Chapitre 19
Binôme, une aventure de décloisonnement
p. 443-447
Texte intégral
1Il y a un peu plus de dix ans, alors que je participais à des expositions à la Cité des sciences et de l’industrie avec des documentaires que j’avais réalisés sur la structure familiale en Haïti et sur la mata atlântica au Brésil, j’ai eu envie d’accompagner le projet Art-Science qu’Universcience (et son chef de projet Grégoire Harel) était alors en train de développer. Venant du monde du théâtre et plus particulièrement du théâtre public contemporain, j’ai proposé un format qui naturellement ferait intervenir un auteur ou une autrice. La question était de créer une relation constructive avec son pendant dans le domaine scientifique. Assez spontanément, c’est le profil du chercheur qui s’est affirmé. Je décidais alors d’organiser une rencontre à l’aveugle entre un auteur et un chercheur. Les deux ne se connaissent pas, ne savent rien l’un de l’autre et doivent échanger pendant cinquante minutes devant nos caméras.
2Le champ scientifique était plutôt à l’origine celui des sciences dures, car je pensais, à tort, que le choc de la rencontre serait d’autant plus fort du fait de la spécificité complexe de la discipline retenue. Mais très vite je me suis aperçu que la rencontre était tout aussi riche et forte avec un chercheur en sciences sociales. Ce qui finalement la rend intéressante c’est la spécificité de l’objet de recherche, son lexique particulier, la méthodologie propre…
3La question était ensuite de décider quoi faire de cet entretien original entre deux individus venus d’univers étrangers. J’ai eu envie que l’échange donne naissance à une commande en écriture librement inspirée de cette discussion. Les artistes retenus venant du monde du théâtre, j’ai souhaité que le fruit de ces débats soit la source d’inspiration d’une pièce de trente minutes pour trois acteurs. Les délais de la première production étant assez serrés, j’optais pour faire de cette contrainte l’un des cadres de la commande en écriture ; l’auteur dispose d’un mois et demi pour me remettre son texte.
4Je voulais ensuite poursuivre cet échange entre les deux protagonistes et demandais au scientifique d’être le premier lecteur de la pièce qu’il avait inspirée. Cette première lecture se fait également devant la caméra afin de saisir la réaction à chaud et permettre de relever les éventuelles incongruités scientifiques présentes dans le manuscrit.
5Restait à nommer ce protocole créatif ! Tout se construit autour du couple formé par l’auteur et le chercheur. De manière évidente le nom « Binôme » s’est affirmé. J’aime à la fois sa consonance scientifique et la référence à la rencontre du couple fondateur d’une œuvre originale qui n’aurait jamais vu le jour sans leur réunion.
6Enfin, et ceci n’est pas secondaire, se posait la question du public. Comment partager cette expérience avec un public et avec quel public ?
7J’ai eu envie à la fois que le spectateur puisse avoir le sentiment d’entrer dans la tête du scientifique et de découvrir le processus créatif en cours de construction. J’ai donc proposé d’ouvrir la représentation par la projection de quinze minutes d’extraits de l’échange entre les deux protagonistes, suivie par la mise en lecture de la pièce de trente minutes, puis retour à la vidéo avec trois minutes d’extraits de la réaction du chercheur à la lecture du texte qu’il a inspiré. Enfin un échange avec le public, le scientifique, l’auteur et l’équipe artistique qui est partie intégrante de la représentation.
8La toute première édition de Binôme a été créée pour le Festival d’Avignon. Nous étions alors curieux de savoir quel public viendrait découvrir cet objet hybride. À notre grande surprise, l’engouement a été immédiat, aussi bien de la part des amateurs d’écriture contemporaine, des férus de science (qui sont nombreux à venir au festival) que des curieux de ce mariage peu ordinaire.
9La première année, nous avons ainsi proposé cinq créations originales que nous avons ensuite présentées au public de la Cité des sciences et de l’industrie et du palais de la Découverte. Nous avons observé empiriquement à quel point l’équilibre entre les deux univers (scientifique et théâtral) réunis pour créer Binôme est essentiel. Que ce soit pour la production ou la diffusion de chacun des spectacles issus de ce protocole, nous veillons à ce que les partenaires des deux domaines participent de manière égale afin que le processus de décloisonnement soit optimal.
10Il est particulièrement intéressant d’entendre du théâtre contemporain dans des lieux de science et de la science dans des théâtres : une certaine façon de renouer avec la poésie scientifique du siècle des Lumières où les découvertes étaient présentées en vers ! À l’époque un seul cerveau suffisait pour obtenir ce résultat…
11Binôme a été conçu comme une œuvre artistique à part entière, mais très vite les instituts de recherche y ont vu une manière originale et ludique de communiquer sur la science et sur ceux qui la font. C’est ainsi qu’à partir de la troisième édition de Binôme, ils ont participé à la production de rencontres mettant en valeur un chercheur maison et son objet de recherche. L’Inserm, l’Ird, le CEA, le CNRS, l’Andra, l’Ineris, mais aussi de nombreuses universités et grandes écoles participent à l’aventure.
12Par ailleurs, les enseignants y ont également vu un bel outil pédagogique, notamment au moment où les élèves doivent se déterminer dans le parcours qui sera le leur. Avec Binôme, ils observent un chercheur en chair et en os. Ils découvrent le processus de la création artistique, tout en touchant à des questions sociétales essentielles. Binôme véhicule aussi un message universel de décloisonnement fondamental au moment où notre société souffre de ses divisions. Nous jouons ainsi devant des publics collégiens (à partir de 12 ans), lycéens et estudiantins.
13Enfin, nous avons eu la chance de pouvoir présenter ces formes légères de diffusion à l’international, grâce notamment au soutien des instituts français, et il est particulièrement intéressant d’observer la réception par des publics de cultures artistiques et scientifiques différentes. Des binômes avec des scientifiques et artistes étrangers ont vu le jour à la suite de ces tournées internationales.
14Après la première édition de Binôme, Universcience, la SACD et le Festival d’Avignon nous ont proposé de poursuivre l’aventure. Tous m’ont conseillé de ne rien changer au protocole afin de constituer une collection et pouvoir vérifier, à l’instar des expériences scientifiques, la pertinence de la proposition par sa reproduction.
15Aujourd’hui, nous avons créé quarante-cinq spectacles suivant le même protocole et il est troublant d’observer la variété des résultats obtenus. Évidemment, le champ scientifique spécifique à chaque Binôme lui donne son caractère propre, mais également la teneur de la rencontre entre les deux protagonistes et le traitement unique que chaque auteur en fait. Certains mettent en scène le chercheur qu’ils ont rencontré, d’autres s’amusent du lexique spécifique à la discipline ou encore filent la métaphore de l’objet d’étude.
16L’un des moments les plus forts, et que je n’avais pas anticipé, est celui de la réaction du chercheur à la lecture de la pièce. Il n’est pas rare qu’il soit submergé par l’émotion à la découverte de la mise en fiction de son objet d’étude, voire de lui‑même.
17Enfin, mon postulat de départ, sur la rencontre entre deux mondes qui n’ont rien en commun, a complètement volé en éclats au fur et à mesure du développement de la collection « Binôme ». En effet, les similitudes entre chercheurs et artistes n’ont fait que s’affirmer : l’inspiration est dans les deux cas la source de tout, le travail solitaire et en équipe est la condition indispensable à la vérification des hypothèses, une passion sans limites est requise pour ces activités exigeantes et pas toujours couronnées de succès. Le hasard ou la sérendipité permettent souvent à l’un comme à l’autre d’arriver à des résultats magnifiques pas toujours escomptés. Enfin, pour mener à bien leur projet tous·tes deux doivent lever des fonds, convaincre des mécènes, répondre à des appels à projets… En bref, ils/elles se ressemblent finalement beaucoup, et c’est sans doute aussi pour cela que les couples créés autour d’un Binôme ont tant de plaisir à se retrouver au fur et à mesure des représentations de l’œuvre issue de leur rencontre.
18En conclusion, après plus de dix ans de création de Binôme, force est de constater que n’est pas nécessairement le plus fou ou la plus folle celui ou celle qu’on pense : les artistes sont souvent des monomaniaques en série et s’investissent à fond le temps d’une création, mais une fois celle-ci réalisée, ils passeront à la suivante avec la même fougue. Les chercheurs peuvent, eux, consacrer la totalité de leur carrière à une question précise de science, à laquelle ils ne trouveront pas forcément de réponse.
Auteur
Thibault Rossigneux est comédien, metteur en scène et auteur. En 2009, il fonde la compagnie Les Sens des mots et y développe notamment Binôme, un protocole artistique où un scientifique devient l’objet d’étude d’un auteur dramatique (Festival d’Avignon, Carreau du Temple, Cité des sciences et de l’industrie, Théâtre du Rond-Point, tournée en France et à l’international). Attaché aux écritures contemporaines, il met en scène Corps étrangers de Stéphanie Marchais au Théâtre de la Tempête en 2013, Parking Song de Sonia Chimabretto, Une famille aimante mérite de faire un vrai repas de Julie Aminthe au Monfort Théâtre en 2015 et Extrêmophile d’Alexandra Badea en 2017-2018 au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, à L’Échangeur de Bagnolet, dans le cadre de la saison numérique du Doubs et à la Faïencerie-Théâtre de Creil. En 2019, il met en scène Je suis vert ! qu’il coécrit avec Julie Ménard aux Scènes du Jura et en tournée. Sa prochaine mise en scène, Derniers remords avant l’oubli, de Jean-Luc Lagarce verra le jour en 2024.
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