Chapitre 18
L’émotion au cœur du théâtre de clown de science
p. 423-441
Texte intégral
1Mardi 2 mars 2021, nous participons à l’université de Paris à la journée « Cultures des sciences au théâtre » en vue de la réalisation collective du présent ouvrage. Dans le contexte de la pandémie, nous ressentons à ce moment une joie particulière de nous retrouver pour échanger, réfléchir, partager nos expériences : artistes et scientifiques masqués, venus de toute la France, plus quelques autres en visioconférence. Les discussions sont riches et animées. L’un d’entre nous fait remarquer, avec justesse, que nous avons tous pris la parole en nous excusant de ne pas être scientifiques, ou de ne pas être artistes, ou pas assez. La question de la légitimité serait-elle encore d’actualité malgré l’histoire avancée de l’alliance du théâtre et de la science ? Existe-t-il encore une hiérarchie inconsciente entre art et science, entre émotion et connaissance ?
2Ce complexe d’infériorité ou de supériorité expliquerait-il les tensions ressenties par certains pendant la création de nos spectacles ?
3À l’issue de cette journée, je me dis qu’il faut tout réécrire, aller droit au but : être plus ambitieux qu’écrire simplement un article sur un retour d’expérience ; parler de l’émotion au cœur du processus, toucher le cœur du sujet et ne pas rester au bord. Quel écho intime l’art et la science provoquent-il en nous ? Qu’est-ce qui nous touche ? Quels objectifs nous animent ? À destination de quels publics ?
4Je tenterai d’y répondre en partant de ma double expérience. D’abord celle de comédienne clown dans l’écriture du spectacle Ivre d’infinis (solo de clown et masques) en binôme avec Nathalie Besson, chercheuse en physique des particules. Ensuite de mon expérience depuis cinq ans de metteuse en scène et pédagogue, auprès des étudiants en master « Audiovisuel, journalisme et communication scientifiques » de l’université Paris-Cité, en binôme avec Frédéric Tournier, enseignant et chercheur.
5Pour écrire le spectacle Ivre d’infinis, j’ai essayé de transmettre l’émotion que j’ai ressentie en découvrant les domaines de la physique de l’infiniment grand et l’infiniment petit : essentiellement la joie, la surprise et aussi le vertige devant l’immensité, une sorte d’extase entre comprendre certaines choses et être complètement dépassée à la fois. Mon personnage de clown, Gabrielle, est là pour supprimer toute tension, chez les spectateurs, pouvant venir de la peur de « ne pas être à la hauteur », utiliser le ressort du « rire » pour qu’ils se laissent porter, qu’ils libèrent leur imaginaire. L’émotion favorise la circulation des pensées et des sensations, réconcilie le corps et l’esprit, ouvre, déploie ce qui est froissé. C’est un mouvement intérieur essentiel pour notre équilibre.
Du choc à l’émerveillement : comment la science est entrée dans mon travail d’artiste ?
6Mon parcours est une suite de chocs, de révélations et de rebonds, où l’émotion m’a permis de passer à l’action et de changer de cap plusieurs fois. Après une maîtrise d’histoire à la Sorbonne puis un diplôme d’études supérieures spécialisées « Information, communication » au Cnam, je travaille pendant quinze ans comme documentaliste audiovisuelle à l’INA et Radio France. Le théâtre que je pratique en amateur s’impose après une année de formation au Cours Florent et à celui de Jean-Laurent Cochet. C’est la découverte du clown lors d’un stage au Samovar1 qui me donne la force de quitter le monde de l’entreprise pour créer ma compagnie : la compagnie Tout Contre2, en 2011.
7Même si elle n’est pas spécialisée dans la science, la compagnie y trouve une source d’inspiration puissante, avec toujours une question philosophique au cœur du spectacle. Pour Ivre d’infinis (création 2015), la question est : quelle est notre place dans l’univers ? Pour La Symphonie des arbres (création 2019), nous interrogeons notre lien avec la nature et notre place au sein du vivant animal et végétal.
8La même année de la création de la compagnie, la responsable de la communication de l’Institut de recherche sur les lois fondamentales de l’Univers (Irfu) à Paris-Saclay, Sophie Kerhoas, me propose d’écrire un spectacle à destination du personnel pour fêter les 20 ans de l’Institut. Je n’avais aucune connaissance scientifique. Je faisais partie des gens qui ont peur de la science, qui la considère comme inaccessible ; avec un blocage pour les mathématiques proche de la phobie. Autant dire que je devenais la « cible » idéale à convaincre, le spectateur lambda qui n’y connaît rien. Si je pouvais m’émerveiller de physique quantique et d’astrophysique, alors tout le monde pouvait y goûter ! J’ai donc répondu favorablement à cette commande d’écriture. Après un travail de documentation, d’immersion et de rencontres avec les chercheurs qui a duré six mois, nous avons écrit un duo intitulé Les Neztrinos avec la clown Carmen Paintoux. Nous l’avons joué quatre fois à l’Irfu et une fois au Festival des clowns et des sciences organisé à l’Espace des sciences Pierre-Gilles de Gennes à Paris. Avec ce spectacle, j’ai découvert que les chercheurs sont accessibles, et ravis de partager leur savoir ; que cette science des deux infinis (l’infiniment grand et l’infiniment petit) nous concerne tous, étant chacun composé d’atomes, eux-mêmes fabriqués dans les étoiles ; que les chercheurs, même s’ils ont acquis une somme de connaissances considérables, sont en état de recherche permanente parce qu’il reste tant de choses à découvrir et d’hypothèses à étudier (matière noire, énergie noire, accélération de l’expansion de l’Univers).
9Fascinée par tout cela, j’ai eu envie d’écrire un autre spectacle à destination du grand public, ce qui a donné la création en 2015 d’Ivre d’infinis (solo clown et masques) : un voyage imaginaire au cœur de la matière de l’infiniment grand à l’infiniment petit, mis en scène par Philippe Naud, en collaboration avec Nathalie Besson, physicienne des particules. Lauréats de l’appel à projet « Art et science » de la fondation Diagonale de l’université Paris-Saclay, nous avons reçu un apport financier pour commencer le projet. Après une première résidence en Bretagne en 2014, nous avons écrit la première partie de ce spectacle que nous avons jouée lors d’une audition au théâtre de la Reine Blanche qui nous a tout de suite encouragés à continuer et nous a programmés deux années en 2015 et en 20173. Scène des arts et des sciences à Paris, le théâtre de la Reine Blanche est un lieu remarquable et ouvert à toutes les formes artistiques4.
10J’ai choisi comme forme artistique principale le clown, car j’étais – et suis encore – en recherche permanente sur ce personnage où tout me fascine : le corps, le langage, le costume, l’écriture, la dramaturgie, l’histoire. Avant de poursuivre sur le processus de création, voici quelques repères sur ce qu’est le clown aujourd’hui.
Clown de science ou clown de théâtre ?
11Le clown est sorti du cirque pour venir au théâtre. Depuis Zavatta et Fratellini (pour n’en citer que quelques-uns), L’alliage « clown blanc/auguste » a évolué vers différents courants : burlesques, dramatiques, music-hall… Mais l’histoire du clown au xxie siècle n’est pas encore écrite. Les clowns eux-mêmes transmettent leur savoir comme Alain Gautré5 dans son spectacle Le Gai Savoir du clown ou encore Bernie Collins6 dans une série de conférences qui ont lieu au Samovar sur l’histoire du clown. Citons parmi les grands clowns d’aujourd’hui Slava Polunin (Russie), Gardi Hutter (Allemagne), Peter Shub (États-Unis), Leandre (Espagne) ou encore, Catherine Germain (Arletti), Dominique Chevallier (Zig) et Bonaventure Gacon (le Boudu), trois grands clowns français dirigés par François Cervantes, au sein de sa compagnie, L’Entreprise. François Cervantes est l’un des rares auteurs écrivant pour et avec des clowns (ces textes sont édités aux éditions Les Solitaires intempestifs7).
12Dans l’histoire du clown, « le clown de science » est un personnage à part qui vulgarise les savoirs à travers des expériences, des ateliers ou des spectacles. Citons l’association Les Atomes crochus, fondée en 2002 par Richard-Emmanuel Eastes, professeur agrégé de chimie de l’École normale supérieure qui propose des spectacles avec des clowns médiateurs de science. Dans le cas du « clown de science », l’objectif central est de transmettre des savoirs ; le cœur du spectacle étant la science. Pour le « clown de théâtre », le sien n’est pas de transmettre des savoirs, mais de partager une émotion ; le cœur du spectacle étant la rencontre entre le personnage clownesque bouleversé par la science et le public.
13La première émotion que j’ai ressentie en tant que spectatrice d’une création théâtre et science, ce fut devant Dieu est-elle une particule de Meriem Menant (Emma la clown) au théâtre du Garde-Chasse aux Lilas. Je me souviens particulièrement de la salle en fous rires face aux questions d’Emma la clown pour tester notre niveau de connaissance ; sa façon de s’amuser avec les chiffres et les équations sur son tableau noir ; l’éponge pleine de craie faisant des nuages de poussière autour d’elle. Je me souviens, aussi, de cette séquence où elle s’enferme dans son frigo pour réfléchir. Je comprendrai plus tard cette scène au moment d’écrire Ivre d’infinis : la science, ça chauffe le cerveau et le corps tout entier, traversés d’un flux d’informations et d’émotions intenses. Il faut savoir se rafraîchir. Comme les clowns font tout au premier degré, elle est entrée entièrement à l’intérieur de son frigo !
La mise en œuvre d’une création théâtre‑science
14À l’époque de l’écriture d’Ivre d’infinis, j’étais intimidée par le sujet. J’ai mis du temps à m’approprier les connaissances pour ensuite les partager. La question du positionnement entre « vulgarisateur scientifique » et « artiste » n’a pas toujours été simple.
15Pour commencer, je me suis demandé si la question de l’infini intéressait les gens. Je ne pouvais pas me résoudre à me lancer dans cette aventure sans savoir s’il y aurait un public pour partager la chose. J’ai donc procédé à un micro-trottoir pour sonder les gens dans la rue. Un après-midi, fontaine Stravinsky, près de Beaubourg à Paris, munie d’un micro « zoom », j’ai interrogé les gens avec cette question très simple : « Qu’est-ce que pour vous l’infini ? ». Au préalable, je m’étais présentée simplement comme une artiste en réflexion sur la création d’un spectacle. Ma démarche était intuitive et non scientifique. Je n’ai ni quantifié ni analysé les résultats.
16À ma grande surprise, la majorité des personnes se sentait concernée par la question. Sur environ une quarantaine de personnes, seules trois ou quatre d’entre elles n’ont pas souhaité répondre. Le panel des personnes interrogées était diversifié selon les classes d’âge et le sexe. Il manquait néanmoins d’autres critères de différenciation comme la mixité sociale. La question semblait leur faire du bien, leur permettait d’arrêter le temps, et de se reconnecter à quelque chose d’intime et d’universel. Je me souviens par exemple d’un groupe de jeunes jouant au football, lançant avec fierté : « Les chiffres, madame ! Les chiffres, c’est infini, ça ne s’arrête jamais ! » ; ou cet homme pressé ayant un train à prendre s’arrêtant une minute pour répondre : « L’infini, c’est quand je m’allonge dans l’herbe, je regarde le ciel étoilé et je me dis qu’entre le brin d’herbe et l’étoile il y a un lien… »
17Rassurée sur la pertinence de mon sujet, j’ai rencontré Marie-Odile Monchicourt8, journaliste scientifique et artiste pour recueillir ses précieux conseils. Elle m’a présenté Philippe Naud qui m’a accompagnée dans la mise en scène du spectacle. Puis je suis allée voir Nathalie Besson pour lui demander d’être collaboratrice scientifique pour le spectacle. A posteriori, je réalise que la démarche est plus rare dans ce sens parce que le « système » des appels à projets (et donc de l’argent) vient de l’univers scientifique qui sollicite des artistes et non l’inverse.
Processus d’écriture d’un spectacle de théâtre et de science
18La première étape fut la plongée dans le sujet (l’infiniment grand et l’infiniment petit) partant de la question sidérale : de quoi est composée la matière ? Comment s’est-elle constituée ? Quel est le lien entre matière et énergie ? Quelles sont les forces en présence dans l’univers ? Qu’est devenue l’antimatière ? Pour assouvir ma soif de connaissances, j’ai utilisé des sources multiples : ouvrages, revues, expositions, documentaires. J’ai procédé en spirale en additionnant les connaissances, les impressions et les discussions avec Nathalie Besson9.
19À l’époque, elle travaillait sur Atlas, l’un des détecteurs de particules qui permet d’enregistrer les collisions de protons, au Large Hadron Collider (LHC), le grand collisionneur de hadrons du CERN. La particule que Nathalie étudiait plus précisément était le boson de jauge électrofaible neutre, le boson Z. De quoi faire rêver n’importe quel artiste ! Notre complicité fut immédiate, ainsi que notre envie de communiquer sur la même longueur d’onde.
On dit toujours que la recherche fondamentale a pour but d’« accroître la connaissance ». On ne précise jamais de qui et comment. Une découverte non partagée est totalement inepte. On pourrait penser à une chaîne un peu exclusive : les chercheurs « fondamentaux » peaufinent les équations, les chercheurs « appliqués » leur trouvent une application concrète, les industriels en font des produits nouveaux, le « grand public » consomme et en profite. C’est extrêmement réducteur et frustrant pour tous les maillons de la chaîne. Mon métier consiste évidemment à transmettre les connaissances à un public le plus large possible et implique donc une part non négligeable d’enseignement et de communication10.
20Notre collaboration a reposé sur deux points : en amont de l’écriture du spectacle pour le transfert de connaissances, et en aval pour une relecture et la validation du texte du spectacle. Même détournées et transposées, les informations devaient être fiables.
21Après avoir laissé infuser ces connaissances, j’ai improvisé sous le regard bienveillant de Philippe Naud11 qui m’a accompagnée dans la mise en scène. Il m’a aidée à exprimer les choses par le langage du corps, et pas seulement avec les mots. Son parcours éclectique original correspondait à la liberté que je cherchais. Grand connaisseur du travail des masques (masques neutres, commedia dell’arte…), Philippe Naud est aussi mime, comédien, et aujourd’hui, peintre, poète, magicien des couleurs, et passionné de science.
Construction de la narration du spectacle
22Comment représenter l’invisible au théâtre ? Comment faire ressentir le vertige devant l’infiniment grand et l’infiniment petit qui nous constituent ? Quelle forme, quel langage choisir ? Deux voies d’exploration ont guidé notre choix.
23La première fut l’envie de préserver une liberté sans limites pour traduire le vertige ressenti par ce tourbillon de connaissances, comme si la liberté de l’artiste était un antidote aux maux de tête face aux savoirs ! J’ai eu plusieurs maux de tête en m’acharnant à vouloir comprendre la physique quantique ou le comportement des particules dans l’infiniment petit ! Notre choix n’a pas été celui d’être didactiques, mais celui d’être éblouis. Tant pis si le résultat était brouillon. J’ai pris le parti du clown, d’entrer dans le sujet et de devenir le sujet, c’est-à-dire de traverser les états de la matière : du plasma cosmique des tout premiers éléments quand la matière n’était pas encore organisée, jusqu’à la constitution du premier atome quand l’électron a tourné autour du premier noyau et libéré la lumière, les premiers photons.
24La deuxième fut le souhait d’une forme « seule en scène » avec « un plateau nu », c’est-à-dire quasiment sans décor. Notre défi était d’émerveiller le spectateur à cet infini par l’imaginaire plutôt que par un support vidéo ou des outils technologiques qui écrasent parfois la poésie de l’instant.
25Nous avons choisi au départ le scénario classique d’une fausse conférence burlesque avec comme personnage fil rouge la clown Gabrielle. Comme les scientifiques n’arrivent pas dans l’histoire, elle se prend au jeu de les remplacer. Le titre de la conférence : « Les récentes découvertes en astrophysique et en physique quantique modifient-elles la place de l’homme dans l’univers ? » était écrit sur une feuille de papier volontairement énorme. La clown se met ainsi d’entrée de jeu à égalité avec le spectateur. Elle ne comprend pas la question, « se demande si cela va être chiant, s’ils sont venus pour se marrer ». Cette entrée en matière permet de mettre le spectateur dans une relation avec la clown qui intègre le public dans cet univers : ces interactions favorisent une forme d’empathie esthétique12.
26Très vite, la clown se transforme en une multitude de personnages : Miss Glück, scientifique excentrique qui fait des expériences ; Rosette Chevalier, chercheuse en particules et chanteuse de cabaret ; Monsieur Bang, astrophysicien (personnage masqué) ; Lucie Photon, particule de lumière (personnage masqué) et Pamela Anderson, chroniqueuse sulfureuse et croqueuse de savoirs.
La réception du spectateur
27Les différents registres donnent du rythme et placent les spectateurs dans le plaisir du jeu et non dans l’apprentissage. Peu importe ce qu’ils ont « retenu » à partir du moment où ils se sont émerveillés en écoutant les noms des particules en « on » (proton, neutron, boson…), en voyageant dans un atome de banane après l’avoir épluchée, en assistant à une partie de tennis imaginaire avec des électrons, etc.
28La clown Gabrielle est le lien poétique entre ces moments absurdes. Elle amène du silence et pose des questions. Après avoir entendu Monsieur Bang expliquer qu’on ne connaît que 5 % de la matière qui compose l’univers, le reste étant composé de matière noire et d’énergie noire, elle dit : « On connaît pas beaucoup, de pas beaucoup… Quand même tout ce qu’on sait la matière, l’énergie, le vide, c’est beau, c’est bien fait… Si n’y a pas de lien, y a pas de matière. Sans lien y a rien… ? »
29Poser des questions plutôt que d’informer sur les données scientifiques dans le but de susciter la curiosité est la posture d’artiste que j’ai adoptée ; une posture qui est un peu différente de la posture de médiation pure dont le but serait peut-être plus didactique. Dans le fond, les deux approches se complètent et ne s’opposent pas. Le point commun étant la passion et la transmission.
30Tous les éléments de scénographie, lumière et musique sont également essentiels au spectacle. Les compositions musicales de Massimo Trasente au début et à la fin prolongent une dimension sensible. Elles posent la question en musique : « Quelle est notre place dans l’univers ? ». Une mélodie simple au piano, une orchestration juste donnent la couleur nostalgique et romantique complémentaire à la couleur comique du spectacle.
31Pour conclure, je dirais que ce spectacle m’a permis de comprendre que le clown est un personnage tout en vibration, écartelé entre l’infini du ciel, car il voudrait s’envoler, et l’infini de la matière et de la gravité qui le fait retomber sur terre. Le clown est nu dans la lumière de ses émotions où le public se reconnaît. C’est là sa prise de risque, son salto avant : montrer ses émotions ! La peur, la joie, la tristesse, le besoin d’amour : « L’amour, c’est comme la science. C’est vertigineux, on est perdu, mais on est bien ! » (extrait d’Ivre d’infinis). J’ai rencontré certaines difficultés au niveau de l’écriture pour choisir dans la quantité d’informations ; trouver l’équilibre entre la compréhension des concepts et la folie de l’interprétation. Certains personnages ne sont pas restés dans la dernière version du texte, comme le « Cow-Boy de la matière noire » ou la mathématicienne « Beatrix Paradox ». Pour le prochain spectacle Ça déborde !13, il n’y aura qu’un personnage : Carabine, mon clown plus radical, plus fantasque et plus libre qui a tout naturellement changé de nom. Carabine a décidé d’en découdre avec l’histoire de l’univers pour comprendre comment on en est arrivé là et où l’on va… Son rêve ? Que les « Homo Sapiens » se réveillent enfin pour retrouver leur lien avec l’univers et l’humanité tout entière. Homo Sapions, réveillons‑nous !14
32Que reste-t-il dans la mémoire du spectateur ? Difficile à évaluer. Nous avons joué Ivre d’infinis pendant trois ans (de 2015 à 2018) : plus de cinquante représentations dans toute la France, notamment au théâtre de la Reine Blanche à Paris, au planétarium de Dunkerque pour la Nuit des étoiles, à Saclay pour la Fête de la science, à Massy-Palaiseau pour la Nuit des lumières et au Festival international de théâtre de rue d’Aurillac en plein air. Plusieurs séances ont été organisées pour des groupes scolaires (collège, lycée), suivies de discussions avec les élèves ; séances qui gagneraient à être préparées en amont avec les professeurs. Un « bord plateau » a été proposé en sortie de résidence avec Nathalie Besson qui a répondu aux questions du public notamment à propos de son métier de chercheuse et de la place des femmes dans la science15.
33Par ailleurs, nous avons prolongé notre collaboration, en créant des performances en duo au théâtre de la Reine Blanche lors d’une soirée LabOrigins16 organisée par Marie-Odile Monchicourt, ou lors du Cabaret des sciences organisée à la Cité des sciences en 2018.
34Les diverses réactions enthousiastes ou émues des enfants, familles ou scientifiques venant échanger à l’issue du spectacle nous laissent penser que nous avons atteint notre objectif de toucher le grand public. Mais le spectacle aurait gagné à être diffusé en dehors d’une programmation « science ». L’apport financier de la Diagonale Paris-Saclay nous a aidés au départ pour la diffusion du spectacle, en nous offrant une sorte de labellisation et une visibilité. En contrepartie, cela nous a un peu enfermés dans un créneau « arts et sciences », malgré un désir d’ouverture pour toucher le plus grand nombre.
35À ce titre, jouer au Festival international de théâtre de rue d’Aurillac en 2016, dans une version adaptée au plein air, m’a permis de rencontrer un public très large. Je jouais près d’un monastère, dans le parc sur les hauteurs de la ville, espace propice à faire venir un public diversifié, familial, amoureux, et de capter les touristes de passage. Il y avait aussi des demandeurs d’asile hébergés par une association du coin, ainsi qu’une bonne sœur qui venait tous les jours. Elle m’a raconté sa vie lors d’une promenade mémorable. La présence de cette spectatrice m’a rappelé que l’infini est indissociable de la spiritualité, même raconté sous l’angle d’une curiosité scientifique pour la matière.
Pour une approche pédagogique de l’émotion dans les ateliers et processus de création
36À l’issue d’une représentation d’Ivre d’infinis au théâtre de la Reine Blanche en 2015, j’ai rencontré Frédéric Tournier venu assister à la pièce avec ses élèves du master « Audiovisuel, journalisme et communication scientifiques ». Il m’a proposé de l’assister lors des controverses scientifiques théâtralisées.
37Dans le cadre de cet exercice, les étudiants ont un mois pour écrire une pièce de théâtre sur un sujet scientifique imposé qui soulève des controverses dans le monde scientifique et la société en général. N’ayant jamais fait cela auparavant, je me suis appuyée sur mon expérience de comédienne pour les aider à se plonger dans le travail créatif. C’est grâce à cet engagement total (esprit, corps, émotions) que les étudiants parviennent à trouver ce qu’ils ont envie de dire, à soulever des questions fondamentales, à apporter les éléments qui alimentent la controverse. C’est une aventure collective passionnante, proche d’une compétition sportive, puisqu’il faut réaliser cet exploit en un mois. La posture de pédagogue libre et « un peu folle » incarnée dans sa dimension émotionnelle ne peut pas avoir lieu sans la confiance que m’accorde Frédéric Tournier depuis huit ans. Notre binôme artiste-scientifique participe à la réussite du projet tourné vers une pédagogie de la recherche et de la création.
38Les ateliers, d’une durée de trois heures, s’appuient sur plusieurs axes de travail :
Assurer les bases techniques du théâtre (corps, voix, espace, présence) ;
Développer la complicité et la créativité par des improvisations collectives ;
Ouvrir l’imaginaire et le langage corporel par une initiation au mime et au masque (atelier animé par Philippe Naud) ;
Accompagner l’écriture en trouvant le point de contact intime du sujet. Cette étape précède et nourrit le travail sur le personnage par la suite.
39Cet important training physique permet aux étudiants de comprendre que c’est par l’incarnation de leur parole qu’ils et elles parviennent à faire passer des idées, à transmettre les enjeux de la controverse. D’autre part, l’émotion est un ressort pédagogique pour créer la confiance et le lâcher-prise entre des personnes qui ne se connaissent pas au départ. Si je prends le risque de montrer mes émotions, je donne à l’autre la possibilité de le faire. S’il y a des résistances, je ne force rien, j’attends et je procède comme un chercheur qui teste plusieurs pistes pour trouver la bonne « équation ». Les grands timides font souvent de bons acteurs ! Il en est de même avec les étudiants. Les plus timides au départ se révèlent formidables lors de la représentation. Mystère ? Non : travail, engagement et plaisir.
40L’un des moments forts de ce travail est un exercice à mi-parcours durant lequel je leur demande d’écrire leur lien avec le sujet. Cet exercice est parfois improvisé. Il est d’autres fois préparé. Les questions sont volontairement larges comme : quel est votre rapport à la mort ? Quel est votre lien avec la nature ? Je me souviens des improvisations sur le sujet. Je leur avais demandé d’improviser avec une chaise représentant le personnage de la mort. Le résultat fut saisissant. Une étudiante a caché la chaise avec son manteau parce qu’elle ne voulait pas la voir, mais une fois cachée, elle a pu lui dire des choses ; une autre a imaginé un entretien à Pôle emploi de « la mort », au chômage à cause du transhumanisme ; un autre s’est assis dessus en fumant et en chantant ! Pour chaque thème, les étudiants ont pu toucher au cœur de leur sujet, ce qui les aidait ensuite à écrire leur personnage. Sur le thème de la nature, une étudiante a improvisé une scène à partir d’un souvenir. En observant les gestes lents et répétitifs de sa grand-mère qui arrosait les plantes, elle a compris que son lien avec la nature était un rapport au temps. Simplement la regarder éloignait tout le stress de la ville.
41Lorsque nous entrons dans un théâtre, n’est-ce pas pour suspendre le temps ? Je n’ai jamais totalement compris la courbe de l’espace-temps d’Einstein dans la théorie de la relativité. Mais le schéma que nous avons tous en tête évoque pour moi l’image d’un trampoline sur lequel l’émotion, comme une balle, rebondit et nous fait voyager dans l’espace‑temps.
Conclusion
42L’émotion est le dénominateur commun qui existe entre le spectateur, le scientifique et l’artiste ; la part d’humanité, de chair et d’influx nerveux qui nous permet de communiquer et nous comprendre dans notre altérité et nos différences.
43La crise sanitaire que nous avons traversée nous rappelle, malgré tout, qu’une certaine hiérarchie persiste. Au début de la pandémie, les scientifiques étaient invités sur les plateaux de télévision ; les artistes invités à rester chez eux, car les théâtres étaient fermés ; et les lieux de culte, eux, étaient ouverts…
44Pour ouvrir la réflexion, je poserais la question du récit : est-ce que cette hiérarchie ne porte pas en elle un récit et une répartition des tâches ? Les scientifiques apportent des informations et rassurent les citoyens ; les lieux de culte accueillent les fidèles pour prendre soin de leur foi dans l’infini, et les artistes sont invités à « enfourcher le tigre17 » pour s’adapter au contexte de la pandémie, améliorer la paix sociale et créer des projets en lien avec l’éducation.
45Et les clowns, quelle place ont-ils dans cette histoire ? Je citerais François Cervantes pour répondre :
Les clowns questionnent le monde du théâtre en y faisant irruption, ils nous présentent le monde du dedans comme un espace public. […] Le clown c’est l’homme qui déborde de lui-même, qui n’a pas la patience d’attendre des siècles. C’est le croyant sans croyance, le fervent sans foi, l’artiste sans œuvre, qui veut venir au monde sans attendre. Il nous redit que notre vie est à inventer, qu’il y a encore des histoires à écrire où notre être intérieur trouvera sa place18.
46Chercheurs, rêveurs, décideurs, travaillons à faire circuler nos pensées, nos émotions et le pognon19 pour inventer un autre récit et construire ensemble le monde de demain plus juste et plus fraternel. Homo Sapions, réveillons‑nous !
Notes de bas de page
1 Le Samovar, théâtre-école – clowns, burlesques et excentriques (www.lesamovar.net, consulté le 13 décembre 2022).
2 Compagnie de spectacle vivant fondée en 2011 autour du théâtre, du clown et de la science (www.compagnietoutcontre.com, consulté le 13 décembre 2022).
3 Ivre d’infinis, de et avec Émilie Trasente, mis en scène par Philippe Naud, musique de Massimo Trasente, au théâtre de la Reine Blanche, 2015 (https://www.youtube.com/watch?v=rj7ciC37u5k, consulté le 13 décembre 2022).
4 Voir dans le présent ouvrage l’entretien avec Élisabeth Bouchaud, directrice du théâtre de la Reine Blanche, p. 121.
5 Alain Gautré : comédien, clown, marionnettiste (1951-2017).
6 Bernie Collins : clown, comédien, metteur en scène, auteur.
7 F. Cervantes, Pièces de clowns, 1987-2013, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2018.
8 Marie-Odile Monchicourt, journaliste scientifique à France Info et France Inter, dont la célèbre émission « Poussières d’étoiles » est diffusée entre 1984 et 1987.
9 Nathalie Besson, chercheuse physicienne et directrice du département de physique des particules de l’Irfu.
10 Extrait du dossier de présentation du spectacle Ivre d’infinis pour l’appel à projet Diagonale Paris-Saclay, en 2014.
11 Artiste plasticien et metteur en scène d’Ivre d’infinis, théâtre de la Reine Blanche, 2015.
12 P. Lemarquis, L’Empathie esthétique. Entre Mozart et Michel-Ange, Paris, Odile Jacob, 2015.
13 Émilie Trasente, Ça déborde !, mise en scène par Dominique Chevallier, production de la compagnie Tout Contre, sortie 2023‑2024.
14 Citation extraite du spectacle Ça déborde !
15 Podcast du CEA, « La Cerise dans le Labo », série d’entretiens réalisés par Sybille Buloup sur les femmes scientifiques. Épisode 4 : Nathalie Besson (https://www.youtube.com/watch?v=PzMK7Gx9aHQ&list=PLLKquSi64nRb-FfoRs45dIRykMDf97M-n&index=4, consulté le 25 février 2023).
16 LabOrigins, concept de spectacles de l’esprits imaginés et produits par Marie-Odile Monchicourt (https://laborigins.com/, consulté le 24 février 2023).
17 Expression employée par le président Emmanuel Macron lors du discours du 6 mai 2020, à l’Élysée, pour présenter « son plan pour la culture ».
18 F.Cervantès, Pièces de clowns…, op. cit., p. 10.
19 Le terme argotique « pognon » a volontairement été choisi ici, car le sens est dans le son : il cogne juste.
Auteur
Émilie Trasente est comédienne clown et metteuse en scène au sein de la compagnie Tout Contre qu’elle a fondée en 2011. Formée au théâtre classique et contemporain au Cours Cochet-Delavène puis au Cours Florent, elle s’est ensuite ouverte aux arts de la marionnette, du masque et surtout du clown aux côtés d’Hervé Langlois, François Cervantes et Catherine Germain. La science est souvent l’étincelle qui déclenche la création de ses spectacles comme pour Ivre d’infinis, La Symphonie des arbres et prochainement Ça déborde !, un solo de clown sur l’univers en expansion, mis en scène par Dominique Chevallier (représentations prévues en 2024).
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Rome : éduquer et combattre
Un florilège en forme d'hommages
Catherine Wolff Bernadette Cabouret et Guido Castelnuovo (éd.)
2022