Chapitre 7
Le grand oublié, c’est le spectateur
p. 193-234
Texte intégral
Introduction
1Avant de lire cet article, méfiez-vous. D’abord, je suis un incorrigible Français, donc je commence par râler, sans doute pour créer du lien. Et je compte bien râler, comme un sale gosse, sur la question principale posée par cet ouvrage : « En quoi le théâtre serait-il une voie plus pertinente d’association sur scène des sciences, des technosciences et de la société ? » Ce n’est peut-être qu’à travers cette « râlerie » que s’exprime le désir qui, au fond, anime ma vie d’artiste.
2Par ailleurs, je précise que pour échapper au piège de l’ethnocentrisme et de l’universalisme cette réflexion est bien celle d’un Français. Elle se limite à la France (même si je m’autoriserai quelques retours d’expériences à l’étranger, qui doivent toujours être vues comme biaisées et partiales).
3En plus d’être français, je suis un homme, parisien, blanc, fils de bourgeois, et par cela même dominant, et mon point de vue est d’autant plus biaisé. Méfiez-vous. Mais toute situation où tout le monde réagit pareil m’angoisse et m’étouffe (c’est lié à mon milieu d’origine trop endogame, je crois). Décelez donc entre les lignes mon horreur de me sentir manipulé, particulièrement en tant que spectateur (vouloir que je me conforme à une réaction attendue) sans mon accord préalable. Ma pratique du théâtre et ma connaissance des processus de fabrication et de l’envers du décor n’ont fait que renforcer mon hypersensibilité à tout risque de manipulation, quitte, parfois, à manquer de souplesse. Résultat ? Une posture à l’écart, dans une forme de marginalité. Est-ce l’idéal de distinction de mon milieu d’origine, mon parcours, mon tempérament ? Je ne sais pas. Et un appétit de singularité, de pluralité, en moi et autour de moi, de dépassement de toute frontière et donc de trahison de tout principe communément admis ? Méfiez-vous, donc : le pied de chaque côté d’une frontière, je suis un traître à chacun des côtés1.
4Qu’on prenne garde aussi : je ne suis pas scientifique, je suis un praticien du théâtre (spectateur, acteur, metteur en scène, dramaturge, chercheur, théâtre de texte, performance, danse improvisée, cabaret). Vous ne trouverez donc ni la même rigueur ni, sans doute, la même humilité que le scientifique qui s’appuie sur toute une communauté et tout un protocole précis de postulats, hypothèses, expérimentations, interprétations, vérifications avant toute conclusion – vous trouverez plutôt une démarche intuitive et sensible.
5Méfiez-vous, enfin : j’affirme des propos en apparence robustes, mais dont en réalité je doute. Je suis terriblement tenté d’écrire pour prouver que j’ai raison. Raison d’avoir l’intuition que le spectateur est, comme mon titre l’indique, un oublié. Au lieu de me poser avec vous des questions ouvertes, je frôle souvent, même si je me bats contre ça, le prosélytisme. Et pourtant, et c’est peut-être plus dangereux encore, je n’aime rien tant que le trouble, l’indéterminé, le paradoxal, le mystérieux, le doute, qui finalement me rassurent beaucoup plus que la clarté apparente et définitive avec laquelle je m’exprimerai parfois. Bref, méfiez-vous. Voilà. C’est dit.
6Avant de plonger dans la question, le praticien du théâtre que je suis doit encore dire que je décèle quelques présupposés très répandus sur ce dernier. Cet article n’a pas d’autre ambition que de les interroger et d’inviter à en débattre et, surtout, à ne pas trop vite les prendre pour acquis et pour bases de raisonnement, en ouvrant un peu plus le champ de notre attention.
7Disons-le tout de suite, je suis animé par la conviction intime qu’il devient urgent et indispensable de mieux inclure la figure et le point de vue des hommes et des femmes spectatrices dans nos pratiques et nos analyses2. Considérons simplement qu’il n’y a pas de spectacle sans une personne au moins spectatrice pour lui permettre d’exister. Comme le dit Grotowski : « Nous pouvons définir le théâtre comme ce qui se passe entre le spectateur et l’acteur. Tout le reste est supplément, nécessaire peut-être, mais supplément3. »
8Donc, la moindre des choses, quand on s’intéresse au théâtre, est de s’intéresser aussi à l’expérience, aux paroles, aux avis, aux désirs et aux retours de son public. Qu’on me permette même une spéculation : je suis prêt à parier que cet ouvrage n’aurait pas existé s’il n’y avait eu des expériences de spectatrices, fondatrices pour la plupart d’entre ses contributrices. Des expériences qui nous ont fait aimer le théâtre, qui nous en ont peut-être fait percevoir un potentiel dans le dialogue entre sciences et société. Peut-être, et c’est là l’idée qui m’anime, que l’expérience de spectateur est notre plus petit dénominateur commun – et notre moteur le plus puissant.
9Mon drame, c’est que, dans la plupart des conversations que j’ai, la personne spectatrice, celle constituant le public, c’est toujours l’autre. J’entends souvent parler en son nom, mais rarement en employant « nous » ou « je ». Ma proposition est que si nous sommes spectatrices, ce « nous » doit inclure chacun d’entre nous. Deux possibles écueils alors apparaissent :
Se contenter de généraliser à partir de son expérience personnelle pour parler de tous et toutes (au mépris de la diversité forcément constitutive du public) ;
S’exclure d’office de tout raisonnement sur le théâtre, en se positionnant à l’extérieur du phénomène théâtral, hors sol, et oubliant de ce fait que personne ne voit les choses d’en haut, mais bien d’un point de vue situé, forcément lacunaire, partiel et partial, avec ses angles morts, et que ce point de vue inclut nos expériences de spectateur·trice.
10Ma démarche, pour évaluer l’intérêt du théâtre scientifique, est de le réinterroger depuis le point de vue de la spectatrice (et donc le mien aussi), comme je propose de même aux scientifiques de réinterroger la science depuis le point de vue du·de la citoyen·ne, qui les inclut. La question que je me pose sans cesse, c’est : quel rôle et quelle place sont accordés à la spectatrice ?
Description des conventions
11Ancrons-nous, pour commencer, dans le théâtre le plus conventionnel possible, et tentons d’en énumérer justement les conventions les plus communément admises :
Un lieu plutôt urbain, à la situation stratégique centrale, souvent proche des institutions de pouvoir (mairie…) et relativement facile d’accès (en tout cas en transports publics).
Une architecture très spacieuse, voire imposante et/ou luxueuse.
Un lieu fermé au public en journée – sauf pour la billetterie – et ouvert uniquement quand il y a spectacle : son immense hall dit « d’accueil » (ou foyer/espace bar) n’est pas un lieu d’accueil.
À l’intérieur, dans la salle, la scène (pour les acteurs et actrices) et la salle (pour les spectateurs et spectatrices) sont deux espaces séparés, qui ne se mélangent pas.
Les spectateurs sont assis en rangs, dans des fauteuils individuels (individualisme), le plus souvent séparés par des accoudoirs. Ils évitent le contact physique entre eux. Ils évitent encore plus les contacts physiques ou verbaux avec les personnes qu’ils ne connaissent pas déjà, même avant ou après le spectacle : évitement de tout nouveau lien social.
Tous les fauteuils regardent (plus ou moins) dans la même direction : la scène – quitte à se tourner le dos entre eux. Pendant la représentation, seuls les acteurs ont le monopole quasi exclusif de l’attention ; les spectatrices sont assignées à l’écoute.
Pendant la représentation, le public a un devoir de discrétion : silence, immobilité et maintien dans l’obscurité. Tout est fait pour que surtout personne ne dérange le cours prévu des choses (de la représentation).
La spectatrice a d’ailleurs un devoir implicite de soutien à la proposition scénique. Comme le suggère l’expression « être bon public », le public est censé se conformer aux réactions qu’on attend de lui : rire, applaudir, aimer et admirer les acteurs… Les seules expressions extérieures de leurs réactions autorisées par la convention sont le rire pour les comédies, et les applaudissements, à la fin de toute pièce et à quelques moments codifiés dans certains genres de théâtre, comme les premières entrées des têtes d’affiche au théâtre de boulevard. Autrement dit, quand on est un bon spectateur, on ne s’exprime que si on est d’accord avec la proposition. Si un spectateur, pour une raison ou une autre, ne se sent plus en accord ou en soutien de la proposition scénique, sa seule marge de manœuvre est d’attendre (sentiment de prise en otage) ou de sortir de la salle et quitter ainsi le rassemblement – mais il sera alors apprécié de ne pas en faire un événement public, et de sortir discrètement, pour ne pas déranger le cours de la représentation.
Les réactions verbales sont reléguées à la sphère du privé, de préférence après la représentation, et plutôt entre personnes qui se connaissaient déjà.
12Précisons que ces conventions sont historiquement datées et ne constituent en aucun cas une « nature » du théâtre : elles sont pour la plupart nées au cours du xixe siècle, à une époque où les théâtres sont à peu près la seule alternative aux églises en termes de rassemblement4.
Un dispositif
13Je crois que la violence symbolique est déjà perceptible à travers ces conventions. Un projet de pouvoir se dessine, descendant, où ce que le public peut avoir à dire, à faire, à imaginer, à proposer, est inhibé – ou, du moins, relégué à la sphère du privé – et doit interférer le moins possible avec le cours prévu des choses.
14C’est ce qui m’a conduit à penser qu’on est là devant un dispositif, comme chez Michel Foucault : j’entends par là un ensemble de règles, architectures, dits et non-dits, conçu avec une intention, transposable dans différents domaines, et effectif (souvent de manière invisible), indépendamment de son champ d’application.
15Je crois que si tant de gens reculent aujourd’hui à l’idée de passer la porte d’un théâtre, c’est intimement lié à cette violence symbolique, pas forcément conscientisée, mais bel et bien ressentie et agissante. Et si je me permets de parler de dispositif, c’est qu’on retrouve à peu près les mêmes caractéristiques dans d’autres champs d’application : le cours magistral, la conférence scientifique, le discours politique, le cinéma, et même le débat ou le journal télévisés par exemple. Ainsi, dans d’autres champs d’application, le citoyen, l’électeur, peut-être même le consommateur, contrairement à ce que veut l’adage le client est roi doit interférer le moins possible avec le cours prévu des choses. Une conception singulière de la société démocratique se dessine alors.
16Je retrouve, par exemple, ce dispositif dans les rencontres théâtre et science : bords de plateau (juste après la représentation), tables rondes, conférences, Ateliers de la pensée au Festival d’Avignon… J’y observe quasi systématiquement que la scénographie de ces rencontres rétablit la distinction scène/salle et place le public face aux invités5. J’observe également que les rôles sont distribués : aux spectateurs les questions (et ils sont priés de faire court), aux artistes les réponses (et ils peuvent développer longuement). Si un spectateur s’impose et développe une parole sans question, il obtient généralement un mouvement d’impatience, sur scène et dans la salle. Je n’ai par contre jamais vu un artiste inverser la convention, pour poser une question (courte, de surcroît) aux spectateurs, et les écouter développer des réponses potentiellement longues et complexes. Ainsi, après avoir demandé aux spectateurs d’écouter l’artiste dans un spectacle parfois de plusieurs heures, on leur demande encore d’écouter parler les artistes et/ou les chercheurs, et de parler, eux, le moins possible. Pour avoir animé de nombreuses fois des rencontres entre artistes et spectateurs6, je suis choqué de voir le manque de curiosité des artistes envers la parole des spectateurs (particulièrement, je dois le dire, les artistes qui ont plus de 50 ans : il semble qu’il y ait un phénomène de génération que je ne m’explique pas et que je livre ici – peut-être lié à l’apparition d’internet, qui nous a donné la possibilité nouvelle de nous exprimer dans un espace public ?)7. Quoi qu’il en soit, l’adresse dans les rencontres est conçue de manière à peu près aussi asymétrique que les spectacles : on ne sort pas du paradigme de l’assignation à l’écoute.
Théâtre et sciences : des forces de l’ordre ?
17Je me fais évidemment l’avocat du diable en dénonçant le principe même de la représentation, et ne dis pas autre chose que Rousseau, quand il réclame qu’on ferme les théâtres parce que la distinction scène/salle est une oppression du peuple déguisée en divertissement8. On aura en tout cas évité que des débats publics puissent modifier les décisions prises pour le spectacle.
18Si l’on suit ce raisonnement rousseauiste (allons jusqu’au bout de la provocation), alors reprenons la question : « En quoi le théâtre serait-il une voie plus pertinente d’association sur scène des sciences, des technosciences et de la société ? » Réponse : « En rien. » Dans les conventions les plus communément admises, le dispositif théâtre l’interdit totalement.
19Peut-être donc que les sciences, en faisant appel au théâtre, viennent précisément chercher cela : un dispositif. Mais pourquoi ? Pour renforcer la position sociale dominante des sciences aujourd’hui comme quasi-monopole de la production du savoir légitime ? Ou du moins, sous couvert d’ouverture, se maintenir dans un ordre familier et qui leur serait favorable (et l’on peut en dire autant du théâtre avec la science) ?
20Je dois avouer que je m’étonne en tout cas de la longévité de ce dispositif, car je ne comprends pas ce que la spectatrice y trouve, à part une célébration et une réactivation de la norme – sauf, bien sûr, si elle bénéficie elle-même de cette organisation sociale hiérarchique. Cela expliquerait nos problèmes de mixité dans le public de théâtre ou de sciences : ce n’est pas un hasard si le public habituel correspond aux critères de domination culturelle de la sociologie bourdieusienne (remarquons malheureusement le zèle de ces spectateurs à faire respecter les conventions, devenant par là même agents zélés de la norme, notamment par leurs « chut ! »).
Actualité : le dispositif a de l’avenir
21Notons qu’à l’heure où j’écris ces lignes, les théâtres sont fermés, et discutent péniblement des conditions sanitaires de leur réouverture. Je crains bien que rien ne bouscule le dispositif, et que tout, au contraire, le renforce :
De plus grands espaces entre groupes de spectatrices qui ne se connaissent pas (groupes de réservation d’au maximum quatre personnes, avec des sièges laissés vides entre chaque groupe de réservation) ;
Une plus grande distance entre scène et salle ;
Des masques pour les spectateurs, pendant toute la durée de la représentation (cachant leurs réactions – et je peux vous dire qu’en tant qu’acteur c’est très étrange de jouer devant des gens masqués) ;
Une interdiction de rassemblement avant/après la représentation, devant ou dans le théâtre…
22Bref, qu’on dorme tranquille : le dispositif théâtre a encore de beaux jours devant lui, et il nous garantit le calme, comme dirait la Dame des Règles du savoir-vivre dans la société moderne (on appréciera le titre), par « des règles strictes sur lesquelles je ne m’étends pas, je le regrette, et tout à fait ordonnées (principe même de la règle)9 ».
23Surtout si l’on garde en tête que l’histoire du xxie siècle se caractérise par une succession d’états d’urgence et d’exceptions au cadre de la loi qui peu à peu se sédimentent dans la loi : l’accentuation du dispositif pourrait bien devenir pérenne, et les rapports de domination qu’elle réactive renforcés.
Nuance : de l’importance de l’écoute
24Cependant, mon expérience de comédien et metteur en scène m’amène à nuancer mon propos. Je ne sais pas si j’envie l’époque, jusqu’au xixe siècle, où la scène devait soit lutter pour imposer l’écoute, soit accepter de n’être regardée et écoutée que par une minorité qui peinait à l’entendre au milieu du tumulte. Le dispositif tel que je l’ai décrit s’est construit précisément contre cette situation, historiquement. Même mon expérience de spectateur me le confirme. J’ai assisté à Marrakech à un concert traditionnel de melhoun10 dans le riad de la maison Denise-Masson en 2018. Le public y était très vivant – trop, à mon goût : je voyais les gamins courir, les gens s’interpeller, discuter, se déplacer, se consacrer à leurs interactions, et l’attention aux musiciens, que je trouvais pourtant bons, se perdait. L’écoute est un ingrédient indispensable du spectacle vivant. Mais entre imposer l’écoute, comme le prévoit le dispositif décrit plus haut, et y inviter, il y a une nuance de l’ordre du libre arbitre du public qui m’importe. Il s’agit bien ici de lui imposer l’écoute et de n’autoriser rien que l’écoute et le soutien. Et c’est aussi sans compter le double sens de l’écoute.
Une non-reconnaissance de l’influence réciproque
25Conséquence de l’asymétrie de l’écoute inhérente au dispositif conventionnel : on a vite fait de considérer que seul le public doit s’adapter. Quand bien même, dans le pire des cas, le spectacle aurait tout fixé dans les moindres détails et laisserait une faible marge de manœuvre d’un soir à l’autre, de toute façon, les spectatrices, ne serait-ce que par leur écoute (qui d’un soir à l’autre change), et leurs réactions, influent sur la qualité, la signification et, je l’affirme ici, la nature même de la représentation.
26Tous les acteurs savent cela : comment, d’une représentation à une autre, ils doivent sentir leur public, et s’adapter à lui, par d’infimes variations dans leur jeu. La formule la plus précise que j’ai rencontrée à cet égard est celle de la clown Zouc, qui explique de quelle manière son spectacle dépend du public : « Quand je suis contente, quand je sors de scène, je dis : “c’était comme la mer”. C’est-à-dire, j’étais une vague, je suis partie les chercher, ils sont revenus me chercher, je suis partie les chercher, ils sont revenus – un mouvement de mer, et quand y’a eu ça j’estime que c’est fantastique11. »
27Considérons aussi l’impact des jeux de séduction du théâtre avec son public. Avant même que la première ait lieu, par anticipation des réactions du spectateur, on tordra le projet dans tel ou tel sens pour qu’il ait une chance de rencontrer un public en nombre suffisant pour satisfaire les enjeux de billetterie : par le choix d’un sujet ou d’une distribution « vendeuse », par une communication racoleuse, par des choix d’interprétation plus ou moins cabots des acteurs… Dès les processus de création, le public influence, par projection des réactions, la création.
28Je vois dans la présence du public un potentiel et une matière que le théâtre comme la science sous-estiment totalement, à mon avis, dans le dispositif conventionnel. Quelles que soient leurs intentions, conscientes ou non, mon propos est de les inciter à assumer et à ouvrir beaucoup plus la place que peut prendre la personne spectatrice dans l’œuvre : elle a beaucoup plus à apporter que le dispositif ne le laisse supposer.
Une non-reconnaissance de l’autonomie du spectateur
29C’est d’autant plus vrai si l’on songe à la non-adéquation entre les intentions de l’artiste et la réception par la spectatrice : la spectatrice n’est pas un vase qu’on remplit. Pendant le spectacle, son activité principale est peut-être même de travailler à sa propre énonciation intérieure, sollicitant par association d’idées ses connaissances, ses souvenirs, son imaginaire social et parfois radical. En clair : ce n’est pas parce que l’artiste veut envoyer tel message que c’est ce que la spectatrice tirera de son spectacle. Il y a du jeu (mais j’anticipe sur la deuxième partie de cet article). Il y a de l’espoir : toute tentative de normalisation au théâtre est contrebalancée par cette vie intérieure autonome du spectateur. Certes, on peut le manipuler, mais pas totalement. Et tous les discours condescendants des artistes, des programmateurs et des institutions n’y changeront rien.
Les publics : assignations normatives / négociations et réinventions
30La normalisation à l’œuvre dans le théâtre prend aussi un autre biais. Accompagnant les changements de la société, notamment dans la pensée économique, la segmentation des publics a contaminé le théâtre. On trouve des spectacles jeunes publics, des spectacles plus ou moins explicitement pour les femmes, pour les gays, pour les banlieusards, pour les minorités ethniques, pour les élites (c’est-à-dire à fort capital culturel et maîtrisant les conventions sociales dominantes), etc.
31Le théâtre de médiation scientifique n’échappe pas, par exemple, à l’engouement pour le théâtre jeune public. C’est bien commode : on confie uniquement aux jeunes l’espoir de remédier à nos propres manquements, et les relations publiques des théâtres s’assurent, pour un effort mesuré, un taux satisfaisant de remplissage de la salle, par groupes de trente personnes.
32Évidemment, cette segmentation en publics, inspirée du marketing propre à l’entreprise, implique comme ailleurs l’assignation de la personne à un groupe. Groupe identifié par la norme et servant donc son point de vue (encore un endroit où le théâtre s’appuie sur le lien social existant en le renforçant), au lieu de considérer le groupe des spectateurs comme un groupe non identifié en train de se constituer.
33Cette deuxième proposition aurait le mérite de considérer l’ensemble des singularités, sans idée préconçue, qui se manifestent dans le groupe éphémère que constitue un public de théâtre : les diverses négociations, les tractations, les arrangements de cette diversité. J’ai pu avoir cette impression, en tant que spectateur, par exemple en allant au cabaret Chez Michou, où je me suis retrouvé à dîner avant le spectacle avec des gens venant de différentes villes et même de différents pays, de différents milieux socioculturels (malgré le prix élevé de la soirée), de différentes générations, goûts, orientations sexuelles, etc. Les conversations s’engageaient aux longues tables de banquet ; puis pendant le spectacle, des regards et des rires plus ou moins complices s’échangeaient entre personnes qui ne se connaissaient pas : des liens se créaient au-delà des différences assignées par la norme. D’autres lignes de distinction s’inventaient, fragiles : ceux qui rient ou pas, les degrés d’inhibition, les sujets d’inhibition… Les différences ne correspondaient plus nécessairement aux assignations sous-entendues quand on parle des publics : elles étaient réinventées et renégociées par les spectateurs. La diversité s’appréhendait au-delà de la grille de lecture de la norme.
34Quand on cherche, en passant par le théâtre, à renouveler son public en mettant l’accent sur tel ou tel segment pré-identifié par la norme, je crois qu’on rate la précieuse capacité du théâtre à aborder la diversité autrement que par le prisme de la norme et son lot insidieux de hiérarchisation entre les personnes. Cela pose la question du passage des intentions déclarées à la réalité dans la création théâtrale.
Discours et postures non explicitées
35« En quoi le théâtre serait-il une voie plus pertinente d’association sur scène des sciences, des technosciences et de la société12 ? » Une question sociale (au sens de modalités du vivre-ensemble) nous est implicitement posée, qui confère au théâtre une mission sociale, qui consisterait implicitement à décharger les collectivités, l’État ou les scientifiques, selon leurs différents registres, de leur responsabilité morale d’entretien du dialogue entre sciences et société.
36Le discours engagé et généreux pour une réconciliation des sciences, des technosciences et de la société, contient sa propre contradiction, en ce que cette réconciliation présuppose un diagnostic (le fossé entre sciences et société) et une solution (le théâtre) : on a déjà décidé pour les spectateur·trice·s/citoyen·ne·s de la pertinence du problème, de l’idéal vers lequel ils devraient tendre, et du moyen d’y parvenir.
37Je doute que du point de vue de la majorité des spectateurs le théâtre soit leur mode de rassemblement favori. Pris en flagrant délit de discours dominant tout en se réclamant de l’inverse. C’est sans doute inconscient, mais l’effet reste le même : renforcer les rapports de domination et d’exclusion induits par la norme.
Le théâtre, caution morale d’ouverture ?
38Dans la quatrième reprise de la pièce Les Palmes de M. Schutz de Jean-Noël Fenwick en 2013, on suit la vie de Pierre et Marie Curie et leurs découvertes de l’uranium puis du radium. La salle écoute en silence. On entend notamment le personnage de Georgette, la femme de ménage des Curie, leur suggérer de s’intéresser aux impuretés, mettant en scène l’idée que l’intuition de la plus grande découverte scientifique puisse venir d’une non-scientifique. Le public applaudit très fort, sort tranquillement du théâtre Michel, et rentre bien sagement chez soi, éventuellement en discutant. Le seul moment où des scientifiques ont dialogué publiquement avec d’autres personnes dans l’idée qu’ils ont peut-être quelque chose à apporter à la science, c’est donc sur scène, dans le cadre fictif, et pas en dehors. Effet pervers du spectacle : on peut se demander s’il ne devient pas une caution morale à la communauté scientifique (caution d’ouverture aux non‑scientifiques).
39Si le politique est la création d’un espace-temps public de partage et de négociation des différents points de vue sur la question du bien commun, le fait que les discussions entre personnes spectatrices soient reléguées à la sphère privée après la représentation ou monopolisées par la scène peut être aussi lu comme un échec d’ouvrir le dialogue entre scientifiques et non-scientifiques. Et ce, tout en utilisant le rassemblement, que permet tout spectacle, comme caution morale. Consciente ou pas, on nage alors en pleine hypocrisie. Qui plus est, proposer le théâtre comme remède par nature à une fracture sociale, ce serait négliger que l’enfer soit dans les détails de la création théâtrale – et plus précisément, dans les processus plutôt que dans le résultat.
Théâtre populaire/élitiste : une dissociation très répandue
40« Association des sciences et de la société13 ». L’énoncé l’évite, mais on peut facilement y projeter une dissociation très répandue qui associe, à tort ou à raison, la communauté scientifique à une forme d’élite et le reste de la société, par défaut, au peuple, et qui rejoint en souterrain une autre dissociation dont le théâtre français n’a pas fini de se repaître, entre théâtre populaire et théâtre d’élite. Depuis l’avènement de la IIIe République (et avec elle, la stabilisation de la démocratie, mise à part la parenthèse de Vichy), le théâtre français n’a cessé de produire des discours et théories réclamant et redéfinissant le théâtre populaire. On ne compte plus le nombre d’artistes qui ont éprouvé le besoin de se justifier par rapport à un idéal d’un théâtre populaire. Bien souvent, on cite encore aujourd’hui la formule d’Antoine Vitez : « un théâtre élitaire pour tous14 », qui semblait dépasser l’opposition (sur laquelle elle repose, pourtant) entre un théâtre populaire et un théâtre élitiste. Cette obsession nationale se retrouve comme fondement de bien des analyses sur le théâtre, dont je voudrais questionner les bases.
41Cette distinction sur laquelle même Vitez s’appuie me semble une vaste arnaque intellectuelle. D’abord parce que, pour les avoir bien fréquentées (notamment à Sciences Po Paris, puis au CNSAD15), j’ai acquis la conviction intime qu’il n’y a d’élites qu’auto-(re)produites et autoproclamées. En ce sens, je rejoins toute la sociologie bourdieusienne qui n’en finit pas de décortiquer les processus par lesquels la domination sociale se constitue et s’auto‑alimente.
42Ensuite, je voudrais ici recommander le merveilleux travail de Diane Scott, qui montre la confusion sémantique entre le peuple-vulgus (le bas peuple, comme la figure de Georgette) et le peuple-populus (le peuple au pouvoir de la démocratie). Cette confusion permet de mettre la femme de ménage Georgette en caution démocratique et de passer sous silence la violence antidémocratique du dispositif théâtre préservé par Les Palmes de M. Schutz.
43Diane Scott propose alors que le théâtre populaire, dans un idéal démocratique et non pas marchand, ne s’adresse pas « au plus grand nombre », mais « potentiellement à tous », indépendamment de la position sociale de chaque membre constituant le public. Elle pointe du doigt la confusion entre peuple (populus, notion politique, à vocation de rassemblement) et vulgaire (vulgus, notion normative, à vocation de hiérarchisation). Cette proposition invalide à la fois la billetterie (nombre de spectateurs) et la présence de minorités socioculturelles dans le public (mixité sociale) comme critères d’évaluation du théâtre populaire16.
44À sa suite, je propose donc un autre critère discriminant entre les spectacles que l’opposition populaire/élitiste, et qui consiste à situer chaque démarche sur un spectre allant de « créer un sentiment de supériorité du sachant sur l’ignorant » à « revendiquer l’ignorance comme espace de “partageabilité”17 » (la part du mystère et de l’étonnement). C’est dans les processus de création qu’on fera le mieux cette distinction.
L’effectivité sociétale réside dans les processus de fabrication
45Le metteur en scène Antoine Vitez disait : « La question de forme n’est pas une simple question de forme18. »
46Un souvenir de spectateur : la metteuse en scène du Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine, fait dire à un de ses personnages, dans Les Naufragés du fol espoir : « Il faut éduquer le public ! », poing levé, avec exaltation, dans un bruit de vent et de tempête. J’ai alors éprouvé une colère telle que j’ai fini par sortir de la salle. J’avais l’impression depuis le début, et cette phrase le disait explicitement, qu’on me prenait pour un ignorant, face à une « Metteuse En Scène Éclairée » qui m’apporterait sa « Lumière », et cette phrase en était la consécration. Quelle que soit la générosité des intentions de la mise en scène, la manière de les exécuter peut les contredire totalement.
47Olivier Neveux démontre que le théâtre n’est pas tant politique dans le choix du sujet que dans le choix de ses procédés. Voulant en finir avec la dissociation entre sachants et ignorants, il conclut : « Le rapport social qu’institue la séance théâtrale n’est pas, alors, à l’image du monde à créer, l’anticipation d’une société “réconciliée”, “pacifiée”, mais à l’image d’un monde qui institue, dès maintenant, le présupposé jacotiste de “l’égalité des capacités et des intelligences”19. »
48Prenons, par exemple, la place des technosciences dans les processus de création théâtrale. Les utiliser pour en dénoncer l’usage serait moralement cynique. Comme dans Le Sacre du printemps de Romeo Castellucci, qui utilise de la poudre d’os et des robots industriels comme danseurs, et finit le spectacle par la révélation qu’il s’agit de poudre de véritables os utilisée par l’industrie : Castellucci reproduit le comportement qu’il dénonce. Sans cette poudre, son spectacle n’existe pas : elle devient, comme pour l’industrie, une source d’activité rémunératrice à la fois symboliquement et financièrement.
49Dans PU_P3TS de Frédéric Deslias, la compagnie Le Clair Obscur questionne le rapport homme/machine en plaçant des électrodes qui envoient des micro-décharges à un danseur, dont les réactions sont traduites en images vidéo : on doit donc produire violence et souffrance pour pouvoir les mettre en question (pour avoir discuté avec le danseur, il y a un risque élevé de souffrance physique). Je trouve le rapport aux technosciences ici à la fois opportuniste (Le Clair Obscur s’est fait reconnaître comme compagnie des arts numériques et finance tout son travail par ce biais) et cynique. On peut alors voir sa démarche comme participant à un mouvement qui, à grands renforts de financements, veut diffuser la rhétorique du progrès technologique dans la culture. Il conviendrait alors de s’interroger sur les intérêts en jeu.
50Le problème que j’y vois, c’est d’utiliser les technologies sans se demander si c’est le moyen le plus pertinent : simplement pour l’attrait de la nouveauté, ou la possibilité de financements et de réseaux de diffusion, ou pour se situer dans un sujet suffisamment dans le vent pour rameuter les spectateurs, souvent de l’ordre de la rhétorique du progrès20.
51À l’inverse, l’utilisation des PAR-LED à changements de couleur par Claude Régy dans Brume de Dieu ne prend pas la technoscience comme sujet : c’est ici un moyen d’expression, à travers les changements de couleur sur le visage de l’acteur, comme dans un tableau expressionniste allemand, des états d’angoisse que le personnage traverse. Et c’est par là que Claude Régy m’a immédiatement convaincu en tant que spectateur du bien-fondé de la technoscience et m’a donné envie de m’y intéresser, sans même avoir à en faire un sujet. Il se contente de mentionner cette technologie dans son texte de programme21.
52C’est, je crois, dans la démarche et les processus de création théâtrale, plus que dans le sujet ou le résultat, que réside le plus précisément une efficacité politique qui bénéficierait aux sciences. Ce qui est en cause ici n’est pas le théâtre scientifique en soi, mais la manière d’associer sciences et théâtre. C’est aussi dans les objectifs, qui peuvent être bien prosaïques.
Les enjeux de production orientent les choix artistiques
53Si le théâtre et la science se rapprochent sur certains projets, mon pragmatisme de metteur en scène m’invite à considérer que c’est aussi souvent pour saisir des opportunités de financement – réelles, espérées ou fantasmées.
54La science et le théâtre ont aujourd’hui des problèmes similaires de raréfaction des ressources financières, en contexte de restrictions budgétaires depuis trente ans. Le discours et la démarche peuvent venir après, et devenir de l’ordre de la justification : il y a un rapport non négligeable de séduction/soumission avec les partenaires pressentis et le réseau professionnel. La question de l’impact réel sur la nature du travail et sur le public citoyen a alors vite fait d’être reléguée au second plan : peu importe, du moment qu’on peut remplir les fichiers Word et Excel justifiant la demande de financement. Dans le fichier Word, un partenaire scientifique servira de caution intellectuelle à un projet artistique, un partenaire artistique servira de caution d’ouverture à un projet de recherche scientifique, sans que personne ait à se soucier de la réalité de la collaboration autrement que dans les dossiers et la communication. Le financeur pourra quant à lui communiquer fièrement sur l’action qu’il a permise et qui unissait art et science. Conséquence : le grand oublié reste l’expérience effective du spectateur. Tout est fait pour que surtout iel ne vienne pas démonter par ses éventuelles réserves, critiques, prises de parole intempestives ou maladresses, ces difficiles montages financiers.
55La prudence exigerait donc, dans toute analyse, d’articuler au maximum :
Le contexte et notamment les enjeux de production ;
Le discours sur le projet (dossiers de subventions, discours de programmes, discours de rencontres publiques) ;
Le processus de création (discours internes dans l’équipe, questions et difficultés rencontrées, choix effectués…) ;
L’actuelle réception par les spectateurs (discussions entre les spectatrices, questions et réactions lors des rencontres avec le public…).
56Le problème, dans le dispositif théâtre, dans les discours comme dans les processus, c’est d’isoler le spectateur ou le public. Raison de plus pour ouvrir le champ de l’attention à la fois à l’œuvre et à sa réception, car c’est l’espace même du travail, y compris dans le fait qu’entre les intentions et la réception ça ne colle pas toujours : c’est le jeu. Il est d’ailleurs temps de se pencher sur cette notion de jeu, qui m’est chère.
Comme entre les battants d’une fenêtre, plutôt que le conflit, le jeu
57Tout un courant de recherches met en avant la nécessité de communiquer sur les sujets de débat sciences/société les plus propices à la controverse et au conflit (OGM, nanotechnologies, nucléaire, transhumanisme…). Je m’étonne de cet amour et de cette quête du conflit, et me demande si en se réclamant du contraire, elle ne jette pas de l’huile sur le feu en contribuant à l’inflation médiatique de certains sujets, qui plus est, sous l’angle du conflit.
58Il y a de la même manière une idée très communément répandue, y compris chez mes collègues (en particulier les hommes, il faut bien le dire) : c’est le conflit qui fait théâtre. On cherche donc un antagoniste et un protagoniste, on veut le drame par la tension, la guerre, quelle qu’en soit l’échelle : intime, entre deux personnes, dans un groupe. Récemment encore, je me suis entendu dire par un metteur en scène spécialisé dans le théâtre-forum, lors d’une recherche pratique avec le collectif Open Source22 : « Tu comprends, c’est le conflit qui fait le théâtre. Et si y’a pas de conflit, moi, après, je ne peux pas animer de débat avec les spectateurs. »
59Je prétends plutôt qu’il y a de la place pour d’autres formes de théâtre où le conflit n’est pas indispensable, et qu’il n’y a rien qui lie par nature théâtre et conflit. Il faudrait en finir avec cet amour bien viril de la guerre, et avec le fait de voir le hiatus et le dissensus comme source automatique de conflit, d’opposition. On peut aussi voir les choses autrement, par exemple le hiatus et le décalage comme une ressource, comme l’implique la notion de jeu. C’est une de mes obsessions, et il est temps que je vous la présente.
60Le mot « jeu », en français, mais aussi en espagnol (juego) ou en allemand (Spiel), désigne à la fois :
Le jeu de l’enfant (ludique) ;
Le jeu de l’acteur (théâtral) ;
Le jeu mécanique : l’espace vide de décalage instable entre deux battants d’une fenêtre qui ferme mal.
61C’est le même mot pour les trois, et je crois que mon travail au théâtre consiste justement à trouver le point de rencontre entre ces trois dimensions du jeu. La troisième partie de la définition est celle qui m’intéresse le plus, en ce qu’elle me permet justement de poser un regard apaisé, ou joyeux, sur ces moments où deux propositions pourraient coller, mais ne collent pas complètement. En allemand, la désignation de cet espace, « Spielraum », se traduit aussi par « marge de manœuvre ».
62C’est cet espace vide dans le décalage, ce jeu, qui en physique permet le mouvement : autrement, par exemple, s’il n’y avait pas de jeu entre des roues dentées, si elles collaient parfaitement, elles ne tourneraient pas et n’entraîneraient rien.
63Pour aborder la question posée sur les effets du théâtre sur l’association des sciences, des technosciences et de la société, on peut alors formuler l’hypothèse que le théâtre apporte cela même :
Un regard et une approche ludique (et pas forcément guerrière) ;
Une attention au décalage, à l’instabilité, au jeu, comme on dit d’entre les battants d’une fenêtre (et pas forcément dans le conflit ni même la controverse), qui est une véritable marge de manœuvre.
64Je vois une foule de domaines d’application a priori conflictuels qui peuvent s’aborder sous cette vision du jeu.
Théâtre et société : il y a du jeu (par la réflexivité)
65La question de l’« association sur scène des sciences, des technosciences et de la société », posée dans cet ouvrage collectif, s’appuie implicitement sur une distinction théâtre/société, en ce qu’il présente le théâtre comme un médium, comme venu de l’extérieur, et pouvant l’associer aux sciences et aux technosciences. C’est du moins approximatif, et cette approximation me pose problème, car le théâtre est plus qu’un médium : il est une des manifestations culturelles de notre société – je parle de la France en particulier, on pourrait sans doute étendre cette réserve à l’Occident en général. Rappelons en tout cas que le théâtre n’existe pas dans toutes les cultures : il n’a rien d’universel.
66Je préfère poser que le phénomène théâtral est d’abord à la fois le produit et l’agent de notre société, avant d’en être éventuellement la subversion. Produit, puisqu’il n’existe pas sans un public, forcément lié à un territoire et à une histoire. Agent, puisque par son caractère de rassemblement il renforce, ou en tout cas actualise, le lien social qui unit ces individus, et que par défaut (et c’est là la marge de manœuvre de ceux qui y travaillent : par défaut) il s’appuie sur les conventions sociales qui régissent ces liens sociaux (comme on l’a vu avec le dispositif théâtre). Subversion, ou remise en question, on doit donc se contenter de l’espérer. Mais effectivement, par son travail sur la représentation, il offre par nature à la société une réflexivité propre à la re-présentation, susceptible de produire, peut-être, de la contingence, et donc de la subversion : d’autres choix possibles sont rendus visibles. La mise en scène a ainsi le choix de s’appuyer sur ou de prendre plus ou moins de distance avec le dispositif théâtre, et tout ce qu’il nous raconte de notre conception du lien social.
67Confier au théâtre le soin de « restaurer le lien social » – discours fréquemment entendu aujourd’hui dans les éditos des programmes de saison des salles, les discours politiques, les appels à projets, ou les jurys de festivals, bref, dans les discours sur le théâtre –, c’est nier qu’il s’appuie sur le lien social existant, voire le renforce. Tant que le théâtre fonctionne comme un dispositif tel que je l’ai décrit plus haut et qu’on oublie, il sert plus à faire taire la société ou à la rendre docile qu’à lui permettre de mettre son nez dans la recherche.
68Parfois théâtre et société collent l’un à l’autre, et ce n’est pas forcément pour le meilleur. Parfois ça ne colle pas, il y a une réflexivité, et par elle, une dissonance, un hiatus, et ça ouvre des possibles. Bref, entre théâtre et société, comme entre les battants d’une fenêtre, il y a du jeu, et c’est une ressource, si on considère ce jeu d’un point de vue ludique.
Le public spectateur, partenaire de jeu à part entière
69Un retour d’expérience sur Dom Juan (à vrai dire collectif, mis en scène par Alice Thalamy), projet encore en répétitions à l’heure où j’écris ces lignes. Dans ce projet, mon rôle consiste principalement à regarder la troupe travailler, comme un premier spectateur, la metteuse en scène étant elle-même sur scène, car elle est aussi actrice.
Mon rôle et ma place de spectateur sont encore impensés.
Je peux tour à tour être votre témoin, votre confident, votre allié, votre allié potentiel (à conquérir), votre target (de drague), votre vieux compagnon, celui qui pourrait vous aider, vous sauver, votre fan, votre amoureux, votre amant, votre voyeur, votre assistant, votre aide technique, votre accessoiriste, votre compagnon de foi, votre dramaturge, etc.
Encore faut-il m’inclure, venir me chercher, m’inviter. […]
En tout cas, je suis un partenaire de jeu, que vous le vouliez ou non.
Et si vous êtes gênés, moi au moins autant. Pourtant il va bien falloir que nos regards, que nos corps, que nos désirs, que nos manières d’aimer et d’être aimé, se rencontrent. Ou en tout cas, se confrontent.
Cherchons le point de rencontre23.
70C’est à ce genre de détail que je considère que le spectateur est un grand oublié : quand on n’a même pas réfléchi à quel jeu on le convie ; quand on ne se demande même pas quelle relation on voudrait avoir avec lui. Eh oui, on l’a déjà vu, qu’on le veuille ou non, le spectateur est un ingrédient de la soupe pour que le spectacle prenne : il est un partenaire de jeu à part entière. C’est d’ailleurs une bonne nouvelle pour les artistes. « C’est pas vrai que vous portez seuls la dramaturgie : là aussi le spectateur est un partenaire de jeu. Quand ça vous échappe, faites-lui confiance pour faire des liens et trouver le sens24. »
71Autre retour d’expérience. J’ai entendu le metteur en scène Yves-Noël Genod en répétitions de Sur le carreau25, où j’étais acteur, dire que son travail consiste à faire de la place, ou dire que dans ses spectacles le spectateur fait 90 % du travail. Et effectivement, dans des formes comme les siennes qui font autant de place au hasard, à l’improvisation et aux individualités de chacun, c’est le spectateur qui se crée sa propre dramaturgie, fait ses liens, choisit où regarder…
72Allons jusqu’au bout de la logique : si la spectatrice est une partenaire de jeu, autrement dit, si le jeu théâtral inclut la spectatrice, alors la salle de théâtre est un terrain de jeu partagé. Cela change complètement le regard qu’on peut porter sur une représentation théâtrale : c’est tout l’espace dans sa globalité qui est en jeu26. La question se pose alors : quel est le jeu ? Avec quoi/qui ça joue ? Et c’est bien là ce qui me désespère : huit fois sur dix, cette question n’est pas traitée ; ni par les artistes, ni par les critiques, ni par les spectateurs. Par défaut, c’est l’habitude, le dispositif théâtre qui joue. Je n’y reviens pas, on aura compris que cette solution par défaut ne me satisfait pas. Si la science veut collaborer avec le théâtre, je pose que c’est à ce prix : faire de la science un terrain de jeu partagé.
73Je poursuis : si on regarde le théâtre entier comme un terrain de jeu partagé, on comprendra mieux mon étonnement de s’obstiner dans les salles de théâtre à faire oublier le lieu et les gens qui le peuplent en n’éclairant que l’espace scénique, en réclamant le silence partout sauf sur scène. Comme si la vie, le bruit, l’espace, le mouvement autour de l’espace scénique empêchaient forcément l’imaginaire ou la concentration du spectateur.
74La scène est, dans la convention des salles, traitée comme un laboratoire qui l’isole de la vie autour. Historiquement, l’invention de ces conventions s’est achevée (notamment avec André Antoine) à peu près en même temps que l’essor du pastorisme. Or, Bruno Latour, notamment dans Nous n’avons jamais été modernes, montre que le « toute-chose-étant-égale-par-ailleurs » scientifique est une abstraction : dans la vie, ce n’est jamais le cas. D’autant plus que l’observateur affecte l’observé, et réciproquement : on n’aura jamais suffisamment isolé un facteur. La pratique communément répandue du laboratoire, depuis Pasteur, vise à isoler des facteurs de la vie, considérée comme une perturbation, et fausse en ce sens le résultat de l’observation27. De même, on peut accuser le théâtre de salle d’avoir trop voulu traiter la complexité de la vie comme une perturbation externe, au lieu de l’inclure. Encore une fois, si on considère toute la salle de théâtre comme un espace de jeu, auquel participent de toute façon les spectateurs ou l’architecture du lieu, vouloir les faire oublier est au mieux une possibilité de mise en scène parmi tant d’autres, au pire une absurdité contre-productive pour le jeu lui‑même.
75L’œuvre théâtrale inclut autant la scène que la réception du public, pas l’un ou l’autre. Je crois que c’est l’alchimie (le jeu) entre les deux qui fait la qualité de l’œuvre : trop de fusion introduit une dérive manipulatoire et fascisante (au sens premier : par un faisceau unique), trop de distance annule toute puissance d’affect mutuel. Ce qui se passe sur scène ne peut en tout cas être considéré ni comme un tout autosuffisant, ni comme un simple prétexte à un rassemblement public qui serait en soi suffisant. Entre la scène et le public, il y a un jeu, et ce jeu est même à mes yeux la principale ressource de l’œuvre.
Sciences/société : il y a du jeu (et non divorce irrémédiable)
76L’une de mes étudiantes en médiation scientifique au Cnam28 m’avouait récemment avoir constaté pendant son contrat postdoc l’existence d’un complexe très répandu chez les chercheuses : elles sont souvent persuadées que de toute façon leurs travaux n’intéresseraient personne, justifiant ainsi le fait qu’elles n’essayent même pas d’en parler à d’autres qu’à leurs pairs ou leurs partenaires stratégiques. Mais si elles, pourtant aussi citoyennes, s’y intéressent, pourquoi pas d’autres ? La distinction entre science et société repose donc sur une fiction subjective qui cache probablement surtout un problème de confiance. Quand bien même il y aurait hiatus entre chercheur et citoyen, le théâtre serait-il un moyen pertinent de renouer ce dialogue ?
77Peut-être que oui, justement parce que si le problème de confiance vient du potentiel hiatus entre science et société, la capacité du théâtre à aborder ce hiatus comme un jeu, au sens aussi plaisant et ludique du terme, permet d’apprivoiser l’écart, de moins céder à la panique, et de petit à petit reprendre confiance, et sans forcément chercher à résoudre ce hiatus, car ce jeu est peut-être là encore une richesse.
78Mon espoir, c’est que la spectatrice puisse voir certains angles morts de la chercheuse – et c’est peut-être même sa légitimité principale. Sous ce prisme, artistes et scientifiques seraient les ignorants et la spectatrice la sachante : leurs savoirs se complètent, à condition d’avoir des protocoles pour que l’artiste et la scientifique puissent être instruites et affectées par la spectatrice.
79Un exemple : en 2004, en tant qu’ouvreur au Théâtre national de Chaillot, j’ai pu voir à plusieurs reprises des représentations de kabuki, opéra traditionnel japonais du xvie siècle. Cette série de représentations par la famille Ichikawa, avec cérémonie de transmission du nom d’acteur au fils, acteur de séries télé japonaises, était un événement qui a attiré de nombreux Japonais. Pendant la représentation, j’ai été très surpris de les voir, impassibles, depuis leurs fauteuils de spectateurs, crier à pleine voix (et souvent pendant des silences) des interjections aux acteurs. J’ai appris par la suite que la convention l’autorise, un peu comme les « Olé ! » de la corrida, ou les « Allez ! » à un match de football, pour encourager les acteurs avant une prouesse attendue. Ici, ponctuellement, et de manière encore très cadrée par les conventions, le spectateur a la place d’affecter explicitement le jeu : il contribue ouvertement à la qualité de la représentation.
80Comment transposer, voire amplifier, cette place et ce pouvoir d’affect accordés à la spectatrice dans un spectacle scientifique ? Voilà une question de mise en scène qui m’intéresse beaucoup.
81J’en profite ici pour lancer un appel, en tant qu’artiste, à toutes les personnes qui souhaiteraient m’aider à développer des méthodes de récolte pour justement être instruit·e·s par les spectatrices – car la route est longue, et dans l’état actuel des conventions théâtrales, il y a tout à faire. Peut-être qu’alors le théâtre peut mettre en lumière non pas de la controverse ni du conflit, mais plutôt une diversité, sans doute complémentaire, d’approches, et mettre à l’œuvre des postures collaboratives.
Théâtre et science : il y a du jeu (points de rencontre et de séparation)
Chacun [creuse] son sillon dans le domaine qui est le sien. Pour le scientifique, il s’agit de faire de la science un autre tempo que celui du laboratoire et de nourrir sa réflexion de scientifique, à l’opposé du mythe du savant cultivé. Pour le metteur en scène, la question est celle de l’existence d’un théâtre qui « réagisse » à son temps29.
82Le retour d’expérience du metteur en scène Jean-François Peyret suggère des chemins indépendants entre théâtre et science, pas fusionnels, mais qui peuvent s’affecter l’un l’autre quand, le temps d’un spectacle, ils se rencontrent. Et surtout, c’est balayer sous le tapis l’ignorance propre et d’ailleurs commune à la démarche scientifique et à la démarche artistique, la part colossale du doute et du mystère, qui sans doute légitime le mieux tout rapprochement du théâtre et de la science. Peut-être qu’il serait plus simple d’assumer cette ignorance et d’en faire un espace horizontal d’hospitalité et de partage, rassemblant tout le monde sur un pied d’égalité : on a tous une part d’ignorance, une vision partielle des choses, même si elle se situe différemment.
83Entre sciences et théâtre, il y a du jeu, mais ce qui veut dire aussi que parfois ça colle. Et c’est peut-être paradoxalement dans l’ignorance, le doute, l’incertitude et le questionnement que ça colle le mieux ; ou dans l’étonnement et l’émerveillement. Le temps de l’observation scientifique n’est pas bien loin de l’émerveillement artistique par la contemplation. Ainsi, une des chercheuses du dispositif Binôme en 201930 disait qu’être chercheuse, c’est se poser à un endroit et regarder la vie passer, et qu’elle trouvait cela extrêmement paisible et joyeux. C’est l’impulsion de départ sans doute commune aux deux démarches : s’étonner. L’étonnement de Darwin devant l’importance de la masse de cerveau humain rapportée à sa masse corporelle, par exemple, fait écho à l’étonnement de l’actrice des Variations Darwin devant sa suractivité cérébrale dont elle ne sait que faire31. Ou dans l’association d’idées. Pour citer un exemple historique, l’opéra Einstein on the Beach de Philip Glass, mis en scène par Bob Wilson, est une contemplation méditative qui constitue par son sujet une rencontre du théâtre et de la science : les méditations d’Einstein sur la plage. La pièce se veut plutôt comme une pièce-paysage qui s’offre à l’ouïe et à la vue, sans explication, où il n’y a pas véritablement d’intrigue qui se noue et se résoudrait à la fin, mais plutôt les mouvements et fluctuations de la pensée, mis en images visuelles et sonores, quelque part entre logique, libre association d’idées, obsessions récurrentes, et irruptions du fantasque de la créativité. Autant de possibilités pour aborder la science au théâtre sans esprit de controverse, mais bien plutôt dans une posture contemplative et en explorant les modalités et ressources du jeu ; et c’est d’autant plus puissant. Un état de grâce émane d’Einstein on the Beach sur la durée, passé le premier étonnement devant une forme abstraite, répétitive et froide, qui m’a procuré un plaisir fort et singulier. Le sens ludique et l’acceptation d’une distance, instable, hasardeuse, avec le sujet scientifique (comme entre les battants d’une fenêtre) sont précisément ce qui faisait la qualité de l’œuvre. C’est d’ailleurs, en tant que pédagogue en médiation scientifique par le théâtre, ce que j’ai le plus de mal à faire comprendre aux étudiants : accepter de ne pas coller à la source scientifique, mais au contraire, s’en libérer, jouer avec, et s’autoriser à partir (dans son imaginaire, dans la fiction, dans ses associations d’idées). C’est au prix d’une fidélité instable au sujet qu’une collaboration du théâtre et de la science me semble fructueuse – à l’inverse de toute entreprise de vulgarisation scientifique, qui justement veut strictement coller à la source.
Entre les spectateurs : il y a du jeu (par les adresses)
84Public ou spectateurs ? Un ou plusieurs ? Comment le(s) nommer, le(s) considérer ? Là encore, je propose de regarder par le prisme du jeu, de s’amuser à voir comment un public oscille entre les rares (et tout aussi précieux qu’effrayants, pour moi) moments de Bund dont parle Jens Roselt dans sa Phénoménologie du spectateur, où tout le monde fait un dans une seule et même réaction (perceptible, par exemple, parfois, dans un silence soudain particulièrement tenu), et les moments de désaccords, par une Dissidenz d’un spectateur isolé (un rire isolé) ou par une diversité de réactions dans la salle (rires, murmures, râleries, écoute distraite ou concentrée…)32. Non seulement la réaction d’un spectateur affecte la scène, mais elle est susceptible d’affecter aussi l’expérience d’autres spectateurs, et par là aussi de modifier l’œuvre elle‑même.
85Ce mouvement met en échec, si on y pense, la notion même d’adresse, si communément admise au théâtre. On a l’habitude de dire que l’artiste s’adresse à son public, qu’un spectacle doit s’adresser à tous, mais c’est nier l’importance des adresses entre les spectatrices : les coups d’œil complices, les protestations, les commentaires à voix basse au voisin, les rires ou les « bravos » excessivement expressifs – tout ce jeu entre les spectatrices, qui s’adressent autant au spectacle qu’aux autres spectatrices, et qui font partie du plaisir et du spectacle.
Désir et plaisir des spectatrices : il y a du jeu
86Encore faut-il qu’il y ait des spectatrices. Cela pose l’éternel problème du théâtre aujourd’hui : qu’est-ce qui va donner envie de venir voir le spectacle ? On peut transposer cette question pour la science : qu’est-ce qui donnera envie de s’intéresser à telle ou telle recherche ? On ne peut pas faire l’économie de la question du désir de la spectatrice. Dans les stratégies de séduction, toutes les ruses (car dans la notion de jeu, il y a la malice et la ruse) sont valides : avoir une tête d’affiche connue, un sujet médiatique, une photo d’affiche percutante, un teaser vidéo sexy… Ça n’a en soi rien à voir avec le spectacle ni avec le sujet, c’est juste là pour donner envie de venir. Il y a au théâtre comme une balance du désir et de la peur qu’il faut toujours faire pencher en faveur du désir – de même que le comédien n’arrive à dépasser son trac (sa peur) pour entrer en scène que par le désir qu’il a de jouer. Les stratégies sont toujours un peu les mêmes : pour dépasser la peur, produire du familier (un acteur, un sujet, ou une esthétique connus) ou jouer avec les peurs (la jubilation de l’épouvante), pour susciter le désir, produire de l’érotisme (des corps jeunes, et/ou dénudés…), ou de l’excitation, de l’exaltation face au mystère (le suspense, la mystique…).
87Le but est à chaque fois identique : donner envie. « Est-ce que ça fait envie ? » est un critère valide au théâtre, mais insuffisant : maintenir un spectateur en érection trop longtemps sans lui permettre de jouir, ça fait mal. Quitte à s’intéresser à la réception et au point de vue du spectateur, je précise ce qui m’importe le plus. Pourquoi des artistes voudraient travailler sur les sciences ? Et des scientifiques sur un spectacle ? Pourquoi des producteurs financeraient de tels projets ? Pourquoi des spectateurs se déplaceraient pour venir voir le spectacle ? Peut-être, simplement, pour le plaisir. C’est ma proposition. On pourrait à ce titre me taxer de conformisme et de normalisation, dans une société occidentale qui fait de la jouissance personnelle une injonction perpétuelle, sauf que mon inspiration théorique vient d’Allemagne de l’Est. Je reviens à Brecht, qui a le mérite d’être sans équivoque sur la question :
Depuis toujours, l’affaire du théâtre […] est de divertir les gens. Cette affaire lui confère toujours sa dignité particulière ; il n’a besoin d’aucune autre justification que l’amusement, mais de celui-ci absolument. En aucune façon on ne pourrait le hisser à un niveau plus élevé si on en faisait, par exemple, une foire à la morale […]. Même d’enseigner, on ne devrait pas le lui demander […]. En réclamant davantage du théâtre ou en lui accordant davantage, on ne fait que viser soi-même trop bas33.
88C’est donc, pour Brecht, le seul critère d’évaluation pertinent : le plaisir. Un projet qui coche toutes les cases de la collaboration art-science, s’il ne plaît pas, et quand bien même influencé par une communication efficace, le public viendrait en nombre, est raté. Il y a fort à parier que pour plaire il faut déjà que ses participants y aient pris plaisir. Une étude théâtre et sciences qui ferait l’économie de cette question du plaisir (encore une fois, en se contentant par exemple des intentions) raterait précisément ce qui fait l’intérêt du théâtre. J’ajoute même que la question du plaisir peut s’appliquer à tous les interlocuteurs : chercheurs-scientifiques, metteurs en scène, acteurs, spectateurs, producteurs, techniciens… Le pari du théâtre, c’est précisément de passer par le plaisir comme moteur pour déclencher une curiosité, un questionnement, une réflexion.
89La question « Où est le plaisir ? » est donc au théâtre une question plus que pertinente : elle est primordiale – et j’en ai fait un critère d’évaluation primordial de mon propre travail de création. J’ajouterais une autre question : « Quand est le plaisir ? », car le plaisir, comme les sucres rapides ou lents, peut venir dans l’anticipation (exemple : l’excitation d’aller au spectacle), pendant la représentation (exemple : les rires), juste après (exemple : les discussions autour d’un verre), ou bien après (exemple : se surprendre à repenser à un spectacle qu’on a commencé par détester).
90Cela pose aux analystes une autre question : comment évaluer le plaisir ? Voilà une question que je livre à votre communauté scientifique, dont les réponses m’intéresseraient beaucoup.
91Quoi qu’il en soit, entre désir et plaisir, il y a du jeu, et c’est tout l’enjeu (en-jeu) du théâtre : créer des attentes, ne pas les satisfaire trop vite, ou les prendre à contre-pied, envie de prendre plaisir, et/ou de faire plaisir, peur de décevoir, ou d’être déçu. On vient pour voir Isabelle Huppert et on ressort en s’émerveillant de la radioactivité de l’uranium, on vient apprendre la thermodynamique et on ressort en méditant sur les difficultés de l’amour34. On est venu avec une envie, plus ou moins claire, et on repart souvent avec un plaisir différent.
Conclusion
92Pour répondre à la question posée, le théâtre est peut-être un moyen pertinent d’articuler science et société, à condition de replacer le public au centre de l’attention, et la plupart du temps, on en est loin.
93Souvenons-nous que la spectatrice a, qu’on le veuille ou non, à la fois individuellement (chacune) et collectivement (ensemble) un rôle à jouer dans le spectacle sans lequel le théâtre reste une œuvre incomplète : recevoir, réagir, décanter, en parler. Tout est actuellement fait pour parler en son nom en lui donnant le moins possible la parole, en reproduisant les stratégies de confiscation de la parole qu’on rencontre dans d’autres domaines de la vie citoyenne ou marchande. Il conviendrait donc en premier lieu de lui rendre la parole, dans un espace public, fictif ou réel – ce qui, pour l’art de la parole qu’est le théâtre, quand on y pense, est le moins qu’on lui doive. Ne pas confisquer la parole du spectateur, mais au contraire créer des espaces d’écoute, de récolte et de résonance de cette parole, et donc ne pas se cantonner à l’habituelle approche unilatérale, ou en tout cas asymétrique, de l’écoute au théâtre.
94La question devient alors méthodologique : comment mieux inclure le spectateur dans les analyses ? Une des difficultés tient au temps, car la spectatrice joue un rôle bien avant la première, et bien après la dernière. Sans doute les sciences ont-elles une batterie de protocoles à proposer – peut-être que l’approche créative et ludique du théâtre serait complémentaire.
95Quitte à rappeler l’introduction, disons tout simplement que le public spectateur et spectatrice n’est pas l’autre (ce qui entraîne de parler au nom de), mais nous inclut. Cela nous implique sans distinction spécifique, et requiert – mais c’est bien là la démarche artistique – une forme de mise à nu de notre propre ressenti, forcément intime. En cela, peut-être, le croisement avec l’art oblige le chercheur-scientifique à se déplacer un peu, et à mettre éventuellement son intimité un peu plus en avant que son habituelle pudeur et/ou esprit critique ne le souhaiterait.
96Et me voilà pris en flagrant délit de territorialisation du débat, en homme de théâtre et spectateur passionné que je suis, et à réclamer d’investir l’art de la parole, du dialogue, de la discussion, de la parole agissante et échangée comme processus qui se cherche, sans jamais justement fermer la discussion, et de la mise à nu de l’intime. Soit, je plaide coupable.
97Par ailleurs, j’exprime le souhait que, derrière le thème « Culture des sciences au théâtre », on ne s’intéresse pas seulement aux bénéfices du théâtre pour la culture des sciences, comme le suggère la question initialement posée, mais aussi à ceux de la culture scientifique pour le théâtre. Je crois avoir ouvert dans cet article quelques portes à cet égard, au fil de mes développements. Je suis extrêmement curieux, dans les rencontres entre deux entités ou personnes (ici, culture scientifique et théâtre), de ce que j’appelle « la troisième chose », qui ne vient ni de l’un ni de l’autre, ne profite pas plus à l’un qu’à l’autre, qui n’aurait pas pu être anticipée avant que la rencontre se produise, et qu’on peut résumer par la formule : 1 + 1 = 3.
98J’exprime surtout le souhait (et c’est d’ailleurs sans doute là que réside le mieux cette troisième chose) qu’on se préoccupe prioritairement des bénéfices pour la spectatrice. Déjà en se demandant systématiquement quels sont, pour elle, les bénéfices qui ne sont pas seulement escomptés mais effectifs : c’est le moins qu’on lui doive – c’est-à-dire, qu’on se doive à nous-mêmes, puisque nous sommes, encore une fois, tous le public ; mais c’est surtout ce qu’on oublie trop souvent, en s’intéressant aussi aux bénéfices venant du public, pour le théâtre ou les sciences. Et là, tout un monde s’ouvre à nous, où celles et ceux qui pratiquent le théâtre et la science n’ont pas à tout prendre en charge isolément : les spectatrices sont des contributrices à part entière. Encore faut-il leur laisser cette place et les légitimer dans ce rôle.
99Nous devons cela aux publics depuis trop longtemps. Sans eux, sans nous, donc, puisque nous sommes eux aussi, ni l’art ni la science n’existeraient. Une étrange conception nous a habitués à les placer, comme on place le consommateur au bout de la chaîne de production, au bout de notre chaîne de conception. Rien n’est plus faux. J’espère que cet article aura pu favoriser cette inversion : il serait temps qu’artistes et scientifiques assument mieux et tirent mieux parti des contributions déjà effectives et potentielles du spectateur.
Notes de bas de page
1 J’emprunte cette image et cette pensée de la traîtrise à Jean Genet, que je tiens à mentionner ici, sans pouvoir retrouver une référence précise – preuve de mon dangereux laxisme intellectuel.
2 Par souci d’inclusion, j’alternerai librement entre mot épicène, masculin ou féminin tout au long de ce texte.
3 E. Barba, « Rencontres avec Jerzy Grotowski », Théâtre et université, 5, 1966, p. 6‑26.
4 Je remercie Alexei Evstratov, de l’université de Lausanne (et mes étudiant·e·s du Cnam, qui l’interrogeaient) pour avoir fait part de ses travaux en cours lors de notre rencontre.
5 Une seule fois, et le cas mérite d’être cité, j’ai vu un dispositif quadrifrontal mêlant indifféremment intervenants et spectateurs : pour le Publikumsgespräch du festival Berliner Theatertreffen en 2018. L’assemblée devenait alors un rassemblement assez réjouissant de gens qui réfléchissent ensemble au théâtre depuis différents points de vue, sans hiérarchisation de légitimité. Malheureusement, dès 2019, l’idée avait été abandonnée.
6 « Parcours d’accompagnement critique du spectateur » aux Festivals d’Avignon In et Off, organisé par la Plattform (association lyonnaise qui propose des formations artistiques professionnelles pour de jeunes artistes de France, d’Allemagne et d’autres pays européens), depuis 2016 ; « Kritische Zuschauerreise durch das Festival Berliner Theatertreffen », depuis 2018, organisé par le CFB (Centre français de Berlin), ateliers codirigés avec Thomas Kellner ; « Rencontres transversales » à La Loge (association théâtrale qui à l’époque gérait un lieu de spectacle vivant à Paris dédié à la jeune création, aujourd’hui devenue bureau d’accompagnement de projets de spectacle vivant), 2015-2017, proposées par le collectif Open Source.
7 Soyons juste : il y a des artistes de plus de 50 ans, particulièrement dans le happening ou le théâtre d’intervention, qui se sont intéressés à la parole du spectateur et ont brisé les conventions théâtrales pour, précisément, lui faire de la place. Mon article ne les mentionne pas, car mon sujet se centre sur le théâtre de salle conventionnel, qui historiquement a eu raison de ces tentatives de changement.
8 J.-J. Rousseau, « Lettre à d’Alembert », Collection complète des œuvres de J.J. Rousseau, Genève, [s. é.], 1782.
9 J.-L. Lagarce, Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2000.
10 Poésie chantée de tradition orale au Maroc.
11 C. Brabant, Zouc, le miroir des autres, prod. TF1, 1976.
12 Cette question a été posée en ces termes par Michel Letté et Frédéric Tournier dans l’appel à contributions pour cet ouvrage, intitulé « Culture des sciences au théâtre : doctrines, intentions, publics et pratiques », datant du 1er décembre 2020.
13 Idem.
14 Entretien d’Antoine Vitez, pour « Emmenez moi au théâtre », Antenne 2, 10 mai 1982 (https://mediaclip.ina.fr/fr/i20128286-antoine-vitez-sur-le-theatre-elitaire-pour-tous.html, consulté le 18 février 2020).
15 Conservatoire national supérieur d’art dramatique : la première école nationale de théâtre historiquement sur concours, dans l’histoire française, et sans doute encore aujourd’hui, en prestige.
16 D. Scott, « S’adresser à tous », Revue Incise, 1, 2013, p. 1‑10.
17 Ibid.
18 Neveux, Contre le théâtre politique, op. cit.
19 Ibid.
20 Et quand bien même ce serait pour la dénoncer, ce qui serait une posture cynique.
21 C. Régy, Brume de Dieu, texte de Tarjei Vesaas, Ménagerie de verre, 2011.
22 Initié par Augusto Boal au Brésil, le théâtre-forum est un protocole de travail qui vise à l’empowerment du spectateur sur des sujets sociaux. Le principe est de créer une scène de conflit, dont l’issue est malheureuse, et de se tourner vers les spectateurs pour qu’ils suggèrent d’autres manières de résoudre le conflit, quitte à ce qu’ils prennent la place des acteurs sur scène pour mettre leurs idées en pratique. Le collectif Open Source, créé en 2014, est un collectif de recherche sur la mise en scène alliant pratique et réflexion.
23 Extrait de mes notes dramaturgiques aux acteurs, vers le début du travail.
24 Note dramaturgique du lendemain.
25 Y.-N. Genod, Sur le carreau, Carreau du temple, Paris, 2021 (https://vimeo.com/507123641, consulté le 1er décembre 2022).
26 On pourrait même aller jusqu’à inclure les espaces vides, comme le hall d’accueil pendant la représentation, ou les espaces privés, comme les coulisses.
27 B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997.
28 Cours « Performer la recherche », dans le cadre du magister « Médiation culturelle des sciences et techniques en société », Cnam-Paris, que j’enseigne depuis 2018.
29 Peyret, Prochiantz, Les Variations Darwin, op. cit.
30 https://www.lessensdesmots.eu/la-collection-binome (consulté le 1er décembre 2022).
31 J.-P. Peyret, Les Variations Darwin, Théâtre national de Chaillot, 2004.
32 J. Roselt, Phänomenologie des Theaters, Leyde, Brill, 2019.
33 B. Brecht, Petit organon pour le théâtre, L’Arche, 1978, p. 13‑14.
34 Voir Thermodynamique de l’amour, spectacle écrit et mis en scène par Thomas Poitevin, la Reine Blanche, 2016 (https://vimeo.com/162686122, consulté le 2 décembre 2022).
Auteur
Mathieu Huot travaille comme comédien, metteur en scène, dramaturge, chercheur, cabarettiste, quelque part entre théâtre de texte, performance et cabaret, notamment pour Pippo Delbono, Yves-Noël Genod, Karelle Prugnaud, ORLAN, Ivana Müller, la Fondation Cartier, le Théâtre national de Chaillot, la FIAC, le cabaret Le Secret, le Cnam, et pour son collectif franco-allemand Das Kollektiv Mahu. Il a mis en scène plus de trente spectacles depuis 2005 traitant la valorisation de la différence, le multilinguisme, la porosité de toute frontière, le trouble, les dynamiques coopératives et le rôle et la place du spectateur ou de la spectatrice.
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