Chapitre 20
Performer la recherche, un dispositif de formation inspiré de Binôme
p. 449-455
Texte intégral
1Le succès indéniable de Binôme a marqué bien des esprits, le mien tout au moins. Il a été une source d’inspiration dont je voudrais rendre compte ici à partir des motifs et des résultats d’un exercice de réalisation pédagogique proposé aux élèves dans le cadre de formations à la médiation des sciences par le design culturel dispensées au Cnam. Elles associent savoirs, savoir-faire et faire-savoir pour la conception et l’animation de dispositifs de dialogue entre sciences et société. Performer la recherche – tel est son nom – mobilise des enseignants, des chercheurs, des étudiants, des professionnels du théâtre et des publics. Il concrétise la volonté de considérer la démocratisation des controverses sociotechniques qui ont largement investi l’espace public ces dernières années et les impératifs importants d’une évolution des pratiques de diffusion de la culture scientifique et technique.
2Dans cette perspective, la rencontre sur scène des sciences et du théâtre a semblé être une évidence, et le dispositif expérimental Performer la recherche un excellent moyen de la mettre en œuvre. En cela, il fait écho à l’intérêt croissant porté au théâtre qui s’est affirmé parmi les principales formations visant la médiation entre sciences et société. La scène s’avère en effet devenir ce lieu gratifié de bien des vertus permettant de pourvoir aux besoins de leur confrontation. Elle semble offrir des réponses à l’élargissement de la demande sociale en matière de dialogue et de débat public. Les commanditaires de ce dispositif sont aujourd’hui de moins en moins les seules institutions traditionnelles de la culture scientifique. Ils sont de plus en plus le fait des organisations aux prises avec la question des solutions et des problèmes contenus dans la promotion à tout va de l’innovation, tels les organismes de recherche et d’expertise, les entreprises et leurs agences de communication, les collectivités locales et le milieu associatif. Tous cherchent à rénover outils et méthodes de communication en vue de répondre à la revendication grandissante d’une participation citoyenne aux processus de décision, sur des choix technoscientifiques compris désormais comme autant de choix de société ou devant changer radicalement leurs conditions d’existence.
3Cette tendance observée depuis de nombreuses années autour de la scène et du théâtre est donc le corollaire d’une remise en cause profonde des modes classiques de pensée et d’action dans le champ de la culture scientifique et technique. Ses raisons sous-jacentes sont principalement liées aux enchevêtrements politiquement complexes de la société technoscientifique et des aspirations démocratiques que manifestent les publics citoyens, notamment au travers de leur implication dans les controverses sociotechniques. Il convient d’en préciser les contours afin de saisir le sens et la pertinence de l’adaptation d’un dispositif comme Binôme au sein de la formation professionnelle à la médiation des sciences telle qu’elle est proposée au Cnam.
Les rapports entre science et société : une scène permanente de science‑friction
4La culture scientifique a longtemps eu pour vocation de vulgariser et de transmettre des connaissances réputées robustes comme fondement d’une appréhension rationnelle du monde. C’est là le domaine traditionnel de la diffusion en soutien à l’instruction publique, relevant en grande partie de l’éducation populaire. Sa fonction est d’éveiller la curiosité, de faire aimer et comprendre les sciences, notamment dans ce qu’elles comportent d’outils pour l’émancipation et l’usage d’une autonomie de la pensée et de l’action. Les pratiques ont alors pour objet de sensibiliser tous les publics, notamment les plus jeunes, et particulièrement les filles, afin de les attirer vers les filières de formation scientifiques et techniques. Le champ des pratiques s’est cependant élargi afin d’y intégrer une dimension à la fois plus sociale et politique. Les publics auxquels s’adresse ladite culture scientifique ont tendance à se mêler de ce qui les regarde : environnement, santé, risque, expertise, liberté individuelle et collective, financement de la recherche, impact social des technosciences, bioéthique, démocratie, etc., parmi de nombreux registres d’interrogation sur ce que les sciences font à la société, et réciproquement. La question de la fabrication conjointe des technosciences et de la société est en effet devenue cruciale, mais aussi conflictuelle. La confiance supposée des publics semble faire place à la méfiance, voire à la défiance, motivant çà et là les appels à un retour au bon temps d’une nette démarcation entre savants et ignorants, à une remise en bon ordre des rationalités légitimes. Le besoin de débattre s’est banalisé en conséquence. Les formes du dialogue entre scientifiques et publics évoluent entre controverses et compromis. Se recompose de cette façon tout l’assemblage des sociétés humaines et des technosciences. L’évolution des cultures dites scientifiques en est l’une de ses traductions. Cela suppose de considérer autrement les publics visés, non plus seulement comme des réceptacles passifs de savoirs vulgarisés, mais comme des citoyens directement concernés par les rapports entre sciences et société dont ils sont des acteurs de premier plan. Société de la connaissance, démocratie et dialogue civil ont partie liée. Cette dimension plus sociale et politique de la culture scientifique ne peut plus être ignorée. Dans le droit fil de la transformation conjointe des technosciences et de la démocratie, les pratiques de médiation évoluent, de même que ses ambitions. La confrontation sur scène des sciences et du théâtre permet ainsi cette mise à l’épreuve des questions politiquement et socialement vives suscitées par les sciences en général, et singulièrement par les technosciences dans leurs rapports à la société. Une expérience telle que Binôme rend compte à sa façon d’une volonté de faire avec et pour les publics comme avec et pour les chercheurs afin que tous s’approprient, ensemble, des questions qui les impliquent directement, toutes celles mentionnées plus haut, mais d’autres encore auxquelles nous sommes incapables de songer à moins de les formuler directement avec eux.
Performer la recherche et recherche de performance pédagogique
5Afin de confronter idées et pratiques par la rencontre sur scène des sciences et du théâtre, Performer la recherche est un dispositif expérimental conçu en vue de pourvoir aux besoins d’innovation pédagogique. Il vise la restitution par un groupe de trois ou quatre élèves d’un échange d’environ une heure qui aura eu lieu avec un chercheur ou une chercheuse. L’entretien porte sur les motivations de la conduite des recherches en question, sur leurs valeurs et objectifs, sur le contenu des connaissances produites comme sur les pratiques du laboratoire et du terrain. L’échange entre chercheurs et élèves porte en réalité sur tout ce qui est jugé pertinent afin de saisir la nature des savoirs produits, mais aussi toute l’épaisseur de leurs liens avec des questions sociétales. Comme le préconise Thibault Rossigneux avec Binôme, les élèves sont tenus de ne pas reprendre contact avec leur interlocuteur, mais sont autorisés à se documenter le cas échéant. Ils ont toute liberté pour traduire et incarner en une vingtaine de minutes sur scène ce qu’ils estiment pertinent de restituer au public. Pas de limites donc aux formes et façons de donner à voir/entendre la compréhension des propos recueillis, sinon celles de leur imagination fertile et de leur potentiel créatif, de leur capacité de traduction artistique et de leur volonté d’aller aussi loin que possible pour faire œuvre de médiation depuis une scène de théâtre. Ainsi s’observe une grande diversité de propositions : saynètes bien sûr, mais aussi bataille de slam, incarnation d’un roman-photo, lecture performée ou moment de cabaret, tout est bon pourvu que la médiation soit au rendez-vous, c’est-à-dire permettant de faire exister pendant et après le spectacle un échange avec le public et le chercheur concerné. Ce travail est encadré par une professionnelle de la scène. À partir d’exercices visant la mise au travail des corps et discours, d’ateliers scénographiques et d’écriture de plateau, de séances d’expérimentations partant d’improvisations, la conception et la réalisation d’une représentation publique prennent peu à peu forme le temps d’un semestre. Outre l’intérêt pour les élèves de tester et de renforcer leur confiance face à un public, la démarche permet d’éprouver les compétences requises pour une médiation réussie. Ainsi, une attention forte est portée aux impératifs d’un dialogue constant avec le public auquel les élèves s’adressent. Le dispositif lui-même ne se limite donc pas à la réalisation d’une prestation, aussi impeccable soit-elle, mais comprend l’ensemble des actes et des attitudes dont le motif est de ne jamais devoir oublier les spectateurs que nous sommes tous et toutes. Ce dernier point, crucial dans le cadre de formation qui est le nôtre, est investi tout au long du cheminement vers la représentation, mais aussi ensuite sous la forme d’un partage des retours d’expérience et d’une analyse des pratiques. Le plaisir de la création et du jeu est évidemment essentiel. Ils sont aussi et surtout l’opportunité d’une réflexion tant individuelle que collective sur la fonction de médiation à laquelle les élèves se destinent. Le chemin parcouru par chacun est donc ici tout aussi sinon plus important que la performance finale et son débat public.
6Performer la recherche, déclinaison de Binôme, permet la convergence de bien des registres d’apprentissage de la fonction de médiation. Ce dispositif valide l’ambition d’une synergie créative entre des chercheurs et des professionnels qui ne sont pas nécessairement des scientifiques. Sur un mode ludique, interdisciplinaire et culturel, il autorise cette alchimie jamais simple entre la transmission de contenus de connaissances robustes ou encore incertains, les problématiques touchant aux intrications entre sciences et société, le partage des cultures et la communication au service des chercheurs, des chercheuses et de leurs organisations. À lister de cette façon les avantages de la méthode et de son produit, on ne peut que souhaiter à Binôme de poursuivre son travail d’émulation commencé il y a plus de dix ans. Comme le montre notre témoignage, il offre de nombreux avantages. Son caractère transposable et adaptable aux contraintes d’objectifs de formation ou de communication en fait désormais une ressource précieuse et toujours originale pour contribuer au renouvellement de la rencontre sur scène des sciences et du théâtre.
Auteur
Maître de conférences en histoire contemporaine au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) à Paris, Michel Letté est responsable de formation professionnelle en médiation des sciences et techniques par le design culturel. Il a dans ce cadre conçu, réalisé et animé nombre de dispositifs de médiation dont ceux mobilisant la scène du théâtre (création collective, scènes de science-friction, Performer la recherche). Ses recherches portent aujourd’hui pour l’essentiel sur l’histoire des controverses sociotechniques comme dispositif de médiation informelle des relations entre sciences, technosciences et société.
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