Chapitre 17
Mettre la science en scène et rester au cœur de l’humain
p. 407-422
Texte intégral
1« Mon moteur c’est la curiosité, l’envie d’explorer des territoires inconnus, la fierté de trouver de nouvelles solutions, et la joie de partager ce plaisir avec les autres. Être mise en avant, grimper les échelons de la hiérarchie, avoir du pouvoir, c’est pas mon truc. » Cette réplique du personnage que j’incarne dans ma pièce Les Femmes de Génie sont rares ? parle d’une science qui vise à comprendre le monde et à le rendre meilleur, d’une science qui procure un plaisir à partager plutôt qu’un pouvoir à conquérir. C’est là un point de doctrine sous-jacent guidant ma pratique du « théâtre de science ». Ainsi, je cherche à partager ce plaisir de la découverte et de l’invention, à mettre en avant les dimensions exploratrice et émancipatrice du savoir scientifique, à valoriser des hommes et femmes situés aux antipodes de l’image du savant isolé dans sa tour d’ivoire. La présente contribution rend compte de ces intentions au travers de quatre réalisations emblématiques conduites depuis plus de dix ans et mises en œuvre par la Comédie des Ondes.
Aux origines d’un intérêt pour le théâtre de science
2Mon expérience du spectacle vivant a commencé dès l’enfance. Je la dois à un médecin de famille et au diagnostic de mes pieds plats et à la prescription de la pratique de la danse classique, ce qui m’a permis de découvrir le plaisir de la scène avec le traditionnel spectacle de fin d’année. Un autre diagnostic, celui d’une primo-infection cette fois, m’a confrontée à la même époque aux mystères de la radioscopie encore pratiquée dans les cabinets médicaux dans les années 1960 – expérience qui n’est évidemment pas étrangère à mon intérêt par la suite pour l’imagerie médicale.
3Je la dois aussi à mes deux jeunes tantes et à mes nombreux cousins et cousines durant ces longues soirées d’été à écouter des histoires projetées à la lanterne magique et à préparer un spectacle pour les parents. Je la dois à une enseignante de français au collège qui m’a permis d’assister à deux spectacles emblématiques du Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes – 1789 et 1793 – et d’avoir commencé la pratique du théâtre, liée aux sciences, avec Knock de Jules Romains. C’est également grâce à une autre enseignante de français qui m’a permis de poursuivre cette pratique au lycée et de jouer pour la première fois sur la scène d’un théâtre – c’était Peinture sur bois, de Bergman. Je remercie aussi une camarade de lycée de m’avoir transmis le plaisir d’aller à des concerts et de m’avoir donné envie d’apprendre le piano – si bien que mon rêve d’adolescente était de devenir pianiste, danseuse ou comédienne, ce qui n’a pas manqué d’inquiéter mes parents. Tous deux issus d’un milieu rural modeste, les études scientifiques ont pour eux joué un véritable rôle d’ascenseur social. J’ai finalement suivi la même voie par le choix de mes études également scientifiques.
4À peine engagée comme ingénieure de recherche dans une grande entreprise d’imagerie médicale pour laquelle je me suis occupée d’inventer des procédés permettant de rendre visible avec des rayons X l’intérieur des corps en trois dimensions, j’ai vite repris une activité de théâtre amateur. J’ai ainsi participé à un projet sur le passé de la ville d’Orsay partant d’interviews réalisées auprès de ses habitant·e·s, ce qui m’a amenée à m’intéresser à l’histoire de la création du site de l’université par les Joliot-Curie. En tant que spectatrice, certaines pièces m’ont permis de réaliser que des liens peuvent se tisser entre le théâtre et la science : Les Palmes de M. Schutz, Copenhague, La Vie de Galilée et aussi Le Cabaret Pasteur de Daniel Raichvarg. Ces pièces ont suscité chez moi un questionnement sur le sens de mon activité professionnelle qui avait alors commencé à perdre de son intérêt.
5Une transition s’est finalement produite au tournant de l’année 2000. La tête fortement pressurée, vidée par le management par le stress mis en place au sein de mon entreprise, je me suis abreuvée à nouveau aux sources de l’histoire et de la philosophie des sciences. À la faveur de la préparation d’un diplôme d’études approfondies en diffusion des sciences dirigé par Daniel Raichvarg, je me suis intéressée de très près aux liens entre théâtre et science partant de l’histoire des rayons X. Par la suite, j’ai complété ma formation de comédienne. C’est ainsi que je raconte depuis quinze ans des histoires de sciences dans les collèges et lycées, et même dans les écoles d’ingénieurs.
La création de la Comédie des Ondes
6Compagnie de théâtre fondée en 2011, la Comédie des Ondes a pour mission la médiation scientifique par le spectacle vivant. Son but est éducatif et citoyen, avec un parti pris artistique fondé sur la comédie, accessible au public le plus large. Elle collabore régulièrement avec des chercheurs pour créer des spectacles originaux sur des thèmes scientifiques ou des questions de science et société, dont les représentations sont le plus souvent suivies d’un débat. Depuis sa fondation, plus de quatre cent cinquante représentations ont été vues par plus de trente-trois mille personnes. Parmi les thèmes abordés, on retrouve la place des femmes dans les sciences, l’apprentissage des mathématiques, la neurobiologie de l’olfaction, les changements climatiques, ou encore l’histoire de la découverte des rayons X, la lumière et la vision.
7La Comédie des Ondes propose également des ateliers d’écriture ou d’improvisation sur les thèmes de ses créations. Elle réalise aussi des lectures théâtralisées de témoignages élaborés à partir d’entretiens. Enfin, elle intervient depuis plusieurs années dans le cadre du volet « Sciences humaines » de la formation des élèves ingénieur·e·s de l’Institut d’Optique Graduate School (IOGS).
Sensibiliser les jeunes à l’égalité femmes‑hommes
8La pièce Les Femmes de Génie sont rares ? a pour thème la place des femmes dans les sciences. Elle totalise à elle seule près de deux cent trente représentations, le plus souvent dans le cadre d’actions de sensibilisation à l’égalité femmes-hommes auprès du public scolaire des collèges et lycées, avec le soutien de la Région Île-de-France, du département de l’Essonne ou de la Ville de Paris.
9La pièce est constituée de trois tableaux qui se suivent en formant un tout, mais qui peuvent également être joués indépendamment, ce qui permet de s’adresser à des publics de niveaux scolaires différents. Chaque tableau évoque une femme de science des siècles passés : la physicienne Émilie du Châtelet au xviiie siècle, la mathématicienne Ada Lovelace au xixe et la chimiste Marie Curie au xxe. Le parti pris est de faire découvrir ces trois femmes dans une chronologie inversée et d’évoquer leurs travaux scientifiques ainsi que les couples qu’elles ont formés avec leur partenaire de travail – Pierre Curie, Charles Babbage, Voltaire – à travers un dialogue entre une femme et un homme d’aujourd’hui.
10Le propos est de montrer à la fois la science en train de se faire et le théâtre en train de se faire : les personnages font exister ces figures historiques de femmes de science d’abord par un jeu de lecture de textes historiques, puis par un jeu d’écriture, de lecture et d’interprétation de textes de fiction entre les personnages historiques. C’est le personnage féminin qui se met à l’écriture, et qui emmène progressivement son partenaire masculin dans un jeu théâtral, dans lequel elle l’invite à une inversion des genres : au cours du troisième tableau, Émilie du Châtelet s’amuse à déguiser Voltaire en marquise ignorante. Elle-même se travestit en homme pour jouer un savant. Elle et lui font ainsi revivre le souvenir de ces femmes de science, évoquant leurs parcours, leurs partenaires et leurs vies. De leur relation surgit l’actualité de ces thèmes, et de leur complicité naît une vision partagée de la science qui serait « avant tout un jeu, un plaisir, une aventure ! »
11La diffusion de cette pièce auprès d’un public scolaire a pour but de donner aux élèves des repères historiques sur la place des femmes dans les sciences, de susciter leur questionnement sur les stéréotypes de genre dans les choix professionnels, et d’élargir leurs perspectives d’orientation, notamment des filles vers les filières scientifiques. À l’issue de la représentation, un débat est animé par l’équipe artistique, avec la participation éventuelle de femmes exerçant des métiers scientifiques.
12L’objectif du débat est de faire surgir la parole des élèves et de les amener à développer une réflexion qui soit partagée par toutes et tous. Les élèves sont invités à s’exprimer sur ce qu’ils et elles ont perçu des situations et des personnages. Cette invitation permet d’utiliser la puissance du théâtre par son empreinte sur la subjectivité de chacune et de chacun. La prise de parole des élèves est facilitée en se focalisant sur le partage d’un vécu commun, celui du temps de la représentation. La discussion est également alimentée par les trois exemples de femmes scientifiques présentées dans la pièce, et par le témoignage de mon propre parcours.
13À partir de l’intervention des élèves, le débat est orienté afin de susciter une réflexion sur les différents aspects de la question de l’égalité femmes-hommes : la situation actuelle de la place des femmes dans les sciences, les repères historiques en matière de droits des femmes, les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes, les stéréotypes de genre sur les métiers et les rôles sociaux, l’influence de l’éducation, des médias, de la publicité. Des ateliers d’écriture ou d’improvisation sont parfois organisés, en amont ou en aval de la représentation-débat. Les élèves peuvent ainsi se familiariser avec le parcours de ces figures de la science, s’exprimer sur leur ressenti, et développer leur réflexion par rapport à la question de la place des femmes dans les sciences et des stéréotypes sur les métiers.
Favoriser l’expression et la confiance des élèves sur leur rapport aux mathématiques
14La pièce Elle est mathophile ! a pour thème « des joies et des affres de l’apprentissage des mathématiques ». Elle est diffusée avec le soutien de la fondation Blaise-Pascal et de la fondation Mathématique Jacques‑Hadamard.
15Les mathématiques occupent une place à part dans le système scolaire. Sélection, compétition, formatage, élitisme : ces qualificatifs sont souvent rattachés à cette discipline, et les élèves éprouvent parfois à son égard une certaine anxiété, voire une véritable peur. Or, prendre plaisir à faire des maths, c’est possible, et c’est justement ce qu’affirme la pièce Elle est mathophile !, où est mise en scène avec humour et en chansons une enseignante « mathophile » faisant face à des élèves – et leurs parents – plutôt « mathophobes ».
16Dans ce spectacle où je suis seule en scène, j’aborde la question de notre rapport aux maths à travers le personnage d’une professeure, amoureuse des maths, qui cherche à transmettre sa passion. Faisant face tantôt à ses élèves, tantôt à leurs parents, elle tente de comprendre comment surmonter les incompréhensions, les a priori et les blocages des uns et des autres. Sur un mode comique, en interaction avec le public, mon personnage et les autres figures qu’il convoque font vivre les différentes émotions liées à l’univers des mathématiques. À travers l’évocation décalée de mon propre parcours de mathématicienne, entrecoupée de chansons, je convie ainsi le public à un moment de rire sans complexe sur les joies et les affres de l’apprentissage des maths.
17À l’initiative d’une enseignante de mathématiques qui souhaitait construire un projet pédagogique articulé autour de la pratique théâtrale et des mathématiques, un programme d’activités a été élaboré autour d’une représentation de cette pièce et d’une série d’ateliers d’écriture et d’ateliers d’improvisation pour une classe de seconde. Les objectifs pédagogiques consistent ici à désamorcer l’anxiété des élèves en proposant un regard sensible et humoristique sur les mathématiques, à les faire réagir par rapport à une proposition artistique, puis à les faire s’exprimer sur leur propre rapport aux mathématiques à travers la pratique de l’écriture créative et de l’improvisation.
18À l’issue de la représentation de la pièce, j’anime un temps d’échange avec les élèves. Chacun propose quelques mots et phrases en lien avec le thème du spectacle, ce qui fournit le matériau de départ pour des ateliers d’écriture créative. Ces derniers s’organisent par groupes de huit élèves, pour une durée de deux heures. Chaque séance comprend une série de propositions d’écriture, plus ou moins collective, suivie à chaque fois d’un temps de lecture orale, aboutissant à la production d’un texte individuel. La pratique de l’écriture créative et de la lecture orale permet aux élèves de s’ouvrir, de lâcher prise et de partager leur ressenti par rapport aux mathématiques.
19Par la suite, les élèves participent à un atelier d’improvisation par groupes de douze. La séance commence par un échauffement physique et vocal. Ensuite, un jeu d’improvisation individuel est proposé à partir de phrases produites en atelier d’écriture. Chaque élève pioche une phrase et doit poursuivre en improvisation. Puis les élèves sont répartis en trois groupes de quatre pour s’engager dans une improvisation avec préparation sur un thème tiré au sort entre les groupes, correspondant à une situation en rapport avec l’apprentissage des mathématiques : un élève parle avec ses parents après un contrôle de maths qu’il ou elle croit avoir complètement raté ; un élève dont le rêve est de devenir pilote d’avion, mais dont la moyenne en maths est catastrophique, a un entretien avec le conseiller ou la conseillère d’orientation ; des élèves discutent pendant la récréation à propos des maths, leur professeur de maths entend leur conversation, vient leur parler, puis repart…
20Lors de la séance de restitution en classe entière, les élèves donnent une représentation comprenant en alternance la lecture des textes individuels produits pendant les ateliers d’écriture et l’interprétation des saynètes produites pendant les ateliers d’improvisation. À l’issue de cela, les élèves expriment le plaisir qu’ils ont eu à participer aux différents ateliers, en évoquant le bénéfice tiré de la pratique théâtrale par rapport à leur concentration, ainsi que la confiance en eux acquise à travers la pratique de l’écriture et du jeu.
21Dans le cadre d’une remédiation pour des élèves en risque de décrochage scolaire, cette expérience a été reproduite par la suite dans un autre lycée, sous une forme plus réduite comprenant trois séances. La première séance comprend un atelier d’improvisation permettant aux élèves de faire connaissance, d’ancrer leur confiance dans le groupe et de s’exprimer sur leur rapport au lycée, aux études. La deuxième séance est réservée à la pièce et à un temps d’échange et d’improvisation sur le thème des mathématiques. Afin de compléter ce parcours par une expression écrite, la troisième séance est exclusivement consacrée à l’écriture.
Faire connaître la diversité des métiers au sein d’un organisme de recherche
22Dans le cadre de sa mission de diffusion de la culture scientifique, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) fait régulièrement appel à la Comédie des Ondes pour donner des représentations de ses spectacles sur le site du laboratoire de Bure ou aux alentours. À l’occasion des vingt ans de ce site, l’Andra a souhaité qu’une forme originale soit créée, afin de faire connaître son histoire à son personnel et de mettre en valeur la diversité de ses métiers. La forme théâtrale que j’ai imaginée est un diaporama théâtralisé faisant entendre des témoignages élaborés à partir d’entretiens avec des personnes volontaires. Cette forme artistique consiste à projeter les portraits de ces personnes photographiées dans leur environnement de travail, tout en faisant entendre leur témoignage. Pour cela, je reste dissimulée, ce qui donne au public l’illusion d’entendre la personne qui témoigne.
23Au cours d’un séjour de deux jours en imprégnation sur le site, j’ai ainsi interviewé une douzaine de personnes volontaires : chef de poste, technicien de maintenance, géologues, hydrogéologues, ingénieurs achats, sécurité ou qualité, ou encore chargée de communication ; autant de métiers apportant un éclairage différent sur l’histoire du site et de ses missions. Ces personnes ont été invitées à témoigner de leur expérience en évoquant leurs souvenirs et ressentis. Elles ont pu s’exprimer sur leur parcours avant leur arrivée sur le site, sur leurs premières impressions lors de sa découverte, et sur l’évolution du site, et partager leurs réflexions concernant le projet d’enfouissement en profondeur des déchets radioactifs. Elles ont également abordé la façon dont elles perçoivent leur propre rôle et fonction au sein de leur organisation, leur rapport avec les scientifiques – pour celles qui n’ont pas un profil scientifique – et la façon dont elles parlent – ou pas – à leurs proches et aux personnes de leur voisinage de cette mission et plus généralement de l’activité du site.
24Ces entretiens ont permis d’élaborer autant de témoignages où sont convoqués les différents aspects des activités présentes sur le site, que d’interrogations sur la problématique de la gestion des déchets radioactifs dans les siècles à venir. Pour cela, la retranscription des entretiens a été adaptée afin d’en dégager les axes forts et d’en affiner la trame narrative. L’articulation entre les divers témoignages est construite dans une dramaturgie mettant en valeur les différents aspects du développement du site au cours de ses vingt années d’existence, et faisant ressortir d’une part les éléments partagés par tous et toutes, et d’autre part la subjectivité des points de vue et les interrogations sur l’avenir. Par ailleurs, les photographies ont été choisies en lien avec le contenu des témoignages.
25Les représentations proposées lors de la journée de célébration des vingt ans du site ont été l’occasion pour un grand nombre de salariés de se saisir de leurs témoignages et de partager leurs récits. Au-delà de cette diffusion en interne, une diffusion auprès du public scolaire ou du grand public devait permettre de mieux faire connaître les enjeux scientifiques, techniques et sociétaux du projet.
Former les futur·e·s ingénieur·e·s aux questions de science et société
26J’ai le plaisir d’intervenir depuis plusieurs années, dans le cadre de la formation des élèves ingénieurs de l’IOGS, avec un dispositif centré sur le théâtre élaboré en collaboration avec Nathalie Westbrook, responsable du programme de formation humaine et professionnelle, par ailleurs membre de l’association Femmes et Sciences.
27L’IOGS propose un cursus d’ingénieur dans le domaine des nouvelles technologies utilisant l’optique et la photonique selon trois modes d’apprentissage : la filière classique, les centres de formation par l’apprentissage et la filière Innovation-Entrepreneurs (FIE). Le programme comprend les langues, la gestion, l’économie, la gestion de projet, la propriété industrielle, le marketing, ainsi que les compétences en communication, management et travail en équipe. La vie associative est importante et valorisée tout au long des trois années de la scolarité.
28Chaque promotion comprend cent cinquante élèves, dont en moyenne seulement 30 % de filles. Le projet d’intégrer un dispositif de formation par le théâtre au cursus des élèves de première année est né de ce constat et de la volonté de Nathalie Westbrook de sensibiliser les élèves aux enjeux de l’égalité femmes-hommes dans le domaine des sciences et techniques.
29L’ensemble de la promotion est sensibilisé à la question de la place des femmes dans les sciences, et au phénomène de « l’invisibilisation » des femmes dans l’histoire, à travers une représentation de la pièce Les Femmes de Génie sont rares ? suivie d’un débat avec l’équipe artistique. Les élèves choisissent ensuite des femmes scientifiques, partant de leurs propres centres d’intérêt : un domaine scientifique, une région, une période de l’histoire… Les recherches biographiques effectuées individuellement ou en binôme permettent de partir à la découverte des parcours de quarante femmes scientifiques qui les ont beaucoup impressionnés par leur détermination à surmonter les obstacles liés à leur discrimination.
30Ce travail préparatoire leur permet d’initier une réflexion personnelle par rapport au thème. Toutes et tous rédigent ensuite un compte rendu motivé de leurs recherches, présentant à la fois des éléments factuels et objectifs, mais aussi leur ressenti par rapport à leur découverte du parcours de la personne étudiée et aux liens qu’ils ont pu établir entre cette personne et eux‑mêmes.
31Au cours des ateliers d’écriture créative qui suivent (une séance de trois heures par groupe de douze), ces ressentis et réflexions sont mis en commun au sein de chaque groupe. Plus de soixante textes individuels sont produits, dont plus d’un tiers de grande qualité, et suivant une grande variété de formes (réflexions personnelles, récits subjectifs, dialogues, poèmes, récits de fiction…), témoignant d’une prise de conscience de l’importance de la question de l’égalité entre les femmes et les hommes. Tous les textes sont lus à haute voix par les élèves lors de la séance de restitution avec l’ensemble de la promotion.
32Enfin, un groupe de huit volontaires est constitué afin de travailler sur la base de ces textes dans le cadre de la semaine des projets associatifs. Ce groupe participe à trois journées d’atelier théâtre dans le but de mettre en scène les textes choisis. Les personnes participantes sont très impliquées, faisant des propositions de mise en scène, et désireuses de faire entendre ces textes au public. Leur travail aboutit à la création d’un spectacle intitulé La science donne des Elles d’une durée de trente-cinq minutes, fruit d’une réflexion individuelle et collective autour des notions de normes sociales et de choix personnels, démontrant l’universalité du thème de l’égalité femmes-hommes. Deux représentations ont été organisées : la première en interne pour la promotion, la seconde ouverte au public.
33Les années suivantes, le même dispositif a été mis en œuvre en alternant ce thème avec d’autres. Celui des questions des sciences, de l’éthique et de la société a été introduit avec la représentation de la pièce Le Grenier d’Élise ou la Folle Histoire des rayons X. Il a suscité beaucoup d’intérêt de la part des étudiants qui ont orienté leurs recherches sur des sujets tant vers l’histoire des sciences (avec les figures allant de Fritz et Clara Haber à Nikolaï Vavilov en passant par Louise Brown) que vers l’actualité scientifique (gestion des ressources et des déchets, changements climatiques) et les problématiques du futur (transhumanisme, voyages dans l’espace). Un spectacle de cinquante minutes a été créé : La Science à la barre (et pas au bar !) met en scène tous ces sujets à travers le procès de la science établi par un personnage féminin qui s’interroge sur le monde à venir.
34L’année suivante, le thème de l’égalité femmes-hommes a été repris et a donné lieu à la création d’un spectacle, Lucie parmi les étoiles, joué en visioconférence en raison de la situation sanitaire1.
35Enfin, en 2021, le thème « la médiation scientifique : pour qui, pour quoi, comment ? » a été choisi afin que les futurs ingénieurs ou chercheurs se familiarisent avec ce domaine tout en appréhendant les enjeux. Cette fois, c’est Émilie Trasente qui a mis en scène le groupe théâtre dans Voir, lier, faire vivre ! : « Un groupe d’étudiants décide d’occuper un théâtre pour prendre la parole ; parler de science et de société. C’est la nuit. Un gardien rôde. Ils se cachent puis se prennent au jeu de jouer la comédie et répéter une pièce sur leur passion pour la science et les mystères de la lumière et de l’univers ! »
36Ce parcours de formation par le théâtre constitue une activité ouverte sur le monde, permettant une recherche et une réflexion personnelles, inscrites dans une pratique artistique, en complément de la formation scientifique au métier d’ingénieur. Il permet de faire germer une réflexion sur des questions de science et société. Son objectif est que les élèves s’approprient de cette façon le thème choisi et soient de plus en plus acteurs et actrices du projet. Cette collaboration représente une grande satisfaction pour moi, ayant toujours eu le sentiment d’illégitimité lorsque je travaillais comme ingénieure, car je n’étais pas passée par une école d’ingénieurs, mais par une école normale supérieure.
Conclusion
37« Mettre la science en scène… en restant au cœur de l’humain ! » Conformément à sa devise, la Comédie des Ondes persiste donc toujours et encore à diversifier ses formes de création artistique et de médiation culturelle. Toutes ces activités représentent autant de façons de mobiliser les savoir-faire du théâtre pour permettre au public d’appréhender l’univers de la science ou d’explorer les questions de science et société d’un point de vue sensible, personnel, subjectif et inventif.
38À travers ces différentes pratiques théâtrales – représentations suivies de débats, ateliers d’écriture, d’improvisation ou de création, écriture de témoignages à partir d’entretiens, lectures théâtralisées –, différents aspects des métiers scientifiques et de l’histoire des sciences sont explorés par différents publics, du collège à l’enseignement supérieur. Quelles que soient les intentions – sensibilisation à l’égalité femmes-hommes dans les sciences, mise en valeur de la diversité des métiers au sein d’un organisme scientifique, formation en sciences humaines des futurs ingénieurs –, ces pratiques constituent une occasion pour ces publics de se confronter à leur propre conception de la science et des relations entre les sciences et la société. Plutôt que de transmettre ma propre doctrine sur la science, il s’agit surtout de partager les émotions qu’elle peut susciter et une réflexion sur ses liens avec la société.
39Au-delà de ce partage d’expérience présentant ma démarche, il reste à approfondir la réflexion sur les enseignements à retirer des dispositifs de médiation mis en œuvre, et à questionner l’apport du théâtre comme processus de médiation et la force de l’expérience qu’il offre.
Notes de bas de page
1 https://www.comediedesondes.com/lucie-parmi-les-etoiles/ (consulté le 13 décembre 2022).
Auteur
Anne Rougée est médiatrice scientifique, autrice et comédienne depuis 2005, après avoir été ingénieure de recherche dans l’industrie de l’imagerie médicale. Ancienne élève de l’ENS Cachan section mathématiques, elle est titulaire d’un doctorat en physique, spécialité « traitement de l’information » en 1985, puis d’un DEA en « diffusion des sciences et techniques » en 2001 à l’issue duquel elle fonde la compagnie la Comédie des Ondes.
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