu qui recense toutes nos activités, où les gens peuvent s’informer, s’emparer de ce que nous faisons, en vue de réaliser à leur tour les mêmes choses et peut-être même les améliorer, accompagnés ou non par nos soins. Voilà les étapes qui ont constitué notre parcours.
19Notre structure est composée de sept personnes, trente professeurs vacataires, ainsi qu’une quarantaine d’intermittents par année. Nous intervenons pour le Fonds de professionnalisation et de solidarité du Ministère de la Culture, l’AFDAS, la DRAC Ile de France, Pôle Emploi1… Et ici à Avignon. Voilà qui nous sommes. Une structure de création, professionnelle avec plus de 15 ans de création derrière nous, qui embauche, explore, défriche, bouscule, et stabilise en même temps et, sans conteste, participe à l’édification d’une société juste et fraternelle qui incarne pleinement les frontons de nos mairies. Parfois je me dis que des hommes convaincus sont morts pour que ces mots « Liberté, Égalité, Fraternité » fondent notre société. Le premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme précise que tous les hommes naissent libres et égaux en droits. Pourquoi faut-il encore travailler à cette réalité datant de 1789 ? Le Centre Ressource Théâtre Handicap est une structure qui avance dans cet esprit.
20Maintenant, qu’est-ce qui m’amène à venir vous parler de « cultiver son jardin secret » ? J’ai été tout de suite favorable à une intervention sur ce thème, bien qu’à l’origine, il était intitulé « cultiver son jardin ». Cela m’apprendra à vouloir toujours aller trop vite. C’est exactement ce qu’il m’est arrivé, il y a dix-sept ans, lorsque j’ai créé le concept des Visiteurs du noir. Le directeur du théâtre m’avait demandé ce que j’aimerais faire la saison d’après. Et j’avais répondu, comme toujours, sur un coup de tête, que je voulais faire du théâtre dans le noir. Le directeur s’était posé des questions sur la signification d’un tel projet et sur les façons de le mettre en place. Et j’avais tout simplement répondu que l’on mettrait une salle de théâtre dans le noir, que l’on ferait entrer les spectateurs dans le noir et que l’on ferait jouer les acteurs dans le noir au milieu des spectateurs. Et il a tout de suite trouvé cette idée géniale. Il ne restait plus qu’à la mettre en pratique, ce qui était plus facile à dire qu’à faire. Je me rends compte avec le temps que je dois faire confiance à mon instinct.
21Vous allez voir pourquoi cultiver son jardin secret. Je me suis interrogé sur ce que j’allais dire, de quelle façon j’allais le dire et dans quel but. Et, finalement, je me suis demandé : qu’est-ce qui est secret ? Le secret est une chose que l’on connait, mais qui n’est pas dite. Je suis parti de ce point de départ. J’ai pensé au Candide de Voltaire, qui dit justement qu’il faut savoir cultiver son jardin et que cultiver son jardin, c’est finalement, cultiver sa culture. Mais pour définir sa culture, il me semble très important de définir une culture. Il faut savoir où l’on se trouve.
22Par rapport aux personnes en situation de handicap, tout est très difficile, lorsque rien n’est accessible, lorsque rien ne renvoie à une légitimité à être ce que l’on est. Et je pense aussi à d’autres personnes. On peut le voir à la télévision, où désormais, une discrimination positive est mise en place pour que des groupes de la population française puissent se trouver représentées. En effet, lorsque l’on n’est pas représenté, à la télévision ou ailleurs, on ne se reconnaît pas et les autres ne savent pas que nous existons. Par conséquent, nous pouvons être tentés par le regroupement de certaines sensibilités communes. Or, nous avons la chance en France d’appartenir à une société laïque, qui rejette toute forme de communauté. Enfin, c’est là son projet d’origine… Chacun doit donc être respecté, considéré à égalité. C’est ce qui arrive pour les associations qui œuvrent dans le champ du handicap. Si elles font un travail remarquable, elles isolent involontairement les publics qui s’y regroupent avec le risque de ne plus participer au débat public, si ce n’est par la voix de leurs leaders… Dès lors, l’on ne peut reprocher à la majorité d’avoir mis si longtemps à considérer un public inconnu dans ses usages, ses besoins, ses attentes, dans son potentiel, son histoire et ses réalisations.
23Je me suis alors rendu compte que mon travail consistait à permettre à chacun de cultiver son jardin secret, de le découvrir, de l’épanouir et de s’affirmer. On dit parfois qu’il faut gommer les différences, je ne suis, cependant, pas sûr qu’il faille les gommer. Objectivement, je pense qu’il faut, au contraire, les affirmer et les mettre en avant. Il faut, évidemment, les respecter, et surtout les encourager. Force est de constater que nombre de personnes en situation de handicap s’attachent davantage à ce qu’elles n’ont pas de commun avec les valides. Elles considèrent le manque, mais comment pourrait-il en être autrement, puisque ce manque est le vecteur d’injustice et d’inégalité. C’est donc à cela qu’il faut s’attacher : satisfaire en premier lieux les besoins, pour que chacun se sente à égalité, reconnu, et en pleine capacité d’agir, de proposer, de participer à la vie de la Cité. Mais cela ne vaut-il pas aussi pour le défavorisé, l’exclu, le marginal qui se compare dans ce que l’autre possède et qu’il n’a pas ? Et l’on voit de plus en plus de personnes qui vivent dans l’impuissance, la frustration, l’envie, l’amertume, si ce n’est la rancœur de ce qui leur semble qu’il faut avoir pour être heureux, que les autres détiennent et qui leur fait défaut.
24En tant que professeur d’art dramatique, au fil de mes dix-huit ans d’enseignement, j’ai pu remarquer, chez les 17-26 ans, un grand déficit et une impuissance croissante à être différent, à affirmer les différences. Beaucoup se revendiquent comme différents, mais cela en reste très souvent à la seule intention, quand rien ne vient confirmer cette revendication. L’important est d’imprégner la société de sa différence, de dire son unicité, au même titre que l’empreinte digitale. Dans toutes les rues d’Europe, on retrouve les mêmes enseignes commerciales, les mêmes références culturelles olfactives, gustatives. On peut même dire que l’on retrouve une même rythmique de parole, avec la télévision câblée. En outre, je me pose cette question : pourquoi le suicide est-il la première cause de mortalité au monde ? N’est-ce pas parce que beaucoup trop renoncent devant l’épreuve permanente que représente l’affirmation de soi dans un environnement indifférent, sourd, aveugle ? Et de fait, ils nous privent de repère, d’exemple, de référence ?
25« Être ou ne pas être ». Oser être ou ne pas oser être… Aujourd’hui, il faut donc considérer les éléments de la différence, en prenant en compte le handicap comme une situation extrême dans la vie d’un être humain. Le handicap permet de nous interroger sur l’acceptation à être différent et objet des regards, de la compassion, de la charité. Ces réactions sont le fruit de l’ignorance, de l’impuissance, et du mépris. Dans ces conditions, il est très difficile de cultiver son jardin secret, car il s’agit, pour l’instant, d’un cimetière secret. Je parle de cimetière, car si les personnes ne cachent pas, ni ne tiennent secret leur handicap, elles ne peuvent donner naissance, vie à ce qui ne demanderait qu’à pousser hors de leur intérieur… Des natures mortes, puisqu’elles ne connaissent pas leur droit à ressentir et à s’exprimer. Et cela vaut pour tous. Marguerite Yourcenar dans Alexis ou le traité du vain combat disait : « Tous, nous serions transformés, si nous avions le courage d’être ce que nous sommes ». Pour les personnes en situation de handicap, le problème n’est pas le courage, mais bien la non-accessibilité au droit à être différent, à la légitimité à être autre, à la nécessité d’autres réponses. Cette situation pour certains, nombreux, les réduit à vivre dans l’exclusion, l’impuissance, le découragement.
26Le problème n’est pas seulement d’oser faire. Il est aussi question de tout un voyage avec soi, de naissance, de reconnaissance des autres, de soi. Comme nombre de gens qui ne se croient pas autorisées à être autre, ces personnes deviennent des cocottes-minutes, qui conservent en elles ce qu’elles pressentent. Je peux faire un parallèle constant avec ceux que je vois dans mes cours d’art dramatique. Hébertot, homme de théâtre, disait qu’il fallait systématiquement confier le rôle d’Alceste dans le Misanthrope de Molière à tout jeune élève en cours d’art dramatique, afin qu’il puisse purger sa haine du monde. Je trouve qu’il est vrai que l’impuissance gangrène nos vies en nous rendant amers, aigris, et donc violents. De cette manière, personne n’obtient rien. Nous sommes confrontés, à travers le public que nous rencontrons, à des gens qui souffrent naturellement de constater que les autres ont des facilités dont ils ignorent la valeur. Ces gens sont même parfois obligés de faire preuve de despotisme émotionnel et affectif, pour mettre en avant leur situation de handicap et sensibiliser les autres à leur existence. Malheureusement, c’est le meilleur moyen pour ne pas être considéré comme une personne à part entière. Mais comment les en blâmer ?
27Je connais des personnes qui se présentent comme comédien handicapé. Mais quel talent cela donne-t-il en plus ? Bien que certains comédiens soient très limités au niveau de la relation avec l’autre, on ne parle pas de comédien mal formé, stupide, ou misogyne, etc. Pourquoi parlerait-on de comédien handicapé ? Qu’est-ce que cela lui apporte de plus ? Qu’est-ce que cela apporte, en fait ? à propos de l’exposition que nous avons mise en place à la Maison des Personnes Handicapées, nous présentons douze artistes de Homère à Glenn Gould, dont tout le monde salue le talent. Il s’agit d’artistes connus de tous, qui sont, ou ont été, en situation de handicap. Et personne n’y prête attention. Cette exposition a été mise en place dans le but de montrer aux gens que cette information ne modifie pas leur intérêt pour tel ou tel artiste. Je peux même ajouter que si ces gens avaient su avant, ils auraient peut-être même encore plus apprécié en se disant : « les pauvres, c’est formidable, ce qu’ils arrivent à faire ». Pour moi, il s’agit de la réaction la plus irrespectueuse.
28Dans mes premières années à Paris, j’étais ouvreur au Théâtre de Paris et, tous les soirs, je voyais Linda de Suza dans La valise en carton. Là, Jean-Pierre Cassel effectuait une roulade et j’entendais souvent le public dire : « c’est vraiment bien pour son âge quand même ! ». Je trouvais incroyable que l’on ne puisse pas simplement regarder le spectacle, sans avoir besoin de ce jugement pour se sentir plus fort, ou, en tout cas, pas tout à fait pareil. Julia Kristeva, avec qui je participais au Conseil National Handicap, a écrit une Lettre ouverte au Président de la République sur les citoyens en situation de handicap, à l’usage de ceux qui le sont et ceux qui ne le sont pas2. Dans ce livre, elle dit que nous regardons l’autre dans sa difficulté, sa singularité, tout en étant heureux de ne pas être comme lui. C’est cela. Lorsque l’on voit celui qui est en grande précarité sur le trottoir, nous sommes tous satisfaits et rassurés de ne pas être dans la même situation. De plus, nous ne sommes pas certains de pouvoir faire preuve de tant de courage et de dignité devant une telle difficulté. Nous, qui sommes complètement anéantis à la moindre contrariété, épreuve ou autres aléas de la vie…
29Dans notre école « O Clair de la Lune », nous abordons justement le savoir-être, car il est primordial. Le savoir, le savoir-faire, voire aujourd’hui « le faire savoir » sont les maîtres mots de toute formation et soi-disant de toute réussite. Or, il ne faut pas oublier que l’artiste ne peut réussir sans l’homme qu’il est, sans sa connaissance, sa reconnaissance… C’est bien de savoir-être dont il est ici question pour chacun d’entre nous. La société ne s’y trompe pas, qui nous propose désormais tant de possibilités pour notre bien-être, et les entreprises, par exemple, prennent conscience du point auquel leurs collaborateurs se sont oubliés dans leurs fonctions, jusqu’à dépersonnaliser leur productivité. Pour des publics aux besoins spécifiques, mais c’est de plus en plus le cas pour un plus vaste public, dont nous-mêmes, il faut réaliser un travail pour apprendre à aimer ce qui est, ce que la nature a donné, l’accepter et de là, considérer les possibles, les potentiels et non regarder seulement l’impossible, le manque. Finalement, si nous donnons au public aux besoins spécifiques, des moyens pour être plus proches de nos usages, de nos comportements, de nos codes et de nos références, et pour être plus « intégrables » dirais-je, nous ne lui disons pas qu’il est comme nous. Nous agissons pour qu’il puisse faire comme nous. Faut-il faire comme nous, est une question… Mais faire comme l’autre, pouvoir faire comme l’autre, ne veut pas dire, et c’est heureux, être comme l’autre, mais bien être à égalité. Voyez-vous où je veux en venir ?
30Nous ne sommes pas partis d’eux, nous les avons amenés jusqu’à nous. Et je suis confronté à beaucoup de personnes qui ignorent tout de leurs richesses, de leur potentiel et de leur singularité. Or, ces éléments sont essentiels. Au sein des binômes entre les élèves en situation de handicap ou pas, qui est le cœur même de l’offre de notre école, nous pouvons constater que le handicap peut être partout. Oui, mais où ? Certains élèves ne sont pas en fauteuil roulant, ne portent pas de canne blanche et ne parlent pas la langue des signes française, mais ils peuvent, malgré tout, être en situation de handicap sans que je le sache. Ont-ils un traitement, une camisole chimique pour cause de névrose, de schizophrénie ou de dépression ? Sont-ils séropositifs ? Atteints du cancer, de diabète ? Je ne peux pas le deviner. Il faut donc partir du principe qu’ils sont tous potentiellement en situation de handicap. Les signes visibles ne suffisent pas à juger. Par conséquent, nous restons vigilants, afin de prendre en compte tout le monde de façon égalitaire.
31Les outils pédagogiques sont, évidemment, adaptés aux personnes qui ne voient pas. Le rythme pédagogique est aussi ajusté aux personnes qui ont des difficultés à mémoriser, à se déplacer sur un plateau. Mais nous n’adaptons pas le résultat. C’est pourquoi, les compétences, au terme de la formation, s’expriment à égalité. Je refuse systématiquement que le public, qui rencontre nos élèves, soit sollicité dans son affect et fasse preuve d’émotion ou de compassion. Le public, lui aussi, doit être respecté dans son goût du beau, de l’exigence. Nous ne présentons pas Freaks ; l’époque des cirques qui avaient leurs monstres est révolue. Je ne suis donc pas en train de montrer mes petits monstres, ou mes pauvres. C’est là une démarche à laquelle je ne souscris nullement. Si tous ont droit à accéder à l’expression artistique, cela ne garantit pour aucun le fait d’être un artiste. à ce titre, peut-être que le secteur associatif dans le champ du handicap a parfois été maladroit. On peut le voir avec le Téléthon ou la Journée des aveugles. Aujourd’hui, si l’on veut parler de dignité, on ne peut pas faire la quête sur la voie publique. Ce n’est pas la meilleure façon de faire changer les mentalités et les relations à l’autre. Mais la situation est-elle plus noble quand nous sont donnés à voir des jeunes gens en détention, ou je ne sais où, et que l’on veut nous faire croire que ce sont là des artistes ? être un artiste, c’est autre chose, c’est être au-delà…
32Nous travaillons donc le savoir-être, ce qui m’amène à me rendre compte que le handicap est un champ extrêmement vaste. On parle de handicap constamment et pour toutes sortes de situations : handicap social, handicap culturel, handicap physique, handicap intellectuel… Je connais des comédiens qui ne savent pas leur texte jusqu’au dernier jour de la représentation. J’en connais qui ont besoin d’addictions pour réussir à avoir un peu d’audace et de présence sur scène. J’en connais d’autres qui ne sont jamais à l’heure. D’autres encore sont caractériels, on ne peut donc rien leur dire sous peine de risquer la confrontation. Les metteurs en scène ont alors tous, à un moment ou à un autre, rencontré des personnes qui handicapaient leur projet. Ces personnes poussent à prendre sur soi en permanence afin de rendre le projet commun réalisable. Finalement, le metteur en scène engage, avant tout, le talent de la personne, au prix de s’arranger avec certaines vicissitudes. La priorité, c’est le talent, lorsque l’on se trouve sur scène, ou tout du moins le travail, l’exigence, le dépassement. Il ne peut être question d’arrangement, de renoncement, de démagogie. Engager une personne pour son handicap, parce que nous en sommes touchés, parce que nous avons le sentiment de faire du bien, parce que nous voulons nous montrer de la noblesse d’âme, c’est mentir et trahir. L’illusion ne conduit-elle pas invariablement à la désillusion ? L’échange s’effectue dans le cas où l’on engage une personne pour ses compétences. La difficulté est qu’elle arrive à connaître ses propres compétences. Et nous revenons toujours à cette dimension « d’être ou ne pas être ».
33Cela commence par accepter de s’imposer dans le collectif, d’y paraître et d’y être. Pour cela, la première chose à faire est d’affranchir les personnes en situation de handicap de toute dépendance au réseau associatif. Évidemment, je vais me faire des ennemis, mais, vous l’avez dit, je suis un poil à gratter. Personnellement, je n’appartiens à aucune association particulière pour exister, mise à part l’association avec mes amis pour boire des verres. L’information que je reçois est commune à tous. Il faut impérativement que les personnes changent. Elles nous demandent de changer notre regard vis-à-vis d’elles, mais elles-mêmes doivent changer leurs usages et leurs comportements, leur regard sur nous. Nous ne sommes pas responsables de leur spécificité. Pour autant, nous nous devons d’être solidaires et de faire que la société et l’environnement traitent chacun à égalité en répondant à ses besoins. Un pont se construit en partant des deux rives et non d’un seul côté. Si l’on veut aller ensemble et circuler d’un côté à l’autre, on doit travailler ensemble. L’un et l’autre sont donc responsables, complices du progrès et du changement.
34La première des choses à mettre en œuvre est donc de rendre l’accès à l’information libre et égalitaire dans son accès. Savoir ce qui est proposé aux autres et pouvoir le savoir par une information adaptée au-delà des réseaux associatifs est primordial. Ainsi, pour notre part, nous avons créé un site internet entièrement accessible à tous les publics, bien que nous communiquions sur des supports généralistes. Je transfère l’information au réseau associatif, plus par habitude, que par conviction. Par exemple, en 2010, nous avons affiché sur les Colonnes Morris à Paris et sur les flancs des bus d’Avignon pour que tout le monde soit informé de nos actions à Avignon. Il faut travailler des deux côtés en permanence, de façon à ce que le grand public prenne conscience de l’action en mouvement et diffuse l’information indépendamment du réseau associatif. C’est comme si nous nous en remettions à un seul journal ou à un seul média, sachant que nous devons maintenir une vigilance exacerbée face aux informations qui nous sont transmises. Il faut garder en mémoire les charniers de Timisoara, lorsque Ceausescu a été assassiné avec sa femme. Huit jours après, les médias nous disaient que tout était faux, alors que tout le monde y avait cru. Restons donc prudents. Il faut informer les publics cibles avec leurs outils mais sur des supports communs à tous.
35La seconde action consiste à interpeller les structures culturelles, en vue de les informer sur ce public qui reste freiné dans l’accès à la culture, à cause d’une mobilité réduite, d’une déficience sensorielle, mais aussi d’une déficience mentale ou psychique. Les personnes ayant des troubles cognitifs peuvent à tout moment avoir une réaction inattendue, que cela soit au théâtre ou au cinéma, par exemple. Je pense, à ce propos, à une association qui s’appelle « Cinéma Différence ». Cette association permet à des personnes atteintes de déficience mentale d’aller au cinéma en famille. Ainsi cela se déroule dans les meilleures conditions. D’ailleurs, ces mêmes cinémas n’accueillent-ils pas de nombreux groupes de jeunes, qui ne présentent pas de troubles affirmés, mais qui, tout de même, empêchent le bon déroulement d’une séance ou d’une pièce par leurs manières d’être ? Pourtant, le personnel ne semble pas effrayé de les accueillir. Décidément le handicap nous masque bien des points communs avec d’autres qui nous imposent des adaptations, des compréhensions permanentes sans que personne ne fasse le parallèle, de façon plus salutaire, avec des personnes handicapées. Si elles peuvent troubler, ce n’est pas parce qu’elles ne savent pas vivre mais vivent différemment. En accédant à la culture, elles s’ouvrent et nous ouvrent d’autres univers. Qui voudrait se priver de s’enrichir et de se renouveler ? Notre rôle est donc bien de sensibiliser ces structures à la nécessité d’élargir leurs événements à tous les publics, y compris le public de personnes en situation de handicap. Nous les abordons en leur demandant de prendre en compte ce public, qu’elles ne connaissent pas, dans la mesure où il reste assez réduit. En effet, sachant qu’un Français sur dix va au théâtre, la proportion rapportée aux personnes en situation de handicap s’avère très faible, puisque certaines se trouvent en structure socio-médicalisée ou bien dans l’incapacité de se déplacer, plus encore, évoluent dans un entourage qui ne juge pas que la culture soit un vecteur d’épanouissement et d’enrichissement, un lien social, quoi qu’il en soit.
36Certains discours de leaders associatifs, au nom de la culture accessible à tous, prônent le volontarisme. Je pense, au contraire, qu’il faut rester honnête vis-à-vis de ce public, et ne pas le faire rêver sur des évolutions possibles. Ce public reste beaucoup trop restreint, pour que de réels changements se mettent en place. Par exemple, nous n’imaginons pas l’un d’entre nous, confiant son enfant à une infirmière ou à un éducateur spécialisé pour pratiquer le violon. Logiquement, nous irions tous voir un professeur de musique. Dans le domaine du handicap, il n’est pas rare que certains, partant alors d’un bon sentiment, s’emparent d’un violon ou d’un cours de théâtre, endossant le rôle d’un professionnel artistique. Il est certain qu’une telle intervention vaut mieux qu’aucune, mais pourquoi ne pas faire appel à des compétences adaptées à la situation ? Moi, je ne suis pas infirmier et je ne fais pas de piqûre, et je m’étonne que des infirmières fassent du théâtre. Chacun son métier. Respecter l’autre, c’est lui apporter des compétences comparables à celles que tout le monde a la possibilité d’acquérir. Ce public, déjà restreint, déserte les structures culturelles à cause des freins liés aux transports, aux informations, aux offres qui ne leur sont pas accessibles, mais aussi à cause des idées reçues, préconçues, selon lesquelles on ne pense pas, ne fait rien pour eux, ne veut pas d’eux… Et peut-être plus encore parce qu’ils n’en ont pas le goût. Comment cela pourrait-il être autrement si l’on n’a pas eu ou si l’on n’a pas encore accès à l’éducation artistique, comme c’est le cas trop souvent encore ?
37Il y a dix ans, j’avais rendu un spectacle accessible au conservatoire dans lequel j’enseigne, avec l’aide de deux interprètes de langue des signes française. Et, durant ce spectacle, la directrice m’a demandé où étaient les spectateurs bénéficiaires de cette accessibilité. à juste titre, personne n’a une casquette sur la tête pour indiquer une quelconque surdité ou autre déficience. Et ce n’est pas parce que nous avons décidé de rendre un spectacle accessible, que toutes les personnes visées vont y courir. Il faut que la sensibilisation soit progressive, déterminée et constante. Il nous revient d’ignorer la dimension de rentabilité, d’efficacité dans ce chantier qui se présente à nous. Nous voilà dans une phase de réparation, de prise de conscience, et c’est au prix de tous ces efforts que nous nous rejoindrons. Encore faut-il, je vous l’accorde, que le public pour qui nous travaillons nous entende et nous rejoigne. Par sa présence, chacun prendra conscience du travail à fournir.
38C’est à ce titre que nous intervenons à Avignon sur le Festival Contre-courant, le Festival officiel et le OFF. Nous intervenons durant trois années. Par expérience, c’est le temps nécessaire pour que l’action porte ses fruits. Ainsi, au bout de ces trois années, nous passons la main au gestionnaire de l’événement pour qu’à son tour, celui-ci s’empare des besoins à satisfaire, et y apporte des réponses. Par exemple, en 2008, lors du Festival Contrecourant, il n’y avait pas un seul spectateur déficient visuel ou auditif, bien que le coût de l’accessibilité par représentation ait avoisiné les cinq milles euros. Les responsables restent dans l’attente de voir venir les spectateurs qui ont nécessité cet investissement. C’est comme si l’on invitait des gens à dîner et que personne ne venait. La nourriture est gâchée, comme cet argent investi dans l’accessibilité. Il aurait pu être dépensé pour autre chose, d’autant plus que la culture en France se porte plutôt mal. Les dépenses doivent se montrer productives. Finalement, la patience, la conviction, ont porté leurs fruits. Il a fallu trois années pour qu’une vingtaine de spectateurs déficients visuels et trois ou quatre déficients auditifs puissent assister aux représentations. C’est la même chose pour le Festival d’Avignon, que nous accompagnons depuis trois ans. Notre mission s’achève, les publics sont au rendez-vous, le changement est en marche.
39Par ailleurs, l’accessibilité pour beaucoup d’acteurs culturels vise avant tout ceux qui jusqu’alors n’accédaient pas à leurs lieux, leurs offres, leurs informations. Seulement, nous leur expliquons qu’ils ne doivent pas se cantonner aux seules personnes qui souhaitent accéder à la culture, mais aussi doivent-ils répondre à ceux qui veulent rester dans la culture. En effet, il ne faut pas ignorer le vieillissement de la population qui va cumuler tous les handicaps : sensoriels, auditifs et visuels, mobilité réduite, déficience psychique… Ce public qui aura connu la culture et qui remplit les salles aujourd’hui, devrait-il demain en être privé ? Ce n’est pas juste. Accepterez-vous demain de ne plus être libres d’accès dans ce à quoi vous accédez aujourd’hui ?
40Devant les responsables des structures culturelles, je souligne systématiquement qu’ils ne doivent pas avoir peur de recevoir une personne atteinte de trisomie 21 ou bien un polyhandicapé. Je leur démontre les faiblesses repérées de notre jeunesse dues à la consommation excessive d’alcool ou de substituts. Toute une part de la population est en train de se fragiliser, sans que l’on s’en rende compte. Il y a vingt ans, une amie médecin me rapportait la conclusion d’un colloque : elle portait sur le ramollissement progressif des esprits de la population. Aujourd’hui, je ne peux que constater une plus grande sensibilité aux événements. Sensibilité qui peut trouver compensation dans des consommations addictives, produisant des pertes de vigilance, des outils sensoriels ou psychiques. Et qui dit moins de vigilance dit risque, plus grand risque de danger, d’accident, de handicap. Quand on nous parle des accidents de la route, on ne dit pas combien vivent après en situation de handicap. Toutes les émissions de décoration suscitent des envies et certains se lancent. Chacun selon ses moyens, avec des outils plus ou moins adaptés. Sur 100 mains coupées en 2007, 60 l’ont été à la maison… Pourtant, ce n’est pas la peur du handicap, pas la peur de l’être un jour qui doit nous faire reconnaître enfin l’autre, mais bien la notion de justice et d’égalité. Il faut se dire que cela n’arrive pas qu’aux autres, sachant que le handicap survient avant tout après l’âge de 16 ans et plus encore après 40 ans…
41Pour l’heure, je l’avoue, j’utilise cet argument que cela peut nous arriver pour démontrer aux structures culturelles, aux conservatoires par exemple, que n’importe quel élève peut partir en week-end, boire un verre de trop ou victime d’un conducteur qui a bu ce verre de trop, et, à son retour, avoir besoin d’accessibilité, car il sera en fauteuil roulant. Dans ce cas-là, que feront-ils ? Le handicap nous concerne tous d’une manière personnelle et environnementale. C’est un argument qui retient leur attention. Il sera bien temps ensuite d’ouvrir plus largement le débat… Le but de l’exposition à la MDPH va dans ce sens, pour avant tout sensibiliser, ouvrir les consciences et le débat. Ensuite, nous pourrons construire au-delà de toute compassion, et autre charité qui jusqu’alors ont fait les mauvais jours du handicap et nous ont conduit à la situation que nous inversons enfin.
42Sensibiliser, informer… En 2003, pour l’Année européenne des personnes handicapées, nous avons effectué une tournée gratuite en France de notre spectacle Colin Maillard. Nous proposions d’entrer au pays des aveugles, dans ces lieux où se rendent, vivent, les personnes déficientes visuelles, des lieux où les individus trouvent des réponses adaptées, faute de les trouver en dehors, puisque nous ne pensons pas à les leur apporter. Lieux à proximité desquels nous passons, sans en rien savoir, en fantasmant souvent une réalité. Créer le lien, la rencontre, l’échange nous semble les premiers pas de la connaissance, de la reconnaissance. Je pense notamment à l’association de Paris, l’Association Valentin Haüy (AVH), qui a reçu, à cette occasion, quasiment quatre mille spectateurs. Jamais, on n’y avait vu autant de monde. Et inversement, jamais autant de monde ne serait jamais entré en ces lieux. Je prends cet exemple, pour montrer comment nous travaillons pour créer la rencontre, susciter la prise de conscience.
43Une fois que l’on a pris conscience de l’existence de publics aux besoins spécifiques, de l’autre, dirais-je plus largement, que l’on se donne les moyens de les accueillir, il faut garder en tête que ces personnes peuvent ambitionner de monter sur scène, elles aussi. Je ne connais aucun comédien qui n’a pas voulu le devenir, sans en avoir vu un sur scène. C’est la même chose pour la danse, la musique, la cuisine ou toute expression de soi. Il faut alors proposer l’accès à la pratique, ce qui m’amène à parler de notre école, caractérisée par ce métissage.
44Dans ce métissage, ce brassage de genres, de personnalités, de spécificités, de singularités, chacun peut apprécier combien les freins liés à nos peurs de l’autre, d’être exclu ou envahi sont les mêmes que les nôtres qui nous paralysent tout autant. Là, ceux qui ne sont pas en situation de handicap ne sont pas les derniers à dire qu’ils manquent de liberté. Finalement, les problèmes sont les mêmes. Le fait de se retrouver devant les autres trouble tout autant une personne aveugle qu’une personne voyante, bien que la première, ne voyant rien, pourrait dépasser cette peur. Ne dit-on pas que les comédiens myopes sont moins sensibles au regard des autres ? Il semblerait finalement que cette supposition ne soit pas si vraie que l’on pourrait le croire. Là, on voit des élèves qui se retrouvent en grande difficulté de mobilisation dans leur travail, tétanisés par la peur de ce que l’on va penser d’eux, voir d’eux et qui pour autant n’ont au demeurant aucun frein inhérents aux handicaps. Là, d’autres qui n’ont jamais accédé à cette chance, s’en emparent avec gourmandise et s’investissent dans un travail colossal. Là, les personnes, qui ont apparemment tous les moyens, se révèlent plus laxistes dans le travail. Là, ceux qui ne structurent pas leur pensée comme nous, ne réagissent pas de la même manière que nous, sont des guides dans leur audace, des repères dans nos approches timorées, réduites, non abouties. Là, le travail est un point commun à tous, où tous doivent se retrouver avec leurs outils, leurs ambitions où le seul travail donc fait loi et référence, chacun à son rythme. Là, chacun se voit révélé dans son objectif et l’idée qu’il se fait de lui-même. Enfin, là, chacun découvre l’exigence de la pratique, accepte l’idée qu’un bon amateur vaut mieux qu’un pseudo artiste. à chacun d’accepter de fournir les efforts et l’engagement attachés aux devoirs de l’artiste.
45On me demande souvent ce que viennent faire des élèves valides dans mon école. Je réponds qu’ils viennent faire du théâtre, comme les autres. Tout autant, on peut supposer qu’ils y viennent parce que l’offre pédagogique leur plaît et les attire (le chant baroque, le théâtre dans le noir, la lecture à haute voix, la diction…). Mais on ne peut écarter la possibilité que quelques-uns viennent dans nos cours en se disant qu’ils y seront meilleurs qu’ailleurs. Tout est possible, mais nous n’en tenons pas compte. Nous nous contentons d’être ouverts à tous, accessibles à chacun. Et puis, en face, nous avons un public, qui apporte quelque chose, que cela soit son impuissance, sa détermination, sa blessure, sa revanche, sa simple envie de découvrir, d’intégrer une offre ouverte à tous, d’y développer ses outils de communication, d’expression… Ce qui est certain est que cette école ne parle pas de handicap, puisque, dans tout ce qui est proposé, le handicap dans ses besoins est pris en compte, ce qui fait que le handicap n’existe plus.
46Chacun a donc l’occasion de se réfléchir au sein de cet effet miroir ; chacun se réfléchit dans tous les sens du terme, puisque chacun se voit. L’autre n’est plus un animal étrange et inconnu, mais bien une personne qui a des difficultés, nous en avons tous, des qualités, nous en avons tous, des maladresses, des faiblesses, des atouts, des richesses… Nous en avons tous, encore faut-il oser être… Par exemple, Café noir, un concept que j’ai créé en 2002, pour la première Nuit Blanche à Paris, est programmé à Contre-courant en 2011. C’est une métaphore de la vie. Le public reçoit à l’entrée du spectacle une enveloppe à ne pas ouvrir et donnée par tirage au sort ; tandis qu’il rentre dans une salle qui vire au noir, il l’ouvre et tente de définir ce qu’elle contient. Il s’agit alors de déterminer ce qui manque à cet objet issu du hasard et trouver la personne qui en détient la partie manquante pour le rendre performant. Pour moi, c’est la métaphore de la vie, car nous ne savons pas ce que nous possédons, mais nous sentons que quelqu’un ou quelque chose est capable de nous compléter pour nous rendre plus grand, plus fort, plus beau, plus heureux…
47Il est intéressant de voir qu’une fois dans le noir, comme dans la vie, certaines personnes ne bougent plus en attendant que quelque chose se passe ; d’autres émettent des petits sons signifiant un appel à l’aide ; et d’autres encore, peut-être des fous, des inconscients, des aventuriers ou des êtres tout simplement vivants, se lancent dans le noir pour l’explorer et vivre l’aventure. C’est ceux-là qui font de vraies rencontres. Peut-être les autres aussi, mais c’est avec leurs difficultés, leurs certitudes, leurs habitudes… Ceux qui osent s’aventurer dans le noir font des rencontres, alors que les autres, restant sur place, n’en font aucune et ceux qui réclament ne font appel qu’à la compassion et à la charité, en tout cas à l’assistance. Certains parlent de solidarité, mais, pour moi, il s’agit d’un terme économique. Je préfère le terme de fraternité. La vie est celle que nous nous faisons, que nous nous donnons. Nous en revenons toujours à être ou ne pas oser être, ce fameux jardin secret. Comment une personne ignorant tout ce qui lui est possible, ne connaissant que ce qui lui est impossible, peut-elle se rendre compte de ses possibilités ?
48Je suis fasciné par ce travail, et je crois que je n’en aurai jamais fini… Mes actions cherchent à ne pas montrer le handicap, mais à en explorer les origines, les similitudes, les limites, les freins, les impossibilités. Mon travail c’est cela. Prendre ma place et en faire quelque chose au service du collectif tout en m’enrichissant. J’ai exploré mon chemin, j’ai tâtonné comme on le fait dans le noir, j’ai posé mes peurs, j’ai dépassé les avis décourageants des autres, les emballements excessifs de quelques enthousiastes, pour rester à l’écoute de ce que je sens, ressens et pressens. Ce voyage au pays du différent, m’a donné goût à ma différence. Mon travail dans le noir m’a éclairé. Oserais-je dire que j’ai osé être autre, au milieu des autres ? Et quant à choisir, je choisis d’être et non de rêver d’être. à être vivant autant vivre, non ?
49Christine Caillet-Bréger. Lorsque l’on commence à s’engager sur ce chemin, on voit toutes ces difficultés qu’il est nécessaire de faire partager pour qu’elles soient allégées. Le but est de faire partager à tout le monde des difficultés qui pourraient être allégées finalement. Pour revenir au Festival d’Avignon, est-ce que vous sentez une évolution concrète, vous qui appartenez à ce milieu ? Notez-vous une progression ?
50Pascal Parsat. Je crois qu’il y a une grande similitude de sensibilité entre la personne en situation de handicap et l’artiste. En effet, l’un et l’autre ne peuvent pas compter sur grand monde, pour faire entendre leur parole. L’un et l’autre sont souvent convaincus que le monde ne les prend pas en compte, qu’il ne les considère pas, qu’il ne les entend pas, ne les soutient pas et ne fait rien pour eux. Pour répondre à votre question, cette situation n’est pas un problème, lorsqu’il est question d’accueillir des personnes en situation de handicap. Cependant, elle devient problématique, lorsqu’il est question d’admettre son propre handicap. Nous sommes dans un pays, dans lequel nous considérons le handicap par rapport à ce que la personne ne peut plus faire. Cette idée est ancrée dans les mentalités. Or, aux États-Unis, on regarde ce que la personne peut encore faire.
51En tant que consultant du Fonds de Professionnalisation et de Solidarité créé par le Ministère de la Culture et géré par Audiens (ce fonds vise à sécuriser les parcours des professionnels des secteurs artistiques), je rencontre beaucoup d’artistes, en grande précarité, qui ne comprennent pas qu’elle est peut-être liée à leur handicap. Le métier d’artiste est très mal traité. Les techniciens ou les machinistes doivent soulever des charges lourdes, monter sur des échelles dans de très mauvaises conditions de sécurité. Telle maquilleuse qui ne peut plus rester debout, tel chanteur qui est atteint d’une paralysie faciale et sourd d’une oreille, tel professeur de musique qui perd l’ouïe, etc. Non seulement, ils refusent d’assimiler cela à un handicap, mais craignent plus encore que les autres ne le sachent par peur de ne plus être engagés. Le secteur de la culture est peuplé de gens qui, à des degrés divers, sont en situation de handicap. Très peu le reconnaissent. Et quand je parlais d’accessibilité aux œuvres, aux informations, aux formations, j’inclus aussi ces professionnels qui pour diverses raisons et du jour au lendemain se voient mis en marge de leurs métiers, sans reconnaissance. Une culture accessible, c’est aussi permettre à ces professionnels de poursuivre leurs métiers que ce soit en spectateurs de leurs pairs ou en professionnels.
52Et d’où vient cette situation ? Du fait que le handicap est montré comme quelque chose d’exceptionnel, de remarquable où l’on entend ici et là parler de gens extraordinaires… Pourquoi pas extraterrestres ? Le professionnel ne souhaite rien d’autre que de faire son métier. Et n’a pas l’intention d’être assimilé à ces quelques hères que l’on exhibe ou plaint. Tant que la représentation du handicap ne tirera pas vers la dignité et le respect, nombreux seront les professionnels qui ne le prendront pas en compte, ne l’intègreront pas, ne feront pas avec comme ils le font avec n’importe quoi.
53Aussi pour revenir à votre question, on voit un changement parmi les offres proposés par les lieux artistiques qui se veulent ouverts à tous. Les compagnies s’informent auprès de nous pour mieux maîtriser ce que veut dire accessibilité. Des spectacles abordent le sujet ou présentent des artistes très clairement annoncés comme handicapés… On y revient toujours. Or, est-ce que ce sont des artistes ? Quel lien ont-ils avec ces professionnels qui se battent pour vivre leur passion, qui passent des auditions, essuient des refus et toujours recommencent ? Ces démarches sont respectables mais ne doivent pas masquer combien l’effet peut être contre-productif…
54Et cela ne vaut pas qu’ici. Ainsi dans la région Ile-de-France, j’ai été invité à voir une pièce représentée dans le cadre d’une semaine pour les personnes handicapées. Et la directrice, à la fin de la représentation, m’a demandé ce que j’avais pensé de cette pièce « spéciale », puisque présentant des personnes en situation de handicap. Mais qu’avait-elle de si « spécial » ? Cette pièce ne figurait même pas dans le programme de la saison du théâtre en question. La directrice s’est justifiée en disant que ce n’était pas la même chose. Et elle avait répondu à la question elle-même… Cette pièce ne serait-elle valable qu’au moment d’une semaine pour les personnes handicapées ? L’idéal consiste à ne pas mettre en avant le handicap. Cela revient à stipuler sur une affiche « artistes de couleur ». Qu’est-ce que cela apporte de plus ?
55Acceptons que le premier devoir à satisfaire soit l’accessibilité aux informations, aux offres, et finalement au choix dans l’offre. Ensuite, comme pour chaque public, vient celui de la pratique, de la formation, voire de l’expression. Bien des artistes sont identifiés ou non en situation de handicap, et comme dans notre exposition à la MDPH, c’est leur talent que l’on se doit d’applaudir ou de rejeter, non leur handicap. Le handicap s’il veut être accepté ne doit pas se donner en spectacle mais bien jouer le jeu. Pour cela, les efforts menés pour l’accueillir sont les premiers pas qui permettront aussi, je l’espère, aux professionnels concernés par le handicap de ne plus se cacher…
56Enfin, s’il est incontestable que les choses bougent, il n’en demeure pas moins que le secteur associatif peine à mobiliser ses publics, ce qui confirme, si besoin était, combien il importe d’informer par d’autres réseaux que le leur.
57Concernant le Festival d’Avignon, ce qui aujourd’hui est acté, et je l’espère définitivement pris en compte, concerne l’accessibilité de tous les outils d’information et de communication au sein d’une chaîne de cohérence. Tous les programmes sont traduits sur des outils accessibles à l’intention des personnes déficientes visuelles. Pour les personnes déficientes auditives, l’information est adaptée via internet ou SMS. Nous prenons la parole dans de nombreux espaces à l’intention des professionnels, des leaders et acteurs culturels en lien avec le handicap ou non… à noter que c’est la première fois, en 2011, que le Festival d’Avignon fait appel à nos compétences, à nos réflexions, pour sensibiliser leurs personnels d’accueil par exemple, ce qui constitue une avancée très importante. Le Festival étant un événement national, c’est une avancée qui prouve combien la Nation et l’état se mobilisent, ce qui est un très bon signe.
58Autre exemple, en 2011 également, nous avons mis en place sur Paris et l’Ile de France et donc ici à Avignon « Les souffleurs d’images », qui proposent un accompagnement au théâtre, au cirque et bientôt à la danse, pour les spectateurs déficients visuels. Ce service gratuit leur permet d’aller où et quand ils veulent au théâtre en compagnie d’un élève en formation d’art dramatique, issu du Conservatoire d’Avignon. Ces élèves sont formés à cette action. Leur mission est de fournir des informations que le spectateur déficient visuel souhaite avoir au cours de la représentation, sur ce qu’il ne voit pas et lui manque dans sa compréhension, sa projection. à sa seule demande… Ce qui me semble important, c’est qu’ainsi nous respectons l’autre dans ses besoins, pas ceux que nous supposons, mais bien ceux qu’il exprime. Au terme du spectacle, l’un et l’autre autour d’un verre échangent leurs deux points de vue.
59Ainsi avons-nous dit à ce même festival qu’il lui revenait de communiquer sur les spectacles sur-titrés puisque tout autant valables pour ceux qui n’entendent pas ou mal. Nous savons bien que la majorité des mille deux cents spectacles du OFF ne seront jamais accessibles, à cause du surcoût. Il faut donc devenir créatif. Inventif ! Pasteur n’a pas inventé le vaccin contre la rage un matin en se levant ; il a fait de nombreux essais avant d’atteindre son but. Ou bien la tarte Tatin, elle-même, n’est-elle pas l’objet d’un échec ? Bel exemple de renversement…
60Cela signifie qu’il faut échouer, afin de réussir. Tâtonner, et nous voilà revenus à mon travail dans le noir… Il faut l’accepter, ce qui n’est pas si facile, car nous voulons tous être excellents et performants tout de suite. En répétition au théâtre, il faut accepter par humilité d’être vraiment mauvais, en vue de définir le bon. Le mal n’existe que s’il y a le bien, et inversement.
61Devant cette friche, il convient, aujourd’hui, de structurer. Nous avons été nombreux à mener des actions et des tentatives. Cependant, il faut que l’état puisse nous accompagner dans la clarification de ses objectifs. Qu’est-ce qu’il veut ? Avec qui le veut-il ? Et quels moyens donne-t-il ? Nous nous trouvons dans un moment charnière, au milieu du gué, entre ces pionniers et la loi. Il faut structurer les actions ensemble. Et je pense que le Festival d’Avignon se dirige dans le bon sens. L’échéance de la loi se situe en 2015, c’est-à-dire que tout doit devenir accessible. Le Festival d’Avignon va alors changer de face, car les mille deux cents spectacles ne pourront plus avoir lieu dans les quelque cinquante salles d’aujourd’hui. Certaines salles n’auront plus le droit d’ouvrir car, inaccessibles, elles ne satisferont plus les normes. Elles ne pourront pas investir, car le coût sera trop important. Certaines encore n’auront pas été informées, et la veille du OFF, se verront interdites d’ouverture. Le procureur de la République d’Avignon est extrêmement vigilant sur ce point et il attend tout le monde au tournant. On peut se dire que ces personnes qui n’ont pas eu accès à la culture vont, peut-être, d’une manière métaphorique, nous ramener à une culture un peu plus cohérente, raisonnable et accessible à tous. On peut comparer cette situation au pot de terre et au pot de fer, car nous avons besoin des uns et des autres. La culture n’a pas voulu du handicap, mais elle va peut-être devenir responsable et raisonnable en l’intégrant en son sein. Les investissements prendront alors une autre direction que celle de faire plaisir à quelques-uns. Il s’agit d’une projection sur l’avenir intéressante.
62Pour conclure sur ce point, je peux dire que les choses avancent, les personnes sont plus attentives, mais pas au point de devenir acteurs ; elles sont encore trop spectateurs de la situation. Il manque un déclic et la loi doit intervenir. Les initiatives sont nombreuses, mais elles restent trop isolées, et, pire, méconnues ou je le redis, contreproductives. Il me semble que le temps est venu que les politiques relancent le débat et lui redonnent une dimension citoyenne et non seulement législative…
63Il faudra, un jour, penser à une fédération. Des feuilles de route doivent nous être proposées, afin que les politiques fassent encore plus appel à nos compétences et nos expériences. Ils ne doivent surtout pas s’en priver, car nous avons réussi grâce à nos réflexions, notre conviction, notre détermination et aux moyens octroyés. Nous devons également apprendre à faire le bilan de nos actions, en vue de définir ce qui a fonctionné et ce qui a échoué. En effet, nos actions sont souvent soutenues par des projets mais sans réelle évaluation. Or, c’est le résultat qui compte. Je vois des actions peu efficaces, et que l’on continue à soutenir car certains leaders savent avant tout séduire les politiques. Il est indispensable que les gens prennent conscience, que nous sommes redevables des deniers publics. L’argent, que l’on nous donne, n’est pas destiné à nous faire plaisir, mais à décloisonner la société dans laquelle nous nous trouvons.
64Et ce, pour en faire une société digne de ce nom.
65Emmanuel Ethis. En tant que Président de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, et avec l’aide de Christine Caillet-Bréger et quelques autres personnes, j’ai rempli un certain nombre de propositions appartenant au rapport national Culture et universités, qui a été remis en 2010 au Ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Pécresse3. Dans ce rapport contenant 128 propositions, sept concernent la culture et le handicap. Il était très important pour nous de faire remonter ces questions et ces propositions auprès du Ministère et de toutes les universités françaises. En ce qui concerne la culture, je sais, par expérience, que de nombreuses chartes sont signées, alors que l’on trouve très peu de propositions concrètes. Nous voulons donner aux universités les moyens d’agir sur Culture, université et handicap. Les idées existent et personne ne doit être paresseux pour faire avancer les choses. Le moment où on devient adulte et citoyen est un moment privilégié pour pouvoir partager ces expériences ensemble, pendant les études. Il faut comprendre que cette diversité a, sans doute, beaucoup plus à nous apprendre sur notre innovation, notre recherche et sur les manières d’être ensemble demain.
66Pascal Parsat. Il n’y a pas très longtemps, j’étais au Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche dans le cadre de la Culture. J’ai été, ensuite, contacté pour collaborer en vue d’agir avec vous. Et j’ai posé une question qui n’est pas aussi simple qu’elle ne paraît : pourquoi, à égalité de diplômes, donc de compétences, des étudiants en situation de handicap éprouvent plus de difficultés pour leur intégration professionnelle que les autres étudiants ? Ces publics aux besoins spécifiques entraînent des complexités, des freins, des craintes entretenues. Mais l’absence d’éducation artistique pour l’une des parties du public n’est-elle pas devenue, aujourd’hui, une carence ? Nous revenons à ce fameux « être ou ne pas être », car chacun s’éprouve dans ses émotions, dans la parole avec l’autre, se confronte à ses possibles et à ses devoirs. En ce qui me concerne, la culture m’a permis d’affirmer mon identité, de prendre conscience que je n’étais pas tout seul et que les problèmes rencontrés étaient des problèmes fabriqués. Elle m’a également permis de m’inscrire dans une universalité et non pas comme un petit point au milieu de tout le monde. J’ai donc pu avoir le courage d’être différent, car tous ceux qui se sont imposés dans la culture ont été différents eux aussi. Grâce à cette différence, ces personnalités ont pu traverser le temps pour venir jusqu’à nous, parler des sujets partagés : l’amour, la trahison, la guerre, le bonheur, la pluie et le beau temps. Tous ne parlent que de ces thèmes, mais chacun dans sa singularité, sa différence.
67Emmanuel Ethis. Vous avez posé une question et j’aimerais répondre en tant que Président d’Université. Tous ceux qui me connaissent savent que je ne mène qu’un seul combat : former l’ensemble de la population, ensemble. Je pense que cela répond à votre question. Lorsque l’on commencera à former toutes les populations ensemble, nous verrons que, derrière le niveau de diplôme équivalent, les compétences sont bien les mêmes. Le problème se situe à un autre niveau et il s’agit d’un autre combat. En effet, pour l’instant, à niveau équivalent, un Bac + 5, formé à l’École Normale d’Administration (ENA), et un Bac + 5, formé à l’université, les diplômes ne sont pas considérés de la même manière, et cette situation crée une autre forme de handicap. Il est alors important de se rassembler en une même unité pour se demander comment vivre ensemble également au moment de se former à l’enseignement supérieur, qui va donner la mobilité sociale. Jusqu’au lycée, la formation est commune, mais, au niveau de l’enseignement supérieur, c’est différent. Il faut donc défendre une seule université, dans laquelle tout le monde est formé ensemble, afin que nous sachions tous ce que veut dire la compétence identique. Tous ceux, qui partagent une promotion, handicapés et non handicapés, sont ensemble et acquièrent les mêmes compétences. La seule manière d’être audible par rapport aux recruteurs, à l’extérieur, au monde politique est d’unir les diplômes et donc les compétences.
68Pascal Parsat. Je suis d’accord avec vous, évidemment. Je crois qu’il y a aussi un autre facteur à aborder. Il s’agit de savoir qui est à l’origine du choix de la formation. Nous sommes confrontés à des personnes qui vont opter pour telle filière, plutôt que telle autre, car elle est plus accessible et mène à des débouchés plus nombreux. Le grand public a le choix, et donc, la priorité est de donner le choix à tous.
69Dans les conservatoires d’arrondissement, nous pouvons voir beaucoup de personnes, qui pratiquent le piano, parce qu’il s’agit d’un instrument moins bruyant que la batterie, alors que la préférence portait sur la batterie et non sur le piano. Lors d’une invitation de Pôle Emploi pour une conférence sur la danse, j’ai questionné les raisons du choix d’une personne pour la danse. Se sent-elle obligée d’investir sur un espoir que l’on a fondé sur elle ? Ou bien, la danse lui permet-elle de se projeter dans un avenir ? Les deux choix sont très différents. On peut le voir également chez des étudiants valides, qui ont fait le choix d’une filière économique, car la famille possède déjà une entreprise. D’ailleurs, on observe souvent chez ces publics une remise en question lorsqu’ils atteignent la quarantaine. Ils se rendent compte que ce n’est pas ce qu’ils voulaient faire, mais bien ce qu’ils croyaient que l’on attendait d’eux.
70Cultiver son jardin secret, être donc, n’est simple pour personne. Mais, pour certains, c’est encore plus difficile. Il faut donc travailler dans le but de mettre tout le monde à égalité dans la rencontre avec soi-même. Et pour se rencontrer, il faut s’ouvrir à l’autre. Et pour s’ouvrir à l’autre, l’autre doit aussi être au rendez-vous.
Notes de bas de page
1 L’AFDAS est le fonds associatif d’assurance, agréé par l’Etat, qui collecte et mutualise les contributions obligatoires relatives à la formation dans les métiers de la culture, de la communication et des loisirs. La DRAC, présente dans chaque région, est la Direction Régionale des Affaires Culturelles. Pôle Emploi, établissement public à caractère administratif, a pour mission de gérer l’emploi en France.
2 Paris, Fayard, 2003.
3 De la culture à l’Université 128 propositions, Rapport remis à Valérie Pécresse, Ministre de l’Enseignement supérieur, et de la Recherche par la Commission Culture et Université, présidée par Emmanuel Ethis, avec contribution de Pascal Parsat, pour le CRTH, Paris, Armand Colin, 2010. Téléchargeable sur le site du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
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